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mercredi 21 mars 2012

La conquête de l'Algérie, 1833.


Le 7 juillet 1833, le roi des Français, Louis-Philippe, nomme une Commission d’enquête au sujet de la présence française en Afrique du Nord. Cette commission conclut au maintien de la présence française ; mais le rapport sur la colonisation de l'ex-Régence d'Alger est accablant, quant à la façon dont les indigènes furent traités et quant à la spéculation effrénée qui prévalut. 
 

Si l’on s’arrête un instant sur la manière dont l’occupation a traité les indigènes, on voit que sa marche a été en contradiction non seulement avec la justice, mais avec la raison.

C’est au mépris d’une capitulation solennelle, au mépris des droits les plus simples et les plus naturels des peuples, que nous avons méconnu tous les intérêts, froissé les mœurs et les existences, et nous avons ensuite demandé une soumission franche et entière a des populations qui ne se sont jamais complètement soumises à personne.

Nous avons réuni au Domaine les biens des fondations pieuses, nous avons séquestré ceux d’une classe d’habitants que nous avions promis de respecter, nous avons commencé l’exercice de notre puissance par une exaction ; nous nous sommes emparés des propriétés privées sans indemnité aucune ; et, de plus, nous avons été jusqu’à contraindre des propriétaires, expropriés de cette manière, à payer les frais de démolition de leurs maisons et même d’une mosquée. Nous avons loué des bâtiments du Domaine à des tier ; nous avons reçu d’avance le prix dû, et, le lendemain, nous avons fait démolir ces bâtiments, sans restitution ni dédommagements.

Nous avons profané les temples, les tombeaux, l’intérieur des maisons, asile sacré chez les musulmans.

On sait que les nécessités de la guerre sont parfois irrésistibles, mais on devrait trouver dans l’application des mesures extrêmes des formes de justice pour masquer tout ce qu’elles ont d’odieux.

On aurait pu soumettre l'administration des biens des fondations pieuses à la haute surveillance de l'administration française et ne pas s'en emparer ; il a pu être indispensable qu'une route traversât un cimetière, puisqu'on ensevelit les morts à peu près partout ; mais il aurait fallu que les ossemens fussent recueillis avec le respect des convenances et non pas jetés au vent (le transport en France de ces ossemens pour faire du noir animal est du reste une fable ridicule) ; il fallait indemniser préalablement un propriétaire dont la propriété devenait utile à l’État, et ne pas le chasser de chez lui ; il fallait ajouter 1ooooo fr. de plus au 25 millions qu'on dépensait annuellement, si l'on en avait besoin pour construire un magasin à blé, et ne pas se donner l'odieux de l'exaction pour une pareille misère; il fallait respecter tous les droits, et l'on n'aurait pas senti depuis la nécessité de réparer avec de l'or et de la faiblesse les fautes d'un système de violence (1) ; il fallait éviter, pour faire le recensement, de forcer l'entrée des habitations ; on voulait prévenir les crimes particuliers, couverts ordinairement par ce mystère impénétrable de la sainteté du domicile, mais on a certainement fait beaucoup plus de mal par cette mesure précipitée que tous les retards imaginables, toutes les transactions possibles n'aurient pu en faire. 

Jamais les peuples de l'antiquité, depuis les plus éclairés jusqu'aux plus barbares, n'avaient pensé que la violation des mœurs et de lois des nations vaincues pût les leur attacher ; les Romains, loin de suivre une telle marche, prenaient presque toujours une partie des coutumes des peuples qu'ils avaient soumis, les hordes barbares du Nord firent de même. Il est vrai que plus tard l'Europe substitua ses mœurs et ses croyances à l'Amérique, mats elle fut obligée de détruire les populations, et l'on ne pense pas que cela soit le résultat à rechercher aujourd'hui en Afrique.

Après avoir appelé les naturels aux affaires municipales, on les en a éloignés ; il aurait mieux valu les avoir toujours laissés en dehors, et surtout ne pas vouloir créer à l'improviste cette réhabilitation de la population juive, réhabilitation qui ne pouvait entier si subitement dans les mœurs et qui humilia les autres classes.

Il y eut confusion dans l'organisation de la justice, confusion dans les juridictions, confusion dans l'administration, confusion partout, et certainement les naturels, quand même ils auraient été portés de bonne volonté, n'auraient pu se reconnaître dans ce cahos où nous ne nous retrouvions plus nous mêmes. Les interprètes ignorans ou infidèles vinrent encore ajouter aux difficultés de nos transactions avec les indigènes.

Une énorme quantité d'arrêtés pour la plupart inexécutés et inexécutables, habituèrent à l'indifférence pour l'autorité ; d'autres, évidemment inutiles ou inopportuns, excitèrent la défiance et l'hostilité des Européens (2).

Nous avions entendu dire que la loi du sabre était la meilleure chez les Orientaux; mais nous avions oublié que si la justice des Turcs est prompte, sévère et quelquefois cruelle, elle est toujours équitable et appliquée avec discernement.

Nous avons envoyé au supplice, sur un simple soupçon et sans procès, des gens dont la culpabilité est toujours restée plus que douteuse depuis ; leurs héritiers ont été dépouillés. Le gouvernement a fait restituer la fortune, il est vrai, mais il n’a pu rendre la vie à un père assassiné.

Nous avons massacré des gens porteurs de sauf-conduits ; égorgé, sur un soupçon, des populations entières qui se sont ensuite trouvées innocentes ; nous avons mis en jugement des hommes réputés saints du pays, des hommes vénérés, parce qu’ils avaient assez de courage pour venir s’exposer à nos fureurs, afin d’intercéder en faveur de leurs malheureux compatriotes (3) ; il s’est trouvé des juges pour les condamner et des hommes civilisés pour les faire exécuter.

Nous avons plongé dans les cachots des chefs de tribus, parce que ces tribus avaient donné asile à nos déserteurs ; nous avons décoré la trahison du nom de négociation, qualifié d’actes diplomatiques de honteux guets-apens ; en un mot, nous avons débordé en barbarie les barbares que venions civiliser, et nous nous plaignons de n'avoir réussi auprès d’eux ! Mais nous avons été nos plus cruels ennemis en Afrique, et après tous ces égaremens de la violence nous avons changé tout à coup de système pour nous lancer dans l'excès contraire ; nous avons tremblé devant un acte de rigueur mérité ; nous avons voulu ramener à nous, à force de condescendance, des gens qui n'ont alors cessé de nous craindre que pour nous mépriser.

On ne peut attacher le blâme à tel administrateur plutôt qu'à tel autre ; les modifications survenues successivement dans le personnel, l'absence de système déterminé, l'incertitude de l'occupation, ont jeté la langueur partout. Les faux erremens des uns, inaperçus par leurs successeurs, n'ont pas été rectifiés ; des mesures favorables, à telle branche de l'aministration, ont été légèrement adoptées sans qu'on ait remarqué qu'elles étaient nuisibles à d'autres. Enfin le sol a manqué sous les pas de presque tous, parce que presque tous, en présence de difficultés extrêmes, ont été inférieurs à leur position.


