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jeudi 6 décembre 2012

L'erreur du catholicisme libéral, selon l'abbé Leclerc, 1874


Le texte suivant permet de donner une idée des débats qui eurent lieu au XIXe entre la hiérarchie de l'Église catholique romaine et les représentants du catholicisme libéral, puis après 1965, entre les représentants du traditionalisme catholique romain et les défenseurs du deuxième concile des évêques catholiques romains du Vatican (1962-1965).

Dans le contexte actuel de remise en cause partielle du système français de la laïcité de l'État, il est bon de se rappeler d'où nous venons...



Les catholiques libéraux se rallient comme d'instinct à ces deux mots d'ordre : « Il n'y a pas de catholiques libéraux. — J'explique le Syllabus comme Mgr Dupanloup et je suis catholique comme Montalembert. »

C'est un des caractères de l'erreur libérale de fuir le terrain de la discussion sur les principes, pour se réfugier dans l'appréciation des faits. Il importe de miner ce dernier retranchement, bien connu, de toute erreur, en attendant que l'autorité suprême le renverse de fond en comble.

I. Et d'abord, il y a un catholicisme libéral : car on peut le définir, on peut le saisir, bien qu'il essaye de s'échapper par des voies tortueuses. Le catholicisme libéral est « la maxime fausse et absurde, ou plutôt extravagante, qu'on doit procurer à chacun la liberté de conscience.» (Encyclique Mirari Vos). Si l'on veut une définition plus explicite encore, après avoir entendu Grégoire XVI, qu'on écoute Pie IX : « Le libéralisme prétend « qu'il est faux que la liberté de tous les cultes et le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement et publiquement toutes leurs pensées, toutes leurs opinions, jettent plus facilement les peuples dans la corruption des mœurs et de l'esprit, et propage la » peste de l'indifférence. » (Encyclique Quanta Cura, proposition 79e).

Ajoutons deux autres définitions. Le libéralisme est l'erreur de ceux qui affirment « qu'à notre époque, il n'est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l'unique religion de l’État, à l'exclusion de toutes les autres. » (Syllabus, proposition 77e) ou, encore, c'est l'erreur de ceux qui disent : « C'est avec raison que, dans certains pays catholiques, la loi a pourvu à ce que les étrangers qui s'y rendent y jouissent de l'exercice public de leurs cultes particuliers. » (Syllabus, proposition 78e).

Voilà la thèse.

Considérons, maintenant, l'hypothèse.

« Dans certaines circonstances, écrivait, au nom de Grégoire XVI, le cardinal Pacca à Lamennais, en lui envoyant un, exemplaire de l'Encyclique Mirari vos, la prudence exige de tolérer ces libertés (c'est-à-dire la liberté de conscience, etc.) afin d'éviter un plus grand mal ; mais elles ne peuvent jamais être présentées comme un bien, comme une chose désirable. »

II. Cette erreur étant ainsi définie, peut-on expliquer le Syllabus comme Mgr l'évêque d'Orléans ? Oui et non.

Quand on s'adresse, comme l'a fait l'illustre évêque, aux journalistes de la mauvaise presse, aux libres penseurs et aux impies de notre époque, à ceux qui ne voient pas de différence entre Jésus-Christ et Mahomet, entre la vérité et l'erreur, ni même entre le bien et le mal, et qu'on essaye de débarrasser l'Encyclique de tous les préjugés et de toutes les calomnies amoncelées sur elle, on peut expliquer ainsi négativement le Syllabus, et bien mériter de l'Église et de la patrie; mais si l'on s'adresse à des catholiques et si l'on veut parler d'une explication positive du Syllabus, on ne peut pas s'en tenir à celle de Mgr Dupanloup, car il n'a jamais donné une semblable explication, et, quoiqu'il ait fait la distinction de la thèse et de l'hypothèse pour faire entendre aux ignorants combien il fallait étudier et réfléchir avant de juger un document comme le Syllabus, il n'est jamais véritablement entré dans la thèse ni dans l'hypothèse. Que ceux qui veulent s'en convaincre relisent la Convention du 15 septembre et l'Encyclique, ou le bref de félicitations adressé à l'auteur : « Nous vous félicitons d'avoir relevé et justement livré au mépris les calomnies et les erreurs des journaux qui avaient si misérablement défiguré le sens de la doctrine proposée par Nous, certain d'ailleurs, que vous enseignerez et ferez comprendre à votre peuple le vrai sens de Nos lettres avec d'autant plus de zèle et de soin que vous avez réfuté plus vigoureusement les calomnieuses interprétations qu'on leur infligeait. »

III. Arrivons maintenant à la dernière question : Peut on être « catholique comme Montalembert? » Il ne s'agit pas de savoir si l'orateur de Malines était de bonne foi ; nous ne contesterons même pas qu'il ait été en son temps le plus ardent champion de l'Église catholique et qu'il lui ait rendu d'éminents services. La question est de savoir si les propositions condamnées du Syllabus sont contenues dans les écrits de Montalembert et spécialement dans ses deux discours au Congrès de Malines, en 1863, et si, après la publication du document pontifical, il est permis de tenir les propositions que l'orateur catholique a pu émettre de bonne foi. Je sais bien qu'on m'objectera que l'illustre défenseur de l’Église s'est placé dans l'hypothèse et non dans la thèse ; mais il sera facile de prouver que, malgré son intention de faire non de la politique, mais de la théologie (ce qui est déjà une distinction libérale, il a affirmé des principes et fait un symbole, comme il n'a pas craint de le dire lui-même dans son explication de la fameuse maxime : l’Église libre dans l’État libre. « Voyons, dit- il, si le symbole que nous avons formulé il y a trois ans prête réellement le flanc aux critiques qu'il rencontre. » À notre tour, examinons les articles de ce symbole, puisque symbole il y a, et mettons en regard la doctrine romaine et les propositions erronées que censure le Syllabus.


1° « Respecter la liberté de l'âme chez celui qui ignore ou abandonne la vérité, voilà ce qui semble n'être qu'un acte naturel de justice. » (Discours de Malines, p. 149)
1° (Maxime fausse et absurde qu') il faut procurer à chacun la liberté de conscience (Mirari Vos).
2° Le principe de la liberté religieuse consiste à reconnaître le droit de la conscience humaine à n'être pas gouvernée dans ses rapports avec Dieu par des châtiments humains. » (Ibid., p. 90)
2° L'Église n' a pas le droit d'employer la force (Syllabus, proposition 24e). L'Église n'a pas le droit de réprimer par des peines temporelles la violation de ses lois (Encyclique Quanta Cura).
3° « La société que représente le gouvernement n'a pas pour mission de me contraindre à remplir mes devoirs religieux. » (Ibid., p. 142)
3° « (Ne négligez pas d'enseigner que la puissance royale n') est (pas) uniquement conférée pour le gouvernement de ce monde (mais par-dessus tout pour le gouvernement de l'Église). » (Encyclique Quanta Cura)
4° « Rêver ou réclamer pour la religion catholique une liberté privilégiée comme un patrimoine inviolable au milieu de la soumission générale, ce n'est pas seulement le comble de l'illusion, c'est lui créer le plus redoutable des dangers. » (p.25)
4° « À notre époque, il n'est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l'unique religion de l'État, à l'exclusion de tous les autres. » (Syllabus, proposition 77e)
5° « L'État est tenu de le protéger dans la pratique de la vérité que j'ai choisie, parce que je l'ai trouvée seule vraie et seule supérieure à toutes les autres. » (Ibid., p. 92)
5° Il est libre à chacun d'embrasser et de professer la religion qu'il aura réputée vraie dans la lumière de la raison (Syllabus, proposition 15e).
6° « Réclamer la liberté pour la vérité, c'est la réclamer pour soi ; car chacun, s'il est de bonne foi se croit dans le vrai. » (Ibid.)
6° L'Église n'a pas le droit de définir dogmatiquement que le religion de l'Église catholique est uniquement la vraie religion (Ibid., proposition 21e).
7° « De tous les abus que permet la liberté, il n'en est peut-être pas un seul qui résiste à la longue aux contradictions du sens moral que la liberté suscite et qu'elle arme de son inépuisable vigueur . » (Ibid.., p. 151)
7° Il est faux que la liberté civile de tous les cultes, et que le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement et publiquement toutes leurs pensées, jettent plus facilement les peuples dans la corruption des mœurs et de l'esprit, et propagent la peste de l'indifférentisme (Ibid., proposition 79e).
8° L'Église ne doit rien à l'alliance du trône et de l'autel (Ibid., p. 149).
8° « Cette concorde (entre l'Église et l'État) a toujours été aussi salutaire et aussi heureuse pour l'Église que pour l'État. » (Encyclique Mirari Vos)
9° Jamais la religion n'a été plus sainte, plus forte, plus féconde que dans les conditions de combat auxquelles la Providence a ramené le XIXe siècle (p.152). La lutte sera aussi rude pour le moins qu'avec les anciens adversaires de l'âme et de l'Église ; mais elle sera pour le moins aussi méritoire, aussi féconde et aussi glorieuse (p.155).
9° « Il n'est jamais permis de considérer la liberté comme un bien, comme une chose désirable. » (Explication officielle de l'Encyclique Mirari Vos, par le cardinal Pacca).
10° L'avenir de la société dépend de deux problèmes : corriger la démocratie par la liberté, – concilier le catholicisme avec la démocratie (p.18).
10° Le Pontife romain peut et doit se réconcilier avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne (Syllabus, proposition 80e).


Maintenant, nous le demandons à tout homme de bonne foi, toutes ces propositions indiquent-elles une thèse ou une hypothèse ? À ceux qui en douteraient encore, nous ferions remarquer que la liberté des cultes est donnée par M. de Montalembert comme un principe, comme un droit, comme un état auquel la Providence nous a ramenés, comme un progrès réel.

Dans l'hypothèse de certaines circonstances, la liberté des cultes est tolérée comme un moindre mal, avons-nous avec le cardinal Pacca ; mais, avec M. de Montalembert, l'hypothèse devient la thèse, la liberté, c'est le droit, c'est l'état normal, l'idéal, le progrès, c'est l'ère de liberté qui va enfanter des merveilles. L'autorité, l'alliance du trône et de l'autel n'ont rien fait. Qu'on l'écoute : 

« Dans l'ancien régime nous n'avons rien à regretter. » (p.15.) — « Si j'avais le temps de vous faire un cours d'histoire, moi qui ne suis pas tout à fait étranger à l'histoire du moyen âge, des siècles de foi exclusive et prépondérante, j'entreprendrais volontiers de vous montrer que, sauf quelques rares exceptions, la contrainte en matière religieuse n'y a joué qu'un rôle insignifiant, et que la foi catholique n'a rien dû ou presque rien à l'emploi de la force, de la contrainte matérielle contre les infidèles et contre les hérétiques, même aux époques les plus florissantes du moyen âge. En admettant même que le système de la force au service de la foi, de la contrainte en matière religieuse ait produit de grands résultats dans le passé, il est impossible de nier qu'il ne soit voué à une incurable impuissance dans le siècle où nous sommes.» (p.105.) — «Désormais il ne sera plus possible à personne d'employer la contrainte dans l'ordre religieux ; avant un demi-siècle, non-seulement nul ne songera à y recourir, mais nul ne comprendra qu'elle ait jamais pu être nécessaire.» (P.150.) – « J'affirme que la société nouvelle, si fertile qu'elle soit en dangers et en scandales, n'offre rien de plus répugnant que les scandales et les abus que la conscience de nos aïeux subissait patiemment, crainte de pire, sous l'ancien régime. » (p.148.)

N'avais-je pas raison de dire que, pour M. de Montalembert, l'autorité était la cause de tous les maux, la liberté le principe de tous les biens, la source de toute sorte d'avantages, et qu'il renversait ainsi la thèse. Entendons le encore nous exposer les avantages de la liberté : 

« N'est-il pas permis de croire que nous entrons dans une ère nouvelle, celle que l'on pourra appeler l'ère de la liberté de l'Église ; la lutte sera aussi rude pour le moins qu'avec les anciens adversaires de l'âme et de l'Église aux temps barbares, sous la féodalité, sous la monarchie absolue ; mais elle sera pour le moins aussi méritoire, aussi féconde, aussi glorieuse. Pour l'aborder. Dieu nous fournit de nouvelles armes, de nouveaux moyens d'action, et c'est dans les grandes innovations modernes, dans la publicité, l'égalité, la liberté politique, l'émancipation des masses démocratiques, c'est de là que peut sortir, pour celle que nous avons le bonheur d'appeler notre Mère, une ère de liberté complète, c'est-à-dire inconnue jusqu'à présent dans ses annales. » (p.153-155.)

Enfin, il dit lui-même en propres termes que la liberté est l'idéal des rapports entre l'Église et l'État. 

« Je tiens également et plus encore à n'être pas soupçonné de complicité avec ceux qui n'accepteraient la liberté nouvelle que comme un pis-aller temporaire. » (p.132.)

Si Montalembert s'était placé dans l'hypothèse, il eût accepté, ou plutôt toléré la liberté, et il se fût fait un devoir de regretter l'état normal et d'y tendre par tous les moyens que permet la prudence ; mais ses idées sont tout autres ; il voit dans la liberté des cultes un progrès réel et il se regimbe contre ceux qui se feraient un devoir de conscience de regretter l'ancien état de choses. 

« J'avoue franchement. dit-il, que, dans cette solidarité de la liberté du catholicisme avec la liberté publique, je vois un progrès réel ; je conçois très bien qu'on en juge autrement et que l'on regrette ce qui n'est plus avec une respectueuse sympathie ; mais je me redresse et je regimbe dès qu'on prétend ériger ces regrets en règle de conscience, diriger l'action catholique dons le sens de ce passé, dénoncer et condamner ceux qui repoussent cette utopie. » (p.25.) — « Il faut renoncer au vain espoir de voir renaître un régime de privilège ou une monarchie favorable au catholicisme, et il ne suffit pas que cette renonciation soit facile et sincère, il faut qu'elle devienne un lieu commun de la publicité. Il faut nettement, hardiment, publiquement, protester, à tout propos, contre toute pensée de retour à ce qui irrite ou inquiète la société moderne. » (p.19.) — « Il nous faut renoncer une fois pour toute à la prétention d'appeler la force matérielle au secours de la vérité, prétention qui a été partout essayée, qui a partout échoué, prétention désavouée ou ajournée dans la pratique par ceux mêmes qui l'affichent à l'état de théorie, mais prétention qui n'en est pas moins un de ces fantômes qui épouvantent la société moderne, et qui, follement invoqués par des esprits entêtés et rétrogrades, sont aussitôt retournés contre la religion. » (p.141.)

Nous le demandons encore une fois, si Montalembert avait admis la thèse de l'autorité, aurait-il traité de la sorte ses partisans, et si le libéralisme n'est pas formulé dans les pages que nous venons de citer, où est-il ?

Nota. — Nous aurions pu relever certaines appréciations historiques où l'esprit de parti se manifeste trop souvent au grand bénéfice de la thèse soutenue, mais aussi au préjudice de l'exacte vérité.

M. de Montalembert se trompe également et peut induire en erreur un lecteur trop confiant quand il interprète le concours matériel et moral que l’Église réclame des gouvernements civils dans le sens de mesures toujours extrêmes, comme la confiscation des biens, les châtiments corporels, les emprisonnements et les supplices violents. Telle n'est pas l'idée que nous faisons des service que l’État peut rendre à l’Église, et que l’Église est en droit d'attendre de l’État. Avant d'en venir aux extrêmes, on pourra et l'on devra faire usage de tous les moyens d'instruction et de persuasion ; on épuisera les expédients de la mansuétude chrétienne avant de passer aux décrets comminatoires et aux peines progressives qu'une justice prudente saura proportionner à la culpabilité des hérétiques, des libres penseurs, des impies, des méchants de toute sorte, et que l’Église, dans sa charité maternelle, voudra toujours adoucir.


Référence

Abbé LECLERC, « Le symbole de Malines ou M. de Montalembert devant le Syllabus », in Semaine du clergé, tome IV, n° 41, 2e année, 5 août 1874, p. 415-418.