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mercredi 29 juin 2011

La timidité selon P. Janet, 1903.


11. — Les aboulies sociales, la timidité.

Après les actes nouveaux il y a une catégorie d'actes qui sont très fréquemment supprimés, ce sont les actes sociaux, ceux qui doivent être accomplis devant quelques personnes ou qui dans leur conception impliquent la représentation de quelques-uns de nos semblables.

Cette impuissance à agir devant les hommes, cette aboulie sociale me paraît constituer l'essentiel de la timidité. Bien des auteurs ont déjà insisté sur ces troubles de la volonté et de l'action dans la timidité ; 

« La timidité, dit M. Dugas, trouble les mouvements volontaires, paralyse la volonté. Elle atteint plus souvent les mouvements ordonnés en respectant les mouvements instinctifs et ressemble à l'aboulie... (1) » 

« Cette aboulie atténuée qu'on nomme la timidité », disait aussi M. Lapie (2). 

M. Hartenberg, dans son étude intéressante sur les timides, insiste surtout sur l'aspect émotif que prend le phénomène de la timidité, mais il note bien cependant cette suppression des actes qu'il appelle une abstention. 

« Éviter les occasions de se montrer, voilà le soin du timide ; comme ces occasions consistent en contacts sociaux il en résulte une tendance à rechercher l'isolement... il y a chez lui une inhibition qui paralyse momentanément la volonté, qui retient le mot sur les lèvres, qui empêche aussi bien le timide de refuser que d'accepter, qui l'empêche même d'exprimer les sentiments de reconnaissance ou de tendresse (3). »

Cette inhibition ou mieux cette disparition de l'acte volontaire en présence des hommes, car nous aurons à voir si c'est bien une inhibition, joue un rôle énorme chez presque tous les malades psychasthéniques. Il en est bien peu qui à un moment de leur existence et quelquefois pendant toute leur vie n'aient été rendus impuissants par la timidité.

Voici un bel exemple de cette timidité : 

« indépendamment des membres de ma famille, dit une malade, il a été très restreint le nombre des personnes avec qui je n'ai pas été gênée. Devant la plupart j'étais absolument paralysée, une simple addition je ne pouvais pas la faire devant quelqu'un. J'étais obligée d'être fausse pour masquer cette impuissance, de chercher des prétextes, de casser mon crayon, d'aller chercher un canif, je faisais mon addition au dehors, à la dérobée. J'avais le sentiment que si j'avouais cette impuissance ce serait fini, que je serais perdue, que je n'arriverais plus à rien ».

Ne pas pouvoir jouer du piano devant des témoins, ne plus pouvoir travailler si on vous regarde, ne plus pouvoir même marcher dans un salon et surtout ne plus pouvoir parler devant quelqu'un, avoir la voix rauque, aiguë ou rester aphone, ne plus trouver une seule pensée à exprimer quand on savait si bien auparavant ce qu'il fallait dire, c'est le sort commun de toutes ces personnes, c'est l'histoire banale qu'ils racontent tous. 

« Quand je veux jouer un morceau de piano devant quelqu'un, dit Nadia, et même devant vous que je connais beaucoup, il me semble que l'action est difficile, qu'il y a des gênes à l'action et, si je veux surmonter, c'est un effort extraordinaire, j'ai chaud à la tête, je me sens perdue et je voudrais que la terre s'ouvre pour m'engloutir. » 

Cat..., un homme de 3o ans, se sauve dès qu'il entend quelqu'un entrer, il a de la peine à faire sa classe devant ses élèves : 

« Je ne ferais réellement bien ma classe que si je la faisais tout seul sans élèves et surtout sans directeur ». 

