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samedi 6 juin 2015

Le panthéisme, selon l'abbé Dagorne, 1880


On trouvera ci-dessous un rapide exposé du panthéisme par un prêtre de la fin du dix-neuvième siècle qui en fait, bien évidement, la critique.


I. — Notion du panthéisme. — Le panthéisme est l'erreur de ceux qui, niant la distinction substantielle de l'Être nécessaire et des êtres contingents, enseignent que Dieu, c'est l'universalité même des êtres existants et possibles. D'après eux, seule la substance divine existe et peut exister. Ce qu'on appelle la nature ou le fini n'est autre chose que les divers modes de la substance divine. Cette substance et ses modes, qui en sont comme les épanouissements, ne constituent qu'un seul être complet et entier, qui est Dieu. Tenter de séparer ces deux choses, ce serait rendre tout inexplicable : la substance n'est pas sans ses modes, et les modes exigent la substance.

On le voit, la tentative du panthéisme est d'identifier scientifiquement le nécessaire et le contingent, l'infini et le fini, la cause première et ses effets, Dieu et le monde, pour n'en former qu'un seul être substantiel, avec des évolutions incessantes, qui sont comme le rayonnement permanent de sa substance infinie.

II. — Principales formes du panthéisme. — Le panthéisme a revêtu diverses formes, selon les développements de l'esprit humain, et c'est ce qui explique, en partie du moins, la facilité toujours croissanté avec laquelle cette erreur s'est accréditée, malgré son énormité. On en compte trois principales, qui sont connues sous les noms d'émanatisme, de formalisme et d'idéalisme.

III. — Émanatisme. — La forme la plus ancienne sous laquelle le panthéisme s'est produit, c'est l'émanatisme ou l'émanation. On le trouve sous cette forme, bien qu'à des degrés différents, dans la plupart des systèmes philosophiques et des traditions religieuses des Orientaux, des Égyptiens et des Grecs.

D'après les enseignements de l'émanatisme, ce n'est pas par un acte de sa volonté libre que Dieu a produit le monde. Il l'a produit, non en le tirant du néant, mais en le faisant sortir de sa propre substance inépuisable. Tous les êtres ne sont qu'un écoulement ou une expansion de l'essence divine, qui s'étend et se développe par de successives émanations. Cette première sorte de panthéisme a été formulée d'une manière plus régulière et plus savamment sophistique par les philosophes d'Alexandrie.

IV. — Formalisme. — Le formalisme, appelé aussi panthéisme d'immanence, est un raffinement du grossier panthéisme de l'émanation. Il ne se borne pas, comme ce dernier, à admettre l'unité de la substance, mais il rejette toute distinction réelle entre les individualités qui composent l'univers, pour ne reconnaître entre elles qu'une distinction de formes, sur un même fond commun. Ce fond, c'est la substance divine, cachée sous ces formes, substance toujours une, mais multiple dans ses épanouissements.

La théorie du formalisme a été nettement exposée par Spinoza, dans le Traité Théologico-Politique et dans la Morale géométriquement démontrée. D'après ce philosophe, il n'existe qu'une substance indivisible, éternelle, infinie, nécessaire. Mais celle substance a deux attributs essentiels, la pensée et l'étendue, qui se développent en deux séries parallèles de phénomènes ou modes variés. Ces modes, ce sont les esprits et les corps, qui forment comme les deux aspects inséparables d'une même existence. L'homme est dans l'univers comme un rouage dans un mécanisme immense, ou plutôt comme un membre dans un organisme où tout se tient. Ce qu'on appelle liberté est une chimère. La nature de Dieu ost d'agir avec une nécessité absolue, qui constitue sa volonté même. Fénelon a fait ressortir les absurdités d'un tel système et les a savamment réfutées dans le Traité de l'Existence de Dieu.

V. — Idéalisme. — Le panthéisme idéaliste, dont on trouve des traces parfaitement accusées dans la doctrine de quelques philosophes de l'antique Grèce, a reçu sa forme actuelle des philosophes de l'Allemagne, tout particulièrement de Fichte, de Schelling et de Hegel. Ce mouvement de la philosophie allemande vers le panthéisme avait été préparé par le scepticisme de Kant, qui, en détruisant l'objectivité de la raison pure, fait de la connaissance une forme de l'esprit, quelque chose de subjectif et d'idéal.

1° Notion générale de l'idéalisme. — Le point de départ de l'idéalisme n'est pas la substance, comme dans le spinozisme, mais l'être, qu'il entend à sa manière et qu'il appelle de divers noms, le moi, l'absolu, l'idéal. Il en vient à l'effrayante confusion de l'être et du néant, et à faire de Dieu le devenir, se développant nécessairement jusqu'à ce qu'il soit ce qu'il doit être.

Le but général de cette école est de trouver la cause première des choses en dehors de toute idée de création. Voilà pourquoi elle affirme a priori que la cause première est la substance unique, à laquelle tout doit être identifié, car elle est sans objectivité en dehors d'elle-même. Mais quelle est cette cause première ? Ici se divisent, comme on va le voir, les divers systèmes de l'idéalisme allemand.

Johann Gottlieb Fichte, gravé par J. F. Jugel, 1808
2° Idéalisme de Fichte. — La cause première, d'après Fichte, est le moi pensant. Il est amené à cette conclusion par le raisonnement suivant, auquel revient, pour le fond du moins, toute sa doctrine. « On ne peut concevoir ce qui existe dans l'ordre réel des choses, qu'autant qu'on le pose, tout d'abord, comme existant dans l'ordre intelligible, c'est-à-dire, comme idées. Or, rien ne peut exister dans l'ordre intelligible ou des idées, si ce n'est dans une intelligence. Donc, tout ce qui existe dans la nature est nécessairement contenu dans un sujet pensant, dans une intelligence, qui est la forme de tout dans l'ordre intelligible et le principe efficient de tout dans l'ordre réel. » Pris en lui-même, ce raisonnement de Fichte doit être admis ; mais ce philosophe le fait servir, d'une façon étrange, au triomphe de son système.

Quel est, on effet, ce sujet pensant ? Quelle est cette intelligence, dans laquelle le réel existe comme intelligible, et qui en est le principe efficient ? C'est le moi humain. Mais le moi ne peut exister, dit Fichte, qu'autant qu'il pose son antithèse, qui est le non-moi ; autrement il serait indéterminé. Le moi et le non-moi découlent ainsi d'un seul et même principe et forment par là même entre eux une synthèse dans laquelle les deux sont identifiés : d'où le philosophe tire ses conclusions panthéistes.

Mais comment Fichte essaie-t-il de justifier son assertion, à savoir que le moi humain est la condition de toutes choses ? Il distingue notre moi absolu du moi actuel, qui s'apparaît à lui-même sous une forme individuelle. Il ne faut pas confondre, dit-il, ce qui est avec ce qui doit être. Ce qui doit être, l'absolu, n'est pas un être achevé et immobile, mais l'activité qui se fait elle-même, qui tend à réaliser ce qu'elle doit être. L'absolu est le vrai moi de chaque homme, de l'humanité, du monde entier.

Le système de Fichte est appelé idéalisme subjectif, parce qu'il part du moi, considéré comme absolu et cause première.

F. W. J. Schelling par J. K. Stieler, 1835
3° Idéalisme de Schelling. — L'idéalisme de Schelling est connu sous le nom d'idéalisme objectif, parce qu'il ramène tout à ce qu'il appelle l'absolu, pris en dehors du moi et du non-moi, c'est-à-dire, de l'esprit et de la nature, de l'idéal et du réel. Comme Fichte, il reconnaît que l'idéal et le réel doivent être ramonés à un principe, à une cause première, qui les explique et on soit la raison, et en cela il ne peut être blâmé. Mais quelle est cette cause première ?

D'après Schelling, la cause première est quelque chose d'impersonnel, qui n'est ni l'idéal ni le réel, ni la nature ni l'esprit, mais l'identité des contraires, le principe neutre dans lequel tout s'unit et s'explique. C'est cette chose insaisissable qu'il nomme l'absolu. Notre esprit saisit l'absolu, et, en le saisissant, il s'identifie avec lui. L'absolu de Schelling devient ainsi le moi de Fichte. Cet absolu a deux aspects : l'idéal et le réel, l'esprit et la nature. C'est sous ces deux aspects quo l'absolu se développe. La série de ces développements constitue l'histoire, qui n'est ainsi que l'évolution de l'absolu.