Etat moral de la colonie. 

Deux conditions principales sont à observer chez les colons, celle de leur moralité et celle de leur utilité.

Sous le rapport de la moralité, le tableau de la régence est fâcheux, et c'est ici que doit naturellement prendre place un exposé des vives impressions que la commission a éprouvées lorsqu'elle a jeté les yeux sur le passé, lorsqu'elle a reconnu l'état actuel de cette colonisation, dont l'enfance a dû lutter contre de véritables causes de destruction.

Un des événemens les plus graves qui aient pu frapper la colonie à son origine a été, sans contredit, l'arrivée subite, au milieu de gens honorables, de spéculateurs aventureux et sans ressources réelles, qui, se jetant sur notre conquête comme sur une proie facile à exploiter, ont envahi toutes les sources de richesse, neutralisé tous les efforts honnêtes, exigé de lois naissantes, et souvent à créer, un appui honteux, de honteuses transactions. Ce fut alors que commencèrent ces spéculations dont quelques unes ne peuvent être trop flétries ; ce fut alors que, sans moyens d'acquérir, on voulut devenir propriétaire.

Tout paru convenable pour atteindre ce but ; il fallait posséder, on posséda. La maladie gagna toutes les classes, et l'on doit déplorer qu'elle soit parvenue jusqu'à celle qui s'est toujours fait le plus remarquer par son désintéressement et ses généreux sacrifices.

Les consciences pures se laissèrent égarer ; on crut être utiles à la colonie en augmentant le nombre des colons, en devenant aussi propriétaires, et quelquefois à des conditions si peu onéreuses, que la délicatesse publique s'en effaroucha. Ceux-là furent au moins coupables de donner un fâcheux exemple dont on a largement profité depuis pour couvrir d'indignes spoliations.

Alger devint le théâtre de manœuvres frauduleuses de tous genres qui achevèrent de déconsidérer le caractère français aux yeux des naturels. Nous apportions à ces peuples barbares les bienfaits de la civilisation, disait-on, et de nos mains s'échappaient toutes les turpitudes d'un ordre social usé.
 
Ces colons inutiles pour la colonisation, puisqu'ils ne devaient jamais ni semer, ni planter, ni exercer d'industrie ; ces colons qui accaparaient les terres quelque part que ce fût, sans les voir, sans les connaître, portant d'avance leur envahissement sur les points présumés de l'occupation militaire, s'exposant à l'improbité connue des Maures, en achetant à Belida, par exemple, des maisons renversées depuis six ans par un tremblement de terre, dans la Métidja, dix fois plus d'étendue qu'elle n'en a, et jusqu'à trente-six mille arpens à la fois d'un seul propriétaire ; ces colons qui voulaient à tous prix compléter leurs spéculations en revendant avec bénéfice des propriétés vraies ou supposées, des propriétés dont ils avaient peut-être dépouillé le domaine, exigèrent à grands cris de la France qu'elle versât pour eux son sang, qu'elle fit en Afrique, et dans leur intérêt, ces grands travaux qu'elle ne peut faire chez elle-même, et qu'en tous cas elle n'entreprend qu'avec les deniers de ses contribuables ; il fallait que la France prodiguât ses soldats et ses trésors pour assurer une immense fortune à des gens qui ne lui promettaient même pas en échange le léger dédommagement de la reconnaissance, dont quelques-uns avaient fui le contact mérité des lois pénales, et qui cependant regardaient les efforts de leur patrie comme une dette envers eux. Quel engagement avait donc pris la France pour qu'elle dût s'imposer de pareils sacrifices ?

Tout fut paralysé dans la colonie, l'intrigue s'empara de toutes les avenues, l'administration chancela sous un poids énorme, elle succomba presque et ne se releva qu'à peine.


(...) et l'on est épouvanté de tous les efforts qu'un système complet de colonisation exigera, lorsque l'on considère que dans les parties qui devront être cultivées de préférence, il n'existe pas un arbre, pas un abri, rien qui ressemble à un village et même à une maison, qu'il faudra tout créer, et que les villes y sont si rares et si peu importantes, qu'elles n'offrent aucunes ressources en dehors de leurs murs. 
 
 
Notes.

(1) On a restitué les 1000o0 fr. Le séquestre sera probablement levé, les indemnités vont être payées. 
(2) Un de ces arrêtés vint frapper d'un droit l'industrie des voitures publiques, le jour où une espèce de chariot fut mis à la disposition des colons pour aller à une demi-lieue d'Alger. 
(3) Les marabouts de la tribu des el-Ouffias. 
 

Référence. 

M. de la Pinsonnière, « Rapport sur la colonisation de l'ex-Régence d'Alger », p. 5-10, Procès-verbal de la commission envoyée en Afrique, A. Henry, Imprimeur de la Chambre des Députés, Paris, avril 1834.

L'Algérie française, une société féodale, selon F. Charvériat, 1889


Et en réalité, nonobstant tous les principes modernes, l'Algérie d'aujourd'hui ne présente-t-elle pas l'image d'une féodalité démocratique, dans laquelle les citoyens français sont les nobles, et les indigènes, les vassaux ?

L'état actuel de l'Algérie offre des analogies trop peu remarquées avec celui de la France sous la féodalité. En voici quelques-unes :

1° Les indigènes algériens sont, dans une certaine mesure, attachés à la terre comme les anciens serfs, puisqu'ils sont punis des peines de l'indigénat quand ils établissent, sans autorisation, une habitation isolée en dehors du douar, qu'ils voyagent sans passeport en dehors de la commune mixte à laquelle ils appartiennent, ou qu'ils donnent asile à un étranger non porteur d'un permis régulier (voir la loi du 27 juin 1888 sur les infractions spéciales à l'indigénat, annexes 11e, 13e et 14e).

2° La justice criminelle est rendue aux indigènes uniquement par des Français, comme elle l'était aux vilains par les seigneurs. Jamais, d'ailleurs, il n'y a jugement par les pairs, puisque les jurés sont tous Français ou Israélites.

3° Seuls les citoyens français, comme autrefois les nobles, sont appelés à porter les armes. Les indigènes ne sont admis à servir que par voie d'engagements volontaires et dans des corps spéciaux.

4° Au point de vue des impôts, les terres algériennes sont nobles ou roturières, c'est-à-dire exemptes ou grevées d'impôts. En effet, les fonds appartenant à un Français se trouvent, à raison de la qualité de son propriétaire, libres de contribution foncière, tandis que ceux appartenant à des indigènes payent l’achour, c'est-à-dire la dîme en langue arabe, taxe montant environ à 4 fr. 50 par hectare cultivé (la capitation, spéciale à la Kabylie, tient lieu d'impôt foncier).

5° Les différentes prestations en nature, imposées aux indigènes, ne sont en réalité que des services féodaux. La dijfa, c'est-à-dire l'obligation de nourrir et loger les agents du gouvernement qui se trouvent en tournée, n'est pas autre chose que l'ancienne obligation d'héberger le seigneur et sa suite. Les goums, à savoir : les cavaliers indigènes réunis pour accompagner une colonne de troupes dans une expédition, rappellent les vassaux convoqués pour un service militaire temporaire. Le guet a été établi en matière forestière, pour prévenir les incendies. Enfin, les réquisitions pour travaux divers, déblaiement des routes obstruées, lutte contre les invasions de sauterelles, ne sont autre chose que les anciennes corvées.

La comparaison du régime actuel de l'Algérie avec le régime féodal pourrait être encore continuée sur plusieurs autres points, notamment quant à la façon dont un trop grand nombre de Français maltraitent les indigènes. En tout cas, les exemples donnés ci-dessus suffisent pour établir le parallèle.

Au reste, toutes les ressemblances indiquées ne surprendront plus, si l'on consulte l'histoire. Les Français sont aujourd'hui, en Afrique, dans des conditions identiques à celles où se trouvaient jadis les Francs on Gaule : une race victorieuse impose son joug à une race vaincue. Voilà pourquoi il y a des maîtres et des sujets, des privilégiés et des non-privilégiés. Cette situation n'a par elle-même rien d'extraordinaire. Dans une certaine mesure, elle n'est pas plus illégitime que la conquête. Mais ce qui est étonnant, c'est que les Franco-Algériens qui, en qualité de démocrates, bondissent d'indignation au seul souvenir de la féodalité, ne font aucune difficulté d'appliquer, dans leur propre intérêt, précisément le régime féodal dans ce qu'il présentait de plus dur pour les inférieurs. Aussi, les 250.000 citoyens français qui, en Algérie, dominent trois ou quatre millions de musulmans, sont-ils peut-être plus détestés par eux que les seigneurs ne l'étaient par leurs serfs. Il n'y a, en effet, entre eux, ni cette affinité de race, ni cette égalité dans une même religion qui, en pleine féodalité, devaient singulièrement adoucir les rapports des différentes classes.

Référence.

François Charvériat, Huit Jours en Kabylie : a travers la Kabylie et les questions kabyles, E. Plon, Nourrit et Cie, Paris, 1889, p. 241-242, note 2.

lundi 6 février 2012

La prière, selon Proclus, Ve siècle ap. J.-C.

La prière n'est pas une invocation aux dieux pour en obtenir des faveurs; elle est pure de toute espérance ; c'est l'élan de l'âme vertueuse vers le divin, source de toute perfection. Ce qui procède des dieux, tout en s'en distinguant, n'en est pas tout à fait séparé. En vertu de l'affinité qui l'unit encore à son principe, il tend à y revenir, et l'acte d'amour et d'intelligence qui le porte vers un Dieu est la prière. L'essence de la prière , c'est une conversion de l'âme vers la divinité ; son effet immédiat, une plus grande vertu ; son terme suprême, l'absorption en Dieu. Les hommes se trompent étrangement ; ils s'imaginent que Dieu se retire d'eux ou qu'il s'en rapproche , et que la force de la prière est de l'attirer et de le faire descendre à eux. Dieu est toujours et partout présent; il est intime à nos âmes, ou plutôt nos âmes sont en lui. Lorsque nous croyons qu'il se rapproche de nous, c'est nous qui par la vertu, l'amour et la prière nous rapprochons de lui , en nous unissant plus intimement à sa pure essence par la partie de notre être, qui lui ressemble. Dieu ne descend pas vers l'âme : c'est l'âme qui se relève jusqu'à lui. Nous ne croyons pas qu'il ait jamais été rien écrit de plus exact et de plus profond sur la prière (*).

(*) Commentaire du Timée, 64, 65, 66; Commentaire du Parménide, IV, 68.

Référence.

J. Denis, Histoires des théories et des idées morales dans l’Antiquité, tome 2, Auguste Durand, Paris, 1856, p.404.

L'amour, selon Proclus, Ve siècle ap. J.-C.


 Mais Proclus innove véritablement sur l'amour. 

Si l'amour n'est le plus souvent pour lui, comme pour ses devanciers, que le sentiment du beau, il est aussi quelquefois un sentiment d'une autre nature, ce que nous appelons la charité. N'est-ce pas lui qui unit tous les hommes dans la divinité ? N'est-il pas une vertu bienfaisante, qui aide ceux qui veulent être sauvés ; qui inspire l'intelligence et la vie selon l'intelligence ; qui, en un mot, fait des hommes vertueux la providence de ceux qui sont moins parfaits ? Ne court-il pas après ceux qui s'égarent pour les ramener dans la droite voie, comme Socrate était sans cesse à la piste d'Alcibiade ? Ne les suit-il pas tranquillement et en silence, jusqu'à ce que le moment soit venu de leur ouvrir les yeux, et de les détourner doucement des abîmes où ils allaient trébucher, faute de guide et de lumière ? On ne peut le nier, voilà la charité dans son expression la plus haute et la plus pure. L'amour est doux, patient, discret et plein d'une bienveillance à toute épreuve, parce qu'il est désintéressé; il supporte doucement le mépris de l'objet aimé, parce qu'il est sur de sa conquête , ou tout au moins du bien qu'il veut faire.

Mais comment Proclus conciliait-il cette théorie de l'amour avec l'ancienne théorie platonicienne, qui le définissait le sentiment de la beauté ? Le voici : Proclus considère l'amour comme une chaîne immense qui, descendant du ciel à la terre , unit les êtres supérieurs aux êtres inférieurs et réciproquement.

« Les êtres supérieurs, dit-il, aiment les inférieurs, non parce que ceux-ci sont beaux et par suite aimables, mais par providence. Les êtres inférieurs, au contraire, aiment les supérieurs, non par providence (car quel bien pourraient-ils faire à ceux qui sont meilleurs et plus parfaits qu'eux ?), mais parce qu'ils trouvent dans les êtres supérieurs le modèle vers lequel ils peuvent se tourner. Ainsi la bienfaisance et la bonté dans les êtres supérieurs, et dans les êtres moins bons, le sentiment de leur propre indigence et l'admiration des natures qui sont au-dessus d'eux, voilà les deux grandes manifestations et comme le double courant de l'amour. »

C'est de cette manière ingénieuse et profonde, que Proclus concilie la théorie platonicienne de l'amour et la théorie stoïque et chrétienne de la charité (*).

(*) Commentaire sur l’Alcibiade, I , p. 52, 64, 68, 70, 86, 88, 96, 102, 112, 114, 118, 132, 134, 138, 142, 148, 150, 152, 156, 164, 166, 170, 172,210.


Référence.

J. Denis, Histoires des théories et des idées morales dans l’Antiquité, tome 2, Auguste Durand, Paris, 1856, p.403-404

L'amour, la vérité et la foi selon Proclus, Ve siècle ap. J.-C.


Comme il y a en Dieu trois hypostases, dit Proclus, la Bonté qui produit, la Sagesse qui conserve, et la Beauté qui ramène les êtres contingents à leur principe , il y a dans l'âme trois mouvements successifs, l'Amour qui la tourne vers le Beau, la Vérité qui perçoit l'Intelligence et l'Être, la Foi qui nous place et nous affermit dans le Bien. C'est dans le Bien seul que l'âme se repose. L'amour nous convertit et nous attire vers le Beau, sans nous mettre en possession du Bien ; la connaissance n'est qu'un mouvement autour de l'Intelligible, auquel elle ne peut nous unir qu'imparfaitement. À la foi seule il appartient de nous édifier pour ainsi dire dans le Bien, essence même de Dieu.

Cette édification, ce ferme établissement, ce repos en Dieu, voilà le salut. Ce n'est point par la pensée qu'on doit rechercher le Bien : poursuite impuissante et toujours imparfaite. C'est en se livrant à la lumière divine et par un religieux silence de la bouche et de la pensée qu'on s'identifie avec l'unité mystérieuse et inintelligible. Si Proclus répète avec Plotin qu'on ne se sauve ou qu'on ne s'unit aux causes premières que par le délire divin de l'amour et par la philosophie, la foi n'en est pas moins la plus parfaite des initiations et le suprême moyen de salut. Or la foi est le produit de la puissance théurgique, qui est supérieure à toute sagesse humaine, et qui renferme en soi tous les biens de la divination, toutes les vertus purifiantes et toutes les opérations, source de l'enthousiasme. À cet acte supérieur de la foi, union mystérieuse, ineffable, incompréhensible avec l'Être premier, devait répondre la conception d'un Dieu non moins inintelligible.(...).

Référence.

J. Denis, Histoires des théories et des idées morales dans l’Antiquité, tome 2, Auguste Durand, Paris, 1856, p. 396-397.

La voyance avec objets, selon Jamblique, IIIe-IVe siècle ap. J.-C.


« Si la divinité, pour nous donner des signes, descend même dans les objets inanimés tels que des baguettes, des dés, des pierres, du blé, des gâteaux de farine, c'est un des mystères qui méritent le plus notre respectueuse admiration, puisqu'elle communique pour nous instruire une âme à ce qui est inanimé, le mouvement à ce qui est immobile, une raison à ce qui est dépourvu de toute raison. Mais il y a une plus grande merveille, un plus grand mystère que Dieu veut nous révéler par ces étranges événements. Comme il choisit souvent un idiot pour lui faire prononcer les plus sages paroles (car alors il est évident que ce n'est pas l'œuvre de l'homme, mais celle de Dieu qui éclate); de même il nous découvre par les objets dénués de toute connaissance certaines choses supérieures à toute connaissance. Cela montre aux hommes et que ces signes sont dignes d'une entière créance, et que Dieu est supérieur à la nature et ne dépend point d'elle dans ses opérations. Ainsi ce qui est naturellement inintelligible devient intelligible ; ce qui n'a point d'intelligence prend une intelligence ; et par là Dieu nous suggère la sagesse, et nous apprend la vérité des choses qui sont, qui ont été et qui doivent être. »

Référence.

Jamblique. Cité par J. Denis, Histoires des théories et des idées morales dans l’Antiquité, tome 2, Auguste Durand, Paris, 1856, p.383.

dimanche 5 février 2012

La possession divine, l'extase et la voyance, selon Jamblique, IIIe-IVe siècle ap. J.-C.


« Or, il faut savoir ce que c'est que l'enthousiasme et comment il se produit. C'est à tort qu'on le croit un transport de la pensée avec une inspiration démonique. Car lorsque la pensée humaine est vraiment possédée, il ne saurait y avoir de mouvement et de transport. L'inspiration ne vient pas des démons, mais des dieux. L'enthousiasme n'est point proprement l'extase, mais un retour et une conversion au meilleur, tandis que le transport ou la simple extase est une chute vers le pire. Ne parler que de l'extase, c'est dire ce qui arrive accidentellement aux inspirés, mais ce n'est point toucher à la nature et au caractère principal de l'enthousiasme. Ce qu'il y a de principal et d'essentiel, c'est la possession complète des inspirés par la divinité, possession dont l'extase n'est qu'une suite et qu'un accompagnement. On ne peut raisonnablement supposer que l'enthousiasme soit le fait de l'âme ou de quelqu'une de ses puissances, de l'intelligence ou de ses opérations, de la santé ou d'une maladie du corps. Car le ravissement divin n'est pas une œuvre humaine, ne se fonde point sur les facultés humaines et sur leurs opérations. Ces opérations et ces facultés peuvent être des sujets et des instruments dont se sert le Dieu ; mais c'est le Dieu qui consomme l'œuvre de la divination : seul, sans mêler son action à celle d'aucune autre chose, sans le ministère ni du corps ni de l'âme, il opère par lui-même. C'est donc une nécessité que les divinations telles que je viens de les décrire, soient vraies et légitimes. Mais lorsque l'âme est agitée ou avant ou pendant l'opération, lorsqu'elle se mêle et se confond avec le corps, et qu'elle trouble ainsi la divine harmonie, la divination est elle-même pleine de trouble et de mensonge, et l'enthousiasme n'a rien de vrai ni de divin. » 

Note.

On pourrait rendre, pour moderniser le vocabulaire, « enthousiasme »  par « possession divine »  et « divination »  par « voyance ».

Référence.

Jamblique. Cité par J. Denis, Histoires des théories et des idées morales dans l’Antiquité, tome 2, Auguste Durand, Paris, 1856, p.380.

L'union à Dieu et le manque de qualité des amours terrestres, selon Plotin, IIIe siècle ap. J.-C.


« Ceux à qui cet état supérieur est inconnu, peuvent s'en faire quelque idée par les amours d'ici-bas, lorsqu'on aime ardemment et que l'on obtient ce qu'on aime. Mais les amours de ce monde ne s'adressent qu'à des objets mortels et à des fantômes. Ils passent et changent, parce que nous n'aimions pas réellement et que nous nous étions attachés à ce qui n'est pas notre bien, le but de nos désirs. Là-haut seulement est le véritable objet de l'amour, avec lequel on peut s'unir, parce qu'il n'est pas recouvert d'une enveloppe extérieure de chair. Là il n'y a plus rien entre ce qui aime et ce qui est aimé ; ils ne sont plus deux; mais tous deux, ils ne sont qu'un. »

Référence.

