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vendredi 17 juin 2011

Définition de la Seigneurie selon Charles Loyseau, 1609.

[Orthographe modernisée]


p. 6.

Donc la Seigneurie en cette générale signification est définie puissance en propriété : Définition bien courte, mais qui a, et son genre, à savoir puissance, qui est commune aux Seigneuries et aux Offices : et sa différence, à savoir propriété, qui distingue les Seigneuries d'avec les Offices, dont la puissance n'est que par fonction ou exercice, et non pas en propriété comme celle des Seigneuries. 

Quant à sa division, la Seigneurie a deux espèces, à savoir la Seigneurie publique et privée.

La publique consiste en la supériorité et autorité, qu'on a sur les personnes, ou sur les choses, qui toutefois est propre au Seigneur, au lieu que la supériorité, qu'a le simple Officier n'est que par exercice, comme j'ai prouvé au commencement du second livre des Offices. Et cette espèce de Seigneurie est appelée publique, pour ce qu'elle concerne et importe le commandement et puissance publique, et aussi qu'elle ne peut être exercée que par des personnes publiques. (…)

Quant à la Seigneurie privée, c'est la vraie propriété et jouissance actuelle de quelque chose, et est appelée privée pour ce qu'elle concerne le droit que chaque particulier a en sa chose. Donc le Seigneur qui a la Seigneurie publique, a pour son relatif le sujet, et celui qui a la Seigneurie privée, l'esclave. La Seigneurie publique est en Grec appelée κυριοτης, έξουσία, άρχή :en latin, Imperium, potestas, dominatio : pour nous domination et proprement Seigneurie. La privée est dite en Grec δεσποτεία, en latin dominium, et en Français proprement dit, Sieurie. (…) 

Qui voudra prendre garde de près, trouvera que cette Seigneurie publique a lieu par effet, et sur les personnes et sur les biens. Quant aux personnes, c'est en vertu d'icelle, qu'on les contraint quelquefois d'aller en guerre, qu'on les emprisonne, qu'on les punit corporellement, qu'on les fait mourir quand le cas y échoit. Quant aux biens c'est en vertu de cette Seigneurie, qu'on lève des subsides pour la nécessité de l'État, qu'on les vend par autorité de Justice, qu'on en évince l'un, pour les adjuger à un autre : bref qu'on les confisque en cas de délit, unissant la Seigneurie privée à la publique.

Et faut remarquer hardiment, qu'il y a une différence fort importante en l'usage de ces deux seigneuries à savoir qu'on peut user de la seigneurie privée à discrétion et libre volonté, quilibet enim est liber moderator et arbiter rei suae, dit la loi, pource que consistant en ce qui est nôtre, il n'échoit guère, que fassions tort à autrui, en quelque façon que nous en usions : mais pource que la seigneurie publique concerne les choses qui sont à autrui, ou les personnes qui sont libres il en faut user avec raison et justice. Et celui qui en use à discrétion, empiète et usurpe la seigneurie particulière, qui ne lui appartient pas : si c'est sur les personnes, c'est les tenir pour esclaves : si c'est sur les biens, c'est usurper le bien d'autrui, chose que les Princes doivent bien considérer et se souvenir de la responsabilité que fit le Roi Antigonus au flatteur, qui lui disait que toutes choses sont justes aux Rois, non pas aux Rois, dit-il, mais aux Tyrans : et du dire de Sénèque, Caesari cum omnia licet, propter hoc minus licet. 

Bref ces deux espèces de seigneurie sont entièrement différentes quant à l'effet. Car comme la seigneurie privée n'induit pas de puissance publique, aussi la Seigneurie publique, qui consiste en la Justice, n'attribue aucune seigneurie privée, et ne diminue aucunement la liberté parfaite du sujet ou justiciable, au contraire l'augmente et la conserve (…).

p. 18.

Par ainsi, outre la seigneurie privée concédée à ces seigneurs, tant des terres de leur détroit que des personnes des Gaulois, ils ont encore usurpé une espèce de seigneurie publique, c'est-à-dire, une propriété de la puissance publique . Dont s'ensuit qu'en France, et en si peu qu'il y a d'autres pays, où la justice et puissance publique est laissée en propriété aux particuliers, il y a deux degrés de seigneurie publique, à savoir celle qui demeure inséparablement envers l'État, nonobstant cette usurpation ; que nous appelons Souveraineté : Et celle qui a été ainsi usurpée par les particuliers, pour laquelle exprimer il nous a fallu forger un mot exprès, et l'appeler Suzeraineté, mot qui est aussi étrange, comme cette espèce de seigneurie est absurde.

