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mardi 23 juin 2015

Névrosisme et neurasthénie, les maux de la modernité au début du XXe siècle, selon Louis Delmas, 1904

Que dirait l'auteur aujourd'hui ?!!! Déjà il se plaignait des abus de la vie moderne, les analysait et tentait d'en cerner les causes.  Juste ou exagérée, cette réflexion met le doigt sur l'inadéquation ressentie depuis longtemps entre la nature humaine et la vie agitée à laquelle il est désormais difficile d'échapper. On parlait alors de surmenage... Dire burn out, comme aujourd'hui, cela doit faire plus coo-ool... !



Photo publicitaire vantant Charlie Chaplin dans Modern Times (1936)


Le mal du siècle

Nervosisme — neurasthénie

En pathologie, comme en histoire, chaque siècle a son caractère indépendant et précis ou tend à le revêtir. Celui qui vient de finir paraît, plus que tout autre, s'être donné le tort ou le mérite de continuer activement la tradition. Poursuivant avec une inlassable énergie sa marche en avant sur la voie du progrès universel, son heureuse étoile lui a permis de brûler les étapes et de jalonner ostensiblement les approches du but. Nul de ses devanciers n'a bouleversé par suite, au même degré que lui, les idées, les mœurs et les coutumes que les générations se transmettaient avec un pieux souci, mais faussé par la conception erronée d'une intangible stabilité.

Les effets naturels de cette réaction excessive contre la torpeur du passé devaient inévitablement se traduire par la rupture de l'équilibre normal, sans lequel l'intime collaboration du moral et du physique aboutit fatalement au surmenage de l'un ou de l'autre, et, le plus souvent, de ces deux indissolubles facteurs du bien-être social ou individuel. Nous allons nous efforcer dans cette étude de déterminer quelles ont été, au point de vue strict de l'observation scientifique, les conséquences physiologiques et pathologiques de cet entraînement général et irrésistible vers la « toujours plus grande civilisation ».

I

Sommes nous plus « nerveux » que nos pères ?. Il semble difficile d'en douter. On regretterait même jusqu'à un certain point qu'il n'en fût pas ainsi. C'est un effet obligé de l'évolution intellectuelle et morale de l'humanité à travers les siècles. Nos pères ont été, eux aussi et de toute nécessité, plus « nerveux » que les leurs. Le tout est de savoir si nous ne les avons pas abusivement distancés.

Ce n'est guère qu'à partir de 1850, soit vers le milieu du dix-neuvième siècle, que la crise dont le terme est dans le secret de Dieu et du temps est devenue soudainement intense et menaçante. Malgré le terrifiant cataclysme de la Révolution, prolongé en quelque sorte par la sanglante et féerique épopée de l'Empire, la vie sociale s'était d'une façon générale conservée sensiblement pareille à celle du siècle précédent. Pénétrer, sous la Restauration et sous la monarchie de Juillet, dans une de ces familles bourgeoises, si profondément honnêtes et dignes, où l'aisance fertilisée par l'économie maintenait au degré compatible, avec la légitimité des aspirations, un bien-être sans raffinement, mais sain et confortable ; — c'était à peu de chose près voir la vivante reproduction d'une scène familiale de l' « ancien régime ». Le costume seul s'était modifié, mais dans de sages limites qui, chez les gens âgés, rappelaient encore un vague souvenir des lointaines élégances du grand siècle. Pour tout le reste, statu quo presque absolu. Mêmes habitudes domestiques ; mêmes patriarcales relations entre maîtres et serviteurs. Ni la poste ni la diligence ne soupçonnaient encore qu'il pût jamais être question de se disputer le « record » de la vitesse. La parfaite impossibilité apparente d'une transmission plus accélérée sauvegardait l'esprit des préoccupations prématurées et laissait bien souvent au temps la plénitude et l'opportunité de ses moyens correcteurs. Les routes carrossables n'avaient pas notablement progressé. On continuait à s'accommoder, dans les relations de voisinage, de l'allure calme et mollement rythmée de montures éprouvées, au jarret toutefois plus sûr que le caractère. L'inutilité de l'agitation servait de frein naturel aux entraînements irréfléchis. « Aller doucement; ménager sa monture », c'était en France autant qu'en Italie la condition sine qua non d'une entreprise bien conduite.

Comme nous voilà loin de cet état d'âme et de corps !... Et que l'on a du mal à se convaincre que moins d'un demi-siècle nous sépare de ce temps fabuleux !... Au point que la physionomie typique de l'adulte contemporain de la classe aisée diffère plus catégoriquement de celle de son prédécesseur immédiat que celui- ci n'était opposé d'aspect et de mœurs à son devancier du seizième siècle. Froid, guindé, d'une correction méticuleuse, hypnotisé par l'objectif fascinateur du « chic », n'appréciant par suite que les moyens matériels de l'atteindre et même de le dépasser ; détourné par la force des choses des grands enthousiasmes d'autrefois; ne pouvant à aucun titre soupçonner ce que ce nom, aujourd'hui banal, de « Français » a longtemps inspiré d'orgueil patriotique et de prestige mondial ; spectateur blasé de nos troubles politiques ; absorbé par les exigences de la lutte pour la vie; se livrant au plaisir par « snobisme » et cérébralité plutôt que par entraînement physique ; ne voyant plus dans le mariage que l'occasion de réaliser son obsédante soif du luxe et du faste mondain et, comme conséquence logique, la nécessité d'en restreindre les charges naturelles d'où la stérilité d'abord conditionnelle et voulue des unions, puis fatalement irrémédiable du fait de la suppression abusive de la fonction ; tel est sans exagération aucune l' « instantané » moral et physique du jeune candidat au concours obligé de l' « arrivisme ».

La transformation féminine n'est pas moins appréciable. On peut dire tout d'abord qu'il s'est fait de ce côté une sorte de déplacement du « dynamisme sexuel » qu'on avait si longtemps et à tort considéré comme irréductible. Un trait de mœurs bien suggestif en prodigue à toute heure, sur nos promenades à la mode, la convaincante démonstration. Jeune ou prétendant le paraître, c'est aujourd'hui la femme qui, en public et avec la secrète préméditation que « nul n'en ignore », offre le bras à l'homme et lui sert d'appui. Et qu'on ne se trompe pas sur la signification de ce détail dont le « snobisme », autre forme de l'affaiblissement progressif du vouloir individuel, a certainement précipité le succès. Inconsciemment ou de parti-pris, mais « féministe » résolue, la jeune fille moderne a définitivement rompu avec les aimables traditions de modeste passivité qui rendaient jadis si facile à l'homme l'exercice de sa suprématie conventionnelle. Aussi, plus encore que ne le répète aux échos de nos carrefours l'entraînante ritournelle de Froufrou, la « culotte » tend-elle à devenir, au propre comme au figuré, partie prépondérante du costume féminin. Arboré avec quelque apparence de raison par nos intrépides « pédaleuses », cet emblème disgracieux mais caractéristique s'est successivement augmenté des accessoires obligés de la toilette masculine qui en complètent le sens moral et la portée sociale. Cette extériorisation habilement graduée des prérogatives masculines est en bonne voie d'aboutir à la parfaite équivalence des droits généraux des deux sexes, en attendant le règne absolu de l'autocratisme féminin qu'il ne convient plus de traiter avec l'ironique dédain de jadis.

Ainsi, plus forte en apparence, plus instruite et plus « intellectuelle », la femme d'aujourd'hui devrait être a priori moins banalement « nerveuse » que son aînée, dont la futile oisiveté laissait si facilement prise aux énervants écarts de l'imagination. De même le « positivisme » communicatif et le « sportisme » rituel de nos jeunes « suffisants » semblerait-il à première vue les garantir sans réserve des humiliations d'une certaine impressionnabilité. La réalité est tout autre. En dépit du succès toujours croissant de la gymnastique et de l'hygiène, malgré les impérieuses obligations mondaines des villégiatures qui compensent dans la mesure du possible les anémiants effets de la vie urbaine; quels que soient les efforts et les progrès de la lutte de la raison contre le sentiment, on est bien obligé de convenir que la vigueur objective de notre jeunesse des deux sexes n'est, au double point de vue physique et moral, qu'une simple illusion d'optique, lamentablement dissipée au moindre heurt des contrariétés journalières de l'existence. C'est exclusivement la « surface » qu'on tient à sauvegarder maintenant. Et l'on doit reconnaître sans hésitation qu'elle ne laisse généralement rien à désirer. Avoir l'air d'être fort autant que paraître riche, voilà ce qui importe. On ne vous en demande pas davantage. Aussi n'est-il pas un seul détail de la vie extérieure des familles et des individus de toute catégorie sociale qui ne soit inspiré par cette tyrannique préoccupation. D'où la vogue extraordinaire des pratiques sportives, si peu répandues il y a trente ans, mais dont on ne subit la pénible initiation qu'en vue des exhibitions publiques qu'elles occasionnent, sans en attendre d'autre bien que la fugitive satisfaction de s'être montré en état d'irréprochable « performance ». De là ces excès parfois tragiques d'entraînement poussé jusqu'au surmenage le plus insensé; excès auxquels on se garderait bien d'exposer les animaux même de peu de valeur, tant on serait certain de les voir succomber avant la fin de leur « record ».

Inutile d'insister sur les troubles organiques hâtivement développés par un pareil genre de vie. Condamné au travail forcé » d'un moteur idéalement actionné par une force toujours renaissante et garantie du moindre aléa mécanique, le cœur, qui ne bénéficie en aucune façon d'aussi invraisemblables prérogatives, paraît d'abord faire bonne contenance, grâce à ses réserves naturelles d'influx nerveux et de tonicité musculaire. Se raidissant contre l'obstacle, il parvient quelque temps à réfréner l'affolement de l'irrigation pulmonaire et à la refouler vers la périphérie. Mais ce n'est là qu'une suractivité d'ordre psychique, et par suite forcément éphémère. Trop délicate pour supporter sans répit et sans réconfort une tension exagérée, la fibre cardiaque ne tarde pas à se relâcher. Les parois s'amollissent et se distendent et l'on apprend soudain qu'au cours d'une promenade à bicyclette ou d'une partie de tennis un peu mouvementée, M. X..., Mlle Z... ont brusquement succombé à la rupture d'un anévrisme, lisez éclatement du cœur, sous l'aveugle poussée d'un contenu qui cherche à se dégager à tout prix.

Trop rares encore pour déterminer autre chose qu'une émotion fugitive, ces dramatiques événements paraissent bien imputables au genre de la vie actuelle. La jeunesse d'autrefois n'en soupçonnait même pas l'éventualité. Non moins, pour ne pas dire plus turbulente que celle de nos jours, mais fidèle aux distractions traditionnelles qui calmaient, sans l'épuiser avant l'heure, son ardeur innée pour le bruit et le mouvement : la danse, l'escrime, la déambulation plus ou moins carnavalesque suffisaient à la garantir des abus de sa double et contradictoire évolution physique et intellectuelle. Et, comme d'autre part, les études scientifiques étaient infiniment moins chargées, les carrières libérales et les fonctions rétribuées moins courues et par suite beaucoup plus abordables, on s'explique aisément pourquoi la jeunesse d'autrefois restait si opiniâtrement insouciante et gaie. Heureux temps que nous ne reverrons plus !... Les sévères préoccupations de celle d'aujourd'hui ne sont, hélas! que trop justifiées, et nous sommes encore bien loin du terme de la progression effroyablement rapide du struggle for life [lutte pour la vie].