Qui ne reconnaît ici la doctrine de Spinoza, avec les deux attributs essentiels de la substance ?
G. W. F. Hegel, par J. Schlesinger, 1831

4° Idéalisme de Hegel. — Hegel place l'absolu ou la cause première dans l'idée, et c'est pour cela quo son système est connu sous la dénomination de philosophie de l'idée. L'idée est, à ses yeux, la seule réalité substantielle; mais, par idée, il entend l'être pur et abstrait, l'être transcendantal avec lequel l'idée s'identifie. Considéré dans cet état d'indétermination, l'être est le non-être pur et le non-être est l'être indéterminé. La vérité de l'être et du non-être est dans l'unité des deux, et cette unité, c'est le devenir. Le devenir est l'absolu, qui tout d'abord est non-être, néant, et qui nécessairement finit par être tout. Le principe de contradiction qui exclut le non-être de l'être, et réciproquement, doit être, d'après Hegel, absolument rejeté. C'est à ces quelques points que revient toute la philosophie de Hegel. (ZIGLIARA.)

Le système de Hegel repose sur un sophisme. Si l'être abstrait et transcendantal est indéterminé, c'est-à-dire, n'est pas un être générique, spécifique ou individuel, il n'est pas pour cela la négation de toute entité, le néant absolu. Dans une partie de son raisonnement, Hegel prend le non-être dans un sens relatif, et, dans l'autre, il lui donne le sens de néant absolu. La conclusion à laquelle il arrive par ce procédé frauduleux est précisément l'opposé de la vérité.

VI. — Réfutation du panthéisme. — Puisque tous les systèmes entachés de panthéisme, quelles qu'en soient les divergences accidentelles, ont un point commun, à savoir, la confusion du contingent et du nécessaire, du fini et de l'infini, par l'affirmation d'une seule substance, qui est la substance divine, il suffira de les réfuter d'une manière générale Nous disons donc que le panthéisme est une des erreurs les plus évidemment fausses et les plus condamnables qui soient écloses dans l'esprit humain, sous l'influence des passions.

1° Le panthéisme contredit la notion de Dieu. — Dieu est l'Être immuable, parfait, éternel, simple et un. Or, comment pourrait-on découvrir dans, l'univers les perfections de la divinité ? L'univers est sujet à de continuels changements ; il renferme une multitude d'êtres différents, dont aucun, pas même l'âme humaine, ne réalise l'idée que nous avons de la simplicité et de la perfection absolues.

Le panthéisme implique donc contradiction, et, en confondant Dieu avec ses œuvres, l'infini avec le fini, il détruit du même coup la notion de Dieu et la raison humaine.

2° Il détruit toute morale. — Si tout est Dieu, on ne conçoit pas même la possibilité de la loi naturelle, ou d'une distinction quelconque entre le bien et le mal. Le mal, qui a son expression dans toutes les langues, dont la notion existe chez tous les hommes, n'est pas et ne peut être. Le panthéisme est l'apothéose de tous les crimes.

3° Il est subversif de la société. — Tous les hommes, étant l'être divin, sont égaux d'une manière nécessaire et absolue. Il n'y a plus d'autorité et il n'y a plus d'inférieurs ; toute législation est un non- sens. Dès lors, que deviennent les sociétés, qui reposent évidemment sur le principe d'autorité et sur les lois qui en découlent ?

4° Il rend la certitude et la science impossibles. — Au principe de contradiction, le panthéisme substitue l'identité des contraires, puisqu'il fait du fini et de l'infini une même chose. Dès lors, le vrai et le faux sont confondus, et le scepticisme devient le partage de l'esprit humain.

5° Enfin, il est en contradiction avec la pratique du genre humain. — Si le panthéisme est la vérité, le genre humain est convaincu de folie, puisque, depuis son origine, il adore un Être suprême différent de lui-même, il lui érige des temples, il lui adresse des prières et lui offre des sacrifices. Mais, si le genre humain est Dieu, comment a-t-il pu ignorer sa divinité, comment a-t-il pu parler et agir comme ne soupçonnant pas même la possibilité d'un titre que les panthéistes lui décernent si généreusement ? Singulière divinité que celle qui est ignorante au point de se méconnaître elle-même ! Le système des panthéistes ne mérite donc qu'un souverain mépris. Il est le nec plus ultra de l'orgueil humain.

Disons toutefois, en terminant, que, tout déraisonnable qu'il est, le panthéisme nous fait voir par ses superbes égarements combien est forte et puissante l'aspiration de notre âme vers l'infini, aspiration légitime, puisque Dieu est sa fin, comme il est son principe, aspiration qui doit avoir son terme et son repos, non dans l'identification de nous-mêmes avec Dieu, mais dans la possession éternelle de Dieu, méritée par la pratique de la vertu.

Référence

Marin-Jean-Pierre Dagorne (abbé), Cours de philosophie d'après le programme du baccalauréat ès-lettres : suivi de l'Histoire de la philosophie, en trente leçons, 3e édition, R. Haton, Paris ; J. Bazouge, Dinan, 1880, p. 421-426.

La philosophie alexandrine de Plotin, selon A. de Margerie, 1865

On trouvera ci-dessous un texte présentant rapidement la doctrine de Plotin, par un auteur qui la condamne et se montre partisan d'un Dieu créateur et providentiel.


Buste possible de Plotin (IIIe siècle, Vatican)
L'école d'Alexandrie joue un rôle d'une haute importance dans l'histoire de la philosophie. Elle clôt tout le mouvement intellectuel de la civilisation hellénique ; elle en résume les idées et, en même temps, elle les agrandit par la combinaison des doctrines savantes de la Grèce avec les doctrines religieuses du panthéisme oriental. Elle s'empare des trois grands systèmes issus du mouvement socratique, le platonisme, l'aristotélisme, le stoïcisme ; elle les rapproche, les superpose, les enchaîne entre eux par un double lien, d'abord par la méthode dialectique qui les traverse tour à tour et conduit de l'un à l'autre, puis par le dogme de l'émanation qui du sommet laborieusement atteint permet de redescendre pas à pas jusqu'aux étages inférieurs. Elle les fond ainsi en une vaste synthèse métaphysique dans laquelle il faut voir tout autre chose qu'un pur syncrétisme, qu'un mélange confus d'éléments hétérogènes. C'est une vraie synthèse, au sens étymologique du mot, une combinaison systématique dont les éléments sont employés en proportions définies, un édifice savamment ordonné auquel rien ne manque... que la solidité ; c'est le plus beau des châteaux de cartes philosophiques qu'ait pu élever la main d'un homme de génie.

Car Plotin, son véritable fondateur, est bien un homme de génie. Aucun métaphysicien n'unit à une pénétration plus subtile un sentiment plus vif et plus profond du divin. Ce n'est point un esprit sec et purement géométrique comme Spinoza ; c'est un cœur et un grand cœur, en même temps qu'une puissante imagination et une vaste intelligence ; c'est un Malebranche, plus original et plus profond, mais qui n'a pu garder cette règle et cette mesure que Malebranche trouva dans sa foi et n'eût pas trouvées dans sa raison. On ne rencontrera point dans toute l'histoire de la philosophie un autre système qui, faux dans son ensemble, contienne une aussi riche abondance de vérités métaphysiques et de vérités morales.

Il faudrait, pour les faire connaître et pour justifier ces éloges, entrer dans des détails qui ne sauraient ici trouver leur place. Je ne puis offrir de Plotin et de son système que les grands traits, qui sont précisément ceux où l'erreur et la déviation s'accusent avec le plus d'évidence. Du moins pourra-t-on reconnaître que ce sont les déviations d'un grand esprit, disons plus encore, d'un esprit naturellement droit qui se débat contre les contradictions du panthéisme, recule devant ses conséquences morales, et fait tout au monde pour maintenir la distinction de Dieu et de l'univers au sein d'un système dont l'essence est de les confondre. Que si, même entre de telles mains, même sous cette forme, la plus séduisante dont il se soit jamais enveloppé, le panthéisme reste ce que nous avons dit, le renversement direct de la raison et de la conscience, l'étude du panthéisme alexandrin sera peut-être pour le dogme de la création la plus décisive des contre-épreuves.

