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vendredi 17 juin 2011

La timidité selon Ch. Bigot, 1895.

On ne saurait parler du monde sans dire un mot de la timidité. Elle y est commune elle y donne la comédie. On peut s'étonner que les moralistes ne se soient pas plu à l'étudier plus qu'ils ne l'ont fait. Serait-ce que les moralistes ont été, fort souvent, des timides et que les ridicules sur lesquels on glisse le plus volontiers, ce sont les siens ? Si jamais une bonne étude de la timidité est faite, ce qu'on peut dire tout au moins, c'est qu'elle ne sera faite que par un timide.

Il ne faut pas confondre la gaucherie et la timidité. La gaucherie vient de la maladresse physique, d'un certain manque de souplesse et de grâce. On peut être gauche sans être timide. Il suffit, pour s'en convaincre, d'avoir vu danser une fois Éponyme, qui danse fort mal, qui s'élance comme une trombe, qui se heurte à tous les couples, et se cogne à tous les meubles, qui marche sur les pieds de sa danseuse, et risque, à chaque tour de valse, de la renverser à terre, ainsi que lui-même. Éponyme est gauche, prodigieusement gauche. Mais quand on le voit s'obstiner à danser quand même, n'être point rebuté des refus qu'il subit, promener dans le monde et étaler sa maladresse il faut bien convenir qu'il n'est pas un timide. Ce qui est vrai, en revanche, c'est que, si la timidité n'est pas liée à la gaucherie, elle en sort aisément; c'est qu'elle y ajoute toujours quand elle existe c'est qu'elle suffit à la produire. Elle paralyse les mouvements elle ôte le gouvernement du corps, comme le sang-froid de l'esprit; et l'on n'a jamais vu un timide qui ne fût gauche en même temps.

On ne se corrige pas, avec l'âge, de la gaucherie. L'âge, au contraire, ne fait que l'accroître. Mais, avec l'âge et l'expérience, on arrive à guérir de la timidité et l'on économise alors ce que la timidité ajoutait à la gaucherie.

Une personne aisée, élégante, gracieuse, peut être timide, et perdre ainsi, momentanément, l'aisance, l'élégance, la grâce. La chose se voit, assez souvent, chez les jeunes filles qui font leurs débuts dans le monde mais alors même la gaucherie a son charme. Une personne, à la fois gauche et timide, est toujours gauche, et a beaucoup de chances de rester toujours timide, car elle sent sa gaucherie plus vivement même que les spectateurs.

C'est que la timidité est un mal de l'esprit. Elle vient, à la fois, d'une certaine bonne opinion et d'une certaine défiance de soi. Ni les sots ne sont timides, parce qu'ils sont toujours satisfaits d'eux-mêmes ni les personnes véritablement modestes, parce que l'amour-propre ne les tourmente point. Les vrais timides sont ceux qui voudraient que le monde les appréciât à ce qu'ils s'estiment, et qui craignent qu'il ne le fasse pas, parce qu'ils savent, en même temps, ce qui leur manque.

La timidité dans le monde n'a rien à voir avec la timidité dans la vie. Celle-ci est toujours un peu voisine de la lâcheté et vient de la médiocrité du cœur. On craint le péril; on redoute les hasards: on se dérobe de son mieux au danger et aux aventures. Au contraire, ce qui effraye le plus les timides du monde, c'est l'opinion et ses jugements. Tel peut être l'officier le plus brave sur un champ de bataille, l'homme le plus capable de courage civil, le plus résolu dans une occasion où il jouera sa vie même, dont le cœur battra en entrant dans un salon.

Rien n'est plus variable que la timidité et n'échappe davantage au raisonnement. C'est une impression, ou, plutôt, un état maladif des nerfs. On peut être timide la première fois qu'on entre dans une maison, et ne plus l'être la seconde. On peut être timide avec les femmes, et ne pas l'être avec les hommes. On peut être timide avec les jeunes filles, et ne pas l'être avec les femmes mariées. On peut être timide devant dix personnes et ne l'être ni devant quatre, ni devant cent ou mille.

La timidité semble plus commune chez les hommes que chez les femmes. Elle n'est jamais plus fréquente que chez les hommes d'étude. Une personne qui, dès l'enfance, a vécu dans le monde est rarement timide. Une personne qui y est entrée tard et s'y trouve comme en pays inconnu l'est, presque fatalement, et parfois reste telle toute la vie.

Il est à remarquer que la timidité vient des petites choses plus que des grandes. On a vu souvent un homme se sentir mal à l'aise, rougir jusqu'aux oreilles, parce qu'il craint de n'avoir pas salué assez correctement; de ne pas s'être bien présenté dans un salon; d'avoir manqué en quelque chose au cérémonial du monde. Un excellent tailleur, une connaissance parfaite des usages mondains, sont presque toujours un brevet contre la timidité. Ce qui fait le plus de timides, c'est la crainte du ridicule.

Il est rare qu'un homme qui est fier, et qui est pauvre, ne soit pas un timide.

Un homme timide, ni ne marche, ni ne s'assied, ni ne parle, ni ne répond comme un autre homme. Un timide ne se reconnaît pas toujours à première vue. Souvent, il s'est excité lui-même; il s'est monté est le poltron qui chante pour s'enhardir. Il paraît hautain et provocant, alors qu'il est simplement embarrassé.