Voilà comment, par une déroutante antithèse, l'énervement général, loin d'être modéré par la vogue toujours croissante de l'entraînement physique, semble au contraire en suivre parallèlement l'allure. Jamais moyens plus scientifiques en théorie n'ont été opposés aux amollissants effets d'une civilisation débordante : jamais on n'a certainement mieux formulé les règles élémentaires de la santé corporelle, si justement considérée comme le substratum obligé de celle de l'esprit ; jamais on ne s'est vu, dans la pratique expérimentale, plus près que nous de la fatale déclaration d'une irrémédiable « faillite ».

C'est que les nécessités par trop complexes de la vie moderne viennent à chaque instant annihiler les séduisantes promesses qu'on ne peut s'empêcher d'attendre des merveilleuses conquêtes de nos laboratoires. À voir les choses de près on s'aperçoit bien vite que tout est contradictoire dans notre mécanisme social. Rien de plus sage et de plus judicieux que la réglementation des exercices physiques en vue du développement de la souplesse et de l'endurance du corps ; rien de plus dangereux que les excès parallèlement imposés par l'obligation de faire étalage de qualités sportives hors de proportion avec les aptitudes naturelles. — Surmenage à répétition, anxiété morale, tension nerveuse entrecoupée de détentes excessives, éphémère griserie des succès, dépression bien autrement prolongée des revers ; tel est l'inévitable aboutissant de ce régime antiphysiologique.

En somme, dépense organique exagérée et « réparation illusoire » quand elle n'est pas totalement insuffisante. Car, par un comble de malechance [sic] accidentelle mais générale, à peu près toutes les conditions et toutes les habitudes de l'existence moderne tendent visiblement au même but : la déchéance physique de la race. On connaît beaucoup mieux sans doute qu'autrefois les moyens de préservation collective et individuelle contre les causes sans nombre de destruction prématurée. Le « mystère microbien » s'est enfin révélé au grand jour des projections de nos microscopes perfectionnés. Mais, en définitive, si nous savons presque à coup sûr comment nous sommes exposés à périr, nous n'évitons encore que très imparfaitement les incessantes occasions de chute. D'autant que ce que nous avons gagné en savoir est fort loin de compenser ce que nous avons perdu en résistance native. Et cela en grande partie du fait du déplorable régime alimentaire dont nous sommes redevables aux progrès déréglés de l'industrie et à la multiplicité démesurée des besoins factices de ce qu'on est convenu d'appeler le « confort moderne ». Rien en réalité de moins réconfortant que ce prétendu confort. Et ne dirait-on pas qu'en toute chose un vent de folie nous pousse à nous dépouiller nous-mêmes jusqu'aux derniers vestiges du solide et vrai « bien-être » de nos pères. Aussi cette longue succession de robustesse ethnique qu'ils se sont si fidèlement transmise ne se montre-t-elle plus aujourd'hui que sous la forme incertaine d'un « atavisme » en voie de rapide disparition.

Déjà considérablement déchus de leur pouvoir nutritif naturel par les fraudes de toute sorte que ni lois ni expertises ne parviennent à réprimer, nos aliments de première nécessité subissent un supplément de spoliation diététique du fait des nouveaux procédés culinaires à peu près uniformément adoptés par l'ensemble des villes et des campagnes. L'invasion presque achevée des fourneaux « économiques » a partout, en effet, substitué à la recherche traditionnelle de la « saveur celle du maximum de rapidité et de simultanéité des préparations — soit la négation absolue de l'objectif fondamental de la bonne cuisine. Nos « chefs » en renom ne paraissent plus avoir d'autre préoccupation que celle de se poser en émules des « chauffeurs » brevetés dont il serait vraiment superflu de leur imposer l'examen probatoire. Ils font à leur façon et très exactement du « 60 à à l'heure, en attendant mieux, ce qui ne saurait tarder. Pénétrez intentionnellement ou par hasard dans un de ces laboratoires « fin de siècle » tout reluisants des chauds reflets du cuivre, du nickel et des émaux aux teintes et aux formes variées, rien ne vous indiquera d'emblée, si l'heure est matinale ou si l'après-midi n'est pas sur le point de finir, que c'est de là que vont sortir, en moins de soixante minutes, les ragoûts et les rôtis aux multiples combinaisons, aux dénominations pompeuses dont un menu décoratif vous donnera en vous asseyant à la « table d'hôte » l'illusionnant avant-goût. Et c'est pire encore avec les appareils à gaz. Leur combustion presque irréfrénable porte à peu près d'emblée les aliments au maximum de coction exigée pour les plus endurcis. Ici la momification est immédiate et les « boucaniers » des pampas ne pourraient qu'envier l'ingénieuse prestesse avec laquelle nos cuisiniers « modern-styl [sic]» nous servent les grillades carbonisées qui semblent défier toutes les agressions (1).

Banquets et dîners de gala ne sont plus aujourd'hui que des motifs de manifestations politiques ou mondaines, des occasions d'exhibitions fastueuses où le luxe de la toilette rivalise follement avec celui du service. On y mange du bout des dents des plats peu nutritifs, mais artistement décorés et façonnés en vrais tableaux de genre. Le plaisir de la bonne chère, si goûté de nos aïeux, est totalement absent de ces agapes théâtrales où l'on se contentera peut-être un jour, comme sur nos grandes scènes, de l'économique illusion du « carton-pâte ».

Quels changements aussi dans nos repas de famille!... mais dans un sens diamétralement opposé. L'absence du souci de « paraître » et d'être taxé d'après l'effet visible donne ici « carte blanche » à la réduction, voire à la suppression radicale des frais que le snobisme impose dans ce but. C'est autant de disponible pour le « superflu » qui, lui, ne se prête pas si aisément aux transactions. On mange de la sorte « vite et mal » une préparation quelconque, toujours simplifiée, faute de temps et de main-d'œuvre ; et l'estomac, asservi à ce régime expéditif, finit par perdre le goût et le besoin des mets savoureux et réconfortants. D'où la nécessité finale de demander à des moyens artificiels le complément de stimulation dont l'insuffisance de notre alimentation augmente chaque jour le coefficient.

II

Tout contribue donc, dans l'état actuel de la vie sociale, à précipiter l'usure et à ralentir la réparation organique. L'ébranlement excessif de la machine humaine se traduit inévitablement par un surcroît d'impressionnabilité aux divers agents excitateurs. Comme une corde trop tendue, notre système nerveux vibre au plus léger contact. Ayant à peu près totalement perdu, sous l'influence des appels répétés qu'il reçoit, le pouvoir de mesurer à chacun d'eux le degré de réaction qui devrait normalement lui convenir, il s'épuise à soutenir ce rôle d'auto-accumulateur toujours chargé. Ne recevant d'un sang mal entretenu que des secours illusoires, il est prématurément réduit à l'existence aventureuse des « viveurs » ruinés qui ne soutiennent plus que par de précaires expédients un décorum conventionnel. Constamment en éveil quand il n'est pas en fonction, il est fatalement condamné à la déchéance progressive, en franchissant plus ou moins vite, selon les résistances individuelles, les deux grandes étapes de l'irritabilité et de l'atonie. C'est affaire de temps ou de réaction psychique.

On est en droit de donner à ce premier degré de dérèglement fonctionnel le nom suffisamment expressif de « nervosisme ». Ce terme qui fait image s'applique indistinctement à l'ensemble des physionomies contemporaines de toute catégorie. Paysans et gentilshommes, ruraux et citadins, ouvriers et bourgeois, artistes et industriels en portent collectivement l'empreinte. Les anciennes barrières sociales se sont fissurées : la pénétration est aujourd'hui universelle. Mais si le déluge grandit, on ne voit poindre à l'horizon la moindre silhouette d'arche libératrice.

Le signe extérieur le plus général de cette modification ethnique, c'est incontestablement la diminution progressive des « tempéraments sanguins » exclusifs. Les faces rubicondes et rabelaisiennes, qui fourmillent et s'agitent si joyeusement dans tous nos vieux tableaux, se font de plus en plus rares, même à la campagne, ce milieu réputé classique des figures enluminées et épanouies. Les traits s'affinent, la peau se lave, les joues s'affaissent, les cheveux tombent prématurément, les physionomies allégées deviennent naturellement plus mobiles. De même le corps, moins massif, moins chargé de graisse, se façonne avec une remarquable souplesse aux impatientes manifestations du désir de « vitesse » en toute chose qui obsède maintenant la presque totalité des cerveaux. Mais la promptitude de réaction du ressort musculaire étant incompatible avec la continuité de l'effort, l'aptitude au travail soutenu diminue de plus en plus, et les bruyantes revendications de journées écourtées pourraient bien, sous peu, bénéficier officiellement d'une justification physiologique inattendue (2). Se fatiguant plus vite qu'autrefois, surtout à la ville où la réparation nutritive se réduit à son minimum, l'ouvrier est logiquement incité à demander une réduction proportionnelle de ses heures de travail. Rien de « révolutionnaire » dans l'expression de ce sentiment encore mal défini, et dont les « agitateurs seuls semblent avoir entrevu la réalité. Mais on ne saurait en dire autant de la prétention abusive de rompre les rapports normaux du salaire et de la production. Avec un travail restreint conviendrait-il, pour le moins, de ne pas exiger une rémunération inversement proportionnelle.

« Aller au plus vite » est une autre conséquence de cette diminution d'aptitude à l'effort matériel. C'est encore un moyen assuré de réduire la fatigue physique. D'où le caractère superficiel et éphémère des œuvres contemporaines. Du petit au grand, depuis l'humble labeur de ménage jusqu'aux superbes projections de ces immenses treillis métalliques qui remplacent aujourd'hui les lourdes et lentes superpositions de la maçonnerie, c'est la recherche pour ainsi dire passionnée de « l'instantanéité » qui fait surgir comme par enchantement les plus ingénieux moyens d'exécution. Mais ces chefs-d'œuvre d'édification hâtive opposeront-ils aux injures du temps la stoïque invulnérabilité des anciens monuments ? Seront-ils encore debout au siècle qui va suivre ?... Il est grandement permis d'en douter d'autant que ce n'est plus l'idée de « durée » qui suggestionne nos fébriles ingénieurs. Satisfaire immédiatement aux besoins du jour, sans le moindre souci de ce qu'il en adviendra par la suite, tel est le mot d'ordre. Le déluge n'est pas imminent, qu'avons-nous à nous en préoccuper !... L'ære perennius n'est qu'une vieillerie démodée, mais surtout par insurmontable aversion du labeur prolongé.