« Je voudrais vous parler, disent Dob... ou Claire, et je ne peux pas, cela s'arrête dans ma gorge, je suis une heure pour demander quelque chose d'insignifiant. Je ne vous parle réellement bien que si je suis seule, si vous n'êtes pas là. » 

Lev... fait bien ses comptes dans le sous-sol du magasin, mais ne peut plus écrire un chiffre, car il est pris par la crampe des écrivains, quand il est mis au premier devant le public. Tous répètent comme Simone : 

« Je serais parfaite, je ferais tout, si je pouvais être tout à fait seule, comme une sauvage dans une île déserte ; la société est faite pour empêcher les gens d'agir, j'ai de la volonté pour tout, mais je n'ai cette volonté que si je suis seule. »

On admet d'ordinaire que ces troubles de la timidité sont des phénomènes émotionnels. Qu'il y ait des troubles émotionnels, des angoisses chez les timides, j'en suis convaincu ; il y a aussi chez eux de l'agitation motrice, des tics et même de la rumination mentale, dont on ne parle pas assez. Mais il ne faut pas oublier qu'il y a chez eux de l'impuissance volontaire. 

M. Hartenberg, qui explique tout par l'émotion, le remarque lui-même à propos d'Amiel  : 

« le manque de foi simple, l'indécision par défiance de moi, remettent presque toujours tout en question dans ce qui ne concerne que ma vie personnelle. J'ai peur de la vie objective et recule devant toute surprise, demande ou promesse qui me réalise ; j'ai la terreur de l'action et ne me sens à l'aise que dans la vie impersonnelle, désintéressée, subjective de la pensée. Pourquoi cela ? Par timidité (4) », 

et M. Hartenberg ajoute : 

« veut-il dire par là qu'au moment d'accomplir un acte, il est arrêté brusquement par une émotion poignante qui le paralyse ? Non, ce qu'il désigne par timidité, c'est la peur instinctive d'agir, c'est aussi la peur de prendre une détermination avec les conséquences utiles et fâcheuses qu'elle comporte. C'est sa maladie de la volonté en somme qu'il appelle timidité (5) ».

Pourquoi hésite-t-on à appliquer cette remarque si juste aux autres cas de timidité ? On est frappé de ce fait que les timides incapables de faire une action en public, la font dans la perfection, quand ils sont seuls. Nadia joue du piano très bien et facilement quand elle se croit seule, et Cat... ferait très bien sa classe s'il n'y avait pas d'élèves, on en conclut qu'ils ne sont pas impuissants à faire l'acte et qu'il faut faire appel à un trouble extérieur à l'acte lui-môme pour expliquer sa disparition dans la société.

Il y a là un malentendu, l'acte de faire une classe imaginaire sans élèves et l'acte de faire une classe réelle devant des élèves en chair et en os ne sont pas le même acte. Le second est bien plus complexe que le premier, il renferme outre l'énoncé des mêmes idées, des perceptions, des attentions complexes à des objets mouvants et variables, des adaptations innombrables à des situations nouvelles et inattendues, qui transforment complètement l'action. Pourquoi un individu aboulique peut-il faire le premier acte et ne peut-il pas faire le second ? Je réponds simplement, parce que le second est bien plus difficile que le premier. Il en est ainsi dans tous les actes sociaux, car il n'y a rien de plus complexe pour des hommes que les relations avec les hommes. Que des émotions, des agitations motrices, des crampes des écrivains, des tics viennent s'ajouter, ou mieux se substituer à cet acte qui ne s'accomplit pas, c'est un grand phénomène secondaire dont il faudra tenir compte; mais le fait essentiel c'est l'incapacité d'accomplir l'acte complexe et en particulier l'acte social.

C'est ce que l'on vérifie par l'examen des diverses formes de cette timidité. La timidité fait le grand malheur de ces personnes, elles ont un sentiment qui les pousse à désirer l'affection, à se faire diriger, à confier leurs tourments et elles n'arrivent pas à pouvoir se montrer aimables, à pouvoir même parler. Nadia répète sans cesse : 

« je crois que je ne serais pas devenue si détraquée, si j'avais eu le courage de confier mes tourments à quelqu'un, mais malgré moi j'ai toujours été très renfermée. » 

Ce sont tous des « renfermés » qui sentent beaucoup, mais qui n'arrivent pas à exprimer et surtout qui n'arrivent pas à exprimer devant leurs semblables, parce que l'expression est un acte et l'expression sociale un acte complexe et que les actes complexes leur deviennent impossibles.

