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vendredi 17 juin 2011

La puériculture.

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L'invention de la puériculture 


Peu avant la Grande Guerre, la protection maternelle et infantile fait officiellement son apparition, et le pouvoir médical s'impose entre la jeune mère et son poupon. Il est amusant de situer le mot « puériculture » dans toute une génération de vocables qui apparaissent au XIXe siècle: le jardinier devient horticulteur, l'éleveur de volailles aviculteur et l'éleveur d'abeilles apiculteur. Langage nouveau, langage de techniciens qui recourt aux racines latines pour marquer la rupture avec l'empirisme traditionnel et affirmer une compétence fondée sur la science. La puériculture est donc, selon le docteur Caron, inventeur du terme en 1866, la science (et non plus l'art, comme on disait au XVIIIe siècle) d'élever hygiéniquement et physiologiquement les enfants. Caron avait d'abord souhaité donner des conférences sur l'art d'élever les tout-petits, mais en dépit du Soutien de Victor Duruy, ministre de l'Instruction publique, il eut du mal à trouver un public, l'impératrice Eugénie ayant jugé le sujet indécent. Quand il propose le mot nouveau en Sorbonne, le 1er avril 1864, au cours d'une réunion des sociétés savantes des provinces, il déclenche d'abord une franche hilarité, ensuite quelque peu d'indignation, à cause du matérialisme qui affleure sous ce néologisme. Le matérialisme est évident en effet: c'est bien le modèle de l'élevage animal qui est ici proposé. A l'imitation des Anglais, les Français sont en train d'améliorer la qualité des bestiaux au moyen de techniques élaborées. Des concours annuels récompensent les plus beaux produits. Pourquoi ne pas traiter de même le cheptel humain ? Quelques médecins proposent bientôt d'instituer des concours pour récompenser les plus beaux bébés: on sait que l'idée prendra corps. Le mot « puériculture », rejeté en 1864, ressuscite vers 1900 grâce au professeur Pinard. Mais entre-temps, les médecins avaient inventé celui de « pédiatrie » : l'étymologie grecque est là pour marquer la vraie; la haute science. Aux médecins la pédiatrie, le savoir théorique supérieur; aux femmes la puériculture, technique appliquée sous surveillance. Cette répartition des tâches s'opère vers la fin du siècle, lorsque les deux néologismes triomphent simultanément. C'est bien la fin de l'instinct maternel !

Dans l'esprit de son inventeur, le mot «puériculture» englobait ce que nous appelons l'«eugénisme » : pour élever un bel enfant, il faut d'abord l'engendrer dans de bonnes conditions. Pinard étend ses investigations à ce qu'il appelle intrépidement la «puériculture anténatale », c'est-à-dire la surveillance de la femme enceinte. On ne saurait mieux effacer la mère au profit de l'enfant: c'est bien lui seul qui compte. En fait, la puériculture limitera son objectif à l'élevage des enfants déjà nés. 