« L'impatience de la réalisation », telle est donc la dominante psychologique de l'époque. Conception et exécution n'apparaissent plus que comme deux termes indépendants et paradoxalement isochrones. Et le cercle vicieux ne fait que se rétrécir. Le « nervosisme » augmente la fièvre de la pensée : celle-ci exaspère à son tour l'impressionnabilité, au point qu'il devient presque impossible de noter la valeur individuelle de ces deux facteurs.

Cette suractivité des cellules cérébrales ne pouvait manquer de déterminer, dans l'ordre moral, une égale mobilité de réaction. L'émotivité à l'égard de certains sujets est devenue si peu mesurée que les simples contrariétés de la vie, les insignifiantes déceptions, les inévitables froissements d'amour-propre, prennent habituelle ment la proportion de peines insoutenables. Un examen manqué, un reproche inattendu, une affection dédaignée ébranlent si violemment le cerveau de nos adolescents que certains préfèrent renoncer d'emblée à la lutte et se précipitent tête baissée dans le stérile refuge du suicide. C'est chose vraiment désolante de voir des enfants de dix ans à peine devenir la proie de ce stupéfiant pessimisme.

Telle est aussi la raison psycho-physiologique de cette précoce et déconcertante criminalité dont les colonnes journalières des faits divers publient avec un dangereux empressement les révoltants détails. Les cambrioleurs et les assassins de profession n'attendent plus aujourd'hui l'âge de la virilité pour accomplir, avec l'habileté que l'on sait, leurs sinistres exploits. Bien mieux encore que les héros du Cid, ils s'appliquent à devancer le temps de la renommée et à se signaler par des traits d'audace que les Mandrin et les Cartouche de jadis leur eussent maintes fois enviés. Il en résulte que, sans augmentation bien appréciable de nombre, les crimes contemporains se sont massivement déplacés sous le rapport de la catégorie sociale de leurs auteurs. Ce n'est plus de nos jours le groupe traditionnel des illettrés ou des hommes faits qui défraie les chroniques judiciaires. Les bandes du vol et du meurtre qui terrorisent à leur aise la banlieue parisienne ont pour chefs des capitaines de vingt ans et pour soldats non moins disciplinés qu'intrépides, des recrues de quinze à dix-huit ans, tous suffisamment instruits, assez souvent même échappés du collège, également animés d'une passion effrénée de jouir sans travailler. Si bien que, par une ironique inconséquence de la mentalité actuelle, la vie humaine n'aura jamais été, à aucune époque de barbarie, aussi froidement traitée en chose de peu de valeur. Une simple contradiction, le plus léger aiguillon de jalousie, l'insignifiant appât d'une humble pièce de monnaie suffisent à causer la mort, parfois atroce, des malheureux qui ont inconsciemment provoqué cette monstrueuse suggestion. Ajoutons que, par une réciprocité d'aberration non moins déplorable, le même individu n'hésitera pas à se faire, avec aussi peu de raison, son propre meurtrier. Il faut, en effet, remonter la longue série des siècles qui nous séparent des Romains de la décadence pour retrouver une époque où la mort volontaire et précoce, sous toutes ses formes, soit à ce point tombée dans le domaine des « faits courants ». L'excès d'impressionnabilité à la douleur physique ou morale ne reconnaît plus à l'existence d'autre raison d'être que le succès facile ou le plaisir sans fin.


III

Sérieuses et diverses sont les conséquences pathologiques de cette exaltation nerveuse, passée à l'état de modus vivendi normal.

Si nous pouvons encore considérer comme exceptionnels les cas extrêmes, à dénouement tragique ou prématuré, nous n'avons que trop le droit de dénoncer dans la plupart des manifestations morbides habituelles l'empreinte, souvent brutale, d'une immixtion qui ne peut jamais être indifférente. En chirurgie comme en médecine, la première préoccupation du praticien est, aujourd'hui, de chiffrer d'un coup d'œil exercé l'étiage nerveux d'un nouveau « sujet ». On se fût autrefois non moins rationnellement appliqué à évaluer sa richesse sanguine. L'agitation, le délire, le méningisme vrai ou faux sont devenus partie intégrante de toute explosion fébrile. L'impatience du blessé et sa frayeur de la moindre douleur opératoire donnent maintenant plus de soucis au chirurgien que jadis la terrible éventualité de l' « infection purulente ». Il est absolument certain que, sans le complaisant mais parfois dangereux artifice de la sidération anesthésique, les grandes interventions seraient, de nos jours, impraticables.

Nous n'insisterons pas ici sur le rôle, de plus en plus actif, qu'une pareille modalité physiologique exerce dans la progression désespérante des maladies « mentales ». Comment, en effet, un cerveau, si habituellement et si facilement ébranlé, pourrait-il résister au choc ininterrompu de la lutte pour la vie, dont la sauvage âpreté ne le cède en rien à celle des âges préhistoriques. Perpétuelle démonstration de la latente réalité de notre tare originelle.

Mais l'aboutissant ordinaire en quelque sorte obligé du mal dont nous souffrons presque tous plus ou moins, c'est cet état hybride et complexe, aux insidieuses allures, à l'insaisissable curabilité qui, sous le nom de « neurasthénie » a reçu, vers la fin du dernier siècle [XIXe siècle], l'honneur du rang individuel dans le cadre nosologique Si le terme est neuf, la chose ne l'est cependant pas au même point. La faiblesse irritable, — l'épuisement nerveux, — qui soulevaient déjà les doléances des générations précédentes, remontent assez haut pour qu'Hippocrate, notre grand et lointain aïeul, leur ait donné l'hospitalité de quelques lignes dans ses immortels Traités. Ce qui est incontestablement nouveau et bien de notre époque, — c'est la multiplicité des atteintes de ce genre. Il en est exactement de même de l' « appendicite », cette autre production typique en apparence des conditions sociales contemporaines. Connue de tout temps sous l'étiquette moins suggestionnante de « typhlite », mais discrète et habituellement bénigne, elle n'est réellement nouvelle que par l'expansion et la gravité que lui ont imprimées les écarts de notre régime alimentaire. N'oublions pas aussi que la maladie fait, au même titre que la mort, partie intégrante du vice natif de l'humanité; et que si, sous ce rapport, nous avons le droit et le devoir de nous défendre énergiquement contre les maux qui nous assaillent, il serait absolument chimérique d'espérer en une libération sanitaire complète. Nos prétentions doivent sagement se borner aux bénéfices plus ou moins appréciables d'une dérivation pathologique. C'est ainsi que nos pères, tout particulièrement assujettis à la néfaste tyrannie de la « variole » et des « fièvres telluriques », moins délicats et moins citadins, ne donnèrent que fort peu de prise à la diffusion infectieuse et névropathique qui sévit lourdement aujourd'hui sur nos villes trop peuplées. « Un clou chasse l'autre », dit trivialement un vieux proverbe. On peut en dire autant en pathologie. Le tout est de tâcher d'être moins durement « cloué ».

C'est à l'Américain Beard que nous sommes redevables, depuis environ vingt ans, de cette élégante appellation de « neurasthénie » dont la suggestive imprécision a rapidement captivé notre incommensurable snobisme. Quelle plus belle preuve de distinction personnelle que d'offrir manifestement les signes d'une maladie aussi bien « portée » !... La presque totalité de nos gloires artistiques n'appartient-elle pas, de droit et de fait, à cette éminente catégorie morbide ?... Le titre si envié d' « intellectuel » n'est-il pas d'ailleurs la consécration officielle d'une impressionnabilité cérébro-nerveuse toujours prête à franchir les étroites limites du fonctionnement normal ?... Et l'on s'engage d'un pas léger, presque joyeux, sur la voie semée de fleurs trompeuses qui mène tout droit 'et très vite à ce but trop peu redouté.

Malgré son exotique baptême, l'état civil de la « neurasthénie » n'a été parachevé qu'en France par Charcot. Nul n'aurait pu, au même degré que cet incomparable neurologiste, démêler, classer et identifier les symptômes assez diffus qui jusqu'à présent avaient masqué la réelle personnalité de ce mal insinuant et capricieux. Les ténèbres qui l'enveloppaient depuis tant de siècles étaient surtout entretenus par la multiplicité de ses facteurs. Rien de variable et de contradictoire, à première vue, comme ses origines : hérédité nerveuse, surmenage, sexualité, infections, intoxications, artério-sclérose, maladies de l'estomac, traumatisme, éducation et milieu social, etc., tel est le champ illimité où germent et se développent sans bruit les manifestations plus ou moins précoces dont les premiers signes passent généralement inaperçus.

Avec une pareille profusion de causes déterminantes on a grandement le droit de s'étonner que la « neurasthénie » ne soit pas encore beaucoup plus répandue. Elle devrait être en quelque sorte le reliquat constant de toute agression morbide un peu sérieuse et compter normalement autant de sujets que d'individus. Tel sera peut-être un jour l'état régulier de l'humanité. Il est de toute justice de reconnaître que nous ne négligeons aucune des conditions favorables à l'achèvement de cette uniformisation pathologique.

Nous pouvons cependant encore, — tout au moins provisoirement, — affirmer qu'en dépit de la multitude des occasions compromettantes, les prédisposés seuls deviennent sûrement « neurasthéniques ». Et par « prédisposés » nous entendons tous les héritiers sans exception des nombreuses tares nerveuses, dont les plus graves ne sont pas nécessairement celles qui s'exposent le mieux au grand jour. L'éclosion d'emblée de la névrose chez un sujet indemne d'antécédents suspects n'est sans doute pas impossible mais ce n'est là, comme pour la plupart des règles fondamentales, qu'une exception confirmative. N'oublions pas toutefois que la prédisposition ne confère rien de plus que l' « aptitude ». Elle ne crée pas la maladie de toute pièce, et le fils de parents neurasthéniques n'en continue pas immédiatement la succession. Il parviendrait même, sans trop de peine, à secouer le joug de la fatalité originelle, s'il pouvait se soustraire efficacement aux influences qui ont fait le malheur de sa famille. Mais le cercle qui l'étreint ne lui laisse que de vagues espérances de rédemption, vu l'entière similitude des facteurs initiaux de ses tares natives et des influences occasionnelles qui, par la suite, s'empresseront de les développer.

Parmi ces influences, une des plus actives est certainement, de nos jours, ce qu'on est convenu d'appeler le « surmenage intellectuel ». Par ces temps d'égatitarisme outrancier, chacun se tenant pour aussi et même plus intelligent que son voisin, nul ne doute de la souplesse et de la vigueur de son effort cérébral. Le but convoité étant identique, comment la possibilité de l'atteindre serait-elle l'apanage abusif de quelques privilégiés ? Et l'on se lance aveuglément à la poursuite d'une instruction indigeste et à la conquête de diplômes improductifs. Relativement heureux encore ceux qui parviennent à goûter ces illusoires succès : ils ne donnent à la « neurasthénie » qu'un apport assez modeste. Le clan des « ratés », au contraire, surtout de ceux qui n'ont pas su ou voulu se convaincre de l'inopportunité de leurs prétentions, grossira démesurément les rangs des « névrosés ». Car c'est bien plus à la dépression cérébrale, résultant de l'insuccès, qu'à la fatigue réelle, causée par le travail intellectuel, qu'il convient d'imputer l'extension de ce malencontreux surmenage. À égalité d'efforts et de résistance nerveuse, le candidat triomphant paraîtra habituellement aussi sain et dispos que son rival éconduit malade et harassé. « La véritable cause de l'épuisement nerveux, disent Proust et Ballet, c'est l'inquiétude et l'anxiété au milieu de laquelle ce labeur a été accompli ; ce sont les préoccupations morales qui l'ont précédé, accompagné ou suivi. » On ne saurait mieux dire. Malheureusement les conditions précisées par ce précieux correctif tendent surtout à faire ressortir combien il doit être difficile aujourd'hui de ne justifier, à aucun degré, la banale qualification de « surmené ».