Comme au pareil, nous avons deux degrés de seigneurie privée, à savoir la directe qui est celle des seigneurs Féodaux ou censuels, et la seigneurie utile, qui est celle des vassaux et sujets censiers, lesquels deux degrés de seigneurie privée reviennent presque à la distinction que font les Grecs entre κτησις et κρησις.

Or comme ainsi soit, que nous n'avons plus à présent aucune sorte d'esclavage en France, qui est le pays des francs, la Seigneurie privée n'y a plus lieu sur les personnes, ains seulement sur les terres. (…)

Mais au rebours la Seigneurie publique a lieu directement, et principalement sur les personnes, qui sont capables de recevoir le commandement, et non sur les choses inanimées. (…)

p. 24.

Proprement donc la Seigneurie, ou terre seigneuriale est celle qui est douée de Seigneurie publique, c'est-à-dire de puissance publique en propriété. Et comme il a été dit au chapitre précédent, qu'il y a deux sortes de seigneuries publiques in abstracto, à savoir la souveraineté, et la suzeraineté aussi y a-t-il deux sortes de Seigneuries in concreto, ou terres seigneuriales, à savoir les souveraines : et les suzeraines. Les suzeraines sont celles qui ont puissance supérieure, mais non suprême, ains subalterne. Les souveraines, auxquelles ce chapitre est destiné, sont celles qui ont la puissance souveraine, qui par les Hébreux est appelée תןסד סבט par les Grecs άρχα έξουσια καί κυρία αρχή, par les Latins suprema postestas summumque imperium : et en un mot Majestas : et par les Italiens Signoria par une certaine excellence, tout ainsi que les Romains l'appellent parfois simplement Imperium.

Cette Souveraineté est la propre Seigneurie de l'État. Car combien toute Seigneurie publique dût demeurer à l'État, ce néanmoins les Seigneurs particuliers ont usurpé la suzeraineté : mais la Souveraineté est du tout inséparable de l'État, duquel si elle était ôtée, ce ne serait plus un État, et celui qui l'aurait aurait l'État, en tant et pourtant qu'il aurait la Seigneurie souveraine:(...). Car enfin la Souveraineté est la forme, qui donne l'être à l'État, voire même l'État et la Souveraineté prise in concreto, sont synonymes, et l'État est ainsi appelé, pource que le Souveraineté est le comble et période de puissance, où il faut que l'État s'arrête et s'établisse.

Et comme c'est le propre de toute Seigneurie d'être inhérente à quelque fief ou domaine, aussi la Souveraineté in abstracto, est attachée à l'État, Royaume ou République. Pareillement comme toute Seigneurie est communiquée aux possesseurs de ce fief, ou domaine, la Souveraineté, selon la diversité des États, se communique aux divers possesseurs d'iceux : à savoir en la Démocratie à tout le peuple, comme à Rome, où la Majesté était attribuée au peuple en général, et chacun citoyen en particulier dicebatur habere jus imperii, que nous disons avoir part à l'État. En l'Aristocratie, la Souveraineté réside par devers ceux, qui ont la domination, qui pour cette cause sont ordinairement appelés Seigneurs. Finalement ès Monarchies elle appartient au Monarque, qui pour cette occasion est appelé Prince souverain ou souverain Seigneur. 

Or elle consiste en Puissance absolue, c'est-à-dire parfaite et entière de tout point, que les Canonistes appellent plénitude de puissance. Et par conséquent elle est sans degré de supériorité : car celui qui a un supérieur ne peut être suprême et souverain : sans limitation de temps, autrement ce ne serait ni puissance absolue, ni même Seigneurie, ains une puissance en garde ou dépôt : sans exception de personnes, ou choses aucunes, qui soient de l'État, pource que ce qui en serait excepté, ne serait plus de l'État : et finalement sans limitation de pouvoir ou autorité, parce qu'il faudrait un supérieur pour maintenir cette limitation. Et comme la couronne ne peut être si son cercle n'est entier, aussi la Souveraineté n'est point si quelque chose y défaut.

Toutefois comme il n'y a que Dieu, qui soit tout-puissant, et la puissance des hommes ne peut être absolue tout à fait : il y a trois sortes de lois qui bornent la puissance du Souverain, sans intéresser la Souveraineté. À savoir les lois de Dieu, pource que le Prince n'est pas moins souverain, pour être sujet à Dieu : les règles de justice, naturelles et non positives, parce qu'il a été dit ci-devant, que c'est le propre de la Seigneurie publique, d'être exercée par Justice, et non pas à discrétion : Et finalement les lois fondamentales de l'État, pource que le Prince doit user de sa souveraineté selon sa propre nature, et en forme, et aux conditions, qu'elle est établie.

Charles Loyseau, Traité des Seigneuries, Seconde édition, revue et corrigée par l'auteur, Abel Langelier, Paris, 1609.

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