A la fin du XIXe siècle, les découvertes de Pasteur lèvent le mystère des contagions, si redoutables en milieu populaire: les médecins savent désormais comment protéger les tout-petits des microbes qui les guettent. Aussi l'espoir et le désir de médicaliser la petite enfance vont-ils ressusciter, d'autant plus ardents que le spectre de la dépopulation hante les esprits. Une nouvelle génération de médecins se lève, décidés à diriger les mères. Avec celles qui appartiennent aux classes dirigeantes, ils gardent un ton amicalement condescendant: ainsi le docteur Gustave Simon dans La Femme du XXe siècle. Avec les plus modestes, le ton se fait dogmatique, impératif: « Le programme détaillé qui suit doit être appliqué tous les jours et suivi à la lettre », exigent les docteurs Rudaux et Montet (Guide pratique de la mère, 1927). Pour mieux inculquer les bons principes, le professeur Pinard aurait voulu les introduire dans les programmes scolaires féminins. Il a bataillé au moment de la création des lycées de filles (1880-1882) pour introduire la puériculture dans le programme d'hygiène, mais il n'a réussi qu'à moitié. Les responsables redoutaient de porter atteinte à l' « innocence » des jeunes filles en tournant leur imagination de ce côté. En outre, ils voyaient là des tâches trop matérielles et trop rebutantes, bonnes pour les matrones, les nourrices, les servantes, mais qu'on ne pouvait imposer à des jeunes filles bien élevées. L'enseignement de la puériculture dans les lycées s'est donc réduit à quelques causeries. Pour les écoles primaires, Pinard a rédigé un manuel élémentaire illustré de schémas très simples montrant la façon de nourrir, de laver, de langer, de coucher le bébé. Il a fait plus: en 1904, arrivé au sommet de la réussite sociale, il a voulu se donner le plaisir d'enseigner lui-même pendant un an la puériculture aux fillettes d'une école parisienne. Les institutrices n'ont pas suivi longtemps cet exemple pourtant venu de si haut: est-ce parce qu'elles étaient  alors, le plus souvent, des (vieilles) filles ? En 1885, un médecin avait ironisé sur le dogmatisme de ses confrères en publiant Les Commandements de la chaste Lucine (à Rome, Lucine avait d'abord été une épithète de la déesse Junon, puis c'était devenu une divinité à part, protectrice du petit enfant) :



1.Ton fils lui-même nourriras, afin qu'il vive longuement.
2. Autour de lui ménageras d'air frais et pur un bon courant.
3. Avec grand soin éviteras tout bruit dans son appartement.
4. De flanelle le couvriras et le tiendras bien chaudement. S. Dans le maillot lui serreras son petit corps modérément.
5. Dix fois par jour le laveras, afin qu'il vienne proprement.
6. S'il s'échauffe, toi tu boiras deux ou trois tasses de chiendent.
7. S'il a le flux lui pousseras d'amidon vite un lavement.
9. Poudres de riz tu lui mettras, pour le garder du frottement.
10. Force éponges prépareras pour tous les cas et accidents. (Lyon médical.)


Mais c'est sans aucune ironie que le docteur Demirleau intitule en 1920 un manuel Catéchisme de puériculture pratique et moderne: son ouvrage, adopté par le Service départemental d'hygiène sociale de l'Orne, procède effectivement par questions et réponses et cherche, comme le catéchisme religieux, à imposer des dogmes et des règles devenus désormais indiscutables. Quoi de neuf dans ces dogmes ? De tout temps, les médecins ont prôné l'allaitement maternel, mais jamais aussi fortement qu'au seuil du XXe siècle. Roussel proclame le « droit de l'enfant à sa mère », et Pinard professe que 98 pour 100 des femmes peuvent et doivent allaiter. C'est qu'on sait désormais que le lait de femme est aseptique, et les statistiques révèlent la surmortalité des enfants nourris au biberon. Cet allaitement au sein doit durer, disent les pédiatres, au moins un an ou quinze mois, sans aucune autre nourriture. Les médecins étaient partis en guerre contre les bouillies dès le XVIIIe siècle, puis ils les avaient tolérées, faute de mieux, au XIXe siècle. On assiste en 1900 à un nouvel assaut contre ce mode d'alimentation du nouveau-né. Mais il y a une nouveauté essentielle: à l'opposé des médecins du XVIIIe siècle qui voulaient revenir à la nature, ceux du XIXe lui tournent le dos. Ainsi, ils prétendent régler le nourrisson: pas plus de six tétées par jour, limitées à un quart d'heure, régulièrement espacées, et la nuit six ou huit heures de repos complet. C'est Caron qui, l'un des premiers, en 1864, se dresse, au nom de la chimie alimentaire, contre l'usage de nourrir l'enfant dès qu'il pleure. Tous ses confrères emboîtent le pas. C'est bien encore une fois la fin de l'instinct maternel qui est proclamée, entre autres par Marfan : 

Les femmes de la campagne, celles des peuplades sauvages, à l'instar des femelles d'animaux, allaitent leurs petits en ne s'inspirant d'aucune règle et en suivant leur instinct. ( ... ) Cependant l'allaitement maternel, lui aussi, a besoin d'une direction. ( ... ) C'est tout un art, difficile, exigeant des connaissances multiples, que d'élever un enfant. (Traité de l'allaitement et de l'alimentation des enfants du premier âge, 1902, cité par Luc Boltanski, Prime éducation et morale de classe, 1977.)