La troublante évolution de la « sexualité » vient en outre, fort mal à propos, chez les jeunes gens renforcer l'ébranlement cérébral auquel les condamne l'agitation inévitable de la « vie scolaire ». Nous ne nous arrêterons pas sur les effets trop certains de cette inévitable influence. Les aberrations ou les excès qui peuvent en résulter seraient plus que suffisants à créer de toute pièce une incurable « neurasthénie », s'il ne s'agissait là, fort heureusement, que d'un état transitoire dont les nécessités ultérieures de la vie ont assez habituellement raison.

Bien autrement redoutable, — parce que permanente, — est la coalition des agents morbides aigus ou chroniques, diathésiques ou infectieux, qui nous assiègent journellement. À signaler surtout comme d'actualité contemporaine, les « maladies spéciales de la femme » et celles de « l'estomac », dont les capricieuses manifestations défient avec le même succès l'ingéniosité curative des praticiens. — De plus en plus détournée de ses devoirs naturels et de ses fonctions physiologiques, la femme moderne tend à devenir trop souvent un être anormal, aspirant à s'affranchir de l'impôt sexuel, avec autant d'ardeur que les matrones bibliques s'honoraient de l'acquitter libéralement. Ce triste idéal de « stérilité », dont un trop grand nombre de nos élégantes subissent la démoralisante obsession, a déjà causé tant de désastres qu'on ne saurait trop le dénoncer. Demandez aux cinquante ou soixante mille jeunes femmes de Paris, asexuées par la criminelle complaisance d'une chirurgie éhontée, le bénéfice qu'elles ont retiré d'un sacrifice aussi absolu. L'immense majorité de ces malheureuses n'aura d'autre réponse à vous faire que la démonstrative exhibition d'une lamentable « neurasthénie ».

Malgré ce peu encourageant cortège de misères physiques ou morales, l' « infécondité » n'en est pas moins le dernier cri du féminisme intempérant. Il est devenu si « select » de ne plus subir les sujétions de la maternité que l'on dissimule soigneusement jusqu'aux signes extérieurs de l'aptitude à cette fonction démodée. Fi de ces courbes harmonieuses qui dessinaient avec grâce la taille d'une femme, au temps préhistorique de la « Vénus de Milo ». L'esthétique du jour, c'est le heurt saccadé des angles et des lignes droites, et par suite, la réhabilitation fort inattendue de la « platitude ». L'élégance de la taille se mesure exclusivement à l'exiguïté de son contour, sans que l'on ose on que l'on sache être choqué de la brusquerie des ressauts et de l'horizontalité des raccords...

Aussi effectives et non moins communes que les maladies propres de ]a femme, celles de l' estomac constituent le plus solide appoint de la « neurasthénie ». On peut même affirmer qu'elles en sont inséparables. C'est, en quelque sorte, le sceau officiel dont la névrose marque sa prise de possession d'un organisme en opportunité morbide. Leur union est à la fois si intime et souvent si immédiate qu'on tenterait vainement de déterminer leur ordre d'apparition. Tout au plus peut-on déclarer que s'il n'est pas de neurasthénie sans trouble gastrique, le contraire n'est pas aussi rigoureusement vrai. Gastralgique ou dyspeptique de fraîche date, on n'est point encore fatalement menacé, mais on est gravement exposé. — Quoi qu'il en soit, ces complications stomacales ne se distinguent en rien de leurs formes indépendantes. Il paraît cependant acquis que les neurasthéniques primitifs sont plus particulièrement atteints d' « hyperacidité » ; d'où leur penchant bien connu pour les salades et les fruits aigres. Ils sont aussi à peu près sûrement voués aux tribulations multiples de l'« entéroptose ». Autre invention terminologique, dont s'est trop aisément enrichi le langage approprié à la complexité morbide de notre récente fin de siècle. On a lu ou entendu dire, mais à coup sûr il serait difficile de deviner que ce mot sonore et peu rassurant désigne, de par l'autorité sans conteste de Frantz Glénard, un ensemble symptômatique [sic] représentant une association de lésions gastro-intestinales constantes et de troubles fonctionnels mobiles et divers comme les réactions individuelles. Le point de départ est d'une immuable précision. Débilité musculaire de la paroi abdominale ; relâchement des fibres ligamenteuses qui maintiennent la fixité topographique des organes délicats et peu protégés, entre lesquels se répartit avec une admirable notion de leurs aptitudes, le mystérieux travail de la digestion. La parfaite stabilité de ces laboratoires partiels leur est aussi nécessaire qu'aux rouages actifs d'un mouvement d'horlogerie et la moindre infraction à cette loi d'équilibre physiologique peut se traduire par des désordres manifestement disproportionnés avec l'importance de l'agent perturbateur. Le tiraillement des viscères, leur abaissement ou leur déplacement dans la cavité abdominale, la pression qu'ils exercent ainsi sur les organes voisins, les troubles circulatoires et nerveux qu'ils subissent et provoquent par suite; tel est, dans ses grandes lignes, le tableau descriptif de cet état pathologique incontestablement « moderne » et dont la « dilatation de l'estomac » constitue le symptôme le plus visible et le plus connu.

Presque au même degré de l'échelle étiologique, nous trouvons ensuite le groupe compact et toujours actif des « infections » et des « intoxications ». Très impressionnable aux poisons, la cellule nerveuse est la proie facile de tous les « virus » auxquels elle ne peut opposer le privilège exceptionnel de l' « immunisation » ou de l'état « réfractaire ». C'est dire avec quelle exemplaire régularité elle subit les effets nocifs des élaborations microbiennes, aussi foudroyantes parfois que la strychnine, le curare, l'acide prussique et autres redoutables alcaloïdes. Rapide ou lente, partielle ou générale, cette sidération nerveuse qui fait, en somme, tout le danger des atteintes infectieuses, ne manque dans aucune circonstance. Et dans les cas particulièrement graves, elle survit aux germes qui l'ont déterminée, ne cédant que peu à peu aux efforts combinés de la nature et de la thérapeutique. Elle n'en représente pas moins la forme la plus habituellement curable de la « neurasthénie aiguë ».

Une cause assez étrange, essentiellement contemporaine, parce qu'elle est la conséquence directe de l'audacieuse captation des éléments que l'industrie actuelle asservit à ses insatiables besoins ; c'est le « choc traumatique » porté à son maximum de pouvoir vulnérant et considéré dans son action générale sur l'organisme, avec ou sans lésions locales appréciables. Tels les accidents de chemins de fer, d'automobiles, les violentes explosions de mines ou de machines, qui déterminent sur l'axe cérébrospinal et sur les plexus viscéraux d'incalculables ébranlements. Et comme les effets de ce retentissement intime ne sont pas nécessairement immédiats, que souvent même ils mettent très longtemps à se produire, et qu'ils affectent une préférence marquée pour les cas sans lésions objectives, on ne pouvait se défendre tout d'abord à leur égard d'une excusable suspicion. D'autant que les questions préjudiciables qu'ils soulèvent inévitablement mettent en conflit suraigu les intérêts les plus contradictoires. Mais les faits d'observation de ce genre se sont tellement multipliés, dans ces derniers temps, qu'il n'est plus possible de les récuser. Les parties « en cause » ne peuvent aujourd'hui raisonnablement contester que leurs exagérations mutuelles. Ajoutons que ce mode neurasthénique est malheureusement aussi difficile à guérir qu'à légitimer.

Les facteurs d' « ordre physique » que nous venons de passer en revue n'auraient, malgré tout, qu'une sûreté d'action très relative, s'ils ne trouvaient dans l' « état moral » de leur victime une complicité toujours disposée à les seconder. Jamais époque n'a si orgueilleusement prétendu réaliser le maximum du développement moral de l'individu ; théories et leçons de choses s'empressent à l'envi de dénoncer le joug dégradant de la « superstition » et des préjugés surannés : « Devoirs facultatifs », « Droits intransigeants », voilà désormais le seul idéal compatible avec la dignité humaine. Pour Dieu la raison ; le bien-être pour culte ; l'égalité pour code. Des principes aussi radicaux devaient nécessairement entraîner dans le « monde moral » une révolution égale à celle que les conquêtes de la civilisation ont imposée au « monde physique ». Et déjà l'on est à même de relever les conséquences directes de ces aspirations immodérées. Relâchement progressif du respect de l'autorité chez les inférieurs et de son exercice chez les supérieurs. N'osant ni ne voulant plus ni commander ni défendre, les chefs et, ce qui n'est pas moins grave, les pères de famille, n'ont plus d'action directrice sur leurs subordonnés ou sur leurs enfants. Ceux-ci, habitués à contenter tous leurs caprices, par l'aveugle indulgence de leur entourage, arrivent bientôt à ne souffrir ni contradictions ni déceptions : par suite, à ne comprendre qu'une existence facile et à considérer comme inutile ou dépassant leurs forces de lutter pour surmonter les moindres obstacles ou les plus vulgaires mécomptes. Le succès sans effort privant la « volonté de son stimulant naturel, celle-ci s'effondre, et le cerveau n'est plus qu'un réceptacle inerte dont le premier « choc » venu, physique ou moral, ouvrira grandement l'accès à la « neurasthénie ».

IV

Nous ne donnerons pas ici la description symptomatique de la « névrose » qui fait l'objet de ce travail. Ce n'est point œuvre didactique, mais prophylactique que nous poursuivons avant tout. Qui ne sait d'ailleurs, aujourd'hui, démasquer les signes caractéristiques de cette physionomie morbide qu'il ne sera peut-être bientôt plus paradoxal de considérer comme normale ? L'expression anxieuse ou tout au moins préoccupée du visage, — la douleur en « casque », — la faiblesse musculaire, l'horreur du travail manuel ou de l'effort, l'insomnie habituelle, l'exacerbation matinale, le bien-être relatif du soir, avec leurs combinaisons infinies de troubles psychiques, névralgiques on gastro-intestinaux ; ce sont là autant de « stigmates » révélateurs et fondamentaux. L'observateur le moins exercé ne peut s'y tromper que volontairement.