La timidité est une des plus grandes souffrances que puisse endurer l'homme vivant en société. Tout est coup d'épingle au timide; tout l'offense, tout le blesse rien ne glisse sur lui. Il ne sent de la vie que ses pointes. Son épiderme ressemble à cette peau fine qui s'est formée sur une plaie, et que le plus léger contact endolorit.

Le même amour-propre qui fait la timidité, en délivre aussi. On s'est comparé aux autres, on s'est senti quelque infériorité, on en a cruellement souffert. Puis on se compare encore à eux, on se dit que les choses où ils l'emportent sur nous sont de peu d'importance, que l'on prend ailleurs une ample revanche et, ce jour-là, on est guéri de la timidité.

C'est aux environs de la vingtième année que la timidité sévit le plus. L'amour-propre ne s'est pas décidé encore à faire la part du feu il veut avoir tous les avantages, et ne prend pas son parti de ceux qui lui manquent. C'est l'âge où l'on se contraint, celui aussi où l'on se corrige et où l'on profite. Un autre âge vient où l'on ne prétend plus à tout où l'on n'en- tend plus se gêner où l'on est, à la fois, résigné et résolu à se faire accepter du monde, tel que l'on est. La timidité qui persiste après quarante ans est une infirmité.

Les timides sont ridicules. Il faut qu'ils en prennent leur parti. Personne du reste ne sentira leurs ridicules plus vivement qu'ils ne les sentent eux-mêmes. Les sots ont mille avantages sur eux, dont ils ne manquent pas de profiter. Un timide retient sur ses lèvres un mot qui lui paraît médiocre.; et il voit, le moment d'après, applaudi le premier venu qui a osé le lancer avec assurance. Un timide souhaite de plaire à une femme, et reste muet auprès d'elle, ne trouvant à lui adresser qu'un compliment banal et indigne d'elle; un passant vient le moment d'après qui débite ce compliment inepte, et il en est récompensé par un beau sourire. Un timide emploie son temps à faire cent réflexions humiliantes pour lui. Les autres hommes l'éclipsent. Les femmes se. divertissent de son embarras, quand elles ne se plaisent pas à l'accroître. Il est un plastron tout désigné, une cible pour les épigrammes. II se trouble, il rougit les efforts mêmes qu'il fait pour dominer sa confusion y ajoutent. Il ne trouve la réplique que quand il n'est plus temps de répliquer ses revanches sont les revanches de l'escalier.

C'est un malheur d'être timide et, pourtant, mieux vaut encore être un timide que le contraire d'un timide. Le premier peut guérir de son mal l'autre, jamais. Cléon a vingt-deux ans, et déjà un contentement de lui-même que rien n'ébranle. II est entré dans la vie en vainqueur; mieux qu'en vainqueur, en triomphateur. Il est à son aise avec toutes les femmes. II le prend d'égal à égal avec tous les hommes. II n'est ni rang, ni âge, qui lui imposent la moindre réserve. Il coupe la parole aux savants les plus illustres aux personnages les plus haut placés. II donne son opinion sur tout, d'un ton net et tranchant. Il ne lui manque que de tutoyer tout le monde. Ce dont son aplomb ne lui permet pas de s'apercevoir, c'est que son assurance déplaît et choque. Il tend la main à tous, le. premier, et ne voit pas qu'on lui rend la main froidement. Il parle haut, et ne voit pas qu'il dit une sottise. On lui bat froid et il ne voit pas qu'on lui bat froid. Il a reçu déjà deux ou trois camouflets et ne les a pas sentis. Cléon restera tel qu'il est jusqu'à la fin de ses jours, toujours content de lui-même, toujours pourvu d'une égale assurance, mais sans avoir rien appris, et gardant la réputation d'un sot, d'un fat et d'un homme insupportable. On souhaiterait volontiers à un jeune homme d'être timide de vingt à vingt-cinq ans, et de cesser ensuite de l'être. Il manquera toujours quelque chose d'essentiel à qui n'a pas connu la timidité.

Il y a de la modestie dans la timidité car, si l'on y trouve de l'amour-propre, c'est un amour-propre clairvoyant qui n'ignore pas ce qui lui manque il y a aussi de la pudeur, cet instinct secret qui nous invite à réserver ce qu'il y a de meilleur en nous, à ne le point étaler aux regards, à laisser aux autres le mérite de le deviner. Il n'est pas d'âme délicate qui ne soit un peu timide. Aussi, si la timidité mondaine doit cesser à un certain âge, est-il une autre timidité, celle du sentiment, qui peut durer autant que la vie. C'est ce que les femmes sentent admirablement. Elles raillent la timidité et, au fond, lui sont indulgentes. Leur instinct délicat les avertit que les timides sont souvent les plus tendres, bien que les plus fiers les plus dignes d'être aimés, comme les plus capables d'aimer. Une femme galante peut préférer les audacieux et même leur savoir gré de lui épargner les remords, en emportant la place, comme de force. Une femme qui demande à l'amour autre chose que le plaisir préférera un timide à un audacieux. S'il est vrai que l'amour-propre tienne une grande place, jusque dans l'amour, quelle victoire plus grande pour l'amour-propre féminin que de s'être rendue maîtresse d'une âme un peu inquiète, d'avoir si bien conquis un timide qu'il triomphe de sa nature même et ose enfin se déclarer ? 

Charles Bigot, La sociabilité et le monde, Paris, 1895, chap. XII, p. 157-165.

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