La fin de l'instinct maternel va de pair avec celle de l'instinct vital du tout-petit, comme on le lit sous la plume de Barbarin, Quillier et Surbled : 

Si l'animal ne boit jamais sans soif, il n'en est pas de même pour l'homme. Le nouveau-né est dans une situation inférieure à celle de beaucoup d'animaux, non seulement parce qu'il naît nu, mais parce que son instinct ne le défend pas contre l'absorption d'aliments qui, par leur qualité ou leur quantité, peuvent lui nuire. (L'Hygiène de l'enfant, 1908.)

Bref, il s'agit de civiliser, de « domestiquer », dit Luc Boltanski, une nature sauvage qui survit dangereusement dans les classes populaires des villes et des campagnes. Et l'objectif de la puériculture dépasse de loin la santé du tout-petit. Comme le souligne le docteur Mercier en 1908 : 

De nos jours, une science est née. ( ... ) Son importance sociale est considérable, puisque, en assurant le bon développement de l'enfant, elle permet d'obtenir un maximum de rendement dans le travail de l'adulte. La puériculture doit être pour la femme la première des sciences puisqu'elle a trait au premier des devoirs. (Cité par Luc Boltanski, Prime éducation et morale de classe.)

Lorsque le lait maternel manque, le lait de vache désormais pasteurisé et coupé peut le remplacer. La stérilisation des biberons et des tétines protège le nourrisson contre les microbes. Pour enseigner plus rapidement ces pratiques aux femmes du peuple, certains accoucheurs ont l'idée d'adjoindre une consultation de nourrissons à leur service d'obstétrique: Hergott à Nancy en 1890, et surtout Budin à Paris en 1892. Les mères se montrent dociles. Elles semblent heureuses de consulter. Bientôt, des œuvres privées se donnent le même objectif: ce sont les Gouttes de lait, d'abord créées pour distribuer du lait aseptisé, mais qui donnent bientôt des consultations. La première, créée à Fécamp par le docteur Dufour en 1894, fait rapidement école tant l'institution est bien adaptée aux besoins. En 1912, un premier congrès national se tient à Fécamp. Dans les Gouttes de lait, on prépare des paniers contenant chacun six biberons de lait, dosé, pasteurisé, coupé selon l'âge du destinataire. Les mamans laborieuses peuvent passer chaque matin se pourvoir d'une nourriture offrant toute garantie. Si elles sont indigentes, le panier est gratuit. La Goutte de lait d'Avignon, créée en 1906, a duré jusqu'en 1959. En 1920, elle a distribué 66 244 biberons. Les dames qui se dévouent à cette œuvre sous le contrôle médical nouent des relations amicales avec les jeunes mères qui reviennent chaque matin, les questionnent sur la santé de leurs enfants et vont, au besoin, les voir à domicile. Les jeunes mères sont d'ailleurs tenues d'amener leur bébé en consultation une fois par semaine. Pour chaque enfant, un livret est établi et tenu à jour: poids, taille, régime, vaccinations, maladies. C'est toute une prise en main qui s'ébauche. Les médecins ont enfin réussi à atteindre des couches sociales qui ne les consultaient jamais. Le temps s'éloigne où Michelet pouvait écrire: « La femme est le vrai médecin.». 