Du pronostic et du traitement nous ne dirons pas davantage et pour la même raison. Quels que soient sa « forme » et son « degré », la « neurasthénie » ne compromet pas nécessairement par elle seule l'existence du patient ; elle se borne à la troubler. Bien loin de là son empreinte aurait plutôt la valeur d'un brevet de « longue vie », si l'on n'éprouvait quelque scrupule à formuler une assertion aussi peu vraisemblable au premier abord. Et cependant la réalité des faits ne permet guère de la mettre en doute, en l'appuyant au besoin d'une explication assez plausible. Obligé de s'observer minutieusement et d'éviter avec la plus vigilante attention les occasions, — combien nombreuses ! — qui pourraient lui nuire, refroidissement, fatigues, écarts de régime, etc., le « neurasthénique » échappe par là même aux causes ordinaires de maladies et de mort prématurée que le « robuste » brave avec un si présomptueux dédain. Mais combien plus sûrement celui-ci parviendrait-il à cet inappréciable résultat, s'il imitait, de ce « chétif » dont il se raille, la prudente réserve et la sage méfiance.

Toutefois, si à ce point de vue exclusif et fort discutable, la déchéance nerveuse a cela de commun avec la plupart des « maux » de n'être pas absolument dépourvue d'utilité, qui oserait soutenir que ses méfaits ne constituent pas aujourd'hui, pour l'humanité, un lourd et menaçant fléau ! Au train vertigineux de notre civilisation, qui pourrait entrevoir sans effroi la progression ininterrompue de cette impressionnabilité dont nous souffrons déjà si vivement ? L'ère des « concordats » ne semble-t-elle pas aussi virtuellement close, même en physiologie ? Et n'allons-nous pas assister à la rupture définitive des rapports diplomatiques qui limitaient, — assez péniblement, il faut bien en convenir, — les velléités d'indépendance mutuelle de ces deux collaborateurs inséparables mais rivaux, le sang et les nerfs ?

Il n'est pas, pour l'avenir de notre race, de plus inquiétante éventualité. Les conditions actuelles de sa vie sociale exposent en effet tout particulièrement la nation française à ces redoutables aléas biologiques. Prédestinés par une mystérieuse aptitude native à devancer tous les peuples dans la voie des évolutions rapides, nous sommes incontestablement, à l'heure qu'il est, les mieux préparés à subir ou à compléter cette révolution ethnique dont on ne peut calculer les suites. Mais comment la retenir ou la retarder, ou, plus sagement peut-être, l'aiguiller sur une voie moins périlleuse ? Avec l'énorme quantité de mouvement qui nous entraîne, pour ainsi dire malgré nous, chaque jour plus avant, est-il à présent possible de faire machine en arrière, ou même d'enrayer la marche ? Quel frein assez puissant pourrions-nous mettre en jeu ?

Issue d'un concours de circonstances diverses et tendant fatalement au même but, la question ne peut se résoudre que par une association soutenue d'efforts appropriés. Ne pas perdre de vue surtout la donnée fondamentale du problème qui n'est autre que la recherche de la f pondération a en toute chose. Cette conciliante formule a cela d'encourageant qu'elle n'est, a priori, exclusive d'aucune des obligations plus ou moins définitives du modus vivendi actuel. Telle quelle, pour relative et restreinte qu'elle apparaisse, elle mérite d'arrêter l'attention des « éducateurs et des « arbitres du monde » ; de tous ceux, en un mot, qui par leur naissance, leur fortune, leurs fonctions ou leurs connaissances, imposent à la société l'autorité de leurs actes et la suggestion de leurs exemples.

Ce n'est point à l'arsenal des lois répressives, plus que jamais surabondamment pourvu, que nous demanderons les moyens correcteurs d'une déviation psycho-pathologique arrivée, ou peu s'en faut, au dernier degré de tension. Les amendes et la prison, avec ou sans « sursis », même partout ailleurs qu'à l'attrayante villégiature de « Fresnes », auraient bientôt perdu, par excès de banalité, leur précaire valeur de sanction préventive. Pas n'est besoin davantage d'organiser à grand bruit des « ligues » et des « manifestations ». Elles ne sauraient trop où siéger. Œuvre de persuasion documentée et de démonstration ad hominem, c'est en « payant d'exemple », en prêchant avec conviction la bonne cause dans les conférences et dans la presse, que les « volontaires » de la vraie « défense humanitaire pourront engager le combat avec quelque chance de succès.

Est-il réellement besoin d'entrer dans les détails du thème de l'action et d'en préciser les phases successives ?... L'urgence et la nature des opérations ne peuvent guère s'accommoder d'une réglementation trop méthodique. Levée en masse avec initiative individuelle, tel doit être le mot d'ordre de cette salutaire croisade. Dénoncer en toute occasion les dangers immédiats et les pernicieuses conséquences des innovations témérairement adoptées avant épreuves suffisantes ; — crier en tous les idiomes « casse-cou » aux affolés de vitesse ; — prendre à parti les procédés culinaires soi-disant perfectionnés qui n'ont d'autre résultat que de priver les mets de leur saveur naturelle et de leurs qualités réparatrices ; veiller à la scrupuleuse conservation de l'intégrité des matières premières de la nutrition ; proscrire ou réglementer par tous les moyens la vente et la fabrication des produits impropres ou nuisibles comme l'alcool, le beurre artificiel, le lait improvisé ou additionné, les vins frelatés, les farines amidonnées, etc., qui constituent de nos jours la base de l'alimentation de la quasi totalité des populations urbaines ; répandre à profusion la notion de l'incomparable supériorité hygiénique des campagnes qui, seules, peuvent libéralement assurer l'air, le logement et la nourriture aux déshérités de la fortune, ce dont les villes, en dépit de la majoration des salaires, ne leur eurent jamais qu'un insaisissable mirage ; opposer aux diatribes des sectaires ou des utopistes la saine doctrine de la nécessité physiologique du travail manuel, si éloquemment confirmée par les exemples multipliés du surmenage précoce auquel sont inexorablement voués la plupart des « fruits secs « des études supérieures.

Tout vrai progrès social doit venir à son heure et respecter la limite d'adaptation des facultés organiques. C'est surtout en pareille matière qu'il convient de rappeler que la nature ne supporte pas d'être brusquée. Si Messieurs les politiciens voulaient bien aussi, de temps à autre, user eux-mêmes du « droit de grève » qu'ils octroient sans restriction à leurs dociles clients, les vannes accélératrices du courant ne seraient pas si imprudemment levées, et des améliorations durables, parce que opportunes, se substitueraient aux chimériques tentatives qui ne font qu'aggraver le malaise et redoubler, avec le trouble des esprits, les dérèglements de-la vie matérielle.


Notes

(1) Parmi les nombreux méfaits de ce machinisme culinaire, le plus sensible est à mon avis la disparition irrévocable du « rôti à la broche », vrai chef-d'œuvre de cuisson graduée et savoureuse qui justifiait si bien le dicton assez prétentieux au premier abord : « On naît poète, mais on devient rôtisseur », tout comme pour les orateurs de marque.

(2) Nous nous bornons à signaler, sans insister, à l'attention du lecteur, cette considération personnelle et inédite qu'il serait tout aussi imprudent dans l'état actuel de la question, de traiter en quantité négligeable que d'exposer avec trop de sollicitude.

Référence

Louis Delmas, « Le mal du siècle ; nervosisme — neurasthénie », in Le Correspondant, 76e année, Paris, 25 janvier 1904, p. 334 à 353.

dimanche 21 juin 2015

Le temps de sommeil nécessaire, selon le Docteur Ox, 1906



Le sommeil de Saint Pierre, G. A. Petrini, 1725-1750, Louvre


Les préceptes de l’École de Salerne font encore loi en cette matière. Ils fixent à sept heures la durée moyenne du sommeil nécessaire à l'homme (1). L’École de Salerne estimait qu'un sommeil plus prolongé est nuisible et recommandait de ne pas dormir plus de neuf heures. Ceci peut se défendre à l'aide d'arguments théoriques qui représentent le sommeil comme une intoxication, notre machine s'encrassant de produits toxiques en même temps qu'elle se repose. Mais si une machine se rouille en ne fonctionnant pas assez, elle s'use encore plus vite en fonctionnant trop et trop longtemps.

Le dicton populaire de nos pères était plus généreux que l’École de Salerne :

Lever à six, coucher à dix,
Fait vivre l'homme dix fois dix.

Cela fait huit heures de sommeil. Mais ce dicton remonte à un temps où l'on dînait à dix heures et où l'on soupait à six. Et puis nos pères étaient des gens heureux, qui ne connaissaient ni le gaz, ni l'électricité, ni les music-halls, ni le bridge, ni bien d'autres choses encore dont nous avons orné notre existence. Ils se couchaient quand il faisait nuit et ils se levaient quand il faisait jour. Nous avons changé tout cela. Nous sortons à peine de table à l'heure où ils se mettaient au lit et beaucoup se couchent à l'heure où ils se levaient. Nous brûlons, comme on dit, la chandelle par les deux bouts, ce qui fait que parfois elle s'éteint au milieu.

Bref, nous vivons si vite que nous n'avons même pas le temps de dormir. Et les hygiénistes se demandent, non sans raison, si les lois salernitaires [= de Salerne], faites pour des temps plus calmes, s'adaptent encore à une époque où il n'y a plus de différencie entre le jour et la nuit, et si l'exubérante prolification de neurasthéniques, de fatigués, de dégénérés et même d'aliénés qui caractérise les débuts du vingtième siècle ne tient pas tout simplement à une insuffisance de sommeil.

Pour le docteur Crickton Browne, dont les travaux sur ce sujet font autorité, cela ne fait pas de doute, et l'auteur anglais n'hésite pas à considérer le n sommeil restreint n comme une des causes principales de la dégénérescence de la race.

Si le manque de sommeil a une influence fâcheuse sur l'organisme, c'est surtout chez les enfants et les jeunes gens que cette influence doit se manifester. La machine, à cet âge, doit d'autant plus facilement se détraquer qu'elle est encore inachevée. Elle est encore à l'essai, pour ainsi dire, et il semble bien qu'à forcer ses rouages on risque de les fausser. Cependant, si les uns estiment que pas assez de sommeil engendre le surmenage et la neurasthénie, d'autres soutiennent que trop de sommeil porte l'enfant à la paresse et aux mauvaises habitudes. La question préoccupe donc à juste titre les éducateurs de la jeunesse, Qui essaient de préciser une moyenne.

Il y a quelques années, une commission suédoise procéda à une enquête dans les écoles de Stockholm. L'enquête établit que, parmi les élèves qui ne dormaient pas le temps nécessaire, on observait 25 pour 100 de plus de maladies et d'indispositions que chez les autres. Et la commission fixa ainsi la moyenne de sommeil nécessaire : pour les enfants de quatre ans, douze heures ; pour les enfants de sept ans, onze heures ; pour les enfants de neuf à quatorze ans, dix heures ; pour les jeunes gens de quatorze à vingt et un ans, neuf heures.

Le docteur Hyslop, médecin d'une grande école anglaise, est encore plus pessimiste sur les effets nuisibles d'un sommeil insuffisant. D'après ses observations, 90 pour 100 des malades admis à l'infirmerie souffraient du manque de sommeil. Dans son travail sur l'hygiène mentale de l'enfance, il décrit, sous le nom d' « indigestion mentale », tout un ensemble de symptômes nerveux qui ne sont pas rares chez l'enfant : sommeil agité, cauchemars, terreurs nocturnes ; et ces symptômes, aussi bien d'ailleurs que le somnambulisme et même les convulsions, il n'hésite pas à les considérer comme la conséquence habituelle d'un repos insuffisant du cerveau.