Plotin cherche l'explication du monde ; et, comme tous les grands métaphysiciens, il devine, il sait à priori qu'elle ne peut se trouver qu'au delà du monde, dans l'absolu, en Dieu. Le problème étant posé, la solution étant prévue, du moins quant à un caractère fondamental, la méthode est naturellement indiquée ; c'est celle qui va, par toutes les forces de l'âme, par le cœur aussi bien que par l'esprit, du sensible à l'intelligible, du visible et de l'humain à l'invisible et au divin ; c'est la dialectique. Aussi bien et mieux peut-être que Platon son maître, Plotin connaît et décrit la double préparation morale par laquelle il faut disposer l'âme à ce mouvement de l'ascension dialectique ; c'est en lui inspirant le dédain du sensible et en relevant en elle le sentiment de sa dignité qu'on pourra la conduire, suivant la belle formule des scolastiques, ab exterioribus ad interiora, ab interioribus ad superiora.

Comment se fait-il que les âmes oublient Dieu leur père ? Comment se fait-il qu'étant issues de Dieu, elles le méconnaissent et se méconnaissent elles-mêmes ?... Elles se sont avancées dans la route qui les écartait de leur principe, et maintenant elles sont arrivées à un tel éloignement de Dieu, à une telle apostasie (ἀπόστασις [apostasis]) qu'elles ignorent même qu'elles en ont reçu la vie. De même que des enfants séparés de leur famille dès leur naissance et nourris longtemps loin d'elle en arrivent à méconnaître leurs parents ainsi qu'eux-mêmes, ainsi les âmes ne voyant plus ni Dieu, ni elles-mêmes, se sont dégradées par l'oubli de leur origine, se sont attachées à d'autres objets, ont prodigué leur estime et leur amour aux choses extérieures et ont brisé le lien qui les unissait aux choses divines. L'ignorance où elles sont de Dieu a donc pour cause leur estime des objets sensibles et leur mépris d'elles-mêmes. Pour convertir à Dieu les âmes qui se trouvent dans de pareilles dispositions, pour les élever au principe suprême, il faut raisonner avec elles de deux manières. D'abord on doit leur faire voir la bassesse des objets qu'elles estiment maintenant. Puis il faut leur rappeler l'origine et la dignité de l'âme. (Plotin, Ennéades, V, livre I, § 1)

Lorsque l'âme est ainsi disposée, on peut ramener son esprit aux choses sensibles dont on a détaché son cœur. Désormais ces choses ne seront plus pour elle un objet qui l'arrête et l'enchaîne, mais un point d'appui pour monter plus haut. En analysant les opérations psychologiques auxquelles donne lieu la vue du sensible, on y trouvera des idées et des jugements dont la sensation a fourni l'occasion, mais non point la matière, idée et jugement de l'ordre, idée et jugement du beau, idée et jugement du bien. Entourés de choses multiples, relatives, contingentes, à leur aspect nous concevons et nous ne pouvons pas nous empêcher de concevoir l'un, l'absolu, le nécessaire. Il y a donc en nous un instinct et une affirmation spontanée du divin ; il y a de nous à Dieu un chemin naturellement ouvert à la raison ; et c'est la gloire de Platon d'avoir transformé cet instinct en une méthode scientifique, et d'avoir fait dans ce chemin des pas dont la trace, après tant de siècles, est encore lumineuse.

Plotin s'y engage après lui ; et la première chose qu'il aperçoit, en fixant sur le monde le regard de sa raison, c'est l'ordre et l'harmonie. C'était ce grand spectacle qui avait conduit les stoïciens à la conception de l'âme universelle. Plotin la leur emprunte, mais en l'adoptant, il l'épure et la transforme. Les stoïciens se représentaient l'âme du monde comme un principe corporel, un souffle de feu; Plotin affirme sa spiritualité. Les stoïciens l'engageaient dans la matière ; Plotin la dégage et déclare qu'elle vivifie le monde sans se mêler à lui. Les stoïciens la répandaient dans l'espace et l'y faisaient circuler comme un fluide qui n'est présent à chacune des parties de l'étendue que par une portion de sa substance ; Plotin enseigne qu'elle est partout tout entière sans diffusion ni division locale ; elle est présente au monde sans être dans le monde ; elle n'est point contenue en lui, elle le contient par son action et sa puissance, et en même temps elle le dépasse.

C'est l'Âme universelle qui a produit, en leur soufflant un esprit de vie, tous les animaux qui sont sur la terre, dans l'air et dans la mer, ainsi que les astres divins, le soleil et le ciel immense ; c'est elle qui a donné au ciel sa forme et qui préside à ses révolutions régulières, et tout cela sans se mêler aux êtres auxquels elle communique la forme, le mouvement et la vie. Elle leur est, en effet, fort supérieure par son auguste nature : tandis que ceux-ci naissent ou meurent selon qu'elle leur donne la vie ou la leur retire, l'Âme est essence et vie éternelle. Pour s'élever à cette contemplation, l'âme doit en être digne par sa noblesse, s'être affranchie de l'erreur et s'être dérobée aux objets qui fascinent les regards des âmes vulgaires, être plongée dans un recueillement profond, faire taire autour d'elle non-seulement l'agitation du corps qui l'enveloppe et le tumulte des sensations, mais encore tout ce qui l'entoure. Que tout se taise donc, et la terre, et la mer, et l'air et le ciel même. Que l'âme se représente la grande Âme qui, de tous côtés, déborde dans cette masse immobile, s'y répand, la pénètre intimement et l'illumine, comme les rayons du soleil éclairent et dorent un nuage sombre. C'est ainsi que l'âme, en descendant dans le monde, a tiré ce grand corps de l'inertie où il gisait, lui a donné le mouvement, la vie et l'immortalité... L'Âme est présente dans tous les points de ce corps immense, elle en anime toutes les parties, grandes ou petites. Quoique celles-ci soient placées dans des lieux divers, elle ne se divise pas comme elles, elle ne se fractionne pas pour vivifier chaque individu. Elle vivifie toutes choses en même temps, en restant toujours entière et indivisible. (Plotin, Ennéades, V, livre I, §2)

Un pas de plus, et Plotin arrivera, en traversant le Dieu-nature des stoïciens, au vrai Dieu, Providence du monde, éternellement distinct de son ouvrage, au Dieu du Timée. Un autre encore et il atteindra le Dieu créateur où tout le conduit, comme il semble que tout y devait conduire son maître. Plotin ne fait ni le second ni le premier de ces pas. Le Dieu du monde tel qu'il le conçoit, l’Âme universelle, supérieure au Dieu stoïcien, reste inférieure au Démiurge de Platon et à l'idée que Plotin lui-même se fait du principe suprême et premier. Selon lui, cette Âme auguste, toute dégagée qu'elle est de la matière, participe elle-même au mouvement qu'elle imprime et n'est point immuable. Elle pense ; mais sa pensée est discursive et procède par réflexions et raisonnements, par prévisions et souvenirs. Elle est éternelle ; mais, appliquée à la production et au gouvernement des choses du temps, elle entre elle-même dans la succession et dans la durée.