Pourtant, ces soins attentifs, cette surveillance tutélaire, tendent à valoriser la relation mère-enfant, à montrer aux jeunes femmes que les tâches maternelles ont un prix, à renouer l'idylle chantée par Jean-Jacques [Rousseau]. Cette idylle entre maman et bébé influence déjà l'architecture et la conception des logements bourgeois. La chambre à coucher est moins le lieu d'intimité des époux (intimité que les activités absorbantes de monsieur réduisent au temps nocturne) que le refuge de la jeune mère et de son poupon. Son exposition aérée, ensoleillée, sa disposition, son ameublement font l'objet d'indications précises et détaillées de la part de médecins tels que Fonssagrives (La Maison) et Coriveaud (Le Lendemain du mariage, 1884). La cuisine reste le repaire de la bonne. Il faut observer que l'opération lancée par les médecins sur les mères rejoint un désir d'éduquer les femmes qui est assez général dans le dernier tiers du siècle. (p. 278-282) 

Les avatars de la puériculture 

Les progrès de la puériculture ont été moins assurés que ceux de l'obstétrique. La médicalisation de la naissance durant les années 1950 et 1960 a coïncidé avec un recul de l'allaitement maternel : moins de 30 pour 100 des mères nourrissent alors au sein. Les jus de fruits apportant les indispensables vitamines, le biberon retrouve la faveur des puéricultrices et des mères; il évite les ennuis de l'allaitement au sein - crevasses, abcès, fièvre de lait; il permet un dosage précis des rations de l'enfant; il libère la jeune femme si elle veut travailler et plaît à bien des pères. Si l'on regarde en arrière, on peut faire un .bilan des variations du phénomène. Certes, la doctrine officielle, celle des médecins, change peu: « Le lait maternel est préférable à toute autre nourriture. » Mais la pratique semble évoluer comme une sinusoïde. Du temps de Rousseau, c'est la mode d'allaiter. Au XIXe siècle, les femmes des villes, supposées trop faibles, trop nerveuses ou trop occupées, confient leurs bébés à des nourrices venues de la campagne. A la fin du XIXe siècle, la dépopulation inquiète, la pression des médecins augmente à nouveau ·et l'allaitement maternel redevient indispensable. Cela dure en gros jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, puis une nouvelle offensive du biberon triomphe. 

La puériculture n'est pas une science exacte. Dans un ouvrage récent, Suzanne Lallemand, ethnologue, et Geneviève de Parseval, psychanalyste, ont comparé deux éditions différentes (1966 et 1976) des brochures que la Sécurité sociale distribue aux femmes enceintes.  

Dans les années 60, on est encore dans le prolongement des rigueurs pasteuriennes. Tout se programme, tout se calcule: courbes, graphiques, tableaux. Bébé mange à heures fixes les aliments accordés à son âge et va sur le pot régulièrement. 

Dans les années 70, le laxisme s'insinue: l'obsession des horaires, du poids, de la propreté est discrètement dénoncée. En même temps, le sein regagne du terrain: en France, 31 pour 100 des nouveau-nés sont nourris au sein en 1972, 36 pour 100 en 1974,43 pour 100 en 1976. Ce qui semble toutefois se stabiliser, c'est la durée de l'allaitement. Autrefois, une femme qui nourrissait se vouait à cette tâche pour un an, plus ou moins. 

De nos jours [1977], on demande à la jeune mère de donner son lait un mois ou deux pour assurer à l’enfant un bon départ - et cette exigence minimale coïncide comme par hasard avec la durée du congé de maternité. Après, le biberon peut apparaître. Ainsi la rivalité entre le sein maternel et les autres nourritures semble en voie d'apaisement; une organisation rationnelle semble trouvée, qui satisfait tout le monde. Pour combien de temps ? Voici que les pédiatres interviennent en force: toute considération diététique mise à part, ils soutiennent que, dans les premiers mois de la vie, c'est par l'alimentation que s'établissent les rapports entre la mère et l'enfant, si importants pour l'épanouissement ultérieur du petit homme. Or le lait maternisé, diététiquement acceptable, ne tient pas compte des goûts du bébé. S'il ne l'aime pas, son rapport à sa mère deviendra conflictuel et il aura plus tard un caractère difficile. Farines et petits pots ne font qu'aggraver la situation, surtout s'ils interviennent avant le quatrième mois. Affaire à suivre ! (p. 333-334)


Référence.

KNIBIEHLER Yvonne, FOUQUET Catherine, Histoire des mères du Moyen Âge à nos jours, éd. Montalba, coll. Pluriel, 1977, 359 pages.

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