Mais l'enquête la plus instructive à cet égard est celle qu'ont faite les docteurs Acland et Onou dans quarante grandes-écoles anglaises et américaines. Toutes les réponses constatent l'importance du sommeil chez les enfants et les jeunes gens en voie de développement, et les dangers auxquels on les expose en écourtant le temps de sommeil nécessaire. Le professeur Mac Kendrick déclare qu'il faut dix heures de sommeil, été comme hiver, aux jeunes gens, et il a sou vent remarqué l'air fatigué et la résistance moindre de ceux qui dormaient moins. Le professeur Sherrington fait observer qu'un enfant exhale 500 centimètres cubes d'acide carbonique par kilogramme de poids, tandis qu'un adulte n'en fournit que 300. Les combustions chez l'enfant sont donc plus actives que chez l'adulte : le repos doit être plus prolongé. Pour M. Sherrington, un enfant dé treize à quinze ans doit se coucher à neuf heures et dormir dix heures.

C'est ce chiffre de dix heures de sommeil que réclament la majorité des réponses pour un jeune homme en voie de croissance, c'est-à-dire de treize à seize ans. Sur 27 médecins d'école, 9 demandent dix heures ; 8, de neuf heures et demie à dix heures ; 6, de neuf heures à neuf heures et demie ; 4, neuf heures comme. minimum. Aucune réponse ne conclut à un temps de sommeil inférieur à neuf heures.

En somme, de cette enquête, où physiologistes, médecins et maîtres d'école sont d'accord, il résulte qu'un adolescent a besoin de neuf heures et demie à dix heures de séjour au lit, et qu'un sommeil insuffisant prédispose aux maladies et surtout à l'épuisement nerveux.

Avec quelques variantes, les adultes et les hommes faits peuvent aussi faire leur profit de ces conclusions, et les lois de l’École de Salerne me paraissent à réviser. Sept heures de sommeil, cela pouvait suffire au temps, « où la reine Berthe filait ». Mais, maintenant que les reines courent les routes en automobile, huit à neuf heures de sommeil ne sont pas de trop. Nous ne dormons pas assez et nous dormons mal. Et c'est pourquoi, à quarante-cinq ans, nous avons déjà les artères dures et les nerfs détendus.

Il ne faut pas croire que le sommeil soit moins nécessaire à l'homme qui fatigue son cerveau qu'à l'homme qui fatigue ses muscles. Le citadin, l'homme de bureau a besoin de dormir plus longtemps que le paysan qui travaille la terre, et cela parce qu'il dort moins bien. La qualité n'importe pas moins ici que la quantité. L'homme des villes se couche trop tard et son sommeil est moins « reposant » que celui de l'ouvrier manuel qui s'endort sa journée faite et se réveille dispos à l'aurore. On a dit que le monde est à ceux qui se lèvent tôt -il faut ajouter à une condition, c'est qu'ils se couchent de bonne heure.


Note

(1) On trouve le texte suivant dans : Ch. Meaux Saint-Marc (trad.), L'école de Salerne, J.-B. Baillère et fils, Paris, 1880, p. 69-70.

Sex horis dormire sat est juvenique senique ;
Septem vix pigro, nulli concedimus octo.

Ad minus horarum septem fac sit tibi somnus,
Si licet ad nonam, nunquam ad decimam licet horam.

Dormir six heures est suffisant pour le jeune homme et le vieillard ;
nous en accordons difficilement sept au paresseux, à aucun, [nous n'en accordons] huit.

Que ton sommeil soit pour toi au moins de sept heures,
Si l'on en permet jusqu'à neuf heures, jamais l'on en permet jusqu'à dix.
[traduction par l'auteur de ce blog]


Référence

Docteur Ox, « Le temps de sommeil », in Le Matin, 23e année, n°8818, 18 mai 1906, p. 1.

La note a été rajoutée par l'auteur de ce blog.

L'idée de la réincarnation à travers les âges, selon G. Gobron, 1923



Vieille de plus de six mille ans, l'idée de la réincarnation a suscité un regain de curiosité passionnée au lendemain des plus grandes hécatombes humaines, celles de la guerre de 1914-1918.

Doctrine professée par nos ancêtres, les Gaulois, l'idée de la réincarnation anime aujourd'hui tout un groupe de libres penseurs et de libres spiritualistes, qui travaillent à exalter l'âme celtique qui sommeille en nous.

Consolation et espérance de tous ceux qui, comme et après Villon, La Fontaine, Madame de Sévigné, le philosophe Guyau, ne peuvent accorder l'infinie miséricorde du Tout-Puissant avec la menace d'un supplice éternel et un châtiment de tortionnaire, que le plus dur père de famille se refuserait à pratiquer à l'endroit d'un enfant coupable...
Camille Flammarion

Comme toutes les grandes hypothèses, elle paraît avoir quelques points faibles. Quelle hypothèse n'a pas les siens ? Mais, celle-ci, a aussi ses sublimités ; et véritablement tous les esprits assez libres pour accorder à la doctrine des réincarnations un examen sympathique n'ont pas pu ne pas être saisis d'un véritable vertige d'infini à celle idée charmeuse des pèlerinages successifs accomplis par chacun de nous sur les milliards de terres du ciel qui circulent dans l'Univers ! Quelle ascension héroïque vers le toujours mieux par ces étapes de vies planétaires au milieu d'une existence spirituelle, en succession continue comme les jours et les nuits ! Quel horizon infini s'ouvre devant les plus humbles, au lieu de la fixité douloureuse des destinées tourmentées dans un enfer barbare, et de l'immobilité béate d'un Paradis où les élus apparaissent figés dans leur contemplation éternelle comme des momies ! Ici, chacun péche contre soi, chacun devient son juge ! Toi qui as péché criminellement, reviens expier, ou plutôt réparer ta faute ! Toi qui, par ta vertu, peux maintenant prendre l'essor vers des mondes plus évolués, retourne encore souffrir au milieu, de tes. frères inférieurs, afin de les guider vers leurs claires destinées de l'avenir !

Cette doctrine offre des perspectives infinies... Elle est trop belle peut-être, et ce sont les raisons de l'acharnement systématique que les chapelles et les sectes déploient contre elle: Les matérialistes la considèrent comme une fantaisie de névrosés; les catholiques lui mènent une guerre aussi violente que du temps de la croisade des Albigeois, coupables, eux aussi, de croire aux vies successives; les protestants (sauf quelques libéraux) lui reprochent d'endormir les âmes par l'assurance que tout pêcheur, si criminel qu'il soit, arrivera par les réincarnations à se réhabiliter, et qu'ainsi la montée audacieuse vers le ciel est supprimée par ces espérances des vies futures. Bref, l'idée réincarniste a contre elle l'antipathie déclarée des masses énormes-de matérialistes et de spiritualistes dogmatiques, presque toute l'Université et tout le Sacerdoce, presque tout le monde ! Ce qui lui vaut peut-être son succès actuel. Car rien, en vérité, n'est si dangereux que la croisade contre une Idée : Ou l'idée vacille et s'éteint à jamais, ou elle jette sa lumière à des intervalles réguliers, lumière qui s'avive au souffle des vents qui fouettent les flammes, et préparent l'embrasement et l'illumination du foyer d'irradiation.

Après six mille ans, plus fort que jamais, voici encore et toujours le mystère troublant des vies successives proposé à notre attention, à notre raison et à notre foi, à-notre désir de bien et à notre instinct d'infini, par des celtisants comme Édouard Schuré ; par des théologiens indépendants comme l'abbé Alta, docteur en Sorbonne ; par des spirites, comme Gabriel Delanne et Léon Denis ; par des métapsychistes comme Camille Flammarion et le docteur Gustave Geley ; par des pasteurs du protestantisme libéral tels que MM. Bénézeth et Wiétrich ; par des théosophes, comme Annie Besant et Leadbeater ; par des journalistes comme René Sudre ; par des écrivains et des poètes enfin. Et quand on songe que la sympathie grandissante pour la réincarnation n'est pas localisée seulement à notre pays, mais qu'elle se trouve à peu près généralisée aux quatre coins du monde, il convient de faire crédit à cette idée, de l'accueillir de l'examiner, de la discuter. C'est une valeur sociale, capable encore de sauver des vies, en interdisant le suicide à tous ces dégoûtés de l'existence qui, chaque jour, se libèrent de la manie d'exister. À ce titre, elle vaut déjà d'être encouragée par tous ceux qui sont effrayés des chiffres de plus en plus, élevés des statistiques de suicides...

La réincarnation doit avoir droit de cité dans notre société, parce que historiquement, elle est une dés idées les plus vieilles du monde, et parce que, philosophiquement, elle peut être créatrice d'une haute spiritualité et d'un humanitarisme agissant. D'ores et déjà, elle constitue à travers le monde une sorte d'Internationale de la pensée et de l'âme, de tous ceux qui furent tour à tour Chinois et Français, criminels et victimes, inquisiteurs et libres-penseurs, séducteurs et abusées, intendants et roturiers, maîtres et serfs, nègres et blancs, négriers et « bois d'ébène », et qui aspirent à plus de beauté, à plus de vérité, à plus d'idéal ! Elle n'est point cette Internationale de haine et de désordre qui s'affuble du mot : Égalité, mais cette autre Internationale du bien, capable de tout comprendre, capable de tout aimer, capable enfin de réaliser la parole d'amour du Christ, qui, après vingt siècles, est toujours sur les lèvres des apôtres et rarement dans leur conduite de tous les instants.

Interrogeons le passé, et cherchons quels sont les ouvriers de cette grande Internationale du Bien et du Beau par le progrès indéfini, par les vies d'épreuves et de missions sur les innombrables terres du ciel ! Cherchons quels sont les pionniers de cette vivante Internationale de la résignation et de la charité !

Voici d'abord la religion de Goutamah-Bouddah [Gautama Bouddha], au cœur de l'Asie, avec ses millions et ses millions d'adeptes qui, il y a soixante siècles, chantait comme aujourd'hui encore, l'hymne des renaissances et des vies successives, hymne dont la musique enchanteresse berçait la douleur du miséreux par l'espoir d'une existence de réparation, ou éveillait chez le puissant ou le fortuné le désir de secourir les malheureux pour ne pas expier, par une prochaine déchéance, sa cruauté et sa dureté de cœur !

Voici le foyer intense du celtisme qui couvrit, à un moment donné presque toute l'Europe. Et plus près de nous, les Gaulois, nos ancêtres, dont les druides répétaient à leurs initiés qu'après la mort, les âmes passaient dans d'autres corps (abaliis transite ad altos, d'après César).

Dès la plus haute antiquité, les Égyptiens croient au double, et leur Livre des Morts constitue à une époque aussi reculée le Livre des Esprits et le Livre des Médiums, tant sont frappantes les analogies entre l'errance des doubles égyptiens et l'errance des désincarnés spiritiques et théosophiques. La religion des Égyptiens et le spiritisme moderne offrent des ressemblances troublantes.

