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samedi 12 décembre 2020

Le grand Amour de Dieu, par le P. Jean Crasset, 1694

 

R. P. Jean Crasset (1618-1692)

 

Pour le 3e dimanche après la Pentecôte

Évangile du jour et de la semaine

 

Considération

Sur l’Évangile du Dimanche (Luc 15, 1-10)


1) Les pécheurs S'approchent de Jésus, et Jésus les reçoit en Sa compagnie, Il S'entretient, et mange même avec eux. Les Pharisiens leur défendaient de s'approcher d'eux et de les toucher : mais Jésus est bien-aise de les voir, de leur parler, de les visiter, de les attirer à Soi. Bien loin de les chasser, Il leur témoigne beaucoup d'amitié et de de tendresse. Ô chose admirable, de voir le Saint des Saints avec des pécheurs, et le Dieu du Ciel rechercher l'amitié de Ses créatures et de Ses ennemis. Est-ce ainsi que vous en usez avec les vôtres ?

Les pécheurs se tiennent auprès de Jésus, et Jésus ne S'en offense point. Les Scribes et les Pharisiens murmurent de ce qu'Il mange avec eux et Jésus prend leur défense en disant qu'Il n'est pas venu pour les justes, mais pour les pécheurs, et qu’on se réjouit davantage dans le Ciel sur la conversion d'un pécheur, que sur quatre-vingt dix-neuf justes qui n'ont point besoin de pénitence.

Que ces paroles sont douces et consolantes ! Pourquoi donc vous retirez-vous de la Communion ? Pourquoi refusez-vous de manger avec Jésus? Vous êtes pécheur ? Ce sont les pécheurs qu'Il cherche, et avec qui Il mange volontiers , pourvu qu'ils aient dessein de se convertir. Les Pharisiens en murmurent ? Pourquoi vous en mettre en peine, puisque Jésus vous appelle, vous invite et vous défend ?

2) Le Fils de Dieu se compare à un Pasteur qui quitte quatre-vingt dix-neuf brebis dans le désert, pour en chercher une qui s'est perdue ; et l’ayant trouvée Il ne la bat point, mais la met sur Ses épaules : soit parce qu'elle était fatiguée du chemin, soit de peur qu'elle ne s’égarât encore une fois.

Vous avez quitté votre bon Pasteur, pour vivre en la compagnie des loups. Hélas ! Qu'Il a été longtemps à vous chercher , et qu'Il a eu de peine à vous trouver ! Il S'est jeté dans les buissons et dans les halliers [=enchevêtrement de buissons serrés et touffus] ; Le voilà tout ensanglanté d’épines. Il ne vous a pas maltraité quand Il vous a trouvé : au contraire, Il vous a chargé sur Ses épaules, et vous a reporté à la bergerie. Il vous a lavé de Son sang, et nourri de Sa chair; et après cela vous L'avez encore quitté pour courir après les loups. Combien de fois l'avez-vous fait ? Ô l'ingratitude ! Ô la malice [=inclination à mal faire] !

3) Jésus se compare encore à une femme qui a dix drachmes d'argent et qui, en ayant perdu une, allume sa lampe, balaie sa maison, la cherche avec grand soin, et l’ayant trouvée, invite ses voisines pour prendre part à la joie.

Les neuf drachmes sont les neuf chœurs des Anges, et la nature humaine est la dixième. Le Fils de Dieu a quitté les Anges pour chercher l'homme qui s’était perdu. Il Se réjouit de l'avoir trouvé. Il ne dit pas qu'Il l'a racheté de Son Sang, dont le prix est inestimable ; mais qu'Il l'a trouvé parce qu'Il estime tellement une âme qu'Il croit l'avoir pour rien [plutôt] que de l'avoir au prix de Son sang. Il invite les Anges à se réjouir, non pas avec l'homme qui est retrouvé, mais avec Lui qui l'a racheté : comme si l'homme était le Dieu de Dieu même, et que Dieu ne pût être heureux sans lui. Ce sont les paroles de saint Thomas (1). Ô quel amour ! Quelle bonté ! Quelle miséricorde ! Ô Homme méchant ! N'aimeras-tu jamais un Dieu si bon ? Offenseras-tu toujours un Dieu qui t'aime si tendrement ? Fuiras-tu toujours Celui qui te cherche , et Qui ne te cherche que pour te sauver ?

Si les Anges se réjouissent dans le Ciel lorsqu’un pécheur le convertit, Il faut dire qu'ils s’attristent quand un Juste se pervertit.

Mon âme, qu'as-tu fait depuis que tu es au monde ? Tu n'as fait que donner de la peine à Jésus-Christ. Tu as affligé les Anges par ta méchante [=contraire à la justice] vie. Tu ne t'es pas contentée de quitter ton Pasteur, mais tu as encore débauché [=jeter dans le dérèglement des mœurs] les autres brebis, tes compagnes. Combien en as-tu perdu ? Combien en as-tu dévoré ?

Quand sera-ce que tu réjouiras les Anges ? Quand répareras-tu le dommage que tu as fait à Jésus-Christ ? Quand retourneras-tu à la bergerie, et y ramèneras-tu les brebis que tu as égarées ?

Ce sera lorsque tu feras pénitence, et que tu te convertiras sincèrement : fais-le donc promptement. Ô quelle joie dans le Ciel ! Ô quelle consolation pour Jésus-Christ ! Ô quelle fête et quel festin pour Ses Anges !

 

Paroles de l’Écriture

« Approchez-vous de lui, et vous serez éclairés, et vos visages ne rougiront point de confusion. » (Psaume 33, 6)

« Le Fils de l'Homme est venu pour chercher et sauver ce qui était perdu. » (Luc 19, 10)

« S'il arrive qu'Il trouve Sa brebis, je vous dis en vérité, qu'elle Lui cause elle seule plus de joie que les quatre vingts dix-neuf, qui ne font point égarées. Ainsi votre Père qui est dans le Ciel, ne veut pas qu'aucun de ces petits périsse. » (Matthieu 18, 13-14)

« J'ai été errant et vagabond comme une brebis perdue : cherchez votre serviteur, puisque je n'ai point oublié vos commandements. » (Psaume 118, 176)

« Venez à moi vous tous qui êtes fatiguez , et qui êtes chargez, et je vous soulagerai. » (Matthieu 11, 28)

 

Lundi de la 3e semaine après la Pentecôte

Considération

Sur l'amour que nous devons porter à Jésus notre bon Pasteur.

 

1) Jésus est le plus beau de tous les hommes ; c'est le plus grand de tous les Rois ; c'est le plus charitable de tous les pères ; c'est le plus fidèle de tous les amis ; c'est le plus doux de tous les maîtres ; c'est le plus parfait de tous les époux ; c'est le plus vigilant et le plus infatigable de tous les Pasteurs. C'est Lui qui veille sur tous mes besoins, qui me gouverne par Sa sagesse , qui me protège par Sa puissance, qui me nourrit par Sa bonté. C'est Lui qui me mène dans de beaux et de gras pâturages, où je trouve toutes sortes de biens en abondance. C’est Lui qui fait naître dans mon cœur des fontaines d'eau vive pour désaltérer ma Soif. C'est Lui Qui me guérit quand je suis malade, Qui me défend quand je suis attaqué ; Qui me console quand je suis affligé, Qui me cherche et Qui me ramène quand je suis égaré.

2) Jésus a quitté le Ciel et la compagnie des Anges pour moi. Il S'est fait homme mortel et passible pour moi. Il S'est rendu enfant, pauvre et misérable pour moi. Il a travaillé l'espace de trente trois ans pour moi. Il a souffert toutes sortes d'injures, de mépris, de tourments et de persécutions pour moi. Il a versé Son sang et donné Sa vie pour moi. Il est prêt encore de [=à] souffrir et de [=à] mourir pour moi, si cela était nécessaire à mon salut. Il a toujours les yeux arrêtés sur moi. Il ordonne à Ses Anges de venir en terre et de me tenir compagnie, de me suivre partout, de m'instruire, de me défendre, de me consoler, et de prendre Soin de moi.

3) Jésus m'aime de tout Son cœur. Il est toujours à la porte de mon cœur. Il me prie et me conjure de Lui donner mon cœur pour le rendre heureux en l'unissant avec le sien. Il a donné Son sang et Sa vie pour avoir mon cœur.

Suis-je digne de vivre, et ne suis-je pas le plus ingrat et le plus injuste de tous les hommes si je Lui refuse mon cœur, ou si je ne Lui en donne qu'une partie ? Quel moyen de ne [=Comment faire pour ne] pas aimer un si bon Père, un si grand Roi, un Pasteur si charitable, un Ami si fidèle, un Maître si doux, un Époux si beau, si parfait et si accompli ?

Et cependant je ne L'aime point : car je ne garde point Ses commandements, et j'offense mon prochain, qui est la chose du monde qui Lui est la plus sensible.

Je ne pense point à lui. Je ne fais rien pour lui. Je ne puis demeurer en Sa compagnie sans chagrin et sans ennui. Je me range même du parti de Ses ennemis. Je préfère le service de Satan au sien. Si je L'aime , ce n'est que froidement, ce n'est que lâchement [=mollement], ce n'est qu'à demi, ce n'est qu'en apparence, ce n'est que de bouche et non pas de cœur.

