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mercredi 14 septembre 2011

L'homosexualité, dans le monde et dans l'histoire, selon E. Westermarck, 1908.

The origine and development of the moral ideas par Edouard WESTERMARCK, Ph. D., 2 vol. grand in-8, Macmillau & Cie, éditeurs, rue St-Martin, Londres, 1908, p . 456-489.
(Nous remercions bien sincèrement M. Westermarck et ses éditeurs qui ont bien voulu autoriser cette traduction et sa publication dans les Archives).
(CHAPITRE XLIII, traduit par le Dr ÉPAULARD, Médecin-Major de l'armée.)
Notre revue des idées morales concernant les relations sexuelles n'est pas encore terminée. La satisfaction de l' instinct sexuel prend des formes qui vont au delà des limites ordinaires tracées par la nature. Il en est une. parmi elles, qui, par suite du rôle qu'elle a joué dans l'histoire de l'humanité, ne peut être passée sous silence : il s'agit des relations entre gens du même sexe, ce qu'on nomme ordinairement, aujourd'hui, l'amour homosexuel.
On le rencontre fréquemment chez les animaux inférieurs (1). Il se retrouve probablement, au moins de façon sporadique, dans toute l'espèce humaine (2). Chez quelques peuples, il a pris de telles proportions qu'il constitue une véritable habitude nationale.
En Amérique, les coutumes homosexuelles ont été observées chez un grand nombre de tribus indigènes. Presque partout, sur ce continent, il semble avoir existé, depuis les temps anciens, des hommes qui s'habillaient avec des vêtements de femme, en remplissant le rôle et vivant avec d'autres hommes en manière de concubines ou d'épouses (3). Bien plus, entre jeunes gens camarades d'armes, on voyait des liaisons d'amitié qui, suivant Lafitau « ne laissent aucun soupçon de vice apparent, quoiqu'il y ait, ou qu'il puisse y avoir, beaucoup de vice réel (4) ».
Les pratiques homosexuelles sont, ou ont été. très en honneur chez les peuplades du voisinage de la mer de Behring (5). À Kadiak, c'était une coutume pour les parents qui avaient un fils d'allure féminine de l'habiller et l'élever comme une fille, l'occupant uniquement de soins domestiques, le conservant pour les ouvrages de femme et ne le laissant fréquenter que les femmes et les jeunes filles. A l'âge de dix ou quinze ans on le mariait à quelque homme riche et on l'appelait achnuchik ou schoopans (6).
Le Dr Bogoraz donne le renseignement suivant sur une pratique analogue des Chukchi : « Il arrive fréquemment que, sous l' influence surnaturelle d'un de leurs shamansou prêtres un Chukchi de l'âge de seize ans abandonne tout d'un coup son sexe et s'imagine qu'il est une femme. Il adopte les vêtements féminins, laisse croître ses cheveux et se consacre entièrement à des occupations féminines. De plus, ce renégat de son sexe prend un mari, fait tout le travail qui incombe à l'épouse et reste de bonne volonté dans la sujétion la moins naturelle. Il arrive fréquemment dans un Yurt que le mari est une femme et que l'épouse est un homme ! Ces interversions anormales de sexe impliquent l' immoralité la plus abjecte dans cette union et paraissent être fortement encouragées par les shamans qui interprètent de. pareils phénomènes comme une manifestation de la volonté divine dont ils sont détenteurs. » Le changement de sexe était ordinairement en relation avec la candidature à la dignité de shaman ; naturellement, presque tous les shamans étaient par la suite des pervertis sexuels (7). Chez les Chukchi, les shamans mâles qui sont habillés en femme et que l'on croit transformés physiquement en femme sont encore très communs. On peut trouver des traces de ce changement de sexe du shaman parmi beaucoup d'autres tribus sibériennes (8). Dans quelques cas, enfin, on ne peut douter que ces transformations soient rattachées à des pratiques homosexuelles. Dans sa description des Koriaks, Kraskeninnikoff fait mention des Ke'yev, c'est-à-dire d'hommes jouant le rôle de concubines ; il les compare aux koe’kčuč des Kamchadales, nom donné aux hommes qui se transforment en femme. Chaque koe’kčuč, dit-il, est considéré comme magicien et interprète des songes. Mais, d'après sa description confuse, M. Jochelson pense que l'on peut arriver à cette conclusion : ce n'est pas dans le pouvoir shamanistique que nous devons aller chercher le trait absolument caractéristique de cette institution du koe’kčuč, mais c'est dans la facilité qu'elle donne à la satisfaction des appétits hors nature des Kamchadales. Les koe’kčuč s'habillaient en femmes, travaillaient en femmes, et restaient dans la situation d'épouses ou de concubines (9).
Dans l'archipel malais l'amour homosexuel est commun (10), mais cependant pas dans toutes les îles (11). Il est extrêmement répandu chez les Bataks de Sumatra (12). À Bali, on le pratique ouvertement ; des gens en font leur profession (13). Les basir des Dyaks sont des hommes qui exploitent la sorcellerie et la débauche. « Ils sont habillés en femme, on les emploie aux fêtes idolâtres et dans des abominations sodomiques ; beaucoup d'entre eux sont dûment mariés à d'autres hommes (14). » Le Dr Haddon dit qu'il n'a jamais entendu parler d'aucune pratique hors nature dans le détroit de Terres (15), mais dans le district de Rigo de la Nouvelle-Guinée anglaise on a signalé plusieurs exemples de pédérastie (16). À. Mowat dans le Dandaï, on s'y adonne régulièrement (17). On rapporte que l'amour homosexuel est aussi commun dans les îles Marshall et à Hawaii. À Tahiti, nous savons qu'une catégorie d'hommes, appelés par les indigènes mahous, « prennent les vêtements, l'attitude et les manières des femmes, affectent l'originalité des fantaisies et les coquetteries des plus vaines d'entre elles. Ils vont de préférence avec les femmes qui recherchent leur compagnie. Ayant les allures des femmes, ils en adoptent les occupations particulières. La propagation de cette pratique honteuse est presque uniquement due aux chefs (20) ». M. Foley écrit au sujet des nouveaux Calédoniens : « La plus grande fraternité n'est pas chez eux la fraternité utérine, mais la fraternité des armes. Il en est ainsi surtout au village de Poepo. Il est vrai que cette fraternité des armes est compliquée de pédérastie (21). »
Chez les naturels du district de Kimberley dans l'Australie occidentale, si un jeune homme ne peut trouver de femme lorsqu'il atteint l'âge du mariage, on le met en rapport avec un choukadou, jeune garçon remplissant le rôle de femme. Dans ce cas également, les règles ordinaires du mariage exogamique sont observées et le « mari » doit éviter sa belle-mère, tout comme s'il avait épousé une femme. Le choukadou est un garçonnet de cinq à dix ans lorsqu'il est initié. « Les relations qui existent entre lui et son billalu protecteur, dit M. Hardman, sont assez douteuses. Il est certain qu'ils ont des rapports, mais les indigènes répudient avec horreur et dégoût l' idée de sodomie (22). » De tels mariages sont évidemment communs à l'excès. Comme les femmes sont en général monopolisées par les hommes les plus âgés et les plus influents de la tribu, il est rare de trouver un homme au-dessous de trente à quarante ans qui soit marié ; d'où vient cette règle que, lorsqu'un enfant atteint ses cinq ans, on le donne comme épouse (boy-wife) à quelque adolescent (23). D'après la description de M. Purcell concernant les indigènes du même district, « tout membre de la tribu sans emploi » a un enfant de cinq à sept ans ; et ces enfants qu'on appelle mullawongahs servent à un but sexuel (24). Chez les Chingalis de l'Australie du sud, territoire nord, on remarque souvent des hommes âgés qui n'ont pas d'épouses, mais qui sont accompagnés par un ou deux garçons qu'ils gardent jalousement et avec lesquels ils ont des relations sodomiques (25).
Ces pratiques homosexuelles ne sont pas inconnues parmi les autres tribus australiennes, On peut conclure, des observations de M. Howitt sur les indigènes de la région sud-est, que les actes contre nature sont défendus aux novices par les vieillards et les gardiens après avoir quitté le camp d'initiation (26). À Madagascar, il y a certains garçons qui vivent comme des femmes, et ont des rapports avec les hommes, en payant ceux qui leur plaisent Dans une vieille relation de voyage sur cette île, datant du XVIIe siècle, on dit : « Il y a... quelques hommes qu'ils appellent Isecats, qui sont hommes efféminés, et impuissans, qui recherchent les garçons et font mine d'en estre amoureux, en contrefaisans les filles et se vestans ainsi qu'elles, leur font des présens pour dormir avec eux et mesmes se donnent des noms de filles en faisant les honteuses et les modestes... Ils haïssent les femmes et ne les veulent point hanter (28). » Des hommes qui prennent les manières des femmes ont aussi été observés chez les Ondonga de l'Afrique sud occidentale allemande (29) et chez les Diatiké-Sarra-Colese au Soudan français (30), mais on manque de détails en ce qui concerne leurs coutumes sexuelles.
Les pratiques homosexuelles sont communes chez les Bakana et les Bapuku du Cameroun (31), mais en général chez les indigènes d'Afrique de tels actes semblent relativement rares (32), excepté parmi les peuplades parlant arabe et dans des régions comme Zanzibar (33) où l' influence arabe s'est fortement développée. Dans le nord de l'Afrique ils ne sont pas particuliers aux habitants des villes. Ils sont fréquents chez les paysans d'Égypte (34) et tous les Ibala, qui vivent dans les montagnes du nord du Maroc, s'y adonnent. D'un autre côté, ils sont bien moins fréquents et même rares chez les Berbères et les Bédouins nomades (35).
On dit que les Bédouins de l'Arabie les ignorent complètement (36). L'amour homosexuel est répandu en Asie Mineure et en Mésopotamie (37). Il a une très grande importance chez les Tartares et les Karatchaï du Caucase (38), les Perses (39), les Sikhs (40) et les Afghans ; à Kaboul, un bazar ou une rue y est réservé (41). D'anciens voyageurs rapportent son extrême fréquence chez les Mahométans de l' Inde (42) et, à cet égard, le temps ne paraît avoir produit aucun changement (43). En Chine, où il est aussi fort commun, il y a des maisons spéciales consacrées à la prostitution masculine, et les garçons y sont vendus par leurs parents vers l'âge de quatre ans pour être dressés à cet emploi (44). Au •Japon, quelques auteurs disent que la pédérastie a régné depuis les temps les plus anciens, tandis que d'autres expriment l'opinion qu'elle a été introduite par le Bouddhisme vers le VIe siècle de notre ère. Les moines vivaient habituellement avec de beaux jeunes gens auxquels ils étaient souvent passionnément dévoués ; et, à l'époque féodale, presque chaque chevalier avait pour favori un jeune homme avec lequel il entretenait les relations les plus intimes et pour lequel il était toujours prêt à se battre en, duel quand l'occasion se présentait. Les maisons de thé avec des geishas mâles existèrent au Japon jusqu'au milieu du XIXe siècle. De nos jours, la pédérastie semble plus en faveur dans les provinces du sud que dans celles du nord, mais il y a aussi des districts où elle est à peine connue (45).
Nous n'avons de renseignements sur la pédérastie ni dans les poèmes homériques, ni dans Hésiode, mais plus tard nous la rencontrons en Grèce presque comme institution nationale. On la connaissait à Rome et dans les autres parties de l' Italie à la période primitive (46) ; mais elle devint beaucoup plus fréquente avec le temps. A la fin du VIe siècle, Polybe nous dit que beaucoup de Romains payaient un talent la possession d'un beau jeune homme (47). Pendant l'Empire, « il était d'usage dans les familles patriciennes de donner au jeune homme pubère un esclave du même âge, comme compagnon de lit, afin qu'il pût satisfaire... ses premiers élans génésiques (48) », et les mariages réguliers entre hommes furent pratiqués avec toutes les solennités nuptiales ordinaires (49). Des pratiques homosexuelles avaient cours chez les Celtes (50), et n'étaient pas inconnues des anciens Scandinaves qui avaient à ce sujet une nomenclature complète (51).
Dans les dernières années, la littérature sur l'unisexualité, déjà volumineuse et qui s'accroît de jour en jour, nous révèle sa fréquence dans l'Europe moderne. Il n'y a pas de pays, il n'y a pas de classe de la société qui en soient exempts. Dans certaines régions de l'Albanie existe même une coutume populaire suivant laquelle les jeunes gens de plus de seize ans ont régulièrement comme favoris des garçons entre douze et dix-sept ans (52). Les observations ci-dessus se rapportent principalement à des pratiques homosexuelles entre hommes, mais des pratiques semblables se retrouvent également chez les femmes (53). Chez les indigènes d'Amérique, il n'y a pas que des hommes qui prennent les apparences de femmes, mais encore des femmes qui prennent l'apparence d'hommes. Ainsi, chez certaines tribus du Brésil, on voit les femmes s'abstenir de toute occupation de leur sexe et imiter les hommes en toute chose, portant les cheveux à la mode masculine, allant à la guerre avec un arc et des flèches, chassant avec des hommes et s'exposant à la mort plutôt que d'avoir des relations sexuelles avec des hommes.
« Chacune de ces femmes a une femme qui la sert et avec laquelle elle se dit mariée ; elles vivent ensemble comme mari et femme (54). » Ainsi, chez les Eskimaus de Test, il y a des femmes qui refusent d'accepter des maris, préfèrent adopter les manières masculines, suivent le daim dans les montagnes, chassent et pèchent pour vivre (55). On dit que les pratiques homosexuelles sont communes chez les Hottentotes (56) et les femmes Herreros (57). À Zanzibar, il y a des femmes qui portent des vêtements d'homme dans la vie privée, montrent une préférence pour les occupations masculines et cherchent une satisfaction sexuelle auprès de femmes qui ont les mêmes goûts, ou avec les normales qu'elles gagnent par des cadeaux et d'autres moyens (58). Dans les harems d’Égypte, on dit que chaque femme a une amie (59). À Bali, l'homosexualité est presque aussi commune parmi les femmes que chez les hommes, quoiqu'elle soit pratiquée plus secrètement (60) ; il paraît en être de même dans l' Inde (61). De l'antiquité grecque, nous gardons le souvenir de l'amour lesbien. Le fait que l'on a plus souvent noté l'homosexualité chez l'homme que chez la femme n'est pas attribuable à ce que cette dernière y soit moins portée. Pour des raisons variées, les anomalies sexuelles de la femme ont moins attiré l'attention (62), et l'opinion en a généralement fait peu de cas.
Les pratiques homosexuelles sont dues quelquefois à une instinctive préférence, quelquefois à des conditions extérieures défavorables au commerce sexuel normal (63). Une cause fréquente est l' inversion sexuelle congénitale, c'est-à-dire que « l' instinct sexuel est, par une anomalie constitutionnelle de naissance, dévoyé vers les personnes de même sexe (64). » II semble ainsi que les hommes féminins et les femmes masculines dont j'ai parlé sont surtout, au moins en maintes circonstances, des invertis sexuels ; toutefois, dans le cas des shamans, le changement de sexe résulte aussi de la croyance que des shamans ainsi transformés, analogues à leurs collègues féminins, sont particulièrement puissants (65). Le Dr Holder affirme l'existence de l' inversion congénitale chez les tribus du nord-ouest des États-Unis (66), le Dr Baumann a la même opinion sur les gens de Zanzibar (67) : et au Maroc aussi, je crois que cela est assez commun. Mais, en ce qui concerne la prédominance de l' inversion chez les peuples non européens, nous en sommes surtout réduits à de simples conjectures ; notre connaissance réelle de l' inversion congénitale découle des confessions volontaires des invertis. La grande majorité des explorateurs est tout à fait ignorante du côté psychologique du sujet et, même pour un expert, il doit souvent être impossible de décider si un certain cas d'inversion est congénital ou acquise (68). Même entre l' inversion et l' instinct normal, il semble y avoir toutes les nuances. Le professeur James pense que l' inversion est « une sorte d'appétit sexuel dont très vraisemblablement la plupart des hommes possèdent la possibilité en germe (69) ». Tel est certainement le cas dans les premiers temps de la puberté (70).
Une cause très importante des pratiques homosexuelles est l'absence de l'autre sexe. On en a maint exemple chez les animaux inférieurs (71). Voici longtemps que Buffon a observé que, si des oiseaux mâles ou femelles d'espèces diverses étaient renfermés ensemble, ils ne tardaient pas à avoir entre eux des relations sexuelles, et les mâles plus tôt que les femelles (72). Le mariage avec des garçons de l'Australie occidentale est une substitution au mariage ordinaire dans les cas où l'on ne peut trouver de femmes. Chez les Borro du Brésil, les rapports homosexuels arrivent, dit-on, dans des maisons où logent des hommes uniquement lorsque la rareté des filles accessibles est extraordinairement considérable (73). La faveur dont l'homosexualité jouit en Tahîti est peut-être en relation avec ce fait qu'il n'y a qu'une femme pour quatre ou cinq hommes, ce qui est dû à la coutume de l' infanticide féminin (74).
Chez les Chinois de certaines régions, entre autres à Java, le manque de femmes accessibles est la principale cause des pratiques homosexuelles (75). Suivant quelques écrivains, de telles pratiques sont le résultat de la polygamie (76). En pays musulman, il ne fait aucun doute qu'elles soient dues à la réclusion des femmes qui empêche les relations entre les sexes et oblige les célibataires à s'unir presque exclusivement à des gens de leur sexe. Chez les montagnards du nord du Maroc, l' indulgence excessive dont jouit la pédérastie est à rapprocher étroitement du grand isolement des femmes et de l'énorme valeur de la chasteté féminine, tandis que chez les Arabes des plaines, qui sont peu enclins à l'amour des garçons, les filles non mariées ont une liberté considérable.
Aussi bien en Asie (77) qu'en Europe (78), le célibat obligatoire .des moines et des prêtres a été la cause de pratiques homosexuelles, quoiqu'il ne faille pas oublier qu'une profession qui impose le célibat est propre à attirer comparativement un nombre élevé, d'invertis congénitaux. La séparation temporaire des sexes qu'implique la vie militaire explique sans doute l'extrême prédominance de l'amour homosexuel dans les races guerrières (79), comme les Sikhs, les Afghans, les Doriens, les Normands (80). En Perse (81), et au Maroc, il est particulièrement commun chez les soldats. Au Japon, c'était un épisode de la chevalerie, en Nouvelle-Calédonie et dans l'Amérique du Nord, un épisode de la fraternité d'armes. Du moins, chez quelques tribus de l'Amérique du nord, des hommes habillés en femmes accompagnaient les autres hommes à la guerre et à la chasse en qualité de domestiques (82). Chez les Banaka et les Bapuku au Cameroun, la pédérastie est pratiquée surtout par des hommes qui sont pour longtemps séparés de leurs épouses (83).
Au Maroc, j'ai entendu plaider la cause de la pédérastie au nom des commodités qu'elle a pour les gens qui voyagent.
Le Dr Havelock Ellis observe à juste titre que, lorsque l'attirance homosexuelle est simplement due à l'absence de l'autre sexe, elle n'a pas de lien avec l' inversion sexuelle, mais simplement avec une déviation de l' instinct sexuel vers une voie anormale : l' instinct est sollicité par une substitution approchée, ou même par une excitation émotive qui se propage en l'absence d'un objectif normal (85). Mais il me semble probable qu'en pareil cas, l'attraction homosexuelle, par la force du temps, se développe aisément, jusqu'à devenir une inversion tout à fait naturelle. Je suis forcé de croire que les gens les plus autorisés en la matière ont estimé au-dessous de sa valeur l' influence modificatrice que l'habitude peut exercer sur l' instinct sexuel.
Le professeur Krafft-Ebing (85) et le Dr Moll (86) nient l'existence de l' inversion acquise, sauf en des cas occasionnels ; le Dr Havelock Ellis entre dans les mêmes vues, il met à part ces cas d'un plus ou moins grand caractère morbide dans lesquels des vieillards à défaillance génitale ou des hommes plus jeunes excédés par la débauche hétérosexuelle, sont attirés vers les gens de leur propre sexe (87). Mais, comment y a-t-il, dans certaines régions du Maroc, une si forte proportion d'hommes qui sont des invertis sexuels réels, dans le sens donné à ce mot par le Dr Havelock Ellis (88), c'est-à-dire de gens qui, pour la satisfaction de leurs désirs sexuels, préfèrent leur propre sexe à l'autre ? Il peut se faire qu'au Maroc, et en général dans les pays d'Orient où presque tout le monde est marié, l' inversion congénitale, sous l' influence de l'hérédité, soit plus fréquente qu'en Europe, où les invertis s'abstiennent si aisément du mariage. Mais que ceci ne puisse être une explication adéquate du fait en question devient brusquement apparent lorsque nous considérons la distribution inégale à l'extrême des invertis, dans les différentes tribus voisines et de même race, dont les unes sont peu et les autres grandement adonnées à la pédérastie. Je considère les choses sous cet aspect : les pratiques homosexuelles dans la première jeunesse ont eu un effet durable sur l' instinct sexuel qui, sous sa première forme, est quelque chose de mal défini et se pervertit aisément dans une direction homosexuelle (89). Au Maroc, l' inversion est prédominante chez les scribes, dont l'enfance s'écoule dans une association d'étudiants très étroite. Naturellement, des influences de cette espèce « demandent une prédisposition organique favorable pour agir (90) » ; mais cette prédisposition n'est probablement pas du tout une anomalie., mais un simple trait de la constitution sexuelle ordinaire de l'homme (91). On remarquera que la forme la plus commune d'inversion, au moins dans les pays musulmans, est l'amour pour des petits garçons ou des jeunes gens qui n'ont pas encore atteint l'âge delà puberté, c'est-à-dire d'individus mâles qui sont physiquement très semblables à des filles. Voltaire observe : « Souvent, un jeune garçon, par la fraîcheur de son teint, par l'éclat de ses couleurs et par la douceur de ses yeux ressemble pendant deux ou trois ans à une belle fille ; si on l'aime, c'est que la nature se méprend (92). » De plus, dans les cas normaux, l'attraction sexuelle normale ne dépend pas seulement du sexe, mais aussi bien de l'apparence de la jeunesse ; il y a des gens constitués de telle sorte que,pour eux, ce dernier facteur est d'importance capitale, tandis que la question de sexe est presque chose indifférente.
Dans la Grèce antique, aussi, non seulement les relations homosexuelles mais l' inversion semblent avoir été très communes. Bien qu'il ait dû entrer là, comme dans toute forme d'amour, un élément congénital, on ne peut douter, je pense, que cela ressortissait en grande partie des conditions ambiantes du caractère social. On peut le faire remonter en premier lieu aux méthodes d'éducation de la jeunesse. À Sparte, il semble avoir été de tradition que chaque jeune homme de bon caractère eût son amoureux ou « inspirateur (93) » et que chaque homme de bonne éducation fût l'amoureux de quelque jeune homme (94). Les relations entre l’inspirateur et l'auditeur étaient extrêmement intimes : chez lui, le jeune homme était à tout instant sous les yeux de son ami, qui était censé être pour lui un modèle, un exemple dans la vie (95) ; au combat, ils se tenaient l'un près de l'autre ; leur fidélité, leur affection faisaient souvent leur preuve jusqu'à la mort (96) ; si les parents étaient absents, le jeune homme pouvait être représenté dans une assemblée publique par son ami (97) ; et, pour mainte faute, particulièrement pour le manque d'ambition, l'ami pouvait être puni au lieu de l’auditeur (98). Cette ancienne coutume s'est perpétuée avec une force encore plus grande en Crête, d'où beaucoup de gens l'ont crue originaire (99). Peut-être chastes à l'origine, on ne peut mettre en doute que, plus tard, les relations entre un jeune homme et son ami ont impliqué des rapprochements immoraux (100). Dans les autres États de la Grèce, l'éducation de la jeunesse entraîna de semblables conséquences. Dès la petite enfance, on séparait le fils de sa mère pour qu'il passât dorénavant tout son temps en compagnie des hommes jusqu'à ce qu'il eût atteint l'âge où le mariage devenait pour lui un devoir civique (101). Suivant Platon, le gymnase et les repas en commun chez les jeunes gens « semblent toujours avoir eu une tendance à dégrader les anciennes coutumes naturelles de l'amour, et à les mettre non seulement au-dessous du niveau des hommes, mais même au-dessous du niveau des animaux (102). » Platon mentionne aussi l'effet de ces habitudes sur les instincts sexuels des hommes : quand ils atteignaient l'âge viril, ils étaient amoureux des jeunes gens et n'étaient pas naturellement enclins au mariage ou à procréer des enfants ; ils ne s'y résolvaient en fin de compte que par obéissance à la loi (103). N'est-ce point, suivant toute probabilité, une preuve d'inversion acquise ? Mais, à côté de l' influence de l'éducation, il y avait un autre facteur qui, coopérant avec elle, favorisait le développement des tendances homosexuelles, c'était le profond abîme qui séparait mentalement les sexes. Il n'a nulle part ailleurs existé une si immense différence de culture entre les hommes et les femmes qu'à l'apogée de la civilisation grecque. Le sort de l'épouse grecque fut l' isolement et l' ignorance. Elle vivait dans une réclusion presque absolue, dans une partie retirée de la maison, avec ses femmes esclaves, privée de l' influence éducatrice de la société masculine et n'ayant pas sa place à ces spectacles publics qui étaient un des principaux procédés d'instruction (104).
Dans de telles circonstances, il n'est pas difficile de comprendre que des hommes, si hautement intellectuels que ceux d'Athènes, regardaient L'amour de la femme comme l'enfant de cette Aphrodite vulgaire « qui tient plus au corps qu'à l'âme (105) ». Ils avaient atteint une phase de culture mentale à laquelle l' instinct sexuel a normalement un désir ardent de raffinement, à laquelle la satisfaction de la simple concupiscence physique paraît brutale. Aux yeux des plus raffinés d'entre eux, ceux qui étaient inspirés par l'Aphrodite céleste n'aimaient ni les femmes ni les garçons, mais les êtres intelligents dont la raison commençait à se développer, vers l'époque où la barbe commence à leur pousser (106). Dans la Chine moderne, nous nous trouvons en présence d'un phénomène parallèle. Le Dr Matignon observe : « Il y a tout lieu de supposer que certains Chinois raffinés au point de vue intellectuel recherchent, dans la pédérastie, la satisfaction des sens et de l'esprit. La femme chinoise est peu cultivée, ignorante même, quelle que soit sa condition, honnête femme ou prostituée. Or, le Chinois a souvent l'âme poétique : il aime les vers, la musique, les belles sentences des philosophes, autant de choses qu'il ne peut trouver chez le beau sexe de l'Empire du Milieu (107). » Il semble également que l' ignorance et l' insignifiance des Musulmanes, qui est le résultat de leur manque total d'éducation et de leur vie confinée, est la cause des pratiques homosexuelles. On entend parfois les Maures défendre la pédérastie en alléguant que la compagnie de garçons, qui ont toujours des nouvelles à raconter, est bien plus divertissante que la compagnie des femmes.

Nous avons jusqu'ici étudié l'amour homosexuel comme un fait établi ; nous passerons maintenant à l'évaluation morale qu'on peut en déterminer. Lorsqu'il se présente comme une coutume nationale, nous pouvons supposer qu'il n'entraîne aucune censure ou aucune censure sévère. Chez les Bataks de Sumatra, on ne punit pas pour cela (108). Le Dr Schwaner dit des bazirs chez les Ngajous de Poula-Patak à Bornéo que, « en dépit de leur profession répugnante, ils échappent à un mépris bien mérité (109) ». Les indigènes des îles de la Société avaient pour leurs pratiques homosexuelles « non seulement la sanction de leurs prêtres, mais l'exemple direct de leurs propres dieux (110) ». Les Tsekats de Madagascar affirmaient qu'ils servaient leur dieu en menant une vie féminine (111), mais on nous a rapporté qu'à Aukisimane et à Nossi-Bé, les pédérastes étaient l'objet du mépris public (112). Le Père Veniaminof dit des Atkha Aleuts « que la sodomie et la cohabitation précoce avec une fiancée étaient regardées chez eux comme un grave péché (113) » ; mais, en dehors du fait que cette relation sur ces indigènes donne en général l' impression d'être quelque chose comme un panégyrique, les détails qu'il fournit montrent seulement que les actes en question étaient considérés comme exigeant une simple cérémonie de purification (114). Il n'y a point trace que les aborigènes de l'Amérique du Nord aient attaché aucun opprobre aux hommes qui avaient commerce avec les gens de leur propre sexe revêtus de vêtements féminins et adonnés aux habitudes des femmes. À Kadiak, un tel compagnon était au contraire regardé comme une importante acquisition ; les hommes efféminés eux-mêmes, loin d'être méprisés, étaient tenus en considération par le peuple, la plupart d'entre eux étant des magiciens (115). Nous avons noté précédemment la connexion entre les pratiques homosexuelles et le shamanisme chez différentes peuplades sibériennes ; on dit que ces shamans, qui avaient changé de sexe, étaient la terreur des populations qui les considéraient comme très puissants (116). Chez les Illinois et les Naudowessies, les hommes efféminés assistent à toutes les jongleries et les danses solennelles en l'honneur du calumet ou pipe bourrée de tabac sacré, pour laquelle les Indiens ont une telle déférence que l'on a pu la nommer « le dieu de la paix ou de la guerre et l'arbitre de la vie ou de la mort » ; mais il ne leur est permis ni de danser, ni de chanter. On les appelle dans les conseils des indiens et rien ne peut être décidé sans leur avis ; car, par suite de leur extraordinaire manière de vivre, on les regarde comme des manitous, ou êtres surnaturels et personnes de conséquence (117).
Les Sioux, les Sax et les Indiens-Renards donnent une fois par an, ou plus souvent s'ils le décident, une fête au Berdashe ou Aï-cou-cou-é, qui est un homme habillé avec des vêtements de femme comme il l'a été toute sa vie. « Pour les privilèges extraordinaires qu'on sait qu'il possède, il est contraint aux obligations les plus serviles, les plus dégradantes, auxquelles il ne lui est pas permis d'échapper ; comme il est le seul de la tribu soumis à cette misérable dégradation, on le regarde comme un homme médecine et sacré et on lui donne une fête par an ; une danse d'initiation est dansée par les rares jeunes hommes de la tribu qui peuvent... danser librement et présenter leurs prouesses au public (118) ». Chez quelques tribus américaines cependant, on dit que ces hommes efféminés sont méprisés, en particulier par les femmes (119). Dans l'ancien Pérou aussi les pratiques homosexuelles semblent être entrées dans le culte. Dans quelques endroits, dit Cieza de Léon, des garçons étaient pris comme prêtres dans les temples, et le bruit courait que les seigneurs leur tenaient compagnie aux jours de fête. Ils n'avaient pas, ajoute-t-il, l' intention de commettre un pareil péché, mais seulement d'offrir un sacrifice au démon. Si les Incas, par hasard, avaient quelque connaissance d'agissements de cette sorte dans le temple, ils pouvaient faire comme s'ils les ignoraient par tolérance religieuse (120). Mais les Incas eux-mêmes n'étaient pas seulement exempts de telles pratiques, ils n'auraient même permis à aucun des leurs qui se serait rendu coupable de rester dans les maisons royales ou dans les palais. Et Cieza a entendu dire que, s'il venait à leur connaissance que quelqu'un eût commis une aberration de cette espèce, ils le punissaient avec une telle sévérité que tout le monde en était informé (121). Las Cases nous dit que, dans plusieurs des provinces les plus reculées du Mexique, la sodomie était tolérée, sinon actuellement permise, car le peuple croyait que les dieux mêmes s'y adonnaient ; il n'est pas improbable que, dans les temps anciens, il en était ainsi dans tout l'empire (122). Mais, plus tard, les législateurs adoptèrent de sévères mesures pour supprimer ces pratiques. À Mexico, les gens reconnus coupables de cela étaient exécutés (123). Au Nicaragua, ils subissaient la peine capitale par lapidation (124) et pas une des nations Maya ne manquait de loi stricte à l'encontre de ce crime (125). Chez les Chibchas de Bogota, la punition était la peine de mort avec supplices (126). Cependant, on se souviendra que les anciennes peuplades d'Amérique étaient en général extravagantes dans leur pénalité et que leur Code pénal, en premier lieu, exprimait plutôt la volonté de leurs législateurs que les sentiments du peuple en général (127). On dit que, même quelques peuples non civilisés, qui ne s'adonnent point aux pratiques homosexuelles, n'y attachent que peu d'importance. Aux îles Pelew, où de tels agissements ne s'observent qu'à l'état sporadique, ils ne sont pas punis, bien que, si j'en crois M. Kubary, les personnes qui les connaissent puissent en subir la honte (128). Les Ossètes du Caucase, chez qui la pédérastie est très rare, n'exercent en général aucune poursuite contre les gens qui s'y livrent (129). Les Masaï de l'Afrique orientale ne punissent pas la sodomie (130). Mais nous trouvons aussi des récits contraires. Dans une tribu Kafir, M. Warner a entendu parler d'un cas — le seul au cours d'une résidence de trente-cinq ans — qui fut puni d'une amende de bétail versée au chef (131). Chez les Ondouga, les pédérastes sont en abomination et les hommes qui s'attifent en femme sont détestés, beaucoup d'eux sont des sorciers (132). Les Washambala considèrent la pédérastie comme une grave aberration morale et lui appliquent une punition sévère (133). Chez les Wangada, les pratiques homosexuelles, qui ont été introduites par les Arabes et sont une rareté, « sont violemment abhorrées » et punies par le bûcher (134). Les nègres d'Accra, qui n'ont pas de tendance à cette sorte de perversion, la détestent, paraît-il (135). En Nubie, on tient la pédérastie en horreur, sauf chez les Kasdefs et leurs parents, qui s'efforcent d'imiter les Mameluks en toute chose (136).
Mahomet interdit la sodomie (137) et, suivant l'opinion de ses adeptes, elle devrait être punie comme la fornication dont, théoriquement, la punition est assez sévère (138), à moins que les coupables fassent pénitence publique. Pour que la conviction de culpabilité soit établie, la loi exige cependant que quatre personnes de confiance prêtent le serment d'avoir été témoins oculaires (139), cela suffirait à ce que la loi restât lettre morte, même si cette loi s'appuyait sur les sentiments populaires ; et cet appui lui manque certainement. Au Maroc, on regarde la pédérastie active avec une indifférence quasi totale, tandis qu'on parle avec mépris du sodomiste passif, si c'est une grande personne. Le Dr Polak en dit autant des Persans (140). À Zanzibar, on établit nettement une distinction entre les invertis-nés et les prostitués masculins ; ces derniers sont regardés avec mépris, tandis qu'on tolère les premiers parce que leur vice découle de la volonté de Dieu (141). Les Musulmans de l' Inde et des autres contrées d'Asie considèrent au plus la pédérastie comme une simple peccadille (142). On dit que chez les Indous elle est tenue en horreur (143), mais leurs livres sacrés en parlent avec indulgence. D'après les lois de Manou, un homme deux fois né qui commet un péché contre nature avec un homme ou qui a commerce avec une femme dans une charrette traînée par des bœufs, dans l'eau ou pendant le jour, doit se baigner avec ses vêtements ; ces choses-là comptent comme petits délits (144).
La loi chinoise fait une légère distinction entre les délits contre nature et les autres délits sexuels. Un délit contre nature est diversement envisagé suivant l'âge du sujet et sa participation consentie ou non. Si le sujet est adulte, ou si c'est un garçon de plus de douze ans, et s'il a consenti, on envisage la chose comme une forme de fornication légèrement aggravée : les deux délinquants sont punis de cent coups de bâton et d'un mois de cangue, taudis que la fornication banale entraîne quatre-vingts coups de bâton. Si l'adulte, si le garçon de plus de douze ans résistent, le délit est considéré comme un viol ; si le garçon n'a pas douze ans, cela devient un viol sans égard au consentement ou à la résistance, à moins que l'enfant ne soit déjà dévoyé (145).
Mais, en fait, les pratiques contre nature sont regardées comme moins nuisibles à la communauté que l' immoralité ordinaire (146), et la pédérastie n'est pas méprisée, « L'opinion publique reste tout à fait indifférente à ce genre de distraction et la morale ne s'en émeut en rien : puisque cela plaît à l'opérateur et que l'opéré est consentant, tout est pour le mieux ; la loi chinoise n'aime .guère à s'occuper des affaires trop intimes. La pédérastie est même considérée comme une chose de bon ton, une fantaisie dispendieuse et partant un plaisir élégant... La pédérastie a une consécration officielle en Chine. Il existe, en effet, des pédérés pour l'Empereur(147). » Même, le seul reproche que le Dr Matignon ait entendu faire à la pédérastie par l'opinion publique chinoise est qu'elle aurait une influence nuisible sur la vue (148). Au Japon, il n'y avait pas de loi contre les rapports homosexuels jusqu'à la révolution de 1868 (149). Dans la période de la chevalerie japonaise, on considérait comme plus héroïque pour un homme d'aimer une personne de son sexe que d'aimer une femme, et, de nos jours, on entend des gens dire que, dans les provinces où la pédérastie est largement répandue, les hommes sont plus virils et plus robustes que dans les provinces où elle ne règne pas (150).
Les lois des anciens Scandinaves passaient sous silence les pratiques homosexuelles ; mais ces populations méprisaient beaucoup les pédérastes passifs. On les identifiait à des lâches et on les estimait sorciers. Les épithètes qu'on leur appliquait — argr, ragr, blandr et autres, — avaient le sens de poltron, en général, et l'on a des exemples du mot arg employé dans le sens de pratiquant la sorcellerie. Cette connexion entre la pédérastie et la sorcellerie, comme le montre très justement un érudit norvégien, nous aide à comprendre le récit de Tacite : d'après lui, chez les anciens Teutons, des gens qu'il décrit comme corpore infames, étaient ensevelis vivants dans un marécage (151). Si nous réfléchissons que la noyade était la punition habituelle de la sorcellerie, il semble probable que ce châtiment leur était infligé non point tant pour leurs pratiques sexuelles que pour leur influence magique. Il est certain que l'opprobre que les Scandinaves païens attachaient à l'amour homosexuel était surtout réservé à celui qui jouait le rôle de la femme. Dans un de leurs poèmes, le héros se vante d'être le père d'un enfant mis au monde par un autre homme (152).
En Grèce, la pédérastie dans ses formes viles était critiquée bien que sans sévérité, à ce qu'il semble. Dans quelques États elle était légalement prohibée (153). D'après une loi athénienne, un jeune homme qui se prostituait pour de l'argent perdait ses droits de citoyen libre et pouvait être puni de mort s'il prenait part à une fête publique ou s'il venait sur l’Agora (151). À Sparte, il était nécessaire que l'« auditeur » acceptât son « inspirateur » par réelle affection ; celui qui l'acceptait pour des considérations pécuniaires était puni par les éphores (155). On nous dit même que chez les Spartiates les relations entre ces amis étaient sincèrement innocentes et que, s'il survenait quelque incident contraire à la loi, ils devaient perdre tous deux leur patrie ou leur vie (156). Mais la règle générale en Grèce paraît avoir été la suivante : lorsque le décorum était observé dans une amitié entre un homme et un adolescent, on ne faisait point d'enquête sur la nature détaillée de leurs relations (157). Cet attachement était regardé non seulement comme permis, mais était prisé comme la plus haute et la plus pure forme d'amour, comme le fruit de l'Aphrodite céleste, comme le chemin menant à la vertu, comme une arme contre la tyrannie, une sauvegarde de la liberté civique, une source de grandeur et de gloire nationales. Phèdre dit qu'il ne savait pas de plus grande bénédiction pour un jeune homme qui commence sa vie qu'un vertueux, ami, ou, pour l'ami, qu'un jeune homme aimé ; car aucun autre sentiment que l'amour ne peut donner à un homme qui désire mener une noble vie les principes qui doivent le guider (158). Pausanias, le platonicien, prétendait que, si l'amour des jeunes gens était tenu en mauvaise réputation, c'était seulement parce qu'il était hostile à la tyrannie : « les intérêts des gouvernants exigent que leurs sujets soient pauvres d'esprit, et qu'il n'y ait pas de fort lien d'amitié ou d'association entre eux que l'amour est propre à inspirer au premier chef (159). » Le pouvoir des tyrans d'Athènes fut brisé par l'amour d'Aristogiton et la fidélité d'Harmodius ; à Agrigente, en Sicile, l'amour mutuel de Chariton et de Melanippe produisirent un résultat semblable ; Thèbes dut sa grandeur au Bataillon sacré fondé par Epaminondas. Car « en présence de son ami, un homme aimerait mieux faire n'importe quoi que de passer pour un lâche (160) ».
On a montré que les plus grands héros et les nations les plus guerrières furent le plus portés à l'amour des adolescents (161) ; on a dit qu'une armée composée d'amis se battant côte à côte, bien que n'étant qu'une poignée, conquerrait le monde entier (162).
Hérodote affirme que l'amour des garçons fut importé de Grèce en Perse (133). Que cette, assertion soit exacte ou non, cet amour ne pourrait sûrement avoir été une habitude des adorateurs de Mazda (164). Dans les livres de Zoroastre, le « péché contre nature » est traité avec une sévérité qui n'a de comparable que celle du judaïsme et celle du christianisme. Suivant le Vendîdâd, il n'y a pas d'expiation possible (165). Ce péché, puni par des tourments dans l'autre monde est capital ici-bas (166). Celui même qui le commet involontairement, par force, est passible de peines corporelles (167). C'est un plus abominable péché que le meurtre d'un juste (168). « Il n'y a pas de pire péché dans la vraie religion, et il est naturel de dire que ceux qui l'ont commis ont mérité la mort réellement. Si quelqu'un les surprend en flagrant délit et porte une hache, il faut qu'il leur tranche la tête ou qu'il leur ouvre le ventre à tous deux, ce n'est pas un péché pour lui. Il est injuste de tuer qui que ce soit sans l'ordre des grands prêtres et des rois, sauf pour punir ceux qui ont commis ou permis un rapprochement contre nature (169). »
Il n'était pas non plus toléré que des péchés hors nature souillassent la terre du Seigneur. Quiconque commettra pareille abomination, qu'il soit israéliste, qu'il soit étranger, habitant chez les Israélites, sera mené à la mort, c'est une âme à retrancher du peuple d'Israël. Les gens de Canaan ont pollué leur terre par la luxure de leurs péchés contre nature, si bien que Dieu a vu leur crime, et que la terre rejeta avec horreur ses habitants hors de son sein (170).
Cette horreur des pratiques homosexuelles a été partagée par le christianisme. D'après saint Paul, elles constituent le suprême degré de la corruption morale à laquelle Dieu abandonna les païens à cause de leur apostasie (171). Tertullien dit qu'elles étaient bannies « non seulement du seuil, mais de l'ombre protectrice de l'église, parce qu'elles n'étaient pas des péchés, mais des monstruosités (172) ». Saint Basile est d'avis qu'elles méritent la même punition que le meurtre, l' idolâtrie et la sorcellerie (173). Suivant un décret du Concile d'Elvire, ceux qui abusent de garçons pour assouvir leur luxure seront privés de communion, même à leur dernière heure (174). Le contraste entre les enseignements du christianisme et les coutumes et les opinions du monde dans lequel il se propagea ne fut jamais plus radical que sur ce point des mœurs. À Rome, il existait une vieille loi de date ignorée, nommée loi Scantinia ou Scatinia, qui imposait une amende à celui qui commettait un acte de pédérastie avec une personne libre (175), mais cette loi. très peu connue, était restée dans l'oubli pendant des siècles et le sujet des rapports homosexuels ordinaires n'avait, par la suite, jamais attiré l'attention des législateurs païens (176). Mais quand le christianisme devint la religion de l'Empire romain, on entreprit contre la pédérastie une véritable croisade. Constantin et Constance en firent un crime capital, punissable du glaive (177). Valentinien alla plus loin encore et ordonna que les gens qui en seraient reconnus coupables seraient brûlés vivants devant tout le peuple (178). Justinien, terrifié par des famines, des tremblements de terre, des pertes, fit paraître un édit qui, de nouveau, condamnait les gens coupables de crimes contre nature à mourir sous le glaive « de peur que, comme résultat de ces actes impies, les villes entières ne vinssent à périr avec leurs habitants », comme nous l'apprenons de l’Écriture Sainte où nous voyons que des villes et les hommes qui les habitaient ont péri pour de tels actes (179). « Le témoignage le plus léger, le plus suspect d'un enfant ou d'un domestique, dit Gibbon, motiva une sentence de mort et d'infamie... et la pédérastie devint le crime de ceux auxquels on n'en pouvait reprocher aucun (180). »
Cette attitude envers les pratiques homosexuelles a eu sur la législation européenne une profonde et durable influence. Dans tout le cours du moyen âge et plus tard, les législateurs chrétiens pensèrent que rien, sinon une mort cruelle dans les flammes, ne pouvait expier ce grand péché (181).
Fleta dit qu'en Angleterre les délinquants étaient enterrés vivants (182) ; on nous dit, ailleurs, que le feu était la peine normale (133). Comme un rapprochement contre nature, cependant, tombait sous l'autorité ecclésiastique, la peine capitale ne pouvait être infligée au criminel que si l’Église l'abandonnait au bras séculier, il semble très douteux qu'elle l'abandonnât. Sir Frédéric Pollock et le professeur Maitland considèrent que l'ordonnance de 1533, qui assimile la sodomie à une félonie, fournit une preuve presque suffisante que les cours temporelles ne la punissaient pas et que personne n'avait été condamné à mort pour cela depuis bien longtemps (184). On disait que la punition de ce crime — dont la loi anglaise, dans son Code pénal, parle comme d'un crime qu'il n'est pas convenable de nommer (185) — devait être capitale de par « la voix de la nature et de la raison et les commandements formels de Dieu (186) ; » il en a été ainsi jusqu'en 168 1 (187), bien qu'en pratique le châtiment suprême ne fût point infligé (188). En France, des gens furent réellement brûlés pour ce crime dans le milieu et la seconde moitié du XVIIIe siècle (189). Mais, en cela, comme en tant d'autres choses, le mouvement rationaliste de cette époque apporta un changement. Punir la sodomie de mort, prétendit-on, était atroce ; quand il n'y avait pas de violence, la loi devait l' ignorer complètement. Elle ne viole en rien le droit d'autrui, son influence sur la société est simplement indirecte, comme celle de l' ivrognerie ou de l'amour libre ; c'est un vice malpropre, mais sa punition réelle est le mépris (190). Ces vues furent adoptées par le Code pénal français, aux termes duquel les pratiques homosexuelles dans le privé, entre deux adultes consentants, qu'ils soient hommes ou femmes, n'entraînent absolument aucune pénalité. Les actes homosexuels ne sont considérés comme crimes que lorsqu'ils impliquent l'outrage public à la pudeur, lorsqu'il y a violence ou défaut de consentement, lorsqu'un des coupables est trop jeune ou incapable de donner un consentement valable (191). Cette façon d'agir vis-à-vis de l'homosexualité a été suivie par les législateurs des divers pays d'Europe (192), et, dans ceux où la loi traite encore l'acte en question comme un outrage soumis per se au Code pénal, notamment en Allemagne, une propagande en faveur de l'abrogation de cette mesure est menée avec l'appui de plusieurs hommes de grande réputation scientifique. Cette transformation de l'attitude de la loi envers les rapports homosexuels indique indubitablement un changement dans les opinions morales. Quoiqu'il soit impossible de mesurer exactement le degré de la condamnation morale que de tels actes entraînent, je suppose que peu de personnes, de nos jours, y attachent la même valeur que nos aïeux qui en faisaient un crime monstrueux. On a même posé la question de savoir si la moralité a quelque chose à dire sur un acte sexuel commis par le consentement mutuel de deux adultes, qui n'engendre point de descendance et qui n'intéresse, en somme, le bien-être de personne, sinon celui des parties en cause elles-mêmes (193).
De cette revue des idées morales sur ce sujet, quelqu'incomplète qu'elle soit, il ressort que les pratiques homosexuelles sont très souvent soumises à un certain degré de réprobation, quoique ce degré soit extrêmement variable. Cette réprobation est sans doute due, en premier lieu, au sentiment d'aversion ou de dégoût que l' idée d'un rapprochement homosexuel tend à faire naître chez les individus adultes normalement constitués dont l' instinct génital s'est développé dans des conditions normales. Je présume que personne ne niera la généralité de cette tendance. Elle correspond à l' instinctive répugnance pour les relations sexuelles avec des femmes que l'on trouve si souvent chez les invertis congénitaux ; tandis que cette forme particulière dont les législateurs se sont surtout occupés évoque, en outre, un dégoût physique pour elle-même. Dans une société où la grande majorité des gens est douée d'appétits sexuels normaux, l'aversion contre l'homosexualité se traduit aisément par une censure morale et trouve une expression durable dans la coutume, la loi ou les dogmes religieux. D'un autre côté, partout où des circonstances spéciales ont motivé une large expansion des pratiques homosexuelles, il n'existera pas de sentiment général de dégoût même chez les adultes et l'opinion morale de la société en sera modifiée en conséquence. L'acte peut encore être condamné par suite d'une doctrine morale due à différentes conditions, soit à de vains efforts des législateurs pour réprimer des irrégularités sexuelles, soit à des considérations utilitaristes : mais une condamnation de cette sorte serait pour beaucoup de gens plus théorique que naturelle. En même temps les formes inférieures de l'amour homosexuel peuvent être vivement désapprouvées pour les raisons qui font désapprouver les formes inférieures des rapports entre hommes et femmes. Le pédéraste passif peut être un objet de mépris en raison des pratiques féminines auxquelles il est amené comme aussi un objet de haine en raison de sa réputation de sorcellerie. Nous avons vu que les hommes efféminés ont fréquemment le renom d'être versés dans la magie (194) ; leurs anomalies suggèrent aisément qu'ils sont doués d'un pouvoir surnaturel, et qu'ils peuvent avoir recours à la sorcellerie en compensation de leur manque de virilité et de force physique. Mais les qualités surnaturelles ou l'habileté dans la magie des hommes qui se comportent en femmes peuvent également, au contraire d'engendrer la haine, les faire honorer ou révérer.
On a émis l' idée que l'attitude populaire envers l'homosexualité était, originellement, un aspect de la vie économique, une question de manque de population ou de surpopulation, et que, d'après cela, elle était interdite ou permise. Le Dr Havelock Ellis pense probable qu'il y ait une certaine relation entre la réaction sociale contre l'homosexualité et celle contre l' infanticide : « Quand on regarde l'une avec indulgence, avec faveur, on regarde généralement l'autre du même œil ; quand l'une est réprouvée l'autre l'est habituellement (195). » Mais notre connaissance imparfaite de l'opinion des différentes races sauvages sur l'homosexualité justifie difficilement une telle conclusion ; s'il existe réellement une connexion entre les pratiques homosexuelles et l' infanticide, cela peut être simplement dû à une disproportion numérique entre sexes, résultant d'une multitude d'infanticides de filles (196). D'autre part, nous connaissons de nombreux faits en désaccord avec les vues du Dr Ellis. Dans plusieurs castes hindoues, l' infanticide des filles a été pendant longtemps une véritable coutume (197), et la pédérastie est pourtant remarquablement rare chez les Hindous. Les anciens Arabes étaient coutumiers de l' infanticide (198), mais non de l'amour homosexuel(199), tandis que chez les Arabes modernes, c'est exactement l' inverse qui se produit. Si les premiers chrétiens jugeaient que l' infanticide et la pédérastie étaient des péchés également haïssables, ce n'est certainement pas qu'ils aient été préoccupés de l'augmentation de leur population ; si telle en avait été la raison, ils eussent difficilement glorifié le célibat. Il est vrai que, dans quelques cas, la stérilité de l'amour homosexuel a été donné, par les écrivains locaux, comme la raison de sa propagation ou de sa prohibition. On dit que la loi Crétoise sur ce sujet avait pour but de mettre obstacle à l'accroissement de la population ; mais, comme Döllinger (200), je ne crois pas que cette assertion soit bien réellement fondée. On peut attacher plus d'importance au passage suivant de l'un des textes Pahlavi : « Celui qui gaspille sa semence se livre à une pratique qui cause la mort de la descendance ; quand la coutume est tout à fait enracinée au point de produire un arrêt néfaste du progrès de la race, les créatures sont réduites à rien. Cette chose, qui, si elle se répand universellement, doit entraîner la dépopulation du monde, est venue pour satisfaire au plus grand des désirs d'Aharman (201). » J'ai cependant l'opinion que des considérations de cette espèce n'ont en général joué qu'un rôle secondaire (si tant est qu'elles en aient joué un) dans la formation des idées morales concernant les pratiques homosexuelles. On ne peut certainement admettre que la sévère loi juive contre la sodomie était simplement due au fait que l'accroissement de la population était une nécessité sociale fortement ressentie chez les Juifs (202). Ils condamnaient le célibat sans le mettre sur la même ligne que les abominations de Sodome. L' idée d'extrême péché qui fut liée à l'amour homosexuel par les sectateurs de Zoroastre, les Hébreux et la Chrétienté a un fondement tout à fait spécial.
Elle ne peut être expliquée suffisamment ni par des considérations utilitaires, ni par un dégoût instinctif. L'horreur de l' inceste est généralement un sentiment plus fort que l'aversion contre l'homosexualité. Encore lisons-nous précisément dans le même chapitre de la Genèse qui décrit la destruction de Sodome et Gomorrhe, l' inceste commis par les filles de Loth avec leur père (203) ; suivant la doctrine catholique romaine, les rapports contre nature sont un péché même plus haïssable que l' inceste et l'adultère (204). Le fait est que les pratiques homosexuelles ont été intimement associées aux plus graves de tous les péchés : l' incrédulité, l' idolâtrie ou l'hérésie.
Suivant les disciples de Zoroastre, le péché contre nature aurait été créé par Agra Mainvou (205). « Aharman, le méchant, créa les démons et les esprits malins, comme aussi tous les autres gens corrompus, et cela par son commerce contre nature (206). » On reproche des rapports contre nature à Afrâsiyâb roi touranien qui subjugua les Iraniens pendant douze ans (207) ; à Dahak, roi ou dynastie qui avait conquis, à ce qu'on raconte, Yiur et régna mille ans (208) ; à Tûr-i Bràdar vakhsh, sorcier hétérodoxe qui fit périr les meilleurs des hommes (209). Quiconque commet un péché contre nature est « par tout son être un Déva (210) » ; et un adorateur de Déva n'est pas un mauvais zorastien, mais un homme qui n'appartient point à la religion de Zoroastre, un étranger, un non-aryen (211).
Dans le Vendidad, après avoir établi que commettre un péché contre nature est une offense pour laquelle il n'y a pas d'expiation possible dans l'éternité, on pose cette question : « Quand doit-il en être ainsi ? » Et l'on donne la réponse : « Quand le pécheur appartient à la religion de Mazda ou qu'il y a été initié. Dans le cas contraire, il est relevé de son péché s'il se confesse dans la religion de Mazda et se résout à ne jamais commettre désormais d'actes ainsi défendus (212). Cela revient à dire que le péché est inexpiable s'il implique un défi avéré vis-à-vis des vérités de la religion, mais qu'il est pardonné s'il est commis dans l' ignorance et suivi de soumission. II ressort de tout cela que les zoroastriens stigmatisaient le commerce homosexuel en tant que pratique des infidèles et signe d'incrédulité. Je pense que certains faits rapportés ci-dessus nous aident à comprendre pourquoi il en était ainsi. Non seulement les pratiques homosexuelles ont été communément associées avec la sorcellerie, mais cette association a constitué et constitue encore en partie une particularité du système shamanistique qui prévaut parmi les tribus asiatiques du groupe touranien. Il en était déjà ainsi dans une antiquité éloignée, c'est extrêmement probable d'après les citations des textes zoroastriques ci-dessus. Or, le zoroastrisme était naturellement très fort opposé à ce système shamanistique et le « changement de sexe » apparaissait dès lors à l'adorateur de Mazda comme une abomination diabolique.
Ainsi l'horreur des Hébreux envers la sodomie fut en grande partie due à leur haine pour un culte étranger. Suivant la Genèse, le vice contre nature était le péché d'un peuple qui n'était pas le peuple du Seigneur, et la législation du Lévitique représente les abominations des Cananéens comme la principale raison qui les fit exterminer (213). Or, nous savons que la sodomie entrait comme élément dans leur religion. En outre des qēdēshōth ou prostituées, il y avait des qedēshīm ou prostitués attachés à leurs temples (214). Le mot qādēsh, traduit par Sodomite, désigne à proprement parler un homme consacré à une déité (215) : il semble que de tels hommes étaient consacrés à la mère des dieux, la fameuse Dea Syria, dont on les considérait comme prêtres ou fidèles (216). Les fidèles masculins de cette déesse et d'autres déesses étaient probablement dans une situation analogue à celle qu'occupaient les femmes fidèles de certains dieux, qui, nous l'avons vu, se sont aussi dévoyées vers le. libertinage (217). Les actes sodomiques commis avec ces prostitués du temple, comme les rapports avec les prêtresses ont pu être commis en vue de transmettre la bénédiction des dieux aux croyants (218). Au Maroc, on attend des bénéfices surnaturels de rapports non seulement hétérosexuels, mais aussi homosexuels avec une personne sacrée. On fait fréquemment allusion aux qedēshīm dans l'Ancien Testament, surtout à la période de la monarchie quand des rites d'origine étrangère se propageaient à la fois en Israël et en Juda (219). Il est naturel que les adorateurs de Jéhovah regardassent leurs pratiques avec la dernière horreur, comme venant d'un culte idolâtre.
La conception hébraïque de l'amour homosexuel a touché l' Islam à un certain degré et a passé dans le christianisme. La notion qu'il s'agissait d'un sacrilège fut, chez les chrétiens, fortifiée par les habitudes des gentils. Saint Paul a trouvé que les abominations de Sodome. régnaient chez les nations qui avaient « changé la vérité de Dieu contre le mensonge, adoré et servi la créature plus que le Créateur (220). » Pendant le moyen âge, on accusa les hérétiques du vice contre nature (221). En effet, on associa si intimement la sodomie avec l'hérésie qu'on leur donna le même nom à tous deux. Dans « la Coutume de Touraine-Anjou » le mot hérite qui est l'ancienne forme d'hérétique (222) semble employé dans le sens de sodomite (523) ; le mot bougre (du latin Bulgarus, bulgare) tout comme son synonyme anglais, fut, dans l'origine, un nom donné à une secte d'hérétiques qui vint de Bulgarie au XIe siècle ; ce nom fut ensuite appliqué aux autres hérétiques, mais en même temps il devint une expression régulière pour les gens coupables de rapports contre nature (224). Dans les lois du moyen âge, on fait à tout instant mention de la sodomie aux côtés de l'hérésie, et la punition était la même pour l'une et l'autre (225). Elle était ainsi restée une offense religieuse du premier ordre. Ce n'était pas seulement « vitium nefandum et super omnia detestandum (226) », mais c'était un des quatre « clamantia peccata » (227), un « Crime de majestie vers le Roy céleste (228). » Tout naturellement, et par voie de conséquence, elle en est venue à être envisagée avec une indulgence quelque peu plus grande par la loi et l'opinion publique proportionnellement à l'émancipation de celles- ci vis-à-vis des doctrines théologiques. La lumière récente que les études scientifiques sur l' impulsion sexuelle viennent de jeter sur l'homosexualité, doit fatalement influencer les idées morales qui la concernent. À tel point qu'il n'est plus de juge consciencieux qui puisse manquer de prendre en considération la pression qu'un désir impérieux et non volitionnel exerce sur la volonté de celui qui agit.

Notes et bibliographie.

Voyez l’URL source en ligne.


Référence.

Archives d’anthropologie criminelle, de médecine légale, et de psychologie normale et pathologique, tome 25, A. Rey et Cie, Lyon ; Masson et Cie, Paris, 1910, p. 295-305 ; p. 353-366.

lundi 5 septembre 2011

Quatre vertus majeures selon le Pseudo-Cicéron, Ier siècle avant J.-C.


Au moment on l'en envisage de proposer de nouveau, à l'école, la morale aux enfants, voyons ce que le pseudo-Cicéron enseignait sur les quatre vertus composant le droit (rectum), c'est-à-dire tout ce qui est fait par devoir et vertu. Le droit et le louable (laudabile) constituent ensemble l'honnêteté (honesta res), que l'on appellerait aujourd'hui la moralité ou la morale. Ces quatre vertus aident à gérer les quatre domaines moraux de l'existence :

- l'intelligence pratique, avec la vertu de prudence ;
- les relations aux autres, avec la vertu de justice ;
- la douleur, la souffrance, les difficultés , avec la vertu de courage ;
- le plaisir, l'agréable, la facilité , avec la vertu de mesure ou tempérance.

Le pseudo-Cicéron expose comment, lorsque l'on prononce un discours qui veut convaincre, on utilise les diverses manifestations de chacune des quatre vertus, pour montrer que celui dont on parle est prudent, juste, courageux ou mesuré.

La version française et la présentation du texte suivant est le fait de l'auteur de ce blog. Veuillez donc en excuser l'imperfection et les erreurs éventuelles.


A) L’honnêteté est divisée entre ce qui est droit et ce qui est louable. Ce qui est droit est ce qui est fait avec vertu et devoir. On le divise en prudence, justice, courage, mesure. La prudence est l’expérience qui, par quelque système théorique, peut posséder le discernement des biens et des maux. Pareillement, on dit de la prudence qu’elle est la connaissance de quelque art. Pareillement, on appelle prudence la mémoire de nombreuses choses et la pratique de plusieurs occupations. La justice est l’équité, le droit qui concède une chose à un chacun en proportion de son mérite. Le courage est le désir des grandes choses et le mépris des choses peu élevées et le fait d’endurer ce qui est pénible en raison de [son] utilité. La mesure est la modération qui refrène dans l’âme le désir [brut].

Honesta res diuiditur in rectum et laudabile. Rectum est, quod cum uirtute et officio fit. Id diuiditur in prudentiam, iustitiam, fortitudinem, modestiam. Prudentia est calliditas, quæ ratione quadam potest dilectum habere bonorum et malorum. Dicitur item prudentia scientia cuiusdam artificii : item appellatur prudentia rerum multarum memoria et usus conplurium negotiorum. Iustitia est æquitas ius uni cuique re tribuens pro dignitate cuiusque. Fortitudo est rerum magnarum adpetitio et rerum humilium contemptio et laboris cum utilitatis ratione perpessio. Modestia est in animo continens moderatio cupiditatem. 


B) Nous userons, dans ce que nous aurons à dire, des [diverses] manifestations de la prudence,

- si nous mettons en parallèle les avantages et les inconvénients,

- si nous encourageons à rechercher l’un, à éviter l’autre  ;

- ou, si, concernant le fait au sujet duquel nous exhortons à quelque chose, nous pouvons jouir d’une connaissance propre à enseigner par quelle manière ou quelle raison il faut que la chose advienne  ;

- ou si nous donnons un conseil en quelque manière,

* nous pouvons évoquer, pour la chose dont il s’agit, le souvenir [d’un cas] soit actuel, soit rapporté  :

* en ce qui concerne cette chose que nous voulons, nous pouvons sans peine convaincre en donnant un exemple.
   
[3, 3] Prudentiæ partibus utemur in dicendo,

- si commoda cum incommodis conferemus,

- cum alterum sequi, uitare alterum cohortemur ;

- aut si qua in re cohortabimur aliquid, cuius rei aliquam disciplinam {scientiam} poterimus habere, quo modo aut qua quidque ratione fieri oporteat;

- aut si suadebimus quippiam,

* cuius rei gestæ aut præsentem aut auditam memoriam poterimus habere :

* qua in re facile id, quod uelimus, exemplo allato persuadere possumus. 
 

C) Nous userons des [diverses] manifestations de la justice,

- si nous disons qu’il faut avoir compassion des personnes qui ne font pas le mal ou qui demandent avec révérence  ;

- si nous montrons qu’il convient d’avoir de la gratitude envers ceux qui rendent de bon services ; si nous démontrons qu’il faut punir en tirant vengeance de ceux qui ont démérité ;

- si nous estimons grandement que la [bonne] foi doit être gardée  ;

- si nous disons que les lois et la morale des communautés politiques doivent être préservées de façon hors pair ;

- [= relations avec les égaux] si nous disons qu'il convient d’honorer avec affection les associations et les amitiés  ;

- [= relations avec les supérieurs] si nous démontrons que doit être honoré avec une attention scrupuleuse ce que le droit de la nature a institué à l’égard des parents, des dieux et du pays  ;

- [= relations avec les inférieurs] si nous disons que doivent être honorées avec intégrité les relations d’hospitalité, de protection, de parenté par le sang et par l’alliance  ;

- si nous montrons qu’il faut n’être détourné de la voie droite ni par l’argent, ni par la faveur, ni par le danger, ni par la haine  ;

- si nous disons qu’en toute chose, il convient d'établir un droit équitable.

Si nous estimons que quelque chose est à faire, au cours d’un discours public, ou [en prodiguant] un conseil, nous montrerons que cette chose est juste, en utilisant, de cette sorte, les manifestations de la justice, ou  bien [alors nous montrerons] qu’elle est injuste, [en usant de ses manifestations] contraires. Ainsi il se fera que nous sommes préparés par les mêmes articles d’un sujet à persuader ou à dissuader. 

Iustitiæ partibus utemur,

- si aut innocentium aut supplicium misereri dicemus oportere ;

- si ostendemus bene merentibus gratiam referre conuenire ; si demonstrabimus ulcisci male meritos oportere ;

- si fidem magnopere censebimus conseruandam ;

- si leges et mores ciuitatis egregie dicemus oportere seruari ;

- si societates atque amicitias studiose dicemus coli conuenire ;

- si, quod ius in parentis, deos, patriam natura conparauit, id religiose colendum demonstrabimus ;

- si hospitia, clientelas, cognationes, adfinitates caste colenda esse dicemus ;

- si nec pretio nec gratia nec periculo nec simultate a uia recta ostendemus deduci oportere ;

- si dicemus in omnibus æquabile ius statui conuenire.

His atque huiusmodi partibus iustitiæ si quam rem in contione aut in consilio faciendam censebimus, iustam esse ostendemus, contrariis iniustam. Ita fiet, ut isdem locis et ad suadendum et ad dissuadendum simus conparati.


D) Mais si nous disons qu’une chose qui nécessite du courage, doit être faite,

- nous montrerons qu’il faut rechercher les choses grandes et élevées  ;

- et qu’il faut pareillement que les hommes courageux méprisent, à cause de cela, les choses basses et sans valeur et qu’ils ne les jugent pas convenables pour leur dignité.

- Pareillement, qu’il faut n’être détourné d’aucune chose honnête par l’importance du danger ou de la pénibilité  ;

- préférer la mort à la honte  ;

- n’être forcé par nulle douleur de se détacher de son devoir  ;

- ne craindre aucunes inimitiés pour défendre la vérité d’une chose  ;

- s’exposer à quelque danger et assumer quelque peine que cela nécessite pour [le bien] du pays, des parents, des hôtes, des amis, de [toutes] ces choses que la justice pousse à honorer.
 
Sin fortitudinis retinendæ causa faciendum esse dicemus, 

- ostendemus res magnas et celsas sequi et appeti oportere ;

- et item res humiles et indignas uiros fortes propterea contemnere oportere nec idoneas dignitate sua iudicare.

- Item ab nulla re honesta periculi aut laboris magnitudine deduci oportere ;

- antiquiorem mortem turpitudine haberei ;

- nullo dolore cogi, ut ab officio recedatur ;

- nullius pro rei ueritate metuere inimicitias ;

- quodlibet pro patria, parentibus, hospitibus, amicis, iis rebus, quas iustitia colere cogit, adire periculum et quemlibet suscipere laborem.


E) Nous userons des [diverses] manifestations de la mesure,

- si nous blâmons les désirs excessifs d’honneur, de richesses, et de choses semblables  ;

- si assignons à chaque chose la limite précise [que lui fixe] la nature  ;

- si nous montrons à chacun jusqu’où il doit aller, si nous déconseillons de dépasser les limites, si nous établissons une juste mesure pour ce qui concerne tout un chacun. 

Modestiæ partibus utemur,

- si nimias libidines honoris, pecuniæ, similium rerum uituperabimus ;

- si unam quamque rem certo naturæ termino definiemus ;

- si quoad cuique satis sit, ostendemus, nimium progredi dissuadebimus, modum uni cuique rei statuemus. 


Référence. 

Pseudo-Cicéron, Rhétorique à Herennius, livre III, chapitres 2 et 3.

vendredi 2 septembre 2011

Le parler et la cuisine des Français de Tunisie, sous le protectorat, selon S. La Barbera, 2006.


 [Les notes n'ont malheureusement pas pu toutes êtres consultées...mais valent la peine d'être lues pour les détails supplémentaires qu'elles proposent.]

 
Le dire et le cuire : lieux de mobilité par excellence.

La perméabilité des cultures se manifeste dans la langue parlée, dans la cuisine, dans les comportements quotidiens. Le Français parlé fait de larges emprunts à l’arabe dialectal et à l’italien. La langue est à la fois l’expression d’une identité et un outil de communication ; le degré de perfection de la langue est ainsi proportionnel à la conscience d’appartenir à une culture.

Cette « langue parlée » d’Afrique du Nord, popularisée en France par la filmographie (assez abondante) des années 1970 et 1980 ou par le show-business dans les mêmes années (44), à laquelle se sont intéressés quelques chercheurs, présente des tournures idiomatiques semblables ou assez proches dans les trois colonies françaises du Maghreb (45). On peut ainsi penser que ce n’est pas nécessairement l’arabe parlé qui sert d’absorbant, mais le français. Cette langue n’a peut-être pas en Tunisie autant de chantres ou de poètes (amuseurs) qu’en Algérie, mais on peut citer au moins Kaddour Ben Nitram (46). Ce qui caractérise ce français altéré par la rue, est l’emprunt ‘47). L’arabe, l’italien offrent des mots, des tournures qui sont malaxées dans le langage courant, qu’impose la nécessité d’échange — qu’il soit économique, administratif ou simplement social —, motivé aussi par la facilité, l’expressivité des sonorités (48).

Première particularité de l’expression française de Tunisie (et d’Afrique du Nord), l’emploi immodéré du tutoiement que favorisent d’une part, les rapports avec les populations tunisiennes, d’autre part, le rôle de la rue dans la civilisation méditerranéenne. Si cette familiarité raccourcit la distance entre les individus, paradoxalement, elle restitue les clivages sociaux et ethniques. Tout naît — la somme des archives l’atteste — de l’altercation verbale. Dans cette société de l’oralité, le « porte-voix » joue un rôle plus grand au sein du groupe et de maîtrise du vocabulaire, des idiotismes ou barbarismes, le positionne (49). Il incarne comme le dit Durkheim, « la revivification d’une expression visant à exprimer une expression des valeurs de la communauté » dont il se sent le dépositaire (50). Ce phénomène n’est pas propre à l’Afrique du Nord mais il s’y manifeste plus directement. 

Dans les milieux populaires, l’individu est désigné plus souvent par son surnom que par son nom ou son prénom, la personnalité primant sur l’état civil dans les relations de camaraderie ou de voisinage, le « porte-voix » jouant souvent le rôle de distributeur (51). « Lulu, Bobus, Carlo, Mimi, Totor, Brochette, Camembert, Chouquette », les écrits des Français de Tunisie, les souvenirs, fourmillent de ces surnoms qui traduisent la familiarité, la rapidité du contact. 

C’est dans cet esprit, dans ce souci d’efficacité que la langue française se charge de mots, de tournures appartenant aux langues les plus parlées du pays. En règle générale, les emprunts à l’arabe parlé sont des mots courts, le plus souvent employés pour adjectiver négativement tandis que l’italien — et le napolitain ou le sicilien — offre des séries d’expressions, des tournures pour exprimer une colère ou disqualifier l’interlocuteur (52). Tous les Français de Tunisie utilisent cette « langue aménagée », y compris ceux qui vivent dans des sphères bourgeoises fermées, ne serait-ce que pour diriger la domesticité ou les travailleurs. Le nouveau venu, le « frangaoui », l’adopte également parce qu’elle est un moyen pour lui de se mouvoir de manière autonome. Les courses, au marché ou dans les épiceries, l’imposent d’autant plus que les vendeurs ont un rapport « hyper allocutif, souvent proche du cri » (53) avec les clients — lien direct, brutal, qui place l’interpellé au centre d’un cercle public et le rend visible —, le plus souvent dans une sorte d’espéranto où se mêlent les trois langues. L’Européen qui ignore le nom arabe ou italien de certains produits ou telle tournure d’engagement du rapport commercial, est placé en la circonstance dans une position délicate (54).

La maîtrise du vocabulaire propre aux colonies françaises d’Afrique du Nord, relève de la double nécessité de se faire comprendre et de s’insérer dans la communauté (55). 

La profusion de termes pour désigner un objet, un individu ou pour évoquer une situation développe une propension métaphorique, une recherche de la meilleure image, la plus frappante, que des observateurs ont longtemps cru liée à la mentalité « pied-noir » et qui n’est probablement qu’un étirement des possibilités linguistiques. Sans pour autant établir la liste de mots et des expressions dans une volonté exhaustive qui n’aurait d’intérêt que pour le linguiste, il paraît plus utile de faire ressortir quelques exemples parmi les plus révélateurs, voire de l’ordre du paradigme. Ainsi, un homme n’est jamais chauve, soit « il a perdu ses cheveux », soit il est « calvo » (chauve en italien) ou « fartasse » (chauve en arabe) (56). Le locuteur dispose ainsi d’un arsenal linguistique qui lui permet de moduler la périphrase, de faire varier la portée de l’expression. Les choses sont dites dans l’être véritablement, les mots, sortis de leur langue, sont en apesanteur et leur sens fluctue, pouvant flirter avec la polysémie et parfois même, par une trajectoire parabolique, retourner à l’étymologie (57). 

Cette manière d’utiliser l’italien ou l’arabe pour désigner des défauts, physiques ou moraux, ou pour stigmatiser une attitude, une situation, sert autant à ponctuer qu’à faire du français une langue protégée, épurée. La violence verbale est déviée par l’introduction de mots étrangers dont le sens est perçu par l’interlocuteur mais dont la signification exacte — ou la traduction — reste volontairement dans le flou. « C’est mneikt référence au produit inachevé d’un acte sexuel bâclé » (58). La fréquence de l’emploi de certains termes les banalise, leur force est altérée, ce qui en permet l’appropriation. Il n’y a pas réellement d’enrichissement de la langue par l’adjonction d’un vocabulaire emprunté mais une substitution, qui sous une apparence allègre et bon enfant, voile — tout autant qu’elle révèle — une violence sous-jacente et la réalité brutale des rapports sociaux.

La complexité des rapports communautaires est toujours présente. Si le rapprochement linguistique facilite la communication entre les groupes, il perturbe aussi leur compréhension mutuelle. Cependant, le rôle d’éponge que joue la langue — et plus globalement la culture — française sur un territoire qui ne lui est pas naturel, la forte présence numérique de Tunisiens sous domination, l’existence d’autres nationalités, ont facilité une certaine mobilité culturelle, esquissant un espace idéalisé d’où aurait pu émerger, avec une certaine dose d’utopie, une société nouvelle, un « creuset-type ». 

(…).

(p. 96) Les Français des milieux moyens et populaires, ceux qui ont contracté des mariages transnationaux, ceux venus de la Corse ou originaires d’Italie, ont davantage participé à l’élaboration et à la diffusion d’une cuisine mixte, largement popularisée depuis les années 1960. Né de père lyonnais et de mère sicilienne, Gilbert Tronchon dit que « sa mère devait faire face à trois types de cuisine : la française pour plaire au père, l’ italienne pour elle, et la tunisienne pour la collectivité que nous étions. » (79) Il précise les recettes qui, selon lui, distinguent les trois cuisines, soit des haricots blancs, de la purée de pommes de terre et du pot-au-feu pour celle d’inspiration française, « des pâtes avec des fèves, des maccaronis » — le plus souvent englobés dans l’expression macaronade qui désigne les diverses manières d’accommoder les pâtes — ou des raviolis « dont la pâte est préparée à la maison, étalée sur la table e découpée avec un verre de cuisine, remplie de farce et fermée à l’aide d’une fourchette » pour l’autre cuisine européenne, et enfin, « nous avions droit au coucous, à la Mélohia, aux tagines, aux pois chiches etc. » (80). 

En règle générale, les plats les plus partagés sont les macaronis, diversement accommodés de sauces variées — « marga » selon le mot maltais qui signifie sauce et communément employé et la « chakchouca », variété de ratatouille méditerranéenne, qui se module selon la production légumière locale, en général poivrons, tomates, aubergines, courgettes, le tout accompagné parfois d’œufs pochés. 

Le couscous, « juif avec les boulettes » (81), ou arabe, dont le Français « [qui en] a mangé au début par curiosité […] trouve que « ça bourre, ça ne nourrit pas » (82) est un plat plutôt exceptionnel, festif, dont la fréquence est plus élevée chez les Français d’origine étrangère. La mixité se traduit parfois par la substitution, comme c’est le cas pour les Français d’origine italienne dont la « pollenta » est le plat traditionnel, qui remplacent la semoule de maïs comme base du plat par la semoule de blé. L’adoption de pratiques culinaires locales au quotidien traduit la force de l’ancrage sur le territoire tunisien, ce qui renvoie à la gamme des perceptions de la patrie.

Tous les Français cependant, ont participé au rite de la « kémia », l’apéritif dînatoire autour de « l’anisette », d’inspiration tunisienne — sans doute plus juive que tunisienne —, composé d’une grande variété de plats, — qui est autant un comportement qu’une affaire de goût (83). C’est à travers cette habitude que la plupart d’entre eux ont intégré les épices et les piments (« felfel ») dans leur gamme gustative (84). C’est à travers la trace que cette cuisine et ces saveurs ont laissée dans la pratique culinaire post-coloniale, que se révèle pour chacun, la force de l’adoption de la Tunisie comme territoire et le degré d’acceptation de la mixité sociale (85).


Notes.

(44) Le Coup de Sirocco, d’Alexandre Arcady, 1978, en annonçant le venue au premier plan d’une génération de cinéastes enfants de « rapatriés », a été le premier film qui se soit réellement intéressé à ces Français d’Afrique du Bord, ouvrant la voie à d’autres films dans une veine populaire et comique. Les débuts de Michel Boujenah, issu d’une famille juive de Tunisie, ont également permis à ce type de comique « Pied-Noir » (et « juif Pied Noir », une audience nationale.

(45) Notamment  : - Hureau Joëlle, La Mémoire des Pieds-Noirs, Paris, Orban, 1985, 
- Miège Jean-Louis, les Pieds-Noirs
- Duclos, Jeanne, Les Particularités lexicales du Français d’Algérie de 1830 à nos jours, thèse de doctorat en linguistique, Université de Tours, 1991, 
- ou encore Mannoni, Pierre, Les Français d’Algérie, vie mœurs, mentalités, Paris, l’Harmattan, 1993, « Histoire et Perspectives Méditerranéennes ».

(46) Voir Kmar Bendana, « L’humoriste et chansonnier Kaddour Ben Nitram », Colloque en Orient 17-18 octobre 1994, Actes parus dans la Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée REEMMM, n°77-78, 1995/3.

(47) Le dialecte « pied-noir », des Français d’Algérie est appelé par Joëlle Hureau dans une formule assez heureuse le « français aménagé », Hureau, Joëlle, La mémoire des Pieds-Noirs, op. cit., p. 212.

(48) Dans le langage courant, les Français de Tunisie prennent des libertés dans la construction des phrases, jusqu’à l’incorrection : antéposition du participe passé « descendu je suis », duplication du sujet « mon père il veut pas » etc., ce que Mauricette Lecomte appelle le parler sfaxien répandu en fait dans tout le pays et en Algérie. Cette torsion de la langue française, ce parler incorrect est probablement lié à la naturalisation de nombreux siciliens (originaires de la région de Trapani, pointe ouest de la Sicile) qui inversent dans leur parler dialectal, le sujet et le verbe et emploient de manière « particulière le passé simple », soit à la place du présent dans une phrase interrogative. Voir Quadruppani, Serge, note du traducteur, p. 9-12, in, Camilleri, Andrea, Le Voleur de goûter, Palerme, Sellerio Editore, 1996, traduction française et édition, Havas poche, « Fleuve Noir », 2000, p. 11.

(49) Chauvier Éric, Fictions familiales, Approches anthropolinguistique de l’ »esprit de famille », thèse de soctorat en ethnologie sociale et culturelle, 2 vol., 800 pages, Université de Bordeaux II, 2000, p. 87. « […] l’aune expressive d’une conformité au nom de laquelle le principe du plus grand nombre ne se caractérise pas forcément à plusieurs mais peut aussi emprunter le truchement du locuteur le plus expressif. »

(50) Cité par Erwin Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 41 qui ajoute que p »porte-voix » « a une attitude [qui] ne se réduite pas seulement au désir d’avoir une situation prestigieuse, mais aussi au désir de se rapprocher du foyer sacré des valeurs établies. »

(51) Mannoni, Pierre, Les Français d’Algérie, op. cit., p. 27-28 : « Le patronyme n’est, en effet, guère utilisé que par l’administration. Dans la rue, entre amis, entre voisins, c’est le surnom qui prime, au point qu’il escamote l’état-civil et lui substitue ce baptême sauvage qui, pour n’avoir pas de reconnaissance officielle, n’en a pas moins une valeur sociale ».

(52) Duclos, Jeanne, Les Particularités lexicales du français d’Algérie (français colonial, « pataouette », français des Pieds-Noirs) de 1830 à nos jours, op. cit.,. L’auteur distingue plusieurs apports d’origine étrangère dans le parler « pied-noir » d’Algérie, l’arabe, l’italien, le napolitain, l’espagnol et le catalan. Rares sont les mots empruntés à l’espagnol ou au catalan en Tunisie, les Espagnols qui sont arrivés au moment de la guerre d’Espagne sont peu nombreux à y rester et forment une petite communauté discrète.

(...)

(79) Tronchon, Gilbert, témoignage, janvier 1999.

(80) Idem. Melohia, plat typiquement tunisien à base de poudre additionnée d’eau dans laquelle cuisent comme une daube, quelques morceaux de viande.

(81) Alfonsi André, témoignage, mars 1999.

(82) Memmi, Albert, Portrait du colonisé, op. cit., p. 52-53.

(83) Bricks à la pomme de terre, à l’œuf, pois chiches et fèves en salade, olives farcies, salades de poulpes, salade « méchouia ». Ces petits plats peuvent se décliner de multiples façons, avec de nombreuses variantes. Mauricette Lecomte, Malamour, Tunisie sous le protectorat français, Paris, Éditions françaises CD-Romans, 1997, p. 346. Après l’indépendance de la Tunisie, les Français « rapatriés » ont contribué à populariser ce rite en France.

(84) Épices et piments ont tenu un temps chez les Français de Tunisie (d’Afrique du Nord en général) après la décolonisation, le rôle de « madeleine consciente ».

(85) La réponse serait à chercher dans une étude sur les « rapatriés » de Tunisie, dans l’esprit de celle réalisée par Doris Bensimon sur L’intégration des Juifs d’Afrique du Nord en France, Paris – La Haye, Mouton, 1971, ou plus récemment celle de Colette Zytnicki sur les juifs toulousains.

Référence.

Serge La Barbera, Les Français de Tunisie : 1930-1950, L’Harmattan, Paris, 2006, p. 90-97.