Artémidore, cité par Schopenhauer dans son livre, Mémoires sur les Sciences Occultes, a composé le traité le plus ancien d'occultisme, l'Onéirokritikon, et Proclus, à une époque fort lointaine, écrivait déjà « que les âmes des morts ont la force de mouvoir des objets, et que c'est une faculté qui leur est propre ». Après cette erraticité dans les lieux où elles avaient vécu, et où elles continuaient une existence assez peu différente de la vie terrestre, comme l'attestent les découvertes dans les tombeaux égyptiens et l'habitude que nous avons gardée de déposer sur les tombes d'abord des aliments, puis des fleurs, les âmes buvaient « l'eau du Léthé », c'est-à-dire dans le langage des initiés, perdaient le souvenir des précédentes existences, pour faire peau neuve, et refaire avec des espoirs nouveaux, une vie de purification. Aussi le docteur [en fait : le docte] Louis Ménard a-t-il justement écrit :

Les morts peuvent chercher de nouvelles destinées, et rentrer par le Léthé dans le tourbillon de la vie universelle ; ils peuvent redescendre sur la terre, pour réparer les fautes d'une vie antérieure, et se purifier par de nouvelles luttes... On voit par là que la croyance à l'Hadès chez les Grecs ou à l'Hamenthis chez les Égyptiens, n'en faisait.qu'un séjour temporaire d'où l'âme imparfaite prenait son essor pour rentrer soit dans le cercle des existences corporelles, soit dans l'humanité terrestre.

De là aussi cette explication de Virgile : Anchise dit au pieux et glorieux Énée qui est allé, en compagnie de la sibylle, lui rendre visite dans le royaume de l'Hadès : « Ces hommes à qui le destin a réservé d'autres corps, viennent se désaltérer dans les tranquilles eaux du Léthé ».
Allan Kardec

Timée de Locres, au VIe siècle avant J.-C. enseignait, non pas précisément la réincarnation, mais la métempsychose animale, afin, disait-il, de mieux tenir le peuple dans la crainte. On sait l'effroi qu'un homme de génie gardait d'instinct pour le chien qu'il qualifiait « un capteur d'âmes ». Cet homme, c'est Goethe, le grand poète, et écrivain allemand, qui, comme Walther Scott, comme Shakespeare, comme Balzac, fut très versé dans l'occultisme.Des prêtres, au XXe siècle, pour enrayer les progrès de l'idée réincarniste, n'hésitent pas à recourir aux armes de Timée de Locres. Nous avons entendu personnellement un curé effrayer ses ouailles, à Oran, en leur disant que les théosophes de la ville, enseignaient qu'ils iraient, dans une prochaine vie, dans le corps d'un perroquet babillard ou d'un singe grimaçant. Et l'ardent dominicain, P. Hainage, chargé selon l'esprit de son ordre de ferrailler contre l'hérésie, n'a pas hésité dans ses prêches à Paris à user du procédé de Timée de Locres, mais pour rendre l'idée ridicule autant qu'affreuse. Il est très peu d'occultistes, en effet, qui admettent — sauf cas d'exception, comme commerce sexuel avec les bêtes, par exemple — la régression de l'âme humaine, si avilie soit-elle, dans la forme animale. Mais l'Antiquité, il faut le reconnaître, n'a pas fait le départ de la réincarnation et de la métempsychose animale. Les anti-réincarnistes le savent, et s'en servent avec l'habileté d'Escobar !

Disciples d'Orphée et de Pythagore, Orphiques et Pythagoriciens, ont professé l'idée des transmigrations des âmes, en même temps que Platon, Héraclite, Empédocle, en même temps que les gnostiques, les kabbalistes, les néoplatoniciens. M. Édouard Schuré dans ses Grands Initiés et ses Sanctuaires d'Orient, et M. Maeterlinck dans son Grand Secret ont l'un et l'autre exposé de façon intéressante les doctrines de ces différents adeptes du système réincarniste.

Le christianisme primitif, avant qu'il ne se confonde avec le catholicisme romain, a professé la thèse des migrations. Toute l’œuvre de l'abbé Alta, du docteur Steiner, etc., fut, au milieu des attaques fanatiques, de reconstituer le christianisme du Christ, déformé par ses mauvais interprètes.

Dieu dit à Jérémie qu'il l'avait connu avant qu'il l'eût formé dans le ventre de sa mère. Les Juifs attendaient le retour d’Élie, depuis la prophétie très expresse de Malachie sur sa réincarnation. Les pharisiens et les docteurs ne demandèrent-ils pas à Jean : « N'es-tu point Élie, qui doit venir ? » Jésus proclame lui-même à la foule que « Jean-Baptiste est Élie, qui devait venir ». Quand Jésus lui-même demande ce qu'on dit de lui, le peuple lui répond que les uns disent qu'il est « Jean-Baptiste, les autres Élie, et d'autres enfin Jérémie ». Ce sont là quelques textes précis que l'on peut sophistiquer à loisir, mais les gens de bon sens ne consentiront jamais à prendre pour paroles de Dieu les commentaires et les gloses plutôt que les textes sacrés.

Gabriel Delanne
Les Pères de l’Église en professant ces idées sur la transmigration des âmes sont une nouvelle preuve que la réincarnation est implicitement un des enseignements du Christ. Origène, un des plus grands Pères de l’Église, appelait « les peines médicinales » les punitions proportionnées aux erreurs et fautes de l'âme réincarnée en des corps nouveaux, pour racheter son passé et se purifier par la douleur et la charité. Toute l'argumentation d'Origène, contenue dans son Peri Archôn ou Traité des Principes, peut se résumer dans cette réflexion: « Heureux ou malheureux dans notre naissance, nous nous devons à nous-mêmes notre sort heureux ou malheureux. Nous sommes ce que nous sommes faits ». Et le père signale l'ingénieuse distribution des naissances diverses et inégales à l'infini, en conformité avec le mérite ou le démérite de la vie antérieure. Et Origène, «cette brillante-lumière de l’Église au IIIe siècle, ce précepteur des évêques, ce puissant défenseur de la religion, qui écrasa Celse sous le poids de sa dialectique et de son érudition » (Dictionnaire universel des Hérésies, des Erreurs et des Schismes, par l'abbé M.-T. Guyot, Périsse frères éditeurs, Paris-Lyon 1847, p. 260), ce réincarniste avoué eut pour admirateurs Saint Jérôme, Saint Pamphile, Saint Grégoire le Thaumaturge, jusqu'au jour où ces disciples s'aperçurent que les convictions du maître ne laissaient pas que d'être peu orthodoxes, et brisèrent leur amitié. L'origénisme fut condamné en 553 au Concile de Constantinople.

Avant les origénistes, les encratites, qui avaient pour chef Tatien, vers 151, avaient adopté les idées pythagoriciennes des vies successives, après Marcion, Saturnin, les gnostiques et les valentiniens. Tatien professait déjà, le dogme de la constitution ternaire de l'être humain (âme, matière, esprit), comme les spirites d'aujourd'hui, et avait déjà émis cette idée bizarre des âmes mortes que nous avons retrouvée sous la plume de Camille Flammarion et de plusieurs écrivains théosophes. Valentin, auquel l'abbé Guyot, déjà cité, reconnaît érudition et éloquence, se heurta avec ses valentiniens aux attaques de Saint Irénée et de Tertullien; ce qui n'empêcha pas ses idées dé se répandre « dans les trois parties de l'Ancien monde » (Dictionnaire des Hérésies).

Les éclectiques alexandrins, dont l'un des plus notoires fut Saint Clément d'Alexandrie, comme les gnostiques, avaient cherché à introduire le platonisme et le pythagoricisme dans leur religion, en les conciliant justement avec l'esprit des paraboles christiques. « Les deux opinions peuvent aisément se concilier » (Abbé Guyot, ouvrage cité, p. 161). L'un de ces éclectiques, Basilide d'Alexandrie, avec Simon, Ménandre, Saturnin, créa une secte innombrable, à laquelle il enseignait que les âmes humaines avaient antérieurement péché, ce qui expliquait leur enchaînement actuel aux corps matériels, et il considérait les vies humaines comme une succession d'incarnations et de désincarnations, « longues série d'émanations d'éons qui se terminait à des anges ». Basilide résolvait la difficulté d'allier un Dieu bon à un châtiment éternel, en disant « que les âmes péchaient dans une vie antérieure à leur union avec leur corps, et que cette union était un état d'expiation, dont l'âme ne sortait qu'après s'être purifiée, en passant successivement de: corps en corps jusqu'à ce qu'elle eût satisfait à la justice divine » (Ouvrage cité, p. 81). Comme Tatien, Basilide et Saint Clément d'Alexandrie admettaient la constitution ternaire de l'être humain, comme les spirites et psychistes actuels, peut-être même septuple comme les théosophes modernes.

L’Église manichéenne dès le IIIe siècle se développa avec l'enseignement de son fondateur Manès ou Manichée [Mani] qui, à son tour, enseigna les transmigrations de l'âme, et le respect de la vie sous ses formes les plus dégradées : plantes, animaux inférieurs, étaient respectés par les manichéens comme des bouddhistes. Des âmes embryonnaires y étaient renfermées, qui poursuivaient leur évolution sans fin à travers les multiples métamorphoses de la vie. Pendant 200 ans, de 285 à 491, les manichéens furent « bannis de l'Empire, dépouillés de leurs biens,, condamnés à périr par différents supplices», (Abbé Guyot, p. 222). En 491, la mère de l'empereur Anastase étant manichéenne, les manichéens qui se multipliaient en Afrique et en Espagne, jouirent d'une trêve de 27 ans, après quoi Justin et ses successeurs s'acharnèrent à nouveau contre les métempsychosistes. Toutes ces persécutions amenèrent deux apôtres, Paul et Jean, fils de Gallinice, à prêcher vers le milieu du VIIe siècle en Arménie. Les persécutions redoublèrent dès 841, par ordre de Théodora l'impératrice, et « on prétend qu'il en périt plus de cent mille par les supplices ». (Abbé Guyot). Les manichéens furent dispersés en -Bulgarie, en Lombardie, et même en France; En l'an 1022, sous le roi Robert [II], quelques chanoines d'Orléans s'étant laissés séduire par la métempsychose, périrent sur le bûcher. Les Albigeois furent des descendants des premiers manichéens, lesquels se retrouvent aux XIIe et XIIIe siècles, sous les noms: de henriciens, pétrobusiens, poplicains, cathares, etc... Les semences qu'ils avaient jetées en Allemagne et en; Angleterre, furent le premier germe des hérésies des hussites et des wicléfites, qui ont préparé les voies au protestantisme (lequel semble, dans ses éléments avancés, vouloir se rallier aux premières croyances de ses précurseurs).


Léon Denis
Les manichéistes, comme on le voit, ont eu à subir une vigoureuse croisade, dont le dernier et-sanglant épisode sera le massacre des Albigeois coupables eux aussi de nourrir de bizarres fantaisies et rêveries sur la destinée humaine.