Ô Amour de tous les amours ! Ô Cœur de tous les cœurs ! Que je Vous aime comme Vous m'aimez ! Que je Vous aime autant que Vous le méritez. Anathème à celui qui n'aime pas notre Seigneur Jésus-Christ. Rien au dessus de Lui. Rien de comparable à Lui. Rien avec Lui. Rien après Lui.

Voilà ce que c'est qu'aimer Jésus et être tout à fait à Lui.


Paroles de l’Écriture

« Votre beauté surpasse la beauté de tous les enfants des hommes. » (Psaume 44, 3)

« Jésus-Christ est tout en tous. » (Colossiens 3, 11)

« Simon fils de Jean, m’aimez-vous ? » (Jean 21, 17)

« Celui qui a reçu mes commandements et qui les garde c’est celui-là qui m'aime. » (Jean 14, 21)


Mardi de la 3e semaine après la Pentecôte

  Considération

Sur l'amour que Dieu porte aux pécheurs.


1) Ce n'est point une chose indigne de Dieu d'aimer Ses créatures. Tout ouvrier aime son ouvrage, parce que c'est un écoulement de son être, et une partie de lui-même, comme parle saint Thomas (2). Dieu n'a point besoin de Ses créatures ; mais elles ont besoin de Lui. C'est pour cela qu'Il les aime, comme une nourrice aime Son enfant ; non pas d'un amour d'indigence, mais d'un amour de plénitude et d'abondance ; non pas pour en devenir plus heureux, mais pour leur faire part de Son bonheur.

Si Dieu aime Ses créatures, beaucoup plus l'homme qui est le chef-d’œuvre de Sa sagesse, le trésor de Ses bontés, la fin de tous Ses ouvrages. Comme Il S'aime Soi-même, Il doit aimer l'homme qui est Son image, et comme une partie de Lui-même, principalement depuis qu'Il S'est fait homme. Car en vertu de cette union, l'homme n'est pas seulement l'image de Dieu ; mais Dieu a bien voulu devenir l'Image de l'homme. Or si l'ouvrier aime Son ouvrage dont Il n'a pas de besoin, l'ouvrage ne doit-il pas aimer Son ouvrier dont Il a reçu son être et sa perfection, et dont il ne se peut passer ! D'où vient donc que vous n'aimez point Dieu Qui vous a fait l'image de Ses grandeurs et Qui S’est fait l’image vos misères ?

2) Non-seulement Dieu aime les hommes, mais encore les pécheurs, non pas comme pécheurs, mais comme misérables [=comme étant dans le malheur] ; car la miséricorde est si propre de Dieu, que c'est — dit Tertullien — nier un Dieu, que de nier qu'Il soit miséricordieux (3). Or toute puissance aime Son objet, et comme c'est la misère [=le malheur] qui est l'objet de la miséricorde, Dieu étant infiniment miséricordieux, Il ne peut pas n'avoir point de compassion des pécheurs qui sont les plus misérables de tous les hommes. Principalement depuis qu'Il S'est fait homme, car S'étant revêtu de nos misères, Il S'est revêtu en même temps d'entrailles de miséricorde. Il a bien montré qu'Il aimait les pécheurs, puisqu'Il est mort pour eux. S'il n'y en eut point eu sur la terre, Il n'eût point pris notre nature, ou Il ne Se fut point rendu passible et mortel.

3) Et pourquoi donc pauvre pécheur, vous défiez-vous de la miséricorde de Dieu ? Pourquoi fuyez-vous votre Dieu qui vous cherche, qui vous attend, qui vous tend les bras et qui vous aime si tendrement qu'Il a sacrifié la vie de Son Fils unique pour votre salut ? Le désespoir , dit saint Thomas, est un plus grand péché que la présomption, parce que celle-ci pèche contre la justice de Dieu, comme si elle devait donner à l'homme la gloire sans mérite ; mais le désespoir combat la miséricorde de Dieu . Or Il est plus naturel à Dieu de pardonner que de punir, parce que l'un Lui convient selon la nature, et l'autre à raison de nos péchés (4).

Gardez-vous donc bien, âme timide et scrupuleuse, de tomber dans le gouffre du désespoir, Si vous avez péché, humiliez-vous [=abaissez-vous] devant Dieu, demandez-Lui pardon avec douleur et confiance, et souvenez-vous qu'Il aime infiniment les pécheurs.

Ô mon âme, que crains-tu ? Peux-tu te défier [=avoir peu confiance] de l'amour de Jésus-Christ après l'assurance qu'Il te donne qu'Il est venu principalement pour sauver les pécheurs ? Si tu as des peines d'esprit pour un péché véniel que tu as commis, quelle appréhension dois-tu avoir de tomber dans le désespoir qui est le plus grand de tous les péchés après la haine de Dieu ?

Ô mon Dieu et mon Père , je ne vous ai point connu jusqu'à présent. J'avais des impressions terribles de votre justice, mais je n’avais jamais compris la grandeur de vos miséricordes. Quelque énormes que soient mes crimes, ils n’égaleront jamais vos bontés. C'est pourquoi tout misérable que je suis, jamais je ne me défierai [=aurai peu confiance] de votre amour, et lorsque je verrai dans [=en] moi un abîme de misères, j'invoquerai l’abîme de vos miséricordes, puisque le plein se décharge dans le vide ; et que l'abondance ne cherche qu'à s'unir à l'indigence.


Paroles de l’Écriture

« Venez à moi vous tous qui êtes fatiguez et qui êtes chargez, et je vous soulagerai. » (Matthieu 11, 28)

« Les Publicains et les pécheurs se tenaient auprès de Jésus pour l’écouter et les Pharisiens en murmuraient. Cet homme reçoit les pécheurs , et mange avec eux.» (Luc 15, 1-2)

« Vous ne savez pas quel est l'Esprit qui vous doit animer. Le fils de l'Homme n'est pas venu pour perdre les hommes, mais pour les sauver. » (Luc 9, 55-56)

« Dieu a fait éclater Sa charité envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore pécheurs sus-Christ a bien voulu mourir pour nous. » (Romains 5, 8)

« Dieu a tellement aimé le monde , qu'Il a donné Son Fils unique. » (Jean 3, 16)

« Dieu n'a pas envoyé Son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais afin que le monde Soit sauvé par lui. (Ibid., 17)


Pour le Mercredi de la 3e semaine après la Pentecôte

Considération

De l'amour que nous devons porter à Dieu le Pasteur de l'Univers.


1) Que Dieu est grand, puisqu'Il a crée de si grandes choses ! Que Dieu est beau, puisqu'Il a créé de si belles choses ! Que Dieu est bon, puisqu'Il a créé de si bonnes choses ! Que Dieu est puissant, puisqu'Il a crée de rien ce grand Univers ! Qu'Il est sage, puisqu'Il le gouverne sans peine ! Qu'Il est libéral [=généreux], puisqu'Il nous donne tant de biens ! Qu'Il est charitable, puisqu'Il fait du bien aux bons et aux méchants ! Qu'Il est miséricordieux, puisqu'Il pardonne tant de crimes ! Qu'Il est Saint, puisqu'Il ne peut aimer le péché! Qu'Il est patient, puisqu'Il endure tant d'injures ! Qu'Il m'a fait de grâces ! Qu'Il m'a préservé de dangers ! Qu'Il m'a délivré de maux ! Qu'Il me promet de biens en l'autre vie !

2) Qui mérite mieux mon cœur que Lui ? Qui m'en offre un plus grand prix ? À qui le donnerai-je, sinon à Celui qui m'a donné le Sien ? À qui le vendrai-je, sinon à Celui qui l'a acheté au prix de Son sang ? À qui appartient-il, sinon à Celui Qui l'a formé et Qui lui donne la vie ?

Un méchant cœur vaut-il le sang d'un Dieu ? Vaut-il la vie d'un Dieu ? Vaut-il le cœur d'un Dieu ? Vaut-il le royaume d'un Dieu ?

3) Ô mon Dieu ! Je ne mérite pas de vivre, si je veux vivre pour d'autre que pour Vous. Je ne dois pas avoir un cœur, si j'aime quelque autre chose que Vous. « Ô je Vous ai trop tard aimé, beauté toujours nouvelle et toujours ancienne » (5). Ô je Vous a trop tôt offensé, bonté toujours aimable et toujours outragée. Je reconnais mon aveuglement. J'ai horreur de mes ingratitudes. Je déteste ma malice. Je ne puis plus souffrir [=supporter] mon cœur qui Vous a pu offenser. Je renonce à toutes les créatures que je Vous ai si lâchement et si honteusement préférées. Ô je Vous aimerai toujours, Dieu de mon âme. Je Vous servirai toujours, Dieu de majesté. Je ne Vous offenserai jamais, Dieu de bonté.