Enfin, puisque son œuvre est sage et belle, il faut qu'elle la fasse d'après un plan préconçu ; et ce plan, elle n'a pu le former qu'en consultant un idéal, un modèle, un archétype dont la réalité est au-dessus d'elle, comme l'idéal de l'artiste est au-dessus de la pensée qui le contemple. Si donc l’Âme divine suffit à expliquer le monde, elle ne suffit pas à s'expliquer elle-même ; elle ne saurait être le terme où s'arrêtera le mouvement ascensionnel de la dialectique. Qu'y a-t-il donc au-dessus de l'Âme ? Sans doute un principe qui possède dans l'immutabilité ce que l'âme possède dans le mouvement. Ce principe, c'est l'intelligence pure, le νοῦς [noûs], la pensée immobile, immanente, non successive, se suffisant à elle-même et n'agissant point au dehors ; c'est le Dieu d'Aristote, la pensée qui se pense elle-même (νόησις υοησέως νόησις [noèsis noèséôs noèsis]) et ne pense qu'elle-même, la pensée qui, n'exerçant aucune action sur le monde et ne s'abaissant pas même à le connaître, trouve dans l'éternelle conscience de sa perfection sa vie et sa béatitude. Mais Plotin ne s'en tient pas à la doctrine d'Aristote ; il la complète et la rectifie par la théorie des idées platoniciennes ; il enseigne que cette pensée solitaire est cependant le principe de l'ordre qui règne dans le monde. Elle contient en effet l'archétype suivant lequel le Démiurge organise la matière ; elle est le centre des idées éternelles dont la réunion constitue le monde intelligible. Essences parfaites chacune en son genre, distinctes les unes des autres, mais se pénétrant réciproquement de la façon la plus intime, réalités souveraines dont les choses d'ici-bas ne sont que l'ombre et le pâle reflet, ces idées sont la substance même du Dieu que la dialectique atteint au-dessus de l’Âme. Pour cette Âme qui les contemple, les consulte et les traduit dans la matière, elles sont un objet supérieur. Pour le Νοῦς [Noûs] qui les contient, elles sont un objet adéquat, elles sont lui-même. En tant qu'elles sont pensées par lui, elles sont l'Être ; en tant qu'il les pense, il est l'intelligence ; elles et lui ne sont qu'un, ἂμφω τὸ ἕν [amphô to hen].

Comprenons ici la pensée et l'embarras de Plotin. Comme les stoïciens et comme le bon sens, il reconnaît que l'ordre manifesté dans le monde suppose la présence et l'action d'une force ordonnatrice, à la fois puissante et intelligente, d'une force dont le vrai nom est Dieu.

Comme Platon, il voit bien que cette force est supérieure aux conditions matérielles des éléments qu'elle organise ; et comme lui encore, il admet que cette harmonie, ce concours, cette unité des choses impliquent dans l'ordonnateur divin un plan qui se comporte à l'égard du monde comme le modèle à l'égard de la copie.

Enfin, aussi bien qu'Aristote, il sait que la pensée divine doit être conçue comme immuable, comme placée en dehors de la durée et de l'espace, comme trouvant en soi un objet infini, égal à sa puissance infinie de connaître.

Jusque-là il est dans la vérité, et les doctrines qu'il a recueillies chez ses grands devanciers sont entre elles dans un parfait accord. Mais c'est là que, sur les pas d'Aristote, il s'égare en ne voyant pas cet accord. Comme Aristote, il craint que la pensée divine, en agissant sur le dehors, ne devienne mobile et successive, qu'en connaissant l'imparfait elle n'en contracte la souillure, qu'en s'étendant à un objet autre qu'elle-même elle ne s'avoue impuissante à se suffire. Il ne voit pas que l'action de Dieu, identique à son essence, en garde le caractère et reste en soi immuable et immanente, bien que ses effets soient extérieurs et successifs. Il ne voit pas que Dieu, se connaissant autant qu'il est connaissable, connaît nécessairement toute l'étendue de sa puissance et tout le fiat de sa volonté, qu'il voit dans l'une tout le possible et dans l'autre tout le réel, et qu'ainsi c'est en se connaissant lui-même qu'il connaît ce qui n'est pas lui. Dès lors la question se pose pour Plotin sous la forme d'une de ces antinomies que la Critique de la raison pure a rendues si célèbres.

Thèse : Le monde exige l'action intelligente et puissante de Dieu.
Antithèse : Dieu, conçu comme être absolu et intelligence immuable, ne peut agir sur le monde.

C'est là une contradiction expresse que Plotin ne pourra résoudre que par une contradiction nouvelle. Et cette contradiction consistera à partager entre un dieu supérieur et un dieu inférieur, ou plutôt entre un élément supérieur et un élément inférieur du même dieu, les deux fonctions divines qu'il juge inconciliables, la Pensée et la Providence ; à introduire en Dieu, quoi ? Non pas la distinction des personnes, c'est-à-dire un mystère qui dépasse la raison sans la contredire, et indique le secret de la vie divine sans altérer la notion de sa perfection, mais l'inégalité, le plus et le moins dans l'absolu, les degrés de perfection dans la perfection sans degrés ; en haut, la pensée immuable enfermée en elle-même ; en bas, l'âme mobile et successive, regardant au-dessus d'elle pour consulter son modèle, au-dessous d'elle pour s'appliquer à son œuvre, et chargée des fonctions de Providence comme d'un office inférieur auquel le Dieu immuable ne daigne pas descendre.

Du moins ce dieu supérieur que Plotin a si profondément séparé du monde est-il le Dieu suprême ? On le devrait croire, à l'entendre célébrer en termes magnifiques la majesté immobile et l'éternité toujours présente de la Pensée pure.

Veut-on arriver à reconnaître la dignité de l'intelligence ? Après avoir admiré le monde sensible en considérant sa grandeur et sa beauté, la régularité éternelle de son mouvement, les dieux visibles ou cachés, les animaux et les plantes qu'il renferme, qu'on s'élève à l'archétype de ce monde, à un monde plus vrai ; qu'on y contemple tous les intelligibles qui sont éternels comme lui, et qui y subsistent au sein de la science et de la vie parfaite. Là préside l'intelligence pure, la sagesse ineffable; là se trouve le vrai royaume de Saturne, qui n'est autre chose que l'Intelligence pure. Celle-ci embrasse en effet toute essence immortelle, toute intelligence, toute divinité, toute âme; et tout y est éternel et immuable. Pourquoi l'intelligence changerait-elle, puisque son état est heureux ? À quoi aspirerait-elle, puisqu'elle a tout en elle-même ? Pourquoi voudrait-elle se développer, puisqu'elle est souverainement parfaite ? Ce qui la rend telle, c'est qu'elle ne renferme que des choses qui sont parfaites, et qu'elle les pense ; et elle les pense, non parce qu'elle cherche à les connaître, mais parce qu'elle les possède. Sa félicité n'a rien de contingent : l'Intelligence possède tout dès l'Éternité ; elle est elle-même l'Éternité véritable dont le temps offre l'image mobile dans la sphère de l'âme. Elle embrasse toujours toutes choses simultanément. Elle est : il n'y a jamais pour elle que le présent; point de futur : car elle est déjà ce qu'elle peut être plus tard ; point de passé : car nulle des choses intelligibles ne passe ; toutes subsistent dans un éternel présent, toutes restent identiques, satisfaites de leur état actuel. Chacune est intelligence et être ; toutes ensemble, elles sont l'intelligence universelle, l'Être universel. (Plotin, Ennéade, V, livre I, §4)

Il n'en est rien cependant. Appliquant à l'intelligence le même procédé d'analyse effrénée qui l'empêchait d'accepter comme principe premier l'Âme, c'est-à-dire le Dieu-Providence, Plotin croit voir qu'il ne tient pas encore l'unité absolue, dernier terme de la métaphysique, seul principe qui se suffise pleinement à soi-même. Tout multiple, ne fût-il composé que de deux éléments, implique au-dessus d'eux et au-dessus de lui-même une unité supérieure qui les relie. Donc, là où il reste quelque trace de multiplicité, là ne se trouve pas encore le principe premier que poursuit la dialectique. Or, la multiplicité, loin d'être bannie de l'intelligence, y subsiste nécessairement et la constitue ; elle subsiste dans la distinction du sujet et de l'objet, du Moi divin en tant que pensant et du Moi divin en tant que pensé; elle subsiste dans l'objet même, qui est le monde intelligible, formé de la somme des idées éternelles lesquelles sont distinctes les unes des autres, quoique parfaitement unies entre elle. Ce n'est donc là qu'un Dieu multiple : Πολύς οὗτος ὁ Θεός [Polus houtos ho Theos].

En vain redirez-vous à Plotin la belle parole de Platon : « Nous laisserons-nous facilement persuader que l'auguste nature de Dieu est étrangère à l'intelligence ? » ou cette autre d'Aristote : « Si le principe premier était dépourvu de pensée, quelle majesté et quel droit à nos respects lui resterait-il encore ? »

En vain lui remontrerez-vous que la distinction logique du sujet et de l'objet se ramène, dans l'acte de la conscience divine, à la plus parfaite unité ; que les idées de la raison, différentes les unes des autres et par conséquent multiples au regard de notre esprit qui les connaît mal, sont réciproquement identiques et par conséquent une en Dieu qui les connaît bien ; qu'enfin la puissance même de concevoir cette multiplicité réelle des choses qui est une imitation imparfaite et fragmentaire de l'Être absolument simple et complet, n'introduit point la multiplicité en Dieu, pas plus que la puissance de produire des êtres finis n'introduit en lui la contingence et la limite.

Une fois lancé à la recherche de son unité chimérique, une fois accoutumé à répartir les fonctions et les caractères de la divinité entre des hypostases inégales, Platon ne s'arrête plus. Comme il a cru monter en passant de l'Âme à l'Intelligence, il croit monter encore en concevant au delà de l'Intelligence un troisième principe qu'il appelle l'Unité, dernier terme de l'ascension dialectique.

Que veut-il dire? Que l'essence divine est absolument simple ? Nous le disons aussi. Que pour concevoir Dieu d'une manière qui ne soit pas trop indigne de lui, il faut employer courageusement la méthode d'élimination, et ne rien laisser dans cette idée souveraine qui sente en quoi que ce soit l'infirmité de la créature ? Nous le disons encore, et c'est la première règle de notre méthode de dégager des conditions du fini tout ce que nous affirmons de Dieu, de nier absolument de lui tout attribut dans lequel ce dégagement ne peut être opéré.

Plotin entend tout autre chose ; il entend que la méthode d'élimination doit être employée seule et employée à outrance ; qu'il faut, pour atteindre le principe premier, éliminer non-seulement les conditions de l'être fini, mais la notion même de l'être dégagée de toute condition ; que tout effort pour éclaircir la notion de Dieu par des déterminations ou attributions positives est vain ; que, quelque soin qu'on prenne de ne rien attribuer à Dieu qui ne s'accorde avec l'idée de la perfection absolue, de concevoir en lui l'être sans limite, la pensée sans ténèbres, sans travail et sans succession, l'amour sans erreurs et sans défaillances, la volonté sans changements et sans caprices, la puissance sans entraves, en un mot, l'être, la pensée, l'amour, la volonté, la puissance, à l'état plein et pur, on n'arrive qu'à faire descendre l'unité de son rang suprême. L'Un ne pense pas, il est au dessus de la pensée. L'Un n'est pas, il est au-dessus de l'être. Il ne faut pas dire de lui qu'il est l'Un ; ce serait encore le multiplier et l'abaisser. Il faut dire : l'Un, et se taire.

C'est ainsi qu'une dialectique intempérante, égarée par de vains scrupules et des espérances également insensées, conduit ce grand esprit à placer au sommet des choses non point la perfection de l'être et la plénitude de la vie, mais un terme abstrait et vide, un Dieu néant. Dès lors, engagé à la poursuite d'un fantôme, il est logiquement condamné à toutes les folies du faux mysticisme. Il sent bien que le principe suprême, tel qu'il l'a rêvé, n'offre plus aucune prise à la raison, et que concevoir l'unité sans l'être, concevoir ce qui n'est pas, c'est concevoir le rien ou ne rien concevoir. Il faut donc qu'il renonce à la pensée, et qu'arrivé à ce point, il la rejette comme un instrument désormais inutile, non seulement la pensée discursive qui cherche et qui raisonne, mais la pensée contemplative qui se repose avec un ravissement serein dans la vérité conquise et possédée. Il faut qu'il s'adresse à l'extase.

Comprenons bien le caractère de ce procédé ou plutôt de cet état qui n'a rien de commun avec l'extase chrétienne. Celle-ci est proprement la transfiguration de l'intelligence ; c'est la condition céleste substituée dès ici-bas, par une grâce spéciale et de courte durée, à la condition terrestre ; c'est Dieu écartant tout à coup les voiles de la foi, éclairant les obscurités de la raison, se montrant face à face et tel qu'il est dans une vision intuitive, élevant l'âme au-dessus d'elle-même et l'inondant d'une clarté qui fait pâlir l'éclat des choses créées plus que ne pâlissent les étoiles quand le soleil apparaît au-dessus de l'horizon. L'extase alexandrine est la suppression de la pensée. L'âme qui s'élève ou s'abaisse jusque là ne connaît pas et n'aime pas l'Un qu'elle cherchait et qu'elle a trouvé ; car comment connaître et comment aimer ce qui n'est pas intelligible et ce qui n'est pas ? Elle devient elle-même ce néant ; et, en le devenant, elle perd non-seulement la personnalité et l'existence individuelle, mais jusqu'à l'existence impersonnelle que le panthéisme consent d'ordinaire à-lui laisser ; et de même que le néant est le sommet des choses, l'anéantissement est le sommet de la pensée.

C'est de ce néant qu'il faut redescendre aux réalités. Ici, la doctrine de Plotin subira la loi commune de tous les panthéismes, qui est d'introduire en Dieu même l'imperfection et le mal, après avoir repoussé l'idée de création comme attentatoire à l'immutabilité et à l'infinie réalité de l'Être divin. Le panthéisme ne veut pas de la création, parce qu'à son avis elle suppose un Dieu qui ne se suffit pas à soi-même, parce qu'elle le limite en plaçant en face de lui des réalités qui ne sont pas lui, parce qu'elle lui prête des intentions, des calculs, des mouvements de cœur et d'esprit qui l'assimilent à l'homme, en un mot parce quelle le détermine. On vient de voir à quelles conséquences insensées cette crainte d'abaisser Dieu en le déterminant a poussé Plotin. Pour que son Dieu soit parfait et souverain, pour qu'il soit l'Un et le premier, il n'a trouvé qu'un moyen, c'est de dire qu'il n'est pas, c'est de le mettre au-dessus de l'être, ce qui, quant au résultat, revient exactement à le mettre au-dessous. Voilà donc toute possibilité de communication entre Dieu et le monde absolument supprimée, puisqu'il n'y a dans le principe suprême ni puissance, ni volonté, ni intelligence, ni existence, en un mot rien de ce qu'il faut pour agir.

Et cependant le monde existe, et il ne peut venir que de Dieu. Les Alexandrins en conviennent, et d'autre part l'esprit d'unité qui règne dans leur système leur fait rejeter bien loin l'hypothèse dualiste d'une matière existant par elle-même ; pour eux comme pour nous, c'est par Dieu qu'il faut tout expliquer. Que feront-ils donc ?

Ce Dieu auquel ils ne veulent pas accorder la liberté de produire, ils lui imposeront la nécessité de produire. Ce Dieu qu'ils craignent d'abaisser dans son action, ils l'abaisseront dans le fond même de son essence. À la création qui laisse en dehors de Dieu les imperfections du fini et du multiple, ils substitueront 1''émanation qui place ces imperfections en lui, qui introduit dans son essence non plus les attributs positifs que nous affirmons, et qu'ils nient comme opposés à l'absolue indétermination du principe divin, mais les déterminations mêmes du fini, la borne, la défaillance, la succession, le mal. Et leur Dieu existant et non-existant, pensant et non-pensant, mobile et immobile, parfait et imparfait, n'est plus que le lieu chimérique où se réalise l'impossible identité des contradictoires.

Suivons Plotin dans son effort pour déduire l'être du néant, et dans les altérations successives qu'il fait subir à sa propre notion de Dieu. Nous verrons dans cette descente de l'Un au multiple sa doctrine prendre un caractère précisément inverse de celui qu'elle nous a offert dans le moment de l'ascension dialectique.

Par crainte du fini, du multiple, du déterminé, Plotin élevait Dieu au-dessus même de la pensée et de l'être ; par nécessité d'expliquer le monde, il va mettre dans l'essence divine d'abord la dualité, puis le mouvement et la succession, puis le devenir, puis le mal, puis la matière.

Et d'abord, l'Un qui n'est pas a produit l'être et la pensée. Pourquoi cette production ? Comment se fait-il que l'Un, dont l'essence (si le mot d'essence lui peut être appliqué) est tout entière dans sa séparation absolue d'avec tout ce qui lui est inférieur, ait franchi cet abîme ?

Lorsqu'on nous demande le pourquoi de la création, nous savons que répondre, et Platon, bien avant nous, avait répondu : Dieu est bon. À supposer même que nous ne sussions pas la réponse, nous serions du moins assurés qu'il y en a une, car nous savons que la création est un acte d'intelligence et de liberté aussi bien que de puissance, et qu'elle a par conséquent son motif et son but dans la pensée du créateur.

Mais il ne s'agit point ici de création; il s'agit d'émanation, c'est-à-dire du mouvement par lequel l'Un se développe en une seconde hypostase qui est la Pensée et l'Être. Nous ne savons pas et Plotin ne sait pas la raison de ce développement ; bien plus, nous savons qu'il n'a pas de raison, nous savons qu'il a une raison de ne pas s'accomplir. Car ce développement qui se produit dans le sein de l'essence divine est une dégradation selon Plotin lui-même. Lors donc qu'il l'explique par une nécessité interne, par une loi de la nature de l'Un (έν τῇ φύσει ἦν το ποῖειν [en tê phusei èn to poîein]), il avoue qu'il est dans la nécessité de l'essence divine de s'abaisser, qu'elle n'est constituée dans sa plénitude que par l'adjonction de l'imparfait et du multiple, en un mot que l'imperfection entre dans l'essence et la définition du parfait.

Ce n'est pas tout. La loi qui a donné naissance au Νοῦς [Noûs] inférieur à l'Un ne s'arrête pas à lui ; et la même métaphore qui nous présente la seconde hypostase comme un écoulement du trop plein de la première, s'appliquera à la production de la troisième. De l'Intelligence l'Âme émanera à son tour ; et ce second abaissement de l'essence divine introduit en elle non plus seulement la dualité, mais la multiplicité indéfinie, la mobilité, la succession, tout ce qui fait de Dieu, en tant qu'Âme, une nature si fort inférieure à Dieu en tant que Pensée, combien plus à Dieu en tant qu'Unité !

Voilà donc Dieu déjà tombé bien bas. Et cependant il n'est pas encore descendu dans le monde dont la naissance est le grand mystère à éclaircir. La double dégradation que nous venons de signaler, il la subit en tant qu'il est Dieu, et non en tant qu'il est le principe substantiel des choses. Plotin voudrait bien ne pas lui en infliger d'autre. Entre Dieu et le monde, il prétend maintenir une distinction radicale. Arrivé à l'âme, il s'arrête comme au dernier terme d'une série : « Ici », dit-il, « finit l'ordre des choses divines. » Mais cet arrêt n'est point possible, et cette démarcation est arbitrairement tracée. La loi universelle de l'émanation doit sortir son plein et entier effet ; et, comme elle gouverne le passage de l'Un à l'Intelligence et de l'Intelligence à l'Âme, elle gouverne aussi le passage de Dieu au monde, pour lequel principalement elle a été invoquée. Sous cette loi, l'universalité des choses, de la première à la dernière, de l'Un suprême à la plus infime matière, ne constitue pas deux groupes séparés ; elle forme une série unique et continue qui se développe suivant une même ligne descendante ; et dans cette série, ce qu'un terme quelconque était à l'égard de celui qui le précède, le terme suivant le sera à son égard. Donc l'Âme s'épanouit dans le monde par un rayonnement semblable à celui qui lui a donné naissance. Le monde lui est subordonné précisément comme elle-même est subordonnée à l'Intelligence et l'Intelligence à l'Unité. Le saut, il est vrai, semble plus brusque et la distance plus considérable ; de là les légions d'hypostases intermédiaires imaginées par les successeurs de Plotin et, avant eux, par les gnostiques pour combler cet intervalle. Mais le caractère de la relation, le mode de production par écoulement, sont restés les mêmes. Au même titre que l'Âme, quoique non pas au même degré, le monde sensible avec toutes ses misères, le monde humain avec toutes ses folies et ses crimes, font partie de l'essence divine. La matière elle-même y a sa place ; elle n'est que la dernière et la seule inféconde des émanations de la substance universelle.

Enfin, au mouvement de production, qui est la première loi générale du monde, correspond le mouvement de retour ou de résorption qui est la seconde. De même que toute hypostase a une tendance en bas d'où résulte la production d'une hypostase inférieure, elle a une tendance en haut par laquelle elle aspire à s'identifier et à se confondre avec l'hypostase supérieure. Toute désorganisation et toute mort satisfont à cette aspiration naturelle ; toute âme qui cesse d'animer un corps (que ce soit le corps d'une plante, ou d'un animal, ou d'un homme), s'absorbe et se perd dans l'Âme universelle lorsque le cycle de ses transmigrations est achevé ; celle-ci, à son tour, se rattachant à son principe, devient l'Intelligence; l'Intelligence enfin arrive, en suivant la même loi, à perdre l'Être et la Pensée, et devient l'Un sans conscience, sans vie et sans réalité. Ni les âmes, ni les choses sensibles n'étaient donc substantiellement distinctes des hypostases divines avec lesquelles elles sont appelées à se confondre. Elles s'en sont, il est vrai, distinguées un instant par une individualité mensongère ; mais le fond de leur essence est divin ; ce qu'il y a de visible en elles n'est qu'un phénomène de la vie divine. Et de même que, dans la métaphysique stoïcienne, il n'y a que la Nature revêtue de quelques attributs divins, de même, dans la métaphysique alexandrine, il n'y a que Dieu chargé de toutes les imperfections de la nature.

Demandera-t-on quelle place il reste pour la liberté des âmes dans cette série inflexible d'émanations et dans cette vie universelle qui rend la personnalité impossible ? Quelle place pour le devoir dans un monde où apparemment tout est bien, puisque tout est divin ? Logiquement, aucune. Mais disons hautement que les Alexandrins ont eu horreur de pousser la logique jusqu'à ce terme extrême. La plupart d'entre eux se débattent contre elle, et lui échappent en substituant au raisonnement le sentiment et la conscience morale. Plotin, en particulier, tient ferme contre son propre système dans la question du libre arbitre ; et sa morale, bien qu'elle soit d'un caractère trop contemplatif et mystique, est toute pénétrée par la notion du devoir, par l'aspiration à l'idéal, par le sentiment d'une lutte énergique à soutenir contre les basses inclinations des sens. Ce n'était pas en vain qu'il avait subi la saine influence morale du stoïcisme, inconséquent comme lui, et l'influence meilleure encore de Platon qui pouvait enseigner la vertu sans démentir sa métaphysique. Ce n'était pas en vain non plus qu'il avait vécu côte à côte avec la religion chrétienne, en présence des grands spectacles d'héroïsme et de charité qu'elle offrait aux regards de ses ennemis. Comme Porphyre, qui fut tout à la fois le plus considérable de ses disciples et le plus habile des adversaires du christianisme, Plotin savait bien qu'on ne pouvait lutter avec honneur contre le dogme nouveau qu'en essayant d'égaler la pureté et la hauteur morale de ses préceptes. La négation de la liberté et du devoir sont donc chez les philosophes alexandrins deux conséquences que la logique leur impose, mais que leur conscience repousse et que leur esprit prévenu ne veut pas même apercevoir. Il faut arriver à Spinoza pour voir la force des principes avoir enfin raison des scrupules de la conscience, et le panthéisme nous épargner, en se jetant résolument dans cet abîme, la peine de prouver qu'il y doit fatalement conduire.

Référence

Amédée de Margerie, Théodicée : études sur Dieu, la création et la providence, tome II, 2de édition, Didier et Cie, Paris, 1865, p. 69-91.

vendredi 3 avril 2015

L'égoïsme, selon P. Bellouino, 1844

 
La passion la plus basse, celle qui rapproche le plus l'être intelligent de l'animal, c'est celle dont nous allons traiter. 
 
L'égoïsme est l'amour exclusif de soi, se préférant dans tous les cas au devoir et à autrui ; c'est le refus tacite que fait l'homme d'accomplir les obligations qui lui sont imposées par Dieu à l'égard de ses semblables, obligations d'amour, de sacrifice, qui sont l'une des conditions les plus essentielles du bonheur à venir, le seul en vue duquel il faille définitivement agir.
 
Cette passion est la plus impénétrable qui existe ; elle se montre partout ; et partout elle est insaisissable ; nulle part on ne peut la surprendre. Menteuse habile, elle a des formes qui trompent et qui ne sont jamais en rapport avec ses effets. Essayons cependant de l'approfondir. 
 
Ce qu'il faut reprocher à l'égoïste, ce n'est pas d'être le dernier terme de ses affections, mais d'en être l'objet unique ; ce n'est pas non plus d'aimer les autres pour lui, mais de n'aimer que lui. 
 
Nous savons bien que c'est toujours nous que nous cherchons jusque dans nos démarches les plus désintéressées. Nous ne pratiquons l'amitié qu'en vue du bonheur qu'elle nous procure ; nous n'aimons d'amour que pour le même motif; notre bienfaisance n'a peut-être pas d'autre but. Les sacrifices que nous faisons à une personne aimée, nous sont encore inspirés par l'amour de nous-mêmes. Cette loi est irrésistible, nul ne peut s'y soustraire.Cependant, en général, les hommes ne se renferment pas en eux-mêmes pour être heureux ; ils trouvent leur bonheur dans les autres, dans le bien qu'ils leur font, dans les jouissances qu'ils leur procurent ou qu'ils en reçoivent. Il est naturel qu'on se plaise et qu'on se recherche dans ses semblables ; l'égoïste ne se recherche et n'a de satisfactions qu'en lui-même. Il lui semble absurde de s'occuper d'autre chose que de lui. 
 
L'enfance, chez laquelle les instincts animaux sont très développés, est en général fort égoïste ; il n'en est pas de même de la jeunesse, généreuse et pleine d'illusions ; elle ne vit que d'amour, d'amitié, de dévouement. L'expérience n'a point encore détruit ses erreurs, ne les a point arrachées de son cœur ; elle est confiante, expansive, croit à l'affection d'autrui et prodigue facilement la sienne. L'âge mur, qui a davantage l'expérience des choses de la vie est plus positif, plus réfléchi ; il obéit souvent aux calculs et aux inspirations de l'égoïsme. l.a vieillesse, de laquelle tout se retire, qui n'a plus que quelques années à passer sur la terre, se renferme en elle-même. Le vieillard, continuellement préoccupé de la crainte de la mort et des soins nécessaires à son grand âge, est la plupart du temps égoïste. 
 
L'isolement, le célibat, quand il n'est pas inspiré par la charité et la foi, les occupations sédentaires, tendent aussi à fermer le cœur à tout ce qui n'a pas d'intérêt individuel. Il n'est pas bon que l'homme se sépare de ses semblables ; il s'enlève ainsi l'occasion de pratiquer de grandes vertus et d'accomplir des devoirs nécessaires au perfectionnement de l'âme. 
 
Les souffrances physiques, les affections chroniques surtout, qui portent sans cesse l'individu à chercher des soulagements à ses maux, qui mettent continuellement le malheureux patient face à face avec la douleur, sont une cause puissante d'égoïsme. 
 
Les peines morales n'agissent point de la même manière : loin de concentrer l'homme en lui-même, elles le forcent à s'épandre pour chercher eu autrui des consolations Rien ne lie les hommes d'affection comme l'infortune, et l'amitié cimentée par les larmes, celle surtout qui vient au secours du malheur, ne périt jamais. Il est si doux de donner des consolations, il est si bon quelquefois d'en recevoir ! 
 
Jamais, à aucune époque, l'égoïsme ne fut aussi développé qu'à la nôtre. Une philosophie subversive tend à mettre en doute tous les devoirs ; les vertus ne sont plus honorées, la conscience passe pour un préjugé ; et si la foi n'est pas éteinte, les hommes s'endorment dans une mortelle indifférence sur les choses de l'autre vie. 
 
Nécessairement, dans de telles conditions, l'égoïsme doit se faire jour et remplacer dans le cœur toutes les vertus, toutes les nobles tendances qui en sont l'ornement. Ce vice est devenu parmi nous une science, qui consiste à savoir profiter le plus possible de tout, en rendant le moins qu'on peut : c'est une véritable exploitation des personnes et des choses au milieu desquelles on vit. Pour être égoïste dans ce sens, il faut une certaine habileté, car il s'agit d'attirer l'affection des hommes en ne méritant que leur haine ; d'obtenir leur estime en n'étant digne que de leur mépris ; de gagner leur confiance en la trompant tous les jours. Une semblable tâche effraierait un honnête homme et présenterait à ses yeux d'immenses difficultés. Mais celui qui n'a d'autre règle que son intérêt, qui n'est plus susceptible de remords, celui-là trouve qu'il peut l'accomplir en y mettant un peu d'art et d'hypocrisie. Cacher ses défauts et ses vices, montrer les apparences de vertus qu'il n'a pas, voilà son unique, mais puissant moyen de réussite. Il ne se met en opposition ouverte ni avec les convenances, ni avec les lois, mais il ne leur sacrifie ses goûts, ses désirs, ses intérêts que quand il y est absolument contraint. 
 
Un pareil système ne peut exister que chez un homme habile et surtout expérimenté. Il suppose toujours une étude approfondie du monde, et des motifs secrets qui font agir les hommes. En effet, l'égoïste a déchiré le voile du cœur humain ; il en a pénétré les plus intimes pensées. Jamais il ne s'arrête à la surface ; il va chercher plus loin la réalité ; car il suppose que les autres, ainsi que lui, ne possèdent qu'un vernis menteur de vertus, de générosité, d'amitié, de bienfaisance. Sa froide raison, qui pèse tout au poids de l'intérêt individuel, salit ainsi les plus nobles actions, les vertus les plus pures. Elle croit que les dévouements, s'il en existe, sont des bévues de jeunesse ou d'inexpérience ; que l'abnégation est une folie stupide, et la charité une faiblesse dont se moquent intérieurement ceux même qui en sont les objets. Cherchant sans cesse à pénétrer la pensée d'autrui, l'égoïste rend la sienne impénétrable. Il vit en guerre continuelle avec le genre humain, guerre d'embuscade et de ruses occultes, dans laquelle il pense que le plus habile est le plus sage, le plus hypocrite, le plus raisonnable.
 
Parfois il arrive que l'égoïsme n'est point ainsi le produit d'un calcul habile, d'un système profondément combiné. Il naît des dispositions naturelles de l'individu et de certaine insuffisance ou faiblesse de l'esprit et du cœur. Ce genre d'égoïsme n'a point le caractère vicieux du précédent, il est moins dans la raison que dans la pente naturelle du caractère. Dépourvu d'habileté, il a quelque chose de matériel et de brutal qui se montre à nu sans précaution et sans honte. 
 
Le premier, plus coupable, sait garder les apparences ; il ne heurte personne, il ne s'étale point aux regards. Le second, au contraire, se fait voir sans pudeur ; il inspire le plus profond dégoût, parce que tous les hommes peuvent l'apprécier et en voir la laideur. Le premier est un serpent qui s'insinue sous les fleurs et qui arrive, en se cachant , à son but; le second, est un animal immonde qui se jette brutalement sur sa proie. La société est pleine d'égoïstes semblables au serpent, c'est- à-dire, d'amis trompeurs et perfides, de spéculateurs sans conscience, de débauchés hypocrites, de philanthropes avares et sans entrailles. C'est à ceux-là, vraiment criminels, qu'il faudrait infliger, s'il se pouvait, le stigmate de la haine publique ; ce sont ces hommes qu'il faudrait démasquer et vouer à l'ignominie. Quant aux autres , ils sont nombreux aussi , mais ils ne sont dignes que de dégoût, de pitié peut-être ; on doit les éviter plutôt que les blâmer ; il faudrait les refaire plutôt que les punir.
 
L'égoïste viole tous les sentiments que la nature inscrivit au cœur de l'homme ; il foule aux pieds tous les devoirs que la société et la morale imposent.

Voyez-le, dans le sein de la famille, se refusant aux plus douces jouissances, méconnaissant la voix du sang, et brisant les liens d'affection que la nature établit entre les parents. Il ne voit dans son père et sa mère que des êtres qui ont accompli vis-à-vis de lui des devoirs qu'ils s'étaient volontairement imposés, et qui, du reste, ayant reçu des soins de leurs ancêtres, les devaient à leur descendance.

Mais bientôt il ne s'en tient plus à cette horrible ingratitude. De quoi n'est pas capable celui qui oublie le premier des bienfaits, celui de l'existence ? Il finit par regarder les auteurs de ses jours comme des surveillants incommodes qui lui imposent dés égards gênants, qui le restreignent dans ses goûts, dans ses passions. Il voit en eux les détenteurs de biens qui lui permettraient de vivre heureux, et d'horribles pensées, de criminels désirs traversent son cœur. Qui sait même si le malheureux, agenouillé près le lit de mort de son père, n'a pas suivi de l'œil les progrès du mal, dans de parricides espérances d'indépendance et de fortune ?

L'égoïste regarde son frère comme un être qui vient lui ravir une part d'héritage et d'affection.

Dans ses enfants, il ne voit que des charges pour lui, ne pense qu'aux privations qu'il faudra s'imposer pour eux ; il regrette de leur avoir donné le jour et néglige de les instruire par avarice ; ou bien, tombant dans un excès contraire, ou les aimant pour ses jouissances, il ne les contrarie en rien, ne corrige pas leurs mauvais penchants, et prépare ainsi l'infortune de leur vie tout entière.

Si l'égoïste est mauvais fils et mauvais père, sera-t-il bon citoyen ? Sera-t-il capable d'aimer sa patrie, de se dévouer pour elle ? Quoi ! la chose publique pourrait intéresser celui qui n'a d'autre dieu que lui-même ! Ne croyez pas qu'il veuille exposer son repos, sa fortune ou ses jours pour ses concitoyens. La patrie est un mot vide de sens ; il ne commettra jamais l'ineptie de se sacrifier pour des inconnus, pour des hommes qui ne lui en auraient aucune obligation, et qui, du reste, ne lui rendraient ni sa fortune, ni sa vie. Les héros morts sur les champs de bataille et immortalisés par l'histoire ne sont, pour lui, que des fanatiques.

L'égoïsme a poussé, de nos jours, sur la foi politique ; il a éteint dans les cœurs l'amour sacré de la patrie ; il a fait de la France une nation abâtardie, prête à subir toutes les tyrannies au-dedans et toutes les humiliations au-dehors. Chacun se préoccupe exclusivement du bonheur personnel ; le faisceau commun se disjoint, la décadence arrive à pas de géant.

Où sont donc ces dévouements sublimes qui poussaient tout un peuple, comme un seul homme, à la frontière ? Nous n'avons plus que des intérêts privés qui s'agitent stérilement dans des préoccupations individuelles. L'honneur national n'a plus d'écho dans les poitrines Les peuples ne sont plus solidaires des nationalités qui succombent. Des industriels, qui jouent leur fortune au scrutin, attirent les regards et l'attention des citoyens. Cette plaie honteuse de l'égoïsme ronge la société entière ; elle existe dans les masses, elle atteint les sommités, les gouvernants, ceux qui sont à hauteur d'exemple pour tous. Tous les efforts, toutes les tendances, nous entraînent sur cette pente fatale. Les égoïsmes combinés tournent les forces sociales vers l'industrie et les besoins matériels.
Dans cette voie, la ruine nous parait inévitable ; et, si nous n'avions foi dans le secours d'en-haut, si nous ne pensions que la croix arborée au sommet du Golgotha, et qui brille sur les nationalités chrétiennes, dut les protéger et les maintenir, nous craindrions pour notre patrie ces grandes catastrophes qui vinrent briser les civilisations de l'ancien monde, et les plonger dans les ténèbres de la plus profonde barbarie. Nous ne savons pas ce que Dieu nous garde ; mais l'avenir nous parait chargé d'événements suprêmes, et notre société sera fortement ébranlée, modifiée , si elle n'est pas complètement détruite.

L'égoïste, n'aimant que lui au monde, ne connaît pas la pitié, l'humanité : son cœur n'est accessible qu'aux malheurs qu'il éprouve ou qu'il craint ; s'il est fâché qu'il y ait des infortunés sur la terre, c'est que leur présence et l'aspect de leurs misères troublent son repos et choquent ses yeux. Jamais il ne descend dans l'asile de la pauvreté pour y semer l'aumône ou les consolations. Sa porte est fermée à tous les malheureux ; il mange son pain dans l'isolement, et ne permet pas que le pauvre en ramasse les miettes.

Si parfois il écoute avec intérêt le récit d'un malheur, les plaintes d'un cœur en proie à la souffrance, c'est pour se féliciter intérieurement de n'être pas dans la même position. Dans les calamités publiques, il cherche quel profit il pourrait tirer des circonstances : son principe , c'est que les autres hommes sont égoïstes, ainsi que lui, et qu'il serait bien fou d'être leur dupe. Il est, dit-il. ici-bas pour faire son bonheur, et il ressemble à tout le monde en se préférant à tout .

Les conventions sociales, les exigences de l'amitié , de la famille, sont des entraves dont il ne veut être ni dupe ni victime. Si les autres hommes s'écartent du but qu'ils veulent atteindre, c'est leur faute, et il ne voit pas pourquoi il ne profiterait pas des bévues que leurs passions leur font commettre. La prudence et l'insensibilité sont les deux principes de l'égoïste, les choses qu'il érige en vertus, et qui dirigent sa conduite tout entière. Quant à de la probité, il en a autant qu'il en faut pour paraître en avoir. Dans ses relations, il cache sous des formes prévenantes la dureté et la sécheresse de son cœur. Ses prévenances ne marquent ni l'envie de plaire aux autres, ni de les servir ; ce sont seulement des moyens de ne pas aliéner les personnes qui lui sont utiles. Sa pensée dominante, qui ne le quitte jamais, c'est l'avantage qu'il peut tirer des hommes, des choses, des circonstances ; et, suivant les cas, il est poli, presque affectueux : on bien froid, indifférent, cruel même, et sans entrailles pour personne. Recevant tous les services, n'aimant à en rendre aucun, ne cherchant que ses aises, et ne craignant pas de gêner les autres, il vit comme s'il jouait une partie qu'il faut gagner contre tout le monde. L'égoïste n'a pas d'affections, il n'a que des liaisons plus  ou moins intéressées, et les protestations d'amitié que son intérêt lui arrache, s'évanouissent devant le plus petit sacrifice, devant le plus léger obstacle. Un pareil être, vivant, au sein de la société, comme une bête sauvage, n'a point d'amis ; il n'a point honte d'être heureux à l'aspect de certaines misères, personne ne plaindra les siennes ; il ne pleure pas sur la mort des autres, personne ne suivra son convoi, aucun regret ne l'accompagnera au-delà du tombeau. S'il a le triste bonheur de satisfaire tous ses appétits et tous ses goûts, il demeure étranger aux plus douces jouissances de l'âme, à celles qui naissent des affections mutuelles dans les rapports sociaux. 
 
L'égoïsme est une affection incurable chez ceux qui le doivent au vice de leur organisation et à l'insuffisance de leur esprit et de leur cœur. Chez ceux qui l'ont réduit en système, qui s'en sont fait une règle de conduite, il est la négation d'une saine philosophie, des principes moraux et religieux ; quelquefois le résultat du vice et de la dépravation. Il est certain qu'en inspirant à ces hommes l'amour de Dieu et des principes éternels de la philosophie et de la morale, on guérirait chez eux cette horrible plaie.

Référence

P. BELOUINO, Les passions dans leurs rapports avec la religion, philosophie, la physiologie et la médecine légale, tome 1, Walle, Paris, 1844, p. 196-204.