Plotin. Cité par J. Denis, Histoires des théories et des idées morales dans l’Antiquité, tome 2, Auguste Durand, Paris, 1856, p. 347.

Le rôle de la souffrance dans l'éveil de la conscience à Dieu, selon Porphyre de Tyr, IIIe siècle ap. J.-C.,

 
« Il serait impossible aux âmes, destinées à préparer ici-bas leur retour vers le ciel, de quitter cette terre de passage et d'exil, si elle était un lieu de délices et de volupté. On ne gravit pas au sommet d'une haute montagne sans effort ni fatigue : c'est par le supplice continuel et par la mort du corps, que l'âme arrive à la vie véritable. La douleur est une chaîne de fer, qui pèse trop lourdement sur nous pour ne pas nous faire désirer notre affranchissement, tandis que le plaisir est une chaîne d'or, dont l'éclat nous empêche de sentir tout le poids. »

Référence.

Porphyre de Tyr, Lettre à Marcella. Cité par J. Denis, Histoires des théories et des idées morales dans l’Antiquité, tome 2, Auguste Durand, Paris, 1856, p. 340.

La Providence divine, par Proclus, Ve siècle ap. J.-C. Essai de théodicée.


Proclus le Diadoque [c'est-à-dire le successeur de Platon] était un philosophe  de l'École néo-platonicienne d'Athènes, fermée par l'empereur romain byzantin Justinien en 529. 

É. Vacherot expose ici la justification, par Proclus, de la réalité de la Providence divine, c'est à dire le fait que tout concourt, grâce à Dieu, au bien des créatures.


Dieu étant le Bien a pour attribut nécessaire la bonté ; or, en tant que bonté, il est cause, cause première et universelle de tous les êtres. La cause première peut être envisagée sous trois aspects, selon la triple fonction qu'elle remplit. Elle produit d'abord, c'est-à-dire qu'elle constitue l'essence des êtres; puis elle conserve, c'est-à-dire qu'elle comprend et distingue en même temps les essences qu'elle a constituées, en fixe le caractère propre et le rang ; enfin elle rappelle à elle-même et fait rentrer dans son unité les êtres qu'elle en avait fait sortir pour les distinguer et les déterminer. Ainsi produire, maintenir dans sa nature propre l'être produit, et le ramener à la cause première de toute production, telles sont les trois fonctions de la puissance créatrice (1). Chaque fonction suppose un attribut dans cette puissance : la Bonté produit, la Sagesse conserve, et la Beauté ramène (2). Cette division n'existe point en Dieu même; elle n'existe même pas dans l'acte simple de la création ; mais elle est nécessaire pour concevoir comment Dieu crée. Du reste, produire, conserver, ramener, se confondent dans l'acte simple , indivisible, immanent de la création ; de même que la Bonté, la Sagesse, la Beauté, se perdent dans l'unité de la nature divine (3).

Plotin s'était borné à démontrer l'existence de la Providence par la considération générale de l'ordre du monde. Proclus fait plus ; il établit la distinction de la Providence et de la Fatalité, et s'applique à résoudre les principales difficultés relatives au dogme de la Providence. Il se demande comment la Providence agit sur les êtres, comment elle les connaît, et si son action et sa connaissance ne diffèrent point selon la nature des êtres qu'elle embrasse. Passant de là au redoutable problème de la présence du mal au sein d'un monde gouverné par la Providence, il recherche comment le mal peut se concilier avec la bonté providentielle ; il explique les désordres du monde physique et les anomalies du monde moral, pourquoi le juste est opprimé tandis que le méchant triomphe, pourquoi les fautes des pères retombent sur les fils. Nous ne connaissons pas de doctrine moderne où la thèse de la Providence soit traitée avec plus d'étendue, de clarté et de précision que dans le livre De Fato et Providentia. L'analyse qui va suivre mettra le lecteur à même d'en juger (4).

L'opinion commune sur la Providence et la Fatalité (5) est que la première est cause de tout bien pour toute chose, tandis que la seconde est seulement cause de l'enchaînement et de la dépendance des mouvements soumis à l'action providentielle. C'est la distinction qu'on exprime sans cesse dans les jugements sur les actes ordinaires de la vie. Qu'un homme fasse du bien aux autres, on dit qu'il a été la providence de ceux qui ont reçu son bienfait. Une chose arrive-t-elle en vertu de l'action complexe de causes inconnues, on la rapporte à la fatalité.

La même distinction se retrouve dans l'étymologie des mots. Providence (pronoia) désigne l'acte d'un principe supérieur à l'intelligence ; or, la bonté en soi est encore plus divine que l'intelligence, puisque celle-ci désire le bien en tout et avant tout.

Fatalité (heimarmenè) rappelle l'idée d'enchaînement; c'est ce que les théologiens nous donnent à entendre par leurs fuseaux symboliques, voulant signifier par là l'enchaînement de toutes les choses soumises à l'empire du Destin (6).

La Providence n'est autre que la cause divine, en tant qu'elle est le bien. Car d'où pourrait venir le bien, si ce n'est de Dieu ? Voilà ce qui fait qu'elle gouverne l'univers tout entier, tandis que la Fatalité ne régit que le corps. L'enchaînement des choses ayant sa raison dans le bien, la Fatalité relève nécessairement de la Providence. Tout ce qui est soumis à la Providence ne l'est pas à la Fatalité (7) ; au contraire, celle-ci n'embrasse rien que celle-là n'enveloppe et ne contienne d'une manière supérieure. L'intelligence est l'attribut essentiel de la Providence ; la nécessité est le caractère propre de la Fatalité. Tout corps en effet agit, pâtit, communique ou reçoit nécessairement : par lui-même, il est incapable de choix ; c'est l'être supérieur qui réside en lui, l'âme proprement dite qui choisit. Certains corps se meuvent circulairement dans leur orbite ; d'autres, comme le feu, sont poussés par une force centrifuge ; d'autres, comme la terre, gravitent vers le centre ; quel que soit le genre de mouvement, tous obéissent à une même nécessité (8). D'un autre côté , la Providence diffère de la Fatalité, comme Dieu diffère d'une chose qui est divine, par essence et non par participation. La Fatalité ne produit le bien que par emprunt ; tout bien émane de la Providence, de même que toute lumière vient du soleil. La Providence est Dieu en soi ; la Fatalité vient de Dieu, mais n'est pas Dieu ; elle n'est qu'une image de la nature divine et de la Providence (9). Enfin, la Providence est à la Fatalité dans le même rapport que l'intelligence est au corps.

Cette distinction nettement établie, Proclus aborde les difficultés relatives à la question de la Providence.

D'abord l'action de la Providence s'étend-elle à tout, aux parties de l'univers comme à l'ensemble, aux individus comme aux espèces, au périssable comme à l'éternel ?

Pour cela, il faut que la Providence connaisse parfaitement la valeur de chacun des êtres qu'elle gouverne. Mais comment les connaît-elle ? C'est un principe évident que chaque être connaît selon qu'il est (10). Or, la Providence, étant l'Unité absolue, connaît toutes choses dans l'unité, c'est-à-dire dans une mesure incomparablement supérieure à l'imagination, à l'entendement et même à l'intelligence. Si la Providence ne connaissait les êtres que dans la mesure de l'intelligence, elle n'embrasserait pas l'universalité des choses ; car, si tout participe de l'unité, tout ne participe pas de l'intelligence. Par cela même que la Providence connaît tout en vertu de l'unité, sa science exclut toute diversité et toute succession ; elle est uniforme et identique, quel qu'en soit l'objet, intelligible ou sensible, général ou particulier, incorporel ou corporel.

Si la Providence connaît toutes choses, elle connaît le contingent. Mais, en ce cas, comment concilier la Providence avec la contingence des choses ?

Les uns, acceptant la Providence, ont nié le contingent; les autres, ne pouvant nier le contingent, l'ont relégué hors de la portée de la Providence. Tous reconnaissent que la Providence ne prévoit point l'indéterminé, en tant que tel. Et en effet c'est là le principe qui domine toutes les difficultés du problème. Quel que soit l'objet sur lequel agisse la Providence, déterminé ou indéterminé, nécessaire ou contingent, intelligible ou sensible, elle le connaît toujours d'une manière déterminée, nécessaire , intelligible ; car elle connaît la cause même de l'indéterminé. Elle connaît donc l'indéterminé lui-même, en tant qu'il résulte de sa cause. Or, la relation de l'effet à la cause étant nécessaire , elle connaît le contingent d'une manière nécessaire (11). De même, elle a du corporel une connaissance tout incorporelle, tout corps ayant pour cause une essence incorporelle. Dieu ne connaît le corporel que dans sa cause et par sa cause; il connaît d'autant mieux toute chose qu'il est, d'une manière prochaine ou éloignée, la cause de tout ce qu'il connaît. Il sait donc à l'avance la génération de l'indéterminé, et la manière dont la cause fera passer l'indéterminé à l'état d'être déterminé, sans que cette prévision entrave ou modifie en rien la détermination spontanée et quelquefois volontaire des êtres placés sous sa dépendance.

Mais voici une bien autre difficulté (12). Si la Providence est la cause du déterminé et de l'indéterminé, est-elle, de la même manière, cause de l'un et de l'autre ? Ou bien est-elle cause déterminée du déterminé, cause indéterminée de l'indéterminé ?

Proclus résout la difficulté au moyen d'une distinction ingénieuse et profonde. La Providence doit être conçue tout à la fois comme unité absolue avec pouvoir de se communiquer et comme puissance infinie. Dès lors ce qu'elle produit et dirige participe de son unité et de sa puissance. Or, l'indéterminé vient de l'infini, qu’il imite, comme le déterminé vient de l'unité, dont il est l'image. Un exemple pris dans le monde intelligible éclaircira cette distinction. On sait que l'Intelligence, qui produit les êtres corporels et incorporels, les produit tous incorporellement et les connaît de même, c'est-à-dire qu'elle produit et connaît conformément à sa nature. Dans le premier cas, elle a engendré un produit similaire ; dans le second , un produit modelé sur une nature inférieure à la sienne. L'un et l'autre produit sortent également de son sein : seulement elle engendre l'essence, en tant qu'Intelligence ; le mouvement et le corps, en tant qu'Âme. C'est donc par la diversité des vertus qui sont en elle qu'il faut expliquer la différence de ses produits.

De même la Providence, en tant qu'unité, est la cause du déterminé ; en tant que puissance infinie, elle est la cause de l'indéterminé ; mais, comme l'Intelligence, elle engendre de la même manière tous ses produits. Ainsi tout ce qui se produit se produit ou d'une manière déterminée en vertu de l'unité, ou d'une manière indéterminée en vertu de l'infinité.

Néanmoins le nécessaire peut participer de l'infinité et le contingent de l'unité. Seulement, dans un cas, c'est l'unité qui domine, enchaîne et fixe le contingent; dans l'autre, c'est l'infini qui l'emporte et entraîne le nécessaire hors de sa sphère.

En résumé, la Providence produit en vertu de principes divers tout ce qu'elle produit ; mais elle connaît tous ses effets d'une manière uniforme et toujours conforme à sa propre nature. Ce qui varie seulement, c'est la manière dont les êtres participent de la Providence. La participation est plus ou moins directe, plus ou moins intime, plus ou moins constante, plus ou moins efficace. Tous les êtres, animés ou inanimés, rationnels ou irrationnels, éternels ou périssables, participent de la Providence, chacun dans la mesure de leur capacité. Tel participe de l'être seulement, tel de la vie, tel de la connaissance, tel enfin de la perfection. Si un être ne participe que par intervalle des dons de la Providence, c'est sa propre faiblesse qui en est cause et non la Providence elle-même. Ce n'est pas la bonté de la Providence qui s'épuise; c'est l'être qui ne peut conserver toujours. Ainsi le soleil éclaire constamment ce qui ne peut le voir que par intervalle. De même un miroir réfléchit toujours les objets qui sont en face de lui ; s'il ne les réfléchit plus, c'est l'absence des objets qui en est cause. Enfin, lorsque les oracles s'arrêtent, ce n'est pas que l'inspiration ait cessé, c'est que l'être qui la recevait perd son aptitude à la recevoir de nouveau.

Mais si la Providence existe, comment expliquer la présence du mal dans l'univers (13) ? Les uns ont résolu la difficulté en niant la Providence, les autres en niant l'existence du mal. Proclus ne cherche point la vérité dans ces solutions extrêmes. Il reconnaît en même temps l'existence de la Providence et du mal. Voici comment il essaie de les concilier.

Le mal est de deux espèces, à savoir : le mal pour les corps, c'est la non-conformité à la nature ; le mal pour les âmes, c'est la non-conformité à la raison.

En ce qui concerne le mal des corps, Platon en a dit la vraie raison. Le mal n'est autre chose que la corruptibilité. Or, pour que les corps périssent, il est nécessaire qu'ils soient corruptibles. Mais pourquoi faut-il que les corps périssent ? Pour qu'il n'y ait pas seulement des corps éternels. Autrement, ceux-ci seraient les derniers dans l'ordre universel. C'est l'existence des corps périssables qui relève les corps éternels à un rang supérieur et par là complète la. perfection du Tout. Ce mal a donc pour fin un plus grand bien. Le Tout a besoin de corruption et de génération ; sans quoi la nature ne pourrait se renouveler.

Quant au mal des âmes, il provient de l'union de l'âme immortelle avec l'âme mortelle. De cette union peut naître quelque chose d'opposé à la raison. Si l'âme mortelle prévaut, il y a mal dans l'âme ; c'est le cas de la passion, de la colère, par exemple, ou de la concupiscence. Le mal n'est pas pour l'âme mortelle, laquelle ne fait en cela qu'obéir à sa nature, mais bien pour l'âme immortelle dont il contrarie les tendances, en violant les lois de la raison. Le mal de l'âme a pour cause nécessaire l'union des deux âmes. La difficulté se réduit donc à voir si cette union importe ou non à la perfection du Tout. Or n'est-il pas nécessaire que le bien pénètre jusqu'à l'autre bout de la chaîne des êtres, et l'âme jusqu'à la matière, pour que le Tout soit parfait, qu'il n'y ait pas seulement d'un côté des âmes rationnelles et immortelles, de l'autre des âmes irrationnelles et mortelles, mais encore entre ces deux ordres d'âmes, des âmes intermédiaires, rationnelles et mortelles à la fois? Le Tout, s'il manquait d'âmes de cette nature, ne serait-il pas imparfait? Or, dès que l'âme divine descendait jusqu'à la matière, ne fallait-il pas qu'auparavant l'âme mortelle fût dans le corps, pour préserver l'âme divine du contact immédiat du corps? Sans quoi, comment le corps, cette matière inerte et composée , serait-il entré en communication directe avec l'âme incorporelle et immortelle? Que serait devenu le corps lui-même, sous l'action immédiate de l'âme divine ? Comment aurait-il pu recevoir cette action? Toute communication eût été impossible entre deux substances de nature si différente. Toutes ces facultés qui ont leur principe dans l'âme intermédiaire, la sensation, l'appétit, le désir, l'imagination n'eussent point existé. Or, qui pourrait nier que ces facultés ne soient les conditions de la santé et de la vie du corps ? Donc l'âme intermédiaire importait à la perfection du Tout. Or le mal en est un accident nécessaire. Donc le mal des âmes, comme le mal des corps, a pour fin un plus grand bien, et ne fait en cela qu'augmenter la perfection du tout.

Autre difficulté (l4). Si la Providence existe, n'est-il pas nécessaire que chaque être soit traité selon son mérite ? D'où vient donc cette différence entre les hommes quant à la somme des biens? D'où vient le triomphe du méchant et la misère du juste?

L'explication que donne Proclus de cette anomalie n'est pas nouvelle ; on la trouve fort éloquemment exposée chez les Stoïciens. Mais Proclus, en la reproduisant, la développe sous une forme plus précise et plus scientifique. Il ne faut pas dire que la Providence ne sait point répartir ses faveurs proportionnellement aux mérites, elle dont les desseins profondément harmoniques assurent à chaque être l'accomplissement de sa destinée, donnant aux uns les vrais, aux autres les faux biens. Qui ne sait que l'homme qui veut atteindre la vertu y parvient toujours, tandis que ceux qui recherchent les biens extérieurs échouent quelquefois? D'ailleurs la privation de ces biens apparents n'est qu'un stimulant pour les sectateurs de la vertu, excitant chez les uns l'énergie de l'âme, chez d'autres aiguillonnant l'intelligence, accoutumant l'âme par la pratique à mépriser le corps et tous les avantages qui s'y rattachent, et à estimer la vertu et les biens de l'âme à leur prix. Ce n'est point quand la mer est calme et le ciel serein que nous admirons l'art du pilote; c'est quand l'orage a soulevé les flots en courroux. De même, la vertu nous paraît plus admirable dans les rigueurs que dans les faveurs de la fortune.

D'une autre part, la Providence, par l'inégale répartition des biens, veut instruire ceux qui ne vivent pas selon ses lois. En montrant la vertu dans sa noble simplicité, et le vice au milieu de ses vains ornements, elle nous fait comprendre la vraie beauté de la vertu et la vraie laideur du vice.

Enfin l'homme est une âme, mais une âme ayant à son service un corps qui empêche souvent l'âme de se livrer, comme elle aimerait à le faire, à la contemplation du vrai bien. Or le mal physique devient dans certains cas un secours pour l'accomplissement de la vertu : la souffrance, par exemple, invite l'âme au recueillement et à la méditation ; la santé et la vigueur des organes, au contraire, provoquent souvent l'abus des plaisirs sensuels. N'a-t-on pas vu Platon se condamner à l'obscurité politique, et Cratès renoncer à ses richesses, pour se soustraire à l'esclavage du corps ? Au lieu d'accuser la Providence de cette inégale répartition des biens, il faudrait y voir plutôt un châtiment des méchants; car toute cette prospérité fait ressortir une perversité qui eût été cachée dans la médiocrité de fortune. Et qu'on n'aille pas croire qu'en accordant ainsi ce luxe et cette influence aux méchants, la Providence augmente leur perversité ; l'excès du mal est quelquefois le seul moyen de guérison. D'ailleurs la Providence, en variant les conditions de la vertu, la fait apercevoir sous son véritable jour; elle montre aux hommes cette vertu toujours la même, à travers les situations les plus diverses de la nature humaine, arrivant par toutes les voies au même but, la contemplation des Dieux. Il faut dire encore que la Providence ne devait pas réunir tous ses dons sur un seul être. Ainsi Platon, organisant sa république idéale, ne veut pas que tous les biens soient le partage d'une seule classe, mais les distribue entre les diverses classes de citoyens. Cette conception est l'image de l'ordre qui règne dans l'univers : à chaque espèce sa destinée propre ; à chacun le genre de bien qui convient à sa nature. Mais enfin, pourrait-on dire, pourquoi des hommes inégaux en mérite éprouvent-ils un sort parfaitement semblable ; pourquoi, par exemple, dans le sac d'une ville, bons et méchants périssent de la même mort ? On peut répondre qu'ils éprouvent différemment la fin commune, c'est-à-dire que les uns supportent avec colère, les autres avec résignation, la mort qui les frappe, et qu'après la séparation, ceux-ci vont dans le séjour des méchants, et ceux-là dans le séjour des bons. D'ailleurs, ces catastrophes qui enveloppent indistinctement une foule d'hommes ont souvent lieu en vertu de quelque loi générale, conforme ou même nécessaire à l'ordre universel. Or, si cet ordre universel est l'œuvre de la Providence, comment les mouvements qui y concourent, comment les conséquences naturelles de ces mouvements ne feraient-elles pas partie de l'œuvre providentielle ?

Proclus ne s'en tient pas à ces difficultés (15) Lorsque la Providence juge à propos de punir, pourquoi la punition ne suit-elle pas immédiatement le crime ? Il semble qu'une punition tardive ne sert qu'à faire murmurer à la fois les bons et les méchants contre la Providence. La réponse de Proclus est remarquable.

D'abord on peut contester l'efficacité de la punition immédiate, quand on voit le méchant poursuivre sa voie d'iniquités sous le coup même du châtiment. Mais ici le dessein de la Providence est manifeste. En vrai médecin des âmes et des corps, elle attend pour les ramener au bien le moment favorable. Comme le dit Platon, avec les Dieux, la fortune et le temps gouvernent les choses humaines, soit qu'il faille opérer le bien ou guérir le mal. La Providence sait quand elle doit attaquer le mal sans délai ou attendre. Il est d'un art supérieur de ne point chercher à charmer les spectateurs par la promptitude de la cure, mais de prendre tout le temps nécessaire pour la rendre parfaite. D'ailleurs le châtiment réhabilite l'âme et la retire de sa misère ; donc plus il est différé, plus le méchant est puni. Ce n'est pas indulgence, mais sévérité de la part de la Providence, de ne pas punir immédiatement ; le plus grand châtiment que puisse éprouver le coupable, c'est de rester dans la souillure de sa faute sans l'expier. Dieu remplace alors une peine extérieure par une peine intérieure bien plus grave ; le remords de la conscience est un châtiment que le méchant traîne partout avec lui. C'est là un bel exemple que la justice divine montre à la justice humaine ; elle lui apprend à suspendre ses coups dans le moment de la passion, et à chercher moins une satisfaction personnelle que le salut du coupable. La sagesse de la Providence est impénétrable dans ses profondeurs ; mais combien ce que nous en comprenons n'est-il pas admirable ! On s'étonne de l'inégalité des châtiments pour les mêmes fautes ; mais la vie humaine est longue et mélangée de bien et de mal : tel homme commet de grandes fautes qui plus tard se recommandera par de grandes vertus. La Providence se garde bien de l'accabler pour le punir de ses fautes : elle le conserve pour ce qu'il doit faire de bien ; d'autant plus que ses belles actions le disposeront mieux à l'expiation. En sorte que le bonheur qu'elle leur laisse est pour leurs vertus, et la punition qu'elle leur inflige est pour leurs crimes. Si la loi égyptienne ordonne qu'une femme enceinte, condamnée à mort, ne soit exécutée qu'après son enfantement, faut-il s'étonner que la Providence, ayant à châtier une âme pervertie, mais encore destinée à de grandes choses, attende pour punir que cette âme ait porté ses fruits? Si une jeunesse peu honorable de Thémistocle lui eût valu une punition immédiate, qui eût délivré Athènes de l'invasion des Perses? Mais que parle-t-on de lenteurs à propos de la justice divine ? Qu'est-ce que la vie humaine, qu'est-ce que le temps pour la Providence ?

Autre anomalie apparente (16). Pourquoi le châtiment mérité par les pères est-il supporté par leurs enfants? Proclus en donne une explication très ingénieuse. En premier lieu, un État est, pour ainsi dire, un grand corps animé d'une même vie dans toutes ses parties, inspiré par une influence commune, dirigé par un même chef ; en sorte que, malgré la diversité de qualités corporelles ou de positions sociales, l'État est véritablement un. C'est en quelque sorte un être et après tout un être plus élevé que nous dans la chaîne des êtres, plus vivace, plus divin, plus semblable au Tout. Alors qu'y a-t-il d'étonnant à ce que les crimes d'une génération soient payés par une autre ? La Cité est une ; c'est elle qui mérite et qui démérite ; c'est donc elle que la Providence frappe dans tels ou tels de ses membres. Dans la Cité, dans l'État, dans l'Humanité tout entière, tous les individus sont sympathiques entre eux comme les membres d'un même corps ; en vertu d'une solidarité réciproque, tous partagent la responsabilité et sont passibles de la peine. Proclus n'admet toutefois ce principe que dans certaine mesure et ne va pas jusqu'à étendre la responsabilité également à tous.

Autre argument. À ceux qui admettent la métempsycose, on peut dire que les âmes sont honorées ou punies pour des actes de leurs vies antérieures. D'où est venue à Apollonius (de Tyane) cette puissance divine que les hommes lui ont connue, si ce n'est d'avoir, dans une vie antérieure, sauvé une vierge ? Les âmes, dans cette succession d'états, sont au fond les mêmes, quoique le changement de vêtements les fasse paraître tout autres aux yeux des hommes. Notre vie peut se comparer à un drame dont l'auteur est le Destin et les acteurs sont des âmes. Les divers rôles sont remplis tantôt par des âmes différentes, tantôt par les mêmes âmes qui ont changé de costume.

Enfin, en punissant une âme qui n'a point fait le mal, la Providence ne considère pas seulement la communauté d'origine ; elle coupe, pour ainsi dire, la racine d'une plante qu'elle savait devoir être mauvaise. Avec le scorpion naît le dard, avec la vipère le venin. Nous ne connaissons ce dard et ce venin qu'après en avoir été atteints, mais Dieu les connaissait d'avance.

Dernière difficulté : si la Providence connaît et produit tout, comment peut-on attribuer l'action providentielle aux anges, aux démons et même aux héros et aux âmes qui partagent avec les Dieux le gouvernement de ce monde (17) ? Ils ne peuvent l'exercer en tant qu'unités, puisque c'est là le caractère propre des Dieux ; mais ils l'exercent en tant qu'ils participent de l'unité et dans la mesure même de cette participation. Toutes les puissances inférieures aux Dieux tiennent d'eux à la fois leur unité providentielle et leur action. Toute la hiérarchie des êtres repose sur l'unité ; c'est par elle qu'ils se classent et s'échelonnent, quant à leur essence et quant à leurs opérations. Cela posé, on peut dire que tous les Dieux exercent la Providence, en tant qu'unités, mais que les anges, les démons, les héros et les âmes n'exercent qu'une certaine providence, en tant qu'il n'y a en eux qu'une parcelle d'unité.

Notes.

(1) Théologie platonicienne, I, 21, 24, 25.
(2) Ibid., 22
(3) Ibid, 21, 24, 25.
(4) Cette analyse est souvent une traduction.
(5) De Fato et Providentia, V.
(6) Ibid., V.
(7) Ibid., VIII.
(8) De Fatu et Providentia, VIII.
(9) Ibid., IX. Et Providentià differt à Fato, quà differt Deus à divino quidem , sed participatione divino , et non prime... ( Fatum ) dependat à Providentià, et velut imago est illius.
(10) Dix doutes (aporiai).
(11) Dix doutes, II.
(12) Dix doutes, III.
(13) Dix doutes, V.
(14) Dix doutes, VI.
(15) Dix doutes, VII.
(16) Dix doutes, IX.
(17) Dix doutes, X.

Référence.

Étienne Vacherot, Histoire critique de l'école d'Alexandrie, tome 2, Librairie philosophique de Ladrange, Paris, 1846, p. 253 et sq.