Il en résulte encore une contradiction, ces personnes sont poursuivies par le besoin d'aimer et d'être aimées, ils ne songent qu'à se faire des amis, d'autre part ils méritent l'affection ; extrêmement honnêtes, ayant une peur terrible de froisser quelqu'un, n'ayant aucune résistance et disposés à céder sur tous les points, ne devraient-ils pas obtenir très facilement les amitiés qu’ils recherchent ? Eh bien en réalité ils sont sans amis : ce sont des isolés qui ne rencontrent de sympathie nulle part et qui souffrent cruellement de leur isolement.  

Comment comprendre cette contradiction ? C'est que pour se faire des amis il faut agir, parler, et le faire à propos. Pour attirer l'attention des gens et se faire comprendre d'eux, il faut saisir le moment où ils doivent vous écouter, dire et faire à ce moment ce qui peut le mieux nous faire valoir. Or nos scrupuleux sont incapables de saisir une occasion ; comme J.-J. Rousseau, ils trouvent dans l’escalier le mot qu'il faudrait dire au salon. Ont-ils l'idée, ils ne se décident pas à l'exprimer et s'ils s'y décident comme ce pauvre Jean, ils veulent bien parler tous seuls quand il n'y a personne, mais ne peuvent plus parler dès qu'il y a quelqu'un.  

Pour que quelqu'un s'intéresse à eux, il faut qu'il les devine, qu'il fasse tous les efforts pour les mettre à l'aise, pour leur faciliter l'expression. Alors ils s'accrocheront à lui avec passion et prendront des affections folles dont nous aurons à parler. 

Un tel bonheur leur arrive rarement et presque toujours ils le paient très cher. Tous ces caractères de leur timidité et de leurs relations sociales dépendent au fond de leur aboulie fondamentale ; la diminution ou la disparition des actes sociaux qui se manifestent dans la timidité est un des phénomènes essentiels de l'aboulie du psychasthénique.


12. — Les aboulies professionnelles.

Après les aboulies sociales, les aboulies pour les actes de la profession se présentent très souvent. Nous avons déjà étudié des phobies professionnelles, presque toujours elles ont commencé par un « dégoût énorme du métier qui semblait plus fatigant que tout autre, ridicule, honteux... » (An... 110) M. Bérillon et M. Bramwell citent un prêtre qui ne peut monter en chaire, un médecin qui ne peut faire une ordonnance (6). 

Je trouve ce sentiment dans toutes les professions, chez l'ecclésiastique, le professeur, l'instituteur, le violoniste à l'orchestre, le maréchal ferrant, le maçon. C'est que le métier est encore l'ensemble des actions le plus considérable chez les hommes qui agissent peu. C'est là que l'aboulie commence à se faire sentir.

Il est intéressant de remarquer qu'une des premières aboulies qui aient été décrites, celles du notaire de Billod est une aboulie professionnelle, ce sont les actes de son étude que le malade ne peut plus signer (7) ; ce n'est que plus tard que l'aboulie s'étend à d'autres actes. 


Notes. 

1. Dugas, « La timidité », Revue philosophique, 1896, II, p. 502.
2. P. Lapie, Logique de la volonté, 1902, p. 294 (Paris, F. Alcan).
3. Hartenberg, Les timides et la timidité, p. 89 (Paris, F. Alcan).
4. Amiel, Journal intime, II, 192.
5. Hartenberg, Les timides et la timidité, p. 106.
6. Brandwell, « On imperative ideas », Brain, 1895, p. 336.
7. Billod, Maladies de la volonté, p. 177.

Pierre Janet, Les obsessions et la psychasthénie, troisième édition, Félix Alcan, Paris, 1919, p. 353-358.

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