Paroles de l’Écriture

« Vous aimerez votre Seigneur et votre Dieu de tout votre cœur de toute votre âme et de toutes vos forces. » (Luc 10, 27)

« Dieu a fait paraître Son amour envers nous, en ce qu'Il a envoyé Son Fils unique au monde afin que nous vivions par Lui. » (1 Jean 4, 9)

« Aimons donc Dieu , puisque c'est Lui qui nous a aimés le premier. » (1 Jean 4, 10)

« Je vous aimerai mon Seigneur , qui êtes ma force. Le Seigneur est mon appui, mon refuge et mon libérateur, mon Dieu et mon soutien, et j’espérerai en Lui. » (Psaume 17, 2-3)


Pour le jeudi de la 3e semaine après la Pentecôte

Considération

Sur l'amour que Dieu porte aux hommes.


1) Dieu aime l'homme, parce qu'Il n'est que bonté de Sa nature, et que Son plaisir est de faire du bien, et que l'homme est Son ouvrage, Son image, Son sujet et Son enfant ; Il l'a racheté par le sang de Son Fils ; c'est le temple de Son Divin Esprit. C'est par ses soumissions qu'Il reçoit l'hommage de toutes les créatures ; c'est par la langue qu'Il en est loué ; c'est par son cœur qu'Il en est aimé ; c’est pour lui qu'Il a créé tout l'Univers : l'homme est la fin de tous Ses travaux, et il doit être un jour héritier de la gloire. Nous devons donc aimer Dieu, parce qu'Il nous aime, et L'aimer comme Il nous aime.

2) L'amour de Dieu est ancien car Il nous a aimés de toute éternité. Nous avons toujours été dans Sa pensée et dans Son cœur ; Son amour est aussi ancien que Lui-même. Il n'a jamais été sans nous aimer ; et comme Il a toujours été, Il nous a toujours aimés ; et comme Il sera toujours, Il désire toujours nous aimer.

Trouvez un ami qui vous ait aimé depuis si longtemps, et aussi constamment que lui. Les hommes commencent bien tard à aimer ; ils aiment peu ce qu'ils aiment, et leur amour est de peu de durée.

Dieu nous aime de toute éternité, Il nous aime infiniment, et désire nous aimer éternellement. Quoi qu'Il haïsse le pécheur, Il aime néanmoins son âme. Il l'a aimé jusqu'à lui donner Son Fils ; et ne cessera de l'aimer tant qu'il pourra faire pénitence, et détester son péché.

3) L'amour de Dieu est pur et désintéressé : Il nous aime sans avoir besoin de nous, sans rien attendre de nous, sans aucun mérite de notre part, sans aucune obligation de la sienne.

Il nous aime pour être aimé, et pour nous rendre heureux par Son amour ; car c'est l'amour qui nous unit à Dieu, et c'est dans cette union que consiste notre bonheur.

Où trouverez-vous un homme qui vous aime de la sorte ? Que cherchent les hommes en aimant, sinon leur plaisir et leur intérêt ? Quel avantage tirez-vous de leur amour ? Quand est-ce que vous avez été heureux en aimant les créatures ?


Pour le vendredi de la 3e semaine après la Pentecôte

Considération

Autres propriétés de l'Amour de Dieu.


1) Les hommes sont durs et difficiles à émouvoir. Leur amour est fier, arrogant, et impérieux. Il ne faut rien pour l'irriter et pour le changer en haine ; et ils haïssent ensuite autant qu'ils ont aimé.

L'amour de Dieu est tendre, doux et bienfaisant. C'est la douceur de l'amour. C'est un amour de père, de mère et de nourrice. Dieu n'aime pas tant qu'Il est l'amour même ; et comme l'amour ne se peut accommoder avec le faste et la grandeur, Il n'a rien d'impérieux : et parce qu'Il recherche l'égalité, d'un Dieu Il en a fait un homme, et d'un homme Il en a fait un Dieu. Il Lui a fait prendre notre nature, L'a obligé de nous donner la Sienne.

2) L'amour de Dieu est fort , et triomphe de toutes les difficultés. Y en avait-il de plus grande que de Se revêtir d'une chair mortelle et passible ? Que de naître dans une étable ? Que de passer Sa vie dans une boutique ? Que de mourir sur une croix comme un scélérat ? Y a-t-il rien de plus difficile que de rechercher l'amitié de Ses ennemis faibles et insolents ? Que de Se voir maltraité par Ses esclaves ? Que d'aimer des ingrats ? Que de faire du bien à des rebelles ? Voilà ce que vous étiez.

Et cependant Il vous a aimés : Son amour a surmonté toutes ces oppositions et tous ces obstacles. Ô que vous aimez peu ! Ô que votre amour est lâche [=mou, fragile] ! Qu'il faut peu de choses pour l'abattre et pour l'étouffer ! Hélas ! Il ne faut rien pour vous faire murmurer, et tomber dans l'impatience. Qu'avez-vous fait pour Dieu ? Qu'avez-vous enduré pour Lui ? Où est le sang que vous avez versé ? Quelles victoires avez-vous remportées ? N’êtes-vous pas de ceux dont parle le Prophète [David] : « Ils seront dispersés pour chercher à manger, et S'ils ne trouvent point de quoi se rassasier, ils murmureront »[Psaume 58, 17] ?

3) L'amour que Dieu nous porte est infini. Il nous aime de l'amour dont Il S'aime Lui-même, qui est infini. Il nous a faits et nous fait tous les jours des biens infinis. Il a souffert pour nous des maux infinis. Il a donné pour nous Son sang, qui est d'un prix infini. Il nous communique Sa grâce, qui est un trésor d'un mérite infini. Il nous prépare la gloire, qui est un bonheur infini.

Mesurez votre cœur avec celui de Dieu, et voyez si vous L'aimez comme vous êtes aimé. Ô quelle différence ! Et cependant Il n'y a rien qui ne Soit aimable dans Lui, et Il n'y a presque rien qui soit aimable dans vous.

Les paroles de l’Écriture sont à la fin de la Considération suivante.


Pour le Samedi de la 3e semaine de la de la Pentecôte.

Considération.

Sur le même amour de Dieu.


1) L'Amour de Dieu et universel, Il n'est point borné et limité comme le nôtre à de certaines personnes, par des sympathies et par des antipathies, par des inclinations et par des aversions. Le cœur de Dieu embrasse et enferme tous les hommes. Il n'y en a point qu'Il n'aime. Il n'y en a point à qui Il ne fournisse tout ce qui lui est nécessaire. Il n'y en a point qu'Il n'éclaire par Ses inspirations, qu'Il n'assiste de Sa grâce, à qui Il n'ait donné un Ange pour le garder. Il n'y en a point qu'Il n'ait racheté par le sang de Son Fils. Il n'y en a point qu'Il ne veuille sauver d'une volonté sincère et effective de Sa part. Il n'y en a point à qui Il n'en fournisse les moyens, et pour qui Il n'ait institué les Sacrements de Son Église.

2) Votre amour ressemble-t-il au sien ? Embrasse-t-il tout le monde ? Ne fait-il point des distinctions et des exceptions ? Aimez-vous tous vos frères, amis et ennemis ; de belle humeur, de méchante [=mauvaise] humeur ; commodes et incommodes [=faciles et pas faciles] ; bien ou mal faits de corps ou d'esprit ; ceux pour qui vous sentez de l'antipathie, autant que ceux pour qui vous avez de la sympathie ; ceux qui vous désobligent [=causent une peine ou un déplaisir immérité], comme ceux qui vous obligent [=sont agréables de sorte qu’on en ressente de la gratitude] ? Si vous exceptez un seul homme de votre charité, vous n'en aimez un seul par un motif de charité, mais par inclination et par amour propre.

3) Ô mon Dieu et mon amour ! Y eut-il jamais ingratitude comparable à la mienne, Vous m'aimez depuis que Vous êtes, et je Vous offense depuis le temps que je suis. Vous m'aimez de toute éternité d'un amour pur, d'un amour fort, d'un amour tendre, d'un amour désintéressé, d'un amour infini, d'un amour victorieux de toutes les antipathies que Vous devez avoir pour moi.

Et je ne veux point Vous aimer le peu de temps que j'ai à vivre. Je Vous aime faiblement ; je ne Vous aime que lorsque je sens du plaisir à Vous aimer ; je ne Vous aime que fort peu de temps ; et je mets des bornes à mon amour, n'aimant de tous les hommes que ceux qu'Il me plaît d'aimer.

Ô je désire Vous aimer désormais, mon Dieu , comme Vous m'avez aimé. Je Vous aimerai dès à présent, je Vous aimerai constamment, je Vous aimerai purement, je Vous aimerai tendrement, je Vous aimerai puissamment et généreusement, je Vous aimerai infiniment, je Vous aimerai éternellement, je Vous aimerai universellement dans tous les lieux, dans tous les temps, dans tous les états, dans toutes sortes de personnes, et dans l'accomplissement de toutes vos volontés.


Paroles de l’Écriture

« Je vous ai aimé d'une charité éternelle. » (Jérémie 31, 3)

« Mon Père vous aime. » (Jean 16, 27)

« Il veut que tous les hommes soient sauvés, et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité. » (1 Timothée 2, 4)

« Ayant aimé les liens qui étaient au monde, Il les a aimés jusqu'à la fin. » (Jean 13, 1)

« Est-ce la mort de l'impie que je désire, dit Dieu le Seigneur, ou plutôt qu'il se convertisse et qu'il vive ? » (Ézéchiel 18, 23)


Cantique spirituel

Pour le même jour.


