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samedi 27 avril 2019

Ce qu'est la vraie liberté humaine : être capable de se gouverner soi-même, en vue de son bien propre et du bien commun, en suivant les orientations de la loi morale.



Mgr Émile Guerry (1891-1969)
L'homme libre est celui qui, créé à l'image de Dieu, se sait responsable de ses actes et de son destin, capable de se gouverner par lui-même, d'être maître de lui-même, de ses instincts, de ses passions, de ses facultés, et de décider de ses actes et de ses refus dans une soumission aimante, fidèle et consentie à un ordre supérieur de la loi morale et à la volonté transcendante d'un Maître qui agit dans l'histoire et qui est aussi un Père.


Référence

Guerry Émile (Mgr), L'Église et la communauté des fidèles. La doctrine de l'Église sur les relations internationales : l'enseignement de Pie XII, Paris, Bonne Presse, 1958, p. 62.

Remarque : D'après le Dictionnaire de la langue française, d'Émile Littré, aux éditions Hachette (Paris, 1873-1874), dans le tome 4 à la page 2006, la soumission est la « disposition à obéir ».





Jean Daujat (1906-1998)

Les inclinations de la sensibilité

Les inclinations de la sensibilité sont communes à l'animal et à l'homme : il y a, chez tout animal, des inclinations vers les biens sensibles connus par sa sensibilité, ce sont les réflexes (1), les instincts (2) et les habitudes (3), pour la sensibilité externe, les sentiments (4) (émotions (5) et passions (6)) pour la sensibilité interne. 


La volonté

Alors que l'animal ne possède que les inclinations de la sensibilité, il y a chez l'homme une inclination résultant de la connaissance intellectuelle : quand nous tendons vers quelque chose que notre intelligence conçoit ou juge comme un bien, on dit qu'on le veut, la volonté est donc la tendance résultant de l'intelligence.


Alors que la sensibilité ne connaît que des biens particuliers (et tend vers eux sans savoir que ce sont des biens, car elle n'a pas l'idée pour juger que ce sont des biens, le mot « bien » n'a aucun sens pour un animal, tandis qu'un chien comprend le mot « viande » ou le mot « promenade », l'intelligence a l'idée universelle de bien grâce à laquelle elle connaît, non point tel ou tel bien particulier, mais la nature même du bien ou ce qu'il y a de bien en chacun d'eux. 

Donc l'objet formel qui détermine la nature même de la volonté, c'est-à-dire ce à quoi elle tend par sa nature même, est le bien en tant que bien dans sa nature même de bien : la volonté, par sa nature même, veut toujours le bien (bien connu et jugé par l'intelligence) et elle ne veut un bien particulier que dans la mesure de ce qu'elle trouve de bien en lui. 

On s'exprime donc imparfaitement quand on dit que la volonté « veut le mal » car elle ne veut jamais le mal en tant que mal. Mais quand elle veut un bien inférieur en le préférant à un bien supérieur, il y a mal par la privation de ce bien supérieur qui en résulte, pourtant, l'objet vers lequel la volonté s'est portée, c'est-à-dire le bien inférieur ainsi préféré, est un bien, et non un mal (par exemple, quand un enfant préfère à la santé ce bien inférieur qu'est le plaisir de manger un gâteau qui lui donnera une indigestion).

 La liberté

Parce que a volonté veut toujours le bien dans sa nature universelle de bien, elle peut le trouver dans l'un ou l'autre des biens particuliers dont chacun n'est bien qu'à sa manière plus ou moins limitée. Donc elle peut choisir entre eux, ce qui veut dire qu'elle est libre : voilà pourquoi l'homme, à la différence de toutes les autres espèces animales, possède la liberté.

On voit par là que la liberté résulte du jugement de l'intelligence qui, connaissant la nature universelle du bien, peut apprécier ce qu'il y a de bien en chaque bien particulier.

(...) [L]a liberté est pouvoir de choix, or, pour choisir, il faut comparer, pour comparer, il faut juger, la liberté est donc la conséquence du jugement qui est un acte de l'intelligence, et c'est pourquoi il ne peut pas y avoir de liberté dans les activités sans intelligence.

Il en résulte que l'homme n'exerce pas sa liberté quand il suit, sans réfléchir, les impulsions de sensibilité : l'homme n'exerce sa liberté que lorsqu' avant d'agir, il prend le temps de réfléchir pour examiner les solutions possibles et faire un choix entre elles, c'est-à-dire décider, alors, et alors seulement, il y a acte volontaire libre dont nous sommes responsables. La liberté se trouve dans cet acte intérieur de décision par lequel la volonté s'engage et se prononce en donnant librement sa préférence, elle n'est pas dans l'acte extérieur d'exécution, évidemment régi par les lois physiques.

La décision se prépare dans la délibération où l'on examine le pour et le contre en penchant tantôt d'un côté et tantôt de l'autre : la décision met fin à la délibération parce que la volonté y donne librement sa préférence aux motifs d'agir qu'elle rend, par là, décisifs en écartant ou en rejetant les motifs contraires. La liberté s'y engage donc dans le sens qu'elle choisit ainsi.

Alors que l'amour sensible est déterminé et n'est pas libre, il y a là un amour spirituel du bien ainsi préféré aux autres qui est un amour libre parce qu'il est un amour de choix ou de préférence, ce choix pouvant se faire dans le sens de l'attrait sensible de la passion auquel on cède volontairement et librement ou, en sens contraire, en refusant de céder à la passion parce qu'on lui préfère un bien supérieur.

Parce que l'intelligence humaine est une intelligence limitée, la liberté humaine qui en résulte, est une liberté limitée : parce que notre intelligence dépend de notre sensibilité, notre liberté est influencée par nos mouvements de sensibilité, et  suivant que cette influence est plus ou moins grande, nos actes sont plus ou moins libres

Le caractère discursif de notre intelligence se manifeste dans la délibération où l'on examine successivement le pour, puis le contre et, comme cette délibération peut être reprise après la décision et aboutir à une décision contraire, il en résulte que nous pouvons revenir sur une décision, en changer, nous repentir, d'où l'instabilité de la liberté humaine : la possibilité du repentir est, certes, avantageuse dans le cas d'une mauvaise décision, mais cela comporte aussi bien la possibilité d'être infidèle à une bonne décision. Et, en elle-même, cette instabilité est une imperfection, car la liberté est d'autant plus parfaite qu'elle s'engage plus complètement dans le choix librement fait, et nous verrons qu'une liberté parfaite est stable parce qu'elle s'engage définitivement sans repentir possible.

Ceux qui ont cru que la liberté comporte une disponibilité perpétuelle pour tous les choix possibles (par exemple André Gide) ont commis la grave erreur de placer la liberté avant le choix, quand il n'y a qu'une simple possibilité d'acte libre, alors que la liberté ne sort de cette simple possibilité en s'exerçant et se réalisant effectivement que dans l'acte de choix, quand ce choix est fait librement, et elle s'y exerce et s'y réalise d'autant plus qu'elle ne fait pas un choix provisoire et révisible mais qu'elle s'y engage plus complètement, tandis qu'au contraire, une liberté toujours instable est le jouet des caprices des passions et ne s'exerce que fort peu.


La loi morale

Nos actes volontaires libres ne sont évidemment pas régis par les lois physiques puisque nous en avons le choix. Pourtant, nous avons vu que toute activité est régie par des lois. Il y a donc des lois d'une autre nature que les lois physiques, des lois propres au domaine des actes volontaires libres, c'est-à-dire au domaine moral (domaine des « mœurs » humaines), c'est pourquoi on les appelle « lois morales ».

En effet, nos actes volontaires libres doivent se conformer à une règle pour se diriger vers le bien qui en est la fin. 

Mais ce n'est pas une règle suivie sans le savoir ni le vouloir, par un pur automatisme de la nature des choses, comme c'est le cas pour les lois physiques. C'est une règle dont nous avons conscience par notre intelligence qui sait où se trouve notre bien et ce qu'il faut faire pour y parvenir, et donc, c'est une règle que nous suivrons parce que nous le savons et le voulons. 

Les lois morales ne régissent pas nos actes par un automatisme de la nature des choses, comme les lois physiques, mais par le moyen de la connaissance que nous en avons, en nous faisant agir sciemment et volontairement d'après cette connaissance, autrement dit, par les lois morales, l'homme, être libre, maître et responsable de ses actes et de la conduite de sa vie, se dirige lui-même d'après la lumière de son intelligence qui lui fait connaître le chemin de son bien. 

Donc, contrairement à la loi physique, la loi morale est une loi que nous ne suivons pas nécessairement, que nous avons le choix de suivre ou de ne pas suivre, que nous suivons en le sachant et le voulant, mais qu'il faut suivre pour parvenir à notre bien, nous perfectionner, nous améliorer, tandis que, si nous ne la suivons pas, nous manquons notre bien, nous dégradons, nous diminuons, et nous sommes responsables de ces résultats parce que nous choisissons librement entre ces deux possibilités. Le propre de la loi morale est d'être connue par notre intelligence à laquelle elle apprend ce qu'il faut pour notre bien, de sorte que, par elle, nous dirigeons nous-mêmes nos actes vers notre bien.

L'acte moralement bon (bien moral) est celui où la liberté choisit conformément à la loi morale, c'est-à-dire d'après les exigences de notre bien qui sont, alors, décisives, donc préférées par nous à tout ce qui leur est contraire. L'acte moralement mauvais (mal moral) est celui où la liberté choisit contrairement à la loi morale, c'est-à-dire en se détournant des exigences de notre bien pour leur préférer ce qui leur est contraire.

L'obligation de suivre la loi morale pour parvenir à notre bien, n'est pas une nécessité physique puisque nous avons la possibilité d'agir autrement. C'est une obligation d'une autre nature qu'on appelle obligation morale ou devoir et qui est toute relative au bien à obtenir qui ne peut s'obtenir sans cela.

De même le pouvoir moral ou droit est d'une autre nature que la possibilité physique car il y a des choses qu'on a la possibilité physique de faire et qu'on a pas le droit de faire parce qu'elle sont contraires au exigences de notre vrai bien.

La responsabilité de nos actes libres entraîne le mérite : par l'acte moralement bon, nous méritons le bien librement choisi, le perfectionnement, l'amélioration qui en résultent pour nous et qui en constituent la sanction morale, par l'acte moralement mauvais, nous méritons la privation de bien, la dégradation, la diminution qui en résultent pour nous et en sont la sanction morale. Les sanctions morales sont donc les conséquences bonnes ou mauvaises pour nous, librement choisies par nos actes volontaires libres, on commettrait une grave erreur en les confondant avec les punitions ou récompenses que quelque autorité nous applique de l'extérieur, pour l'exemple ou pour le bien commun ou pour nous éduquer (par exemple, la sanction morale de l'ivrogne n'est pas d'être arrêté en état d'ivresse et conduit en prison, mais la dégradation humaine de l'état même d'ivresse qui le prive de l'usage de sa raison et de sa liberté, c'est-à-dire de ce qui fait sa perfection d'homme à laquelle il a préféré le bien inférieur qu'est le plaisir de boire immodérément.)

La loi morale résulte donc de la nature même de l'homme qui tend à se perfectionner en se dirigeant lui-même d'après la lumière de son intelligence, par conséquent, objectivement, elle est la même pour tous les hommes, mais parce qu'elle est plus ou moins bien connue par notre intelligence sujette à l'ignorance et à l'erreur et qu'elle ne dirige nos actes que par la connaissance que nous en avons, donc dans la mesure ou nous la connaissons, il y a une grande variété de morales suivant les temps et les lieux, mais cette vérité vient de ce  que tel ou tel aspect de la loi morale est ignoré ou méconnu ici ou là et cela n'enlève rien à la vérité morale objective qui, fondée sur la nature humaine elle-même, est vraie partout et toujours.

Contrairement à ce qu'avait supposé Jean-Jacques Rousseau, nos connaissances morales, comme toutes nos autres connaissances intellectuelles, ne sont pas innées, ni instinctives, ni spontanées, ni infaillibles et ne proviennent pas d'une illumination intérieure, mais sont lentement, laborieusement, progressivement acquises à partir des données de l'expérience qui nous fait découvrir et discerner peu à peu ce qui est bon et ce qui est mauvais pour nous. D'où la possibilité de l'ignorance et même de l'erreur.

Certains penseurs (notamment André Gide) ont cru voir dans la loi moral un obstacle à la liberté parce qu'ils ont imaginé la liberté comme le pouvoir de tout faire mais nous ne pouvons admettre cette conception arithmétique de la liberté qui la mesure par le plus grand nombre d'actes possibles alors que l'exercice effectif de la liberté est toujours choix d'un acte préféré à un autre : le pouvoir de tout faire aboutirait pour l'homme à faire « tout ce qui lui plaît », c'est-à-dire à suivre toutes es impulsions de sensibilité, donc à devenir un automate mené par l'état de ses nerfs et de ses glandes, ce qui est la destruction de la liberté ; nous avons vu que l'homme n'exerce effectivement sa liberté que si, au lieu de suivre aveuglément ses mouvements de sensibilité qui ne sont pas libres, il suit le jugement de son intelligence lui montrant où se trouve son bien, et ce jugement de l'intelligence est précisément la loi morale.

Ce n'est donc que grâce à la loi morale et par elle qu'évitant d'être esclaves de nos passions, nous usons réellement de notre liberté : loin de diminuer la liberté, la loi morale développe et augmente la liberté, elle nous rend plus libres. Certes, une liberté infinie et parfaite ne serait réglée par aucune loi, mais la liberté humaine est une liberté imparfaite et limitée qui tend à se perfectionner et à se développer et qui ne peut y réussir que par le chemin de la loi morale qui est donc le chemin de sa croissance : initialement simple possibilité d'actes libres, la liberté humaine ne se réalise effectivement que dans la voie indiquée par la loi morale.

On voit donc quelle erreur commettent ceux qui se représentent la loi morale comme une barrière interdisant un terrain défendu : la mal n'est pas du bien défendu, il est privation de bien ou de perfection, et la loi morale nous protège contre les privations et destructions qui nous menacent (comme un parapet au bord d'un précipice n'interdit pas un terrain défendu mais protège la liberté du promeneur contre les accidents possibles). 

C'est une erreur semblable de se représenter la loi morale comme un règlement imposé sans motif alors qu'elle n'est faite que des exigences de notre propre bien et ne nous est imposée par aucune autorité extérieure à nous mais provient des exigences mêmes de notre nature d'être imparfait tendant à se perfectionner et cherchant le chemin de se perfection.

Concevoir la morale comme un système de permissions et de défenses est une conception puérile qui nous ramène à l'état de l'enfant avant l'âge de raison qui, n'ayant pas encore le discernement du bien et du mal, conçoit tout comme permis ou défendu. 

La loi morale est la loi propre d'une liberté qui doit connaître ce qu'il faut pour son propre bien.



Référence


Daujat Jean, L'ordre social chrétien, Paris, Éditions Beauchesne, 1970, p. 31-36.



Notes (ajoutées par l'auteur de ce blogue)


(1) Selon le Trésor de la langue française informatisé (TLFi), il s'agit d'une « réponse automatique, involontaire et immédiate d'une structure ou d'un organisme vivants à la stimulation d'un récepteur sensible déterminé ».

(2) Selon le TLFi, il s'agit d'un « mouvement intérieur, surtout chez l'animal, qui pousse le sujet à exécuter des actes adaptés à un but dont il n'a pas conscience ».

(3) Selon le TLFi, il s'agit d'une « façon permanente, fréquente, régulière ou attendue, d'agir, de sentir ou de se comporter, acquise volontairement ou non ».

(4) Selon le TLFi, il s'agit d'un « état affectif complexe, assez stable et durable, composé d'éléments intellectuels, émotifs ou moraux, et qui concerne soit le « moi » (orgueil, jalousie...) soit autrui (amour, envie, haine...).
 
(5) Selon le TLFi, il s'agit d'une « conduite réactive, réflexe, involontaire vécue simultanément au niveau du corps d'une manière plus ou moins violente et affectivement sur le mode du plaisir ou de la douleur. »

(6) Selon le Dictionnaire de la langue française d' É. Littré, il s'agit  d'un « mouvement de l'âme, en bien ou en mal, pour le plaisir ou pour la peine. »