Mais à l'époque où avec Manès se développe et s'irradie le manichéisme, Plotin (205-270) et son disciple Porphyre (232-304 ) enseignent aussi le système réincarniste aux initiés, le système plus grossier de la métempsychose animale au peuple. Jamblique, au IVe siècle, compose un traité intitulé : Du retour de l'âme, selon Plotin et Pythagore.

Vigilance, né au IVe siècle, clans le pays de Comminges, s'acquit l'estime de Saint Sulpice et de Saint Paulin de Nole, voyagea en Palestine où il fut recommandé à Saint Jérôme. Mais ce dernier ayant décidé de poursuivre Jean [II] de Jérusalem et Ruffin, coupables de croire aux transmigrations d'Origène, Vigilance prit parti pour les disciples du Père de l’Église réincarniste. Saint Jérôme parvint à imposer une rétractation à Vigilance, lequel se retira dans le diocèse de Barcelone. Énée de Gaza, philosophe chrétien des IVe et Ve siècles, dans son Théophraste, réfuta l'hypothèse de la réincarnation, sous prétexte (et c'est encore aujourd'hui l'arme du R. P. Mainage) que nous ne pouvons pas nous souvenir de nos vies antérieures. L'oubli des vies antérieures, les eaux du Léthé, voilà la condamnation du système. Nous n'entreprendrons pas ici de répondre à Énée de Gaza.

Qu'il nous suffise de dire que certains, rares, il est vrai, malgré le Léthé, se souviennent, depuis Taliésin le barde gaulois, jusqu'à Lamartine, le poète; et Jean-Paul Laurens, le peintre. D'autre part, il est nécessaire que notre ardeur de bien, avec des espoirs tout nouveaux à chaque incarnation, ne soit pas amoindrie par l'écrasant et pénible souvenir des lourdes fautes, dont nous allons souffrir dans notre liberté et notre esprit d'entreprise.

Le développement du priscillianisme en Espagne vers la fin du IVe siècle, est encore une semence de la métempsychose. Priscillien et ses disciples, coupables d'adhérer aux croyances des gnostiques et des manichéens, furent condamnés dans un concile de Saragosse, en 381. À la sollicitation d'Idace et d'Ithace, évêques catholiques, l'empereur Gratien les fit bannir d'Espagne. Un rescrit leur rendit peu après leur patrie et leurs églises. Idace et Ithace obtinrent de Maxime un nouveau concile à Bordeaux (385), et Priscillien et ses partisans, condamnés à mort comme hérétiques, furent exécutés. Cette persécution enflamma le prosélytisme, et il fallut de nouvelles rigueurs d'Honorius (en 407, privation des droits civils et confiscation des biens) et de Théodose [II] le Jeune, pour disperser les priscilliens. En 563, il s'assemblait contre eux un nouveau Concile à Brague. Et le priscillianisme se perpétua encore !

Eutychès, au Ve siècle, et les eutychiens, professant aussi la doctrine d'Origène, pré-existence des âmes et vies successives, appuyés par Dioscore, patriarche d'Alexandrie, par l'eunuque Chrysaphe, favori de l'empereur, par l'impératrice Eudoxie, rassemblèrent à Éphèse un concile qui devait réviser les décisions du concile de Constantinople, concile que l’Église romaine qualifie de « brigandage d’Éphèse ». Il fallut un nouveau concile de Chalcédoine pour arrêter les progrès des eutychiens, qui, après des vicissitudes nombreuses, se répandirent de la Thébaïde à l'Euphrate, et, sous des noms nouveaux, gardèrent avec une fidélité plus ou moins grande la croyance d'Origène aux réincarnations.

Les hermétistes du Moyen Âge ont continué jusqu'à nous la tradition occulte, vieille comme les hommes, de la nécessite des réincarnations. Et l'on va, dans les écrits de plusieurs d'entre eux, jusqu'à y lire des descriptions de la fameuse « substance » qui forme le corps des apparitions matérialisées des vivants et des morts, de ce fameux ectoplasme, affirmé par les Geley, les Richet, les de Grammont, les Aksakof, les Crookes, et nié par la cuisinière Mary et le cocher Aresky de la villa Carmen, le R. P. Mainage, le docteur Ox [un rédacteur du journal Le Matin, cf. notamment le n° 13692 du 14 septembre 1921 : « Les morts vivent-ils ? »], Paul Heuzé, etc... On pourrait, même relever dans ces écrits du Moyen Âge des conseils à l'adresse de cet expérimentateur de la Sorbonne qui braqua une lampe électrique sur la bouche du médium, au moment où la mystérieuse substance apparaissait :

Une eau épaisse, grasse, une substance molle, extensible, (voici pour le chewing-gum de l'humoriste Clément Vautel), docile comme une cire et capable de prendre toutes formes .et impressions... C'est un et tout, l'esprit et le corps, ce qui est fixe et ce qui est volatile, mâle et femelle, visible et invisible. Ce n'est ni solide, ni gazeux. Lorsque, c'est bien pur, c'est comme une eau colorée par le feu, épaisse à la vue, fuyant, et cela déteste tout ce qui ressemble à une commotion (avis à l'expérimentateur de la Sorbonne).

Ainsi s'exprime, dans un langage amphigourique (gare au fagot de l'inquisiteur !) Ecranœus [en fait : Eirenæus] Philalethes [pseudonyme de George Starkey], dans son The Marrow of Alchemy, à. la façon, d'ailleurs de Thomas Vaughan, Nicolas Flamel, Claudius Berigardius [forme latine de : Claude Guillermet de Bérigard/Beauregard] et autres occultistes du Moyen Âge.

Du Moyen Âge à nos jours, l'idée réincarnationniste- n'a pas cessé de cheniller à travers des vicissitudes innombrables. On la trouve chez Paracelse, chez Swedenborg, chez Martin [Louis-Claude de Saint-Martin] le Philosophe inconnu. On la rencontre même, affaiblie et dégradée, chez Le Tasse, chez Mme de Sévigné, chez La Fontaine, qui la notent en dilettantes curieux. Elle est affirmée par une demoiselle [Jacqueline-Aimée] Brohon, en 1774, dans une lettre à M. de Beaumont, archevêque de Paris, par les martinistes français du XVIIIe siècle et les martinistes moscovites sous Catherine II, par Dupont de Nemours [dans sa Philosophie de l'Univers, 1793] au XVIIIe siècle, bien avant les fouriéristes du XIXe siècle.

René Sudre
Les Romantiques retrouvent l'Âme universelle des choses, et Victor Hugo accepte le système dès migrations et l'affirme dans son troublant poème : Le Revenant. Lamartine raconte lui aussi dans son Voyage en Orient que, se trouvant en Terre sainte, où il n'avait jamais été, il reconnut la vallée de Térébinthe et le champ de bataille de Saül. À Séphora, il désigna une colline surmontée d'un château ruiné comme étant le lieu de naissance de la Vierge. Puis il reconnut le tombeau des Macchabées, et bien d'autres souvenirs, qui furent reconnus exacts [« Avons-nous vécu deux fois ou mille fois ? notre mémoire n'est-elle qu'une glace ternie que le souffle de Dieu ravive ? ou bien avons-nous, dans notre imagination, la puissance de pressentir et devoir avant que nous voyions réellement? Questions insolubles ! »].

L'écrivain allemand Lessing écrivit :

Qui empêche que chaque homme ait existé plusieurs fois dans le monde ? Cette hypothèse est-elle si ridicule pour être la plus ancienne ? Pourquoi n'aurais-je pas fait dans le monde tous les pas successifs vers mon perfectionnement, qui, seuls, peuvent constituer pour l'homme, des récompenses et des punitions temporaires ? Pourquoi ne ferais-je pas plus tard tous ceux qui restent à faire, avec le secours si puissant des récompenses éternelles ? [L'Éducation du genre humain, 1780]

La pensée de Lessing est voisine de celle des grands écrivains occultistes anglais, Walter Scott et Shakespeare. Elle est peu différente de celle de Jamblique, qui écrivit au IIe siècle :

Dieu la définit (la justice) relativement à nos existences successives et à l'universalité de nos vies. Ainsi les peines qui nous affligent sont souvent les châtiments d'un péché dont l'âme s'était rendue coupable dans une vie antérieure. [Mystère égyptiens, n° 35]

Le XIXe siècle est marqué nettement par une reprise passionnée de l'idée de la pluralité des existences de l'âme avec Gaston [en fait : Jean] Reynaud, et ses ouvrages : L'Esprit de la Gaule, Le Ciel et la Terre [en fait : Terre et Ciel], qui sont un chaud plaidoyer en faveur des convictions de nos ancêtres les Gaulois, lesquels allaient jusqu'à se prêter de l'argent remboursable dans une autre incarnation ; avec André Pezzani, avocat à là cour impériale de Lyon qui publia, en 1865, La pluralité des existences de l'âme ; avec Allan Kardec et ses disciples, Léon Denis et Gabriel Delanne, dont nous attendons, avec curiosité, l'ouvrage qu'il met au point : Des faits contrôlés de cas de réincarnations [en fait : Documents pour servir à l'étude de la réincarnation, Éditions de la B.P.S., Paris,1924]. Toute l’œuvre, on pourrait dire toute la vie de l'abbé Alta, d’Édouard Schuré, et d'une foule d'autres écrivains hantés par le mystère de notre destinée, n'est qu'un chant d'amour pour l'évolution indéfinie à travers les existences et les mondes innombrables.

Théosophes, spirites, métapsychistes, écrivains indépendants, libres penseurs et libres croyants constituent une armée puissante qui entonne le cantique charmeur des renaissances. Déjà, en 1910, d'après Léon Denis, on estimait à 20 millions le nombre des spiritualistes modernes en Amérique. Ce chiffre, pour le monde entier, en y comprenant le bouddhisme, doit atteindre un chiffre formidable, effarant, de gens qui se refusent à la séduisante idée des vies successives purificatrices.


À la prière de Saint-Augustin :

Dieu de miséricorde, daignez révéler à votre serviteur, qui élève vers vous sa prière : éclairez mon ignorance, et dites-moi si mon. enfance n'a pas succédé à quelque autre âge de ma vie déjà passée, quand elle a eu son- commencement. Le temps où ma mère m'a porté dans son sein est-il mon premier âge ? Mais, avant ce temps- là, étais-je quelque chose ? Étais-je quelque part ? (Confessions de Saint Augustin, [livre I, chapitre 6], édition Charpentier, 1841, page 7) ;

… à cette prière, beaucoup d'esprits modernes ont déjà répondu par le dialogue qu'un spirituel grec de Byzance [Julien d'Égypte] composa pour l'épitaphe de Pyrrhon :

Es-tu mort, Pyrrhon ? — Ma foi, je ne sais...

… car je cherche, mais en vain, l'endroit horrible où ton Dieu de miséricorde doit tourmenter pendant l'éternité les pauvres pécheurs, fils du limon, coupables d'être nés ! (C'est nous qui complétons la pensée de Pyrrhon).


Référence

Gabriel Gobron, « L'idée de réincarnation à travers les âges », in La Pensée française, 3e année, n° 46, 8 mars 1923, p. 9-12.

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