1) J’ai tout perdu, je n'ai plus rien à perdre. J’ai tout trouvé lorsque je me suis perdu. Je n'ai plus rien ni à chercher, ni à désirer. Je suis à Dieu, je n’appréhende [=je ne crains] plus rien. Je possède Dieu, je n'ai plus besoin de rien.

2) J'ai tout quitté pour Dieu. J'ai tout trouvé dans Dieu : mes désirs que j’avais bannis de mon cœur, se font trouvés [réalisés] en lui, comme les fleuves sans bruit, sans distinction, sans mouvement, sans violence, sans ces rivages étroits de plaisir et d’intérêt qui les tenaient resserrés sur la terre.

3) Dès lors que j'ai perdu la terre de vue, je suis entré dans l’océan de la Divinité. Je me suis plongé dans ces vastes abîmes de biens, de plaisirs, de paix et de repos. J'ai confondu mon être avec celui de Dieu. J'ai passé, ce [=il] me semble, du temps à l’éternité. Je ne sais plus ce que je suis, ni où je suis. Je ne vis plus ; je n'agis plus ; c'est Dieu qui vit dans moi ; c'est Dieu qui agit par moi.

Ô nuit sainte, sacrée et mystérieuse, où le Verbe s’unit à notre âme dans le silence de Ses pensées et de Ses désirs ! Que cette heure est douce, mais qu'elle est courte ! Que toute chair se taise en la présence du Seigneur,


Notes

(1) En fait, il s’agit d’une citation d’un opuscule d’un auteur anonyme, longtemps attribué à S. Thomas d’Aquin, De Beatudine, chapitre 7 : “Et notabile est, quod non dicit se emisse, sed invenisse, licet pretioso sanguine et aspera passione genus humanum comparaverit: quia intantum desideravit salutem generis humani, quod inventionem reputavit tali modo se posse hominem a potestate diabolica liberare, et ad beatitudinem aeternam ad quam creatus fuerat, revocare. Similiter notabile est, quod etiam omnes Angelos convocat ad congratulandum, non drachmae, non homini, sed sibi, quasi homo Dei Deus esset, et tota salus divina in ipsius inventione dependeret, et quasi sine ipso beatus esse non posset.” [« Il est remarquable qu’Il ne dit pas qu’Il ai achetée [la drachme] mais qu’Il l’a trouvée, même s’Il acquerra le genre humain par [Son] sang précieux et par une dure souffrance, parce qu’Il a désiré à tel point le salut du genre humain qu’il a considéré comme une trouvaille que, d’une telle façon, il puisse libérer l’homme de la puissance diabolique et le ramener à la béatitude éternelle pour laquelle il avait été créé. De la même façon, il est remarquable qu’il a aussi appelé tous les Anges à se réjouir, non pour la drachme, non pour l’homme mais pour Lui-même, comme si l’homme était le Dieu de Dieu et que tout le salut de Dieu dépendait de sa trouvaille, comme s’Il ne pouvait être heureux sans lui. »] Disponible sur en latin <https://www.corpusthomisticum.org/xtb.html#91196>, consultée le 12 décembre 2020.

(2) L’auteur fait peut-être allusion à la Somme contre les Gentils, livre 1, chapitre 75, n. 4-5 : Amplius. Quicumque amat aliquid secundum se et propter ipsum, amat per consequens omnia in quibus illud invenitur: ut qui amat dulcedinem propter ipsam, oportet quod omnia dulcia amet. Sed Deus suum esse secundum se et propter ipsum vult et amat, ut supra ostensum est. Omne autem aliud esse est quaedam sui esse secundum similitudinem participatio, (...). Relinquitur igitur quod Deus, ex hoc ipso quod vult et amat se, vult et amat alia. Adhuc. Deus, volendo se, vult omnia quae in ipso sunt. Omnia autem quodammodo praeexistunt in ipso per proprias rationes, (...). Deus igitur, volendo se, etiam alia vult.[« En outre, quiconque aime quelque chose en soi et à cause d’elle-même, aime par conséquent toutes les choses en qui il la découvre, de telle façon que celui qui aime la douceur à cause d’elle-même aime nécessairement tout ce qui est doux. Mais Dieu veut et aime Son être en Soi et à cause de Lui-même. Or tout autre être est par similitude une certaine participation à Son être, (...). Il en résulte donc que Dieu, du fait qu’Il se veut et S'aime Lui-même, veut et aime toutes les autres choses. [On peut dire] encore qu’en Se voulant, Dieu veut tout ce qui existe en lui. Or toutes les choses préexistent d'une certaine manière en Lui par leurs propres idées, (...). En Se voulant, Dieu veut donc aussi les autres choses. »] Disponible en latin sur <https://www.corpusthomisticum.org/scg1072.html#24192>, consultée le 12 décembre 2020.

(3) L’auteur fait peut-être allusion au Adversus Marcionem, livre 1, chap. 22 : “Omnia enim in deo naturalia et ingenita esse debebunt, ut sint aeterna, secundum statum ipsius, ne obvenientia et extranea reputentur, ac per hoc temporalia et aeternitatis aliena. Ita et bonitas perennis et iugis exigetur in deo, quae in thesauris naturalium proprietatum reposita et parata antecederet causas et materias suas, et primam quamque susciperet, non despiceret et destitueret, si antecedebat.” [«  En effet, dans un dieu, il faut que toutes choses soient naturelles et innées en sorte qu’elles soient éternelles, en accord avec sa condition, afin qu’on ne les considère pas comme accidentelles et extérieures, et en cela, temporelles et étrangères à l’éternité. Ainsi d’un dieu l’on exige la bonté inaltérable et intarissable qui, mise à disposition et en réserve dans le trésor de [ses] propriétés naturelles, devancerait ses causes et ses matières, et en les devançant, l’assumerait sans la dédaigner ni la délaisser. »] Disponible en latin sur <http://www.tertullian.org/articles/evans_marc/evans_marc_04book1.htm>, consultée le 12 décembre 2020.

(4) S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, 2de partie de la 2e partie, question 21, article 2, conclusion et réponse : “Respondeo dicendum quod, sicut supra dictum est circa desperationem, omnis motus appetitivus qui conformiter se habet ad intellectum falsum est secundum se malus et peccatum. Praesumptio autem est motus quidam appetitivus, quia importat quandam spem inordinatam. Habet autem se conformiter intellectui falso, sicut et desperatio, sicut enim falsum est quod Deus poenitentibus non indulgeat, vel quod peccantes ad poenitentiam non convertat, ita falsum est quod in peccato perseverantibus veniam concedat, et a bono opere cessantibus gloriam largiatur; cui existimationi conformiter se habet praesumptionis motus. Et ideo praesumptio est peccatum. Minus tamen quam desperatio, quanto magis proprium est Deo misereri et parcere quam punire, propter eius infinitam bonitatem. Illud enim secundum se Deo convenit, hoc autem propter nostra peccata.” [« Il faut répondre que, comme il a été dit ci-dessus au sujet du désespoir, tout mouvement de l’appétit qui se forme conformément à une fausse compréhension, est en lui-même un mal et un péché. Or, la présomption est un mouvement de l’appétit, parce qu’elle implique une espérance désordonnée. Et elle se forme conformément à une fausse compréhension, comme le désespoir. De la même façon qu’il est faux, en effet, [de dire] que Dieu n’est pas indulgent pour les pécheurs ou qu’il n’entraîne pas les pécheurs au repentir, ainsi il est faux [de dire] qu’il accorde le pardon à ceux qui persévèrent dans le péché et qu’il donne avec largesse la gloire à ceux qui ne font pas d’action bonne ; c’est conformément à cette opinion que se forme le mouvement de présomption. Et, par conséquent, la présomption est un péché. Cependant, elle l’est moins que le désespoir, étant donné que le propre de Dieu, à cause de sa bonté infinie, est bien plus d’avoir pitié et de pardonner que de punir. En effet, avoir pitié et pardonner est en accord avec Dieu en Lui-même, mais punir, Il ne le fait qu’à cause de nos péchés. »] Disponible en latin sur <http://www.clerus.org/bibliaclerusonline/fr/g2w.htm#fx>, consultée le 12 décembre 2020.

(5) S. Augustin d’Hippone, Confessionum libri XIII, livre 10, chap. 27, n. 38 : “Sero te amavi, pulchritudo tam antiqua et tam nova, sero te amavi !” [Tard je T’ai aimée, beauté si ancienne et si nouvelle, tard je T’ai aimée. » Disponible en latin sur <http://www.augustinus.it/latino/confessioni/index2.htm>, consultée le 12 décembre 2020.



Référence

R. P. Jean Crasset (o.p.), Considérations chrétiennes pour tous les jours de l’année avec les évangiles de tous les dimanches, t. 3, nouvelle édition, Bruxelles, François Foppens, 1694, p. 51-68.

L'auteur de ce blogue a modernisé l'orthographe et la ponctuation ; il a ajouté les notes et est l'auteur de la version française des textes latins présentés ; il a précisé les citations tirées de l'Écriture, à la suite de chaque Considération (ces citations sont tirées de la Bible de Louis-Isaac Lemaistre de Sacy) ; il a indiqué entre crochets le sens de mots dont le sens a évolué depuis le dix-septième siècle.

 

lundi 7 décembre 2020

Les divers courants de l'Église catholique, par le P. Marie Dominique Molinié

 

Le P. Marie Dominique Molinié (1918-2002)

Le Père Marie Dominique Molinié est l’auteur d’un article intitulé « Un dialogue sur le Jansénisme, le Pélagianisme, les hérésies en général ». Comme son titre l’indique, ce texte est rédigé sous forme d’un dialogue entre trois personnes. L’auteur de ce blogue s'est permis d'en reprendre les principaux éléments, sous la forme, cette fois, d’un exposé plus systématique. Le texte est entièrement du P. Molinié. Mais certains passages ont été ici omis, le texte correspondant à la forme dialoguée a été corrigée et des titres et des retours à la ligne ont été ajoutés.



A) Les intégristes/doctrinaires et les progressistes/modernistes


[p. 4] (…) [S]i la vraie sagesse amène souvent dans la pratique à promouvoir des solutions de compromis, elle le fait sous une lumière intransigeante de miséricorde et de vérité qui ne doit rien à l'instinct du compromis et à laquelle on ne parvient pas à force de dosages subtils ; c'est au contraire seulement lorsqu'on est parvenu à ce sommet de sagesse contemplative avec tout l'absolu qu'elle comporte que l'on peut être enfin un pasteur miséricordieux : ce pourquoi l'épiscopat, d'après St Thomas, est un état de perfection (...) lequel réclame la douceur autant que la violence de l'absolu.

Voyez par exemple comment St Paul se montre capable de promouvoir ce que vous appelleriez une solution de compromis dans la question des viandes immolées aux idoles. Il reconnaît qu'au fond la chose est sans importance (« Ce n'est pas un aliment qui nous rapprochera de Dieu. Si nous n'en mangeons pas, nous n'avons rien de moins ; et si nous en mangeons, nous n'avons rien de plus » [1 Corinthiens 8, 8-13.]). Mais par égard pour les autres, donc par « prudence pastorale et quasi politique », il conseille de s'en abstenir : « Mais prenez garde que cette liberté dont vous usez ne devienne pour les faibles occasion de chute. Si en effet quelqu'un te voit, toi qui as la science, attablé dans un temple d'idoles, sa conscience à lui qui est faible ne va-t-elle pas se croire autorisée à manger des viandes immolées aux idoles ? Et ta science alors va faire périr le faible, ce frère pour qui le Christ est mort ! En péchant ainsi contre vos frères, en blessant leur conscience, qui est faible, c'est contre le Christ que vous péchez. C'est pourquoi, si un aliment doit causer la chute de mon frère, je me passerai de viande à tout jamais, afin de ne pas causer la chute de mon frère » [id.]. (…) Le « compromis » adopté par St-Paul n'est pas une atténuation du caractère absolu des principes qu'il proclame. La liberté qu'il enseigne à l'égard des aliments n'est pas diminuée, elle est totale, il n'en retranche rien. Il ne dit pas comme beaucoup : n'exagérons pas ! Soyons libres dans une certaine mesure.

Mais cet absolu de la liberté rencontre dans son exercice un absolu plus absolu encore, celui de la charité avec toutes ses délicatesses : alors, c'est encore avec la violence de Dieu qu'il nous demande cette délicatesse.

Je reconnais que les intégristes ont compris l'absolu de la vérité mais ils ne semblent pas avoir compris (in actu exercito ! [=en fait, sans le dire]) l'absolu plus élevé des délicatesses de la charité et ils n'acceptent guère pratiquement de se laisser dévorer par cette charité pour lui permettre d'éteindre la virulence beaucoup trop humaine de leur zèle.

Je crains seulement que chez les clercs « modérés » (...), on ne baptise « charité » une atténuation du tranchant de la parole de Dieu qui débouche facilement dans l'indifférence et qui par conséquent est bien loin de la douceur surnaturelle que le Saint-Esprit nous inflige à travers la blessure du Combat de Jacob. On remplace volontiers cette douceur redoutable par une douceur toute humaine avec laquelle on se protège de l'absolu, offrant ainsi aux hommes cette caricature de l'onction du Saint-Esprit qui s'appelle l'onction ecclésiastique.

Les intégristes défendent certains principes auxquels je crois, comme les catholiques défendent les dogmes auxquels nous croyons tous. Mais les catholiques et les intégristes commettent la grande erreur de s'imaginer qu'à cause de leurs dogmes et de leurs principes, ils ne peuvent se tromper ni être hérétiques, du moins en ce qui les oppose aux protestants (ou aux progressistes). Si l'on comprend que les hérésies, comme des oiseaux de nuit, préfèrent les ténèbres de la clandestinité à l'explicitation lucide, que leur régime normal est l'inconscience et qu'elles ne s'affirment avec clarté que sous la pression de circonstances exceptionnelles qui leur font violence, on pourra soupçonner qu'à l'abri des dogmes et malgré eux, de véritables hérésies peuvent incuber en permanence dans le cœur des catholiques et même des théologiens... que ces crypto-hérésies peuvent jouer un rôle pernicieux dans l'opposition, ou le dialogue, ou l'absence de dialogue, à l'égard de ceux qu'on appelle nos frères séparés.

(…)

(...) [L]e dogme est une voie d'accès authentique (la seule humainement possible) à la Révélation divine, à condition de s'en servir pour déboucher dans la voie d'éminence, c'est-à-dire bien au-delà du dogme lui-même.

Le mouvement par lequel on s'attache au dogme est donc authentique lui aussi dans la mesure où l'on y voit une nécessité de la condition humaine, acceptée humblement dans le désir de dépasser la condition humaine et les formulations dogmatiques elles-mêmes, pour s'élever à la contemplation de ce que St Thomas appelle la Res, la Réalité qui dépasse tous nos concepts.

Ce même attachement nous écarte au contraire de la Vérité transcendante et devient secrètement hérétique dans la mesure où l'on se complaît paresseusement dans l'illusion de posséder cette vérité comme on possède son porte-monnaie : tel est le « sommeil dogmatique » dont Kant s'est réveillé un beau jour pour tomber dans des aberrations catastrophiques dont l'Occident ne s'est pas encore relevé, mais dont tout le ressort consiste dans une opposition à un dogmatisme tout aussi aberrant, par son inconscience à l'égard de la Transcendance même qu'il proclame.

(…) [L]e dogmatisme doit passer par la « voie négative » — c'est-à-dire une sorte de négation du dogme — s'il veut retrouver celui-ci transfiguré dans la voie d'éminence.

Le refus des protestants à l'égard du dogme est donc à son tour authentique dans la mesure où il est le pressentiment de la voie négative.

Le venin de l'attitude protestante — ou moderniste, ou progressiste — est donc moins son opposition officielle à la voie d'affirmation, que dans son refus secret et lui-même paresseux de la voie d'éminence. (...)

[L']opposition intégristes-modernistes (...) est permanente et date des débuts de l’Église : les chrétiens s'opposeront toujours tant qu'ils n'auront pas réellement — et quelles que soient leurs affirmations de part et d'autre — l'amour efficace de la Transcendance divine. Aucun dialogue, aucune bonne volonté, aucune charité même ne remplacera, pour l'accomplissement de l'Unité exigée par le Christ (« Qu'ils soient un comme nous sommes Un »), l'amour dévorant de cette Lumière immaculée dont le premier fruit sera de nous fermer la bouche à tous dans la conscience de ne rien comprendre à Dieu, les uns avec leurs dogmes, les autres avec leur refus des dogmes. (…)

Les progressistes (…) ont tendance à (...) arrondir les angles [du dogme] le plus possible, tandis que les intégristes cherchent au contraire à en aiguiser le tranchant.

Ce sont de ces allergies antagonistes qui opposent les deux camps avant même qu'ils n'aient ouvert la bouche. Les discussions n'y changeront rien tant que chacun n'aura pas subi (...) une « cure de transcendance (…), (e)n somme la nuit de l'esprit... (…)

[L]a purification passive repose sur la purification active qu'elle consacre et consomme. Il y a donc un effort à faire pour nettoyer nos idées au contact de la lumière divine, à l'aide du triple instrument du sens commun, de la foi et des dons du Saint-Esprit (…) (u)ne sorte d'autocritique transcendantale... (…) Ou, pour rester dans une perspective plus chrétienne, une application à l'examen de conscience de la dialectique des trois voies.

Par exemple, les modernistes sont effarés par l'orgueil des intégristes qui prétendent détenir la vérité absolue. (…) Les protestants aussi voient un orgueil de ce genre à la base du dogmatisme des catholiques. (…)

Du côté des doctrinaires, on a l'impression au contraire d'avoir l'humilité de se soumettre à la Vérité. Ils dénonceront alors l'orgueil de l'homme moderne construisant la tour de Babel, toujours à l'affût d'une philosophie nouvelle, d'une théologie nouvelle, enivré par la marche de l'histoire, fasciné par « l'en avant » du genre humain plutôt que par son agenouillement. De ce point de vue-là ils seront très frappés par l'harmonie entre une telle attitude et la doctrine marxiste, où il leur semble qu'elle soit plus à l'aise que dans la doctrine chrétienne. Un tel orgueil leur paraîtra la source de tous les maux et ils demanderont à l'homme de se convertir au fond de son cœur avant de construire le monde.

Ces remarques paraîtront banales, superficielles et injustes aux hommes de gauche ; ils affirmeront très compatibles l'enthousiasme pour les valeurs humaines et l'humilité individuelle.

(…)

[Les doctrinaires] sont orgueilleux de leur côté, non seulement dans le secret de leur cœur mais dans leur attitude doctrinaire elle-même. L'orgueil est chose plus subtile qu'on ne croit et il convient de lui appliquer la dialectique des trois voies.

Les accusations réciproques que se lancent les intégristes et les modernistes (ou certains catholiques et certains protestants) sont injustes et ne font pas mouche, parce qu'elles se situent au niveau de la voie d'affirmation. Il est alors facile à l'adversaire de montrer qu'on a tracé de lui une caricature, et qu'il n'est pas du tout « comme ça ». Malheureusement, à un niveau plus profond, agenouillé devant la vérité, il découvrirait que l'accusation est quand même vraie, d'une vérité beaucoup plus déchirante que l'accusateur lui-même ne le soupçonne.

(…)

[L]la voie d'éminence, que les hommes sont trop grossiers et trop coupables eux-mêmes pour pouvoir nous infliger, (...) relève de ce juge infini que nous portons selon Max Scheler, au fond de notre conscience, plus impitoyable que tous les juges extérieurs.

À ce niveau-là, on verra que l'orgueil compromet en effet de façon terriblement grave l'effort substantiellement sain du genre humain pour développer au maximum les richesses matérielles et les valeurs spirituelles dont le monde est porteur... mais le même orgueil, en fin de compte, corrompt pratiquement la loyauté doctrinale des intégristes et les entraîne inévitablement à détruire le bon grain (c'est-à-dire les intentions réellement généreuses des hommes de gauche) en voulant détruire l'ivraie (l'orgueil secret qui les anime).

(…)

[L]'humilité absolue ne consiste-t-elle pas à proclamer qu'aucun jugement n'est valable en dehors [du jugement dernier] ? Examiner sa conscience devant Dieu, c'est essayer de nous découvrir tels que Dieu nous voit et nous verra toujours, car Il ne change pas. Si nous avons l'audace de demander la lumière du Saint-Esprit, nous demandons par là-même la lumière du jugement dernier pour autant que nous pouvons la recevoir sur la terre, c'est-à-dire très peu... mais cette petite graine est la seule portion de vérité absolue que nous puissions atteindre, la seule chose qui vaut la peine d'être recherchée. (…)

[N]e risque-t-on pas, avec de telles prétentions, de mêler [n]os conceptions humaines à la petite étincelle de lumière divine qui [n]ous sera donnée, de l'étouffer ainsi sous [n]os propres idées et de les canoniser fanatiquement au nom de la transcendance dont [n]ous avi[ons] l'amour au départ ? (…) Tel est bien en effet le danger qui guette les intégristes.

Mais celui qui guette les modernistes n'est pas moins grave : « pour éviter l'orgueil des intégristes, renonçons, disent-ils, à la Vérité absolue, ne cherchons pas la petite étincelle ». (...)

La solution, c'est de chercher la Vérité - et la vérité du jugement dernier — avec la confiance absolue de la recevoir en permanence et la certitude non moins absolue de la trahir en permanence : ce qui donnera à notre recherche toute sa gravité en même temps que toute sa souplesse et son humilité.


B) Le pharisaïsme sans prise en compte de la grâce

  1) La version optimiste

[p. 12] Les hommes de ce type viseront surtout à élargir la morale, ils rechercheront en elle un épanouissement de l'homme et deviendront parfois allergiques à tout ce qui peut évoquer contrainte, soumission, tristesse d'avoir péché. Forts de l'appui d'une certaine médecine, ils suspecteront de morbidité la notion même de péché. Naturellement, les perspectives de la justice vindicative et de l'enfer leur paraîtront indignes de Dieu, incompatibles avec l’Évangile et la bonté du Christ... (…) [l]equel en parle pourtant explicitement plus de quinze fois. (...) Je pourrais encore allonger ce portrait, les exemples abondent trop pour qu'il suffise de vous y renvoyer.

Naturellement vous trouverez dans cette tendance toutes les nuances « politiques » possibles, depuis ceux qui n'hésiteront pas à tomber matériellement dans l'hérésie, (...) ceux qui proclament que l'enfer n'existe pas ou qu'il n'y a personne dedans (...). Ils ne songent pas d'ailleurs à s'insurger contre l'enseignement de l’Église — ce qui serait l'hérésie formelle — ils sont sincèrement convaincus que l’Église ne peut pas, au fond, enseigner de telles choses, qu'elle évolue infailliblement vers d'autres perspectives... et il faut avouer que certains prêtres les aident à s'enraciner dans cette conviction (...) dans le privé : beaucoup laissent entendre à mots plus ou moins couverts que pratiquement tout le monde sera sauvé. Souvent on se contente de dire qu'il ne faut pas « insister » sur l'enfer, ce qui permet de le traiter par prétérition [=passer sous silence] sous prétexte d'éviter les excès d'une certaine prédication terrorisante du dix-neuvième siècle. Nombre de ces pasteurs ont une foi parfaitement droite pour leur propre compte... mais ils ferment les yeux sur la déviation profonde qui s'instaure à ce sujet dans l'esprit des fidèles à force de ne jamais entendre parler du danger que nous courons. Ces prédicateurs sont incapables de présenter la Révélation sous un autre aspect que celui où elle peut stimuler l'enthousiasme devant l'épanouissement naturel de l'homme... ils enseigneront tous les dogmes dans cet esprit, sans jamais en nier aucun (pas même l'enfer) mais en refusant obstinément d'employer la moindre expression qui pourrait troubler cet enthousiasme en éveillant le pressentiment d'autre chose et l'inquiétude de le perdre. (…)

Il n'y a rien à faire contre une telle obstination, les démentis de l’Église glisseront sur elle sans l'entamer : tels sont pour l'hérésie les bienfaits de la clandestinité, elle plie mais ne rompt pas.

(…)

[L]la grande tradition protestante (...), sur des points comme celui-ci, peut se montrer pratiquement plus fidèle à l’Évangile que la tradition tout humaine en vigueur dans l'enseignement courant du catholicisme français. (...)

J'ai particulièrement été frappé de voir un protestant comme Crespy détecter chez Teilhard de Chardin — que par ailleurs il admire sans réserve — une déviation profonde par rapport à l'esprit de l’Évangile tel qu'un exégète peut le découvrir : et il s'agit justement de ce fait qu'on ne trouve rien dans Teilhard qui puisse laisser entendre que le monde relève d'un jugement de Dieu. Aussi voit-il plutôt dans la synthèse de Teilhard une « sagesse » du type de la gnose cherchant a intégrer l’Évangile, plus que la sagesse même de l’Évangile... (…) [q]uoique cette sagesse soit aux antipodes de la gnose dans son contenu, à cause de son amour de la matière.

[Nous voyons] bien en tout cas que cette déviation est à peu près impossible à « condamner » parce qu'elle se rend insaisissable — mais que dans la mesure où elle envahit irrésistiblement la mentalité des catholiques, elle fait partie des obstacles qui barrent aux protestants authentiques la route de l'Unité : [nous touchons] du doigt ici un cas très net où l'hérésie est secrètement du côté des catholiques.

(…)

Une telle attitude est évidemment une déviation mais son caractère aimable, optimiste, bienveillant, la situe apparemment aux antipodes du pharisaïsme ! (…) Il faut pourtant y regarder d'un peu plus près : il ne s'agit pas, pour ces chrétiens, de remercier Dieu de ne pas être comme le reste des hommes — mais il ne s'agit pas non plus du tout de se frapper sérieusement la poitrine comme le publicain, en ayant douloureusement conscience d'avoir péché. La résistance moderne à se laisser labourer les entrailles par le déchirement d'être loin de Dieu est tout aussi profonde et implacable que celle du pharisien, et cet orgueil se donne en outre la satisfaction supplémentaire de « ne pas être comme » les chrétiens des siècles passés... c'est-à-dire des pharisiens.

(…)

Le prédicateur qui essaie de donner aux chrétiens une conscience réelle du péché comme séparation d'avec Dieu, éprouve vite le caractère formidable de cette résistance. (…) Aussi la plupart des pasteurs, du moins ceux qui se veulent favorables à la mentalité du jour, renoncent-ils à évoquer d'autres péchés que ceux qui se situent dans une ligne bien définie et pratiquement inoffensive : ne pas « s'ouvrir » suffisamment aux problèmes des autres, etc... perspective aussi étroite dans son genre que celle du dix-neuvième siècle autour des péchés de la chair.

(...)

C'est précisément dans ce domaine que le refus de se reconnaître pécheur devient de plus en plus effarant ! (…) Quels que soient les « élargissements » que l'on puisse espérer de l’Église en matière de morale conjugale, l'impuissance de l'homme en face des exigences de la pureté ne trouvera jamais d'autre « solution » que les paroles de St Paul : « Nous savons que la Loi est spirituelle ; mais moi je suis un être de chair, vendu au pouvoir du péché... vouloir le bien est à ma portée mais non pas l'accomplir puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas » (Romains 7, 14 et 18-19).

C'est précisément le refus tenace de cette « solution » humiliante qui fait exiger de l’Église qu'elle modifie la Loi : « nous ne pouvons pas pratiquer cette Loi, donc elle n'est pas bonne ! » L'hypothèse selon laquelle c'est nous qui serions « mauvais », selon la parole du Christ, n'est même pas envisagée. Ici apparaît clairement le caractère pélagien de cette attitude.

(…)

Il s'agissait de la résistance des chrétiens à se reconnaître non seulement pécheurs mais incapables d'accomplir la Loi, déclarant même inacceptable une loi de chasteté que l'expérience manifeste impossible à pratiquer. (...) C'est exactement là le venin du pélagianisme contre lequel St Augustin s'est acharné : l'idée que nous soyons enfermés dans le péché sans qu'aucun effort de volonté puisse de soi nous en sortir apparaît à beaucoup une monstruosité inacceptable, et ils se bouchent les oreilles pour ne pas entendre cette doctrine comme les Juifs se les bouchaient pour ne pas entendre les discours d’Étienne. (…) [I]l faut du courage aux prédicateurs et aux confesseurs pour enseigner de telles choses qui sont justement celles par où la Nouvelle Alliance dépasse l'Ancienne. (…) [I]l y a des confesseurs qui n'enseignent guère, à propos des péchés de la chair, la « solution » que [nous indiquions] d'après l’Épître aux Romains. J'en ai connu qui refusaient même en confession d'entendre avouer de tels péchés. (...) Ce sont des cas extrêmes, mais de tels excès seraient impossibles sans une capitulation générale et secrète de la part même, parfois, de ceux qui les condamnent.

Concluons : il y a souvent derrière la douceur souriante de cette « spiritualité » du 20ème siècle, qui se glorifie d'être si humaine, une dureté secrète, un refus terriblement efficace de s'ouvrir au glaive de la Parole de Dieu et de recevoir la blessure à la hanche. Si cette attitude ne suffit pas à définir le pharisaïsme, du moins en est-elle le ferment le plus virulent. Si elle ne s'exprime pas toujours en hérésies bien définies, du moins est-elle l'âme de toute hérésie dans son refus de se laisser déchirer par la Lumière.

 

2) La version austère

[p. 16] Après le pharisaïsme optimiste, voyons le pharisaïsme austère dont l'orgueil devient plus évident à mesure que sa qualité spirituelle s'élève et que ceux qui l'enseignent deviennent plus conscients de la grandeur de l'homme, plus exigeants quant à sa valeur morale.

Tous les courants qui animent la mentalité moderne sont loin d'être des courants de facilité.

Le nietzschéisme [= théorie de la volonté de puissance individuelle] est le visage actuel d'une tentation permanente, celle-là même au fond qui inspira le péché d'Adam et qui consiste à vouloir dépasser par soi-même les limites de la condition humaine : Prométhée s'emparant du feu du ciel... (…)

Le marxisme [est] un autre visage de cette même tentation ( ...), mais son influence sur les chrétiens s'exerce en un autre sens, nous verrons plus tard pourquoi.

Donc le pharisaïsme « d'élite » sera plus spirituel et par conséquent plus prestigieux que le pharisaïsme aimable dont nous avons d'abord parlé.

Les Cathares en furent autrefois un bel exemple et leur esprit travaille encore beaucoup de chrétiens, et non des moindres, de nos jours.

Selon les cas, il peut se fondre avec le naturalisme ambiant dans une exaltation de la personne humaine (Montherlant par exemple) ou s'opposer au contraire avec mépris à la mollesse et à la facilité du commun.

(...) Parmi les écrivains catholiques, c'est difficile : ils ont tous au 20ème siècle le sens de la grâce et leurs hérésies éventuelles se définissent plutôt par rapport à celle-ci. Il y aurait là toute une étude à faire (...). Léon Bloy, par exemple, est évidemment tout imprégné d'une colère souvent prophétique mais parfois pamphlétaire et méprisante à l'égard de ses victimes. Son influence a pu s'exercer dans un sens cathare ou nietzschéen sur des esprits moins vigoureusement affrontés que lui au surnaturel... mais son cas dépasse de beaucoup notre analyse immédiate...

Ce sera donc souvent chez des écrivains non catholiques qu'il faudra chercher la source d'une certaine mentalité chez les catholiques, ceux-ci lisant aujourd'hui n'importe quoi et cherchant des maîtres de spiritualité chez des adversaires du christianisme tout en continuant à aller à la messe.

On aboutit alors à ce paradoxe de ne pouvoir définir la spiritualité chrétienne de ce temps qu'en la rattachant à des sources telles qu'André Gide ou Albert Camus... eux-mêmes évidemment très influencés par le christianisme, d'autant mieux placés par conséquent pour en déformer complètement le visage.

Dans la perspective qui nous occupe en ce moment, l'exemple le plus effarant est celui de Charles Maurras, positiviste incroyant... (…) Il s'est converti à l'heure de sa mort (...), mais cela ne change rien à la situation incroyable qui en fit le maître à penser de la fine fleur du catholicisme français autour de 1925, alors qu'il ne confessait pas la foi. Adversaire officiel du nietzschéisme « germanique », il contribua puissamment à répandre chez les Français l'esprit du nietzschéisme (ce qui s'explique en vertu du principe d'Aristote que les contraires sont d'un même genre : prétendre combattre le nietzschéisme, le nazisme ou le marxisme sur leur propre terrain, c'est devenir en fait disséminateur du poison même que l'on prétend combattre).

À l'autre extrémité de l'éventail politique ou spirituel, le mouvement prométhéen du surréalisme, l'aristocratisme intellectuel de Jean-Paul Sartre nourrissent encore aujourd'hui à leur insu l'orgueil de nombreux chrétiens. Pensons encore à la Jeanne d'Arc albigeoise et grinçante de Jean Anouilh...

D'une manière générale, tous les esprits magnanimes qui n'ont pas rencontré la grâce (et ils sont nombreux) sont presque condamnés à rechercher auprès d'auteurs incroyants le culte passionné des valeurs spirituelles dont ils ne trouvent pas l'équivalent dans le christianisme social et bienveillant qu'on leur propose. Cela ne peut que susciter chez eux un orgueil très profond, que j'appelle pharisaïque plutôt qu'hérétique parce qu'il est inconscient du mystère de la grâce plus qu'il ne le nie ou n'en déforme le visage.

Il n'en est pas moins triste d'entendre discuter du christianisme par tous ces esprits souvent généreux, sans que la question réelle posée par la présence du Christ soit jamais définie ou même soupçonnée. Là encore il y a peu de remèdes à cette situation tant que l'orgueil empêche la lumière de pénétrer. (…) Au moins cet orgueil est-il franc et manifestement pharisaïque, alors que le naturalisme chrétien réussit le tour de force de dissimuler son orgueil même, ce qui le rend plus imperméable encore à la Lumière. (…)


3) Ces deux tendances, une nouveauté ?

[p. 21] [I]l n'y a en profondeur aucune nouveauté dans ces tendances, elles prennent au vingtième siècle un visage qui n'est évidemment pas celui du quatrième et qui peut intéresser l'historien, elles trouvent un point d'appui formidable et pratiquement irrésistible dans l'énorme développement technique amorcé depuis la Renaissance et toutes les « promotions » qu'il a suscitées. Le vertige de la puissance donne bien à ce pharisaïsme un visage nouveau, une possibilité plus grande de morgue et de tapage, il n'en demeure pas moins désespérément monotone et lassant.

Le condamner comme une nouveauté, c'est accepter d'être classé parmi ceux qui aiment la tradition, non parce qu'elle est vraie mais parce qu'elle est la tradition, c'est-à dire ancienne. C'est accepter déjà d'entrer dans la sagesse du matérialisme historique, mais y entrer en vaincu alors que « l'esprit nouveau » y entre nécessairement en vainqueur. Les anathèmes du dix- neuvième siècle [ceux des Papes, contre le naturalisme et l’activisme] ont ainsi préparé les voies in actu exercito [=implicitement, en fait, sans le dire] à la dictature de l'historicisme qui triomphe aujourd'hui in actu signato [=explicitement, en le disant]. Aussi l'amour de la tradition pour la tradition me paraît-il encore plus détestable et plus pernicieux que l'amour de la nouveauté pour la nouveauté, qu'il prépare et finalement justifie : par définition, l'avenir biologique appartient à la jeunesse, et la vieillesse n'a rien d'autre à faire qu'à mourir. Le mouvement de la vie est irrésistible, et si l'humanité progresse, tout freinage de ce progrès provient d'une sclérose...

(…) À moins que plus subtilement on n'invoque ce freinage lui-même comme une des composantes « dialectiques » et indispensables de ce progrès, un contre-poids devant assurer « l'équilibre complexe de la vie ». (…) Et l'on peut méditer indéfiniment là-dessus d'une manière charmante et fort délectable en évitant une fois de plus avec grand soin de se demander sérieusement où est la vérité.

Si le mouvement des idées obéit à des lois quasi-biologiques d' « équilibre » et de « tension », cette comparaison ne peut suffire à juger de la valeur des idées sans que celles-ci perdent toute leur signification, qui est de nous faire connaître le réel : l'Histoire, en prenant la place de la Sagesse, les réduit en fait au jeu des fonctions circulatoires et respiratoires dans ce grand vivant que serait l'Humanité.

On comprend une telle vue de la part des marxistes, mais chez des chrétiens elle manifeste que l'imagination poétique prend petit à petit la place de la raison.

La question est donc de savoir en quoi consiste le vrai progrès, la vraie nouveauté, la vraie jeunesse, et nous savons, nous chrétiens, que c'est celle de la grâce... ou alors nous ne sommes plus chrétiens.

Le naturalisme et l'activisme sont du côté de l'inertie, de la pesanteur, de la vieillesse qui résiste au ferment de la vie surnaturelle — et c'est pourquoi je préfère y voir un visage éphémère du pharisaïsme permanent qui menace le cœur humain, et qui se mue en pélagianisme pour limiter l'empire de la grâce.

 

C) L’hérésie pélagienne inconsciente d’elle-même, avec prise en compte de la grâce

[p. 17] Les choses deviennent plus graves lorsque le même orgueil s'affronte à la révélation explicite de la grâce et la détourne plus ou moins sournoisement de son véritable sens : c'est alors que nous avons l'hérésie.

La plus profonde, je (...) l'ai dit, est le pélagianisme, de sorte que dans ce domaine on pourrait proclamer, comme pour l'orgueil : au commencement était le pélagianisme. (...)

[J]e voudrais le traquer maintenant à travers la clandestinité qui lui permet de ronger le subconscient des chrétiens. À ce plan, il ne s'agit plus de théologie mais de psychologie religieuse, et il faut dénoncer comme pélagienne toute attitude qui refuse pratiquement de donner à la grâce la place qu'elle mérite dans notre vie.

Il importe peu alors que nous ayons affaire au pélagianisme absolu, au semi-pélagianisme ou même à rien du tout, le statut le plus confortable du virus hérétique étant, je le répète, de ne pas se déclarer mais de régner secrètement.

Nos pélagiens modernes agissent toujours « avec la grâce de Dieu » et confient la réussite de leurs efforts au Saint-Esprit, « bien entendu ». C'est ce « bien entendu » qui fait toute l'affaire, c'est par lui que malgré tout l'hérésie pointe le bout de l'oreille. On compte sur le Saint-Esprit comme sur l'oxygène : c'est un dû qui ne saurait pratiquement manquer.

Une fois de plus, il faut constater que cette position est inexpugnable, ne péchant que par omission et acceptant intégralement toutes les rectifications que vous voudrez. Le Sang du Christ nous ayant valu la rémission des péchés, et les sacrements nous en appliquant infailliblement les fruits, il n'y a plus à se tracasser de ce côté-là. Offrons seulement à Dieu tous nos efforts (qui ne peuvent être en soi que des efforts humains) et la grâce suivra automatiquement : « les soldats combattront et Dieu donnera victoire », encore une formule admirable à laquelle on substitue inconsciemment et pratiquement une autre formule qui en est la négation même : « nous combattrons et (avec la grâce de Dieu) nous vaincrons ».

C'est contre une telle prétention et un tel mensonge que Yahvé avait pourtant pris ses précautions auprès d'Israël en gardant seulement 300 combattants sur les 32.000 prévus, « afin que vous n'alliez pas encore dire que c'est vous qui avez gagné » (Juges 7, 2).

Et bien entendu prions... prions pour pouvoir dire que nous avons prié et, là encore, être tranquilles de ce côté-là. De sorte que vous ne pouvez pas dénoncer cette hérésie comme un refus de prier pour obtenir la grâce. Les précautions sont bien prises, on est couvert de tous les côtés...

Ce pélagianisme prend à son tour deux formes selon les tempéraments, comme le pharisaïsme examiné plus haut : une forme large, aimable et débonnaire — et une forme austère, exigeante, parfois implacable.

Mais cela ne change pas grand'chose : que l'on demande à l'homme peu ou beaucoup, de toute façon à la grâce on ne demande pratiquement rien.

Nous retrouvons en somme les deux pharisaïsmes énoncés plus haut, mais avec cette aggravation que l'on connaît explicitement, voire que l'on proclame, le mystère de la grâce.


1) La version austère : le jansénisme

[p. 18] Ce qui peut devenir très important et redoutable lorsque le pélagien se heurte à la réalité de la grâce et qu'il acquiert le sens de Dieu : alors commence le drame qui conduit aux mille visages du jansénisme.

La grâce, en fait, n'est pas à notre disposition comme une denrée dont on posséderait des provisions indéfinies. Il faut pour la capter une certaine attitude qui est loin de nous être connaturelle. Dès qu'une âme est possédée par le tourment de Dieu, ou même par le souci plus ou moins authentique d'améliorer sa vie, et qu'elle se heurte au silence apparent de Dieu, à l'échec de ses efforts, elle est menacée de désespoir.

Le jansénisme est une forme larvée de ce désespoir, d'autant plus dangereuse qu'elle est plus discrète et apparemment plus résignée.


2) La version optimiste

[p. 18-19] (…) [Nous pouvons] comprendre en effet qu'il ne suffit pas d'être libéré du jansénisme, il faut l'être de ses racines, et la racine du jansénisme est le pélagianisme, ainsi que le pharisaïsme dont nous avons parlé. Or, il y a lieu de craindre que le raz-de-marée « libérateur » évoqué plus haut ne soit fortement teinté

- de pélagianisme (dans la mesure où il se méfie très efficacement de la vie mystique et contemplative, et de toutes nos relations « verticales » avec Dieu)

- et de pharisaïsme « éclairé », j'entends la bonne conscience que donne la certitude d'avoir renouvelé la morale chrétienne.

(…)

[Reconnaissons qu’]il y a eu un renouvellement de la morale chrétienne (…). Il y a là un point entièrement positif à l'actif de la chrétienté moderne, un élargissement indiscutable dans le sens de l’Évangile, je veux dire de la Loi telle que Jésus la présente : loi d'amour ne connaissant ni Grec, ni Juif, ni homme libre ni esclave.

(…)

[L]es rationalistes du dix-huitième siècle et les doctrinaires de la Révolution française [o]nt dérobé la générosité qui aurait dû être celle des chrétiens et que les privilégiés avaient laissée se refroidir. Le mélange entre l'esprit de foi et la dureté du cœur fut la source initiale du mélange non moins détonnant entre l'hostilité au christianisme et une générosité sociale qui devait tout son ferment à l’Évangile.

Lorsque le démon eut cueilli tous les fruits savoureux qu'il pouvait raisonnablement attendre de cette situation, les chrétiens retrouvèrent peu à peu, sous la pression de la Révolution française, la générosité même qu'ils avaient abandonnée et qu'ils eurent ainsi la honte de recevoir du rationalisme.

Mais aujourd'hui les chrétiens commettent une autre faute, héritée précisément des hommes de gauche, et qui consiste à transposer au niveau terrestre les privilèges du Royaume des Cieux. Seuls les mystiques dépassent efficacement les inégalités sociales : c'est ce qui arrive en particulier dans [n]os couvents (…) [mais] pas toujours ! Que dire alors de ceux qui prétendent les dépasser sans bâtir leur cité sur le roc, c'est-à-dire le renoncement à ce monde et à ses hiérarchies, auquel nous invite la parole du Christ.

(…)

[p. 21] Ceci dit, nous pouvons nous réjouir sans réserve d'être délivrés de la crainte janséniste qui paralysait la France. Sur ce point, le progrès est absolument évident, singulièrement en ce qui concerne l'accès à l'Eucharistie, rendu de plus en plus facile tant au point de vue spirituel que matériel (doctrine sur la communion fréquente et adoucissements de plus en plus larges du jeûne eucharistique). Le courant œcuménique et celui qui attire l'attention des chrétiens sur le mystère de la pauvreté sont également de toute évidence entièrement positifs, quelle que soit l'ivraie qu'ils drainent avec eux et qui consiste toujours dans une vue superficielle trop humaine retardant en fait, loin de l'accélérer, l'évolution surnaturelle de l’Église.

(…) [C]omme pour la question sociale, [l’œcuménisme] sera mystique — très mystique — ou (...) ne sera pas. À aucun problème il ne sera offert d'autre solution que le « voyez comme ils s'aiment » provoqué par le spectacle des premiers chrétiens.

On dit et on répète que l'Unité est un don de Dieu — et c'est vrai — mais c'est un don qui se situe à une certaine température... une température trinitaire : Dieu ne se lasse pas de l'offrir, mais ceux qui veulent en bénéficier à la température des eaux tièdes ne le recevront jamais.

Il en est de même du problème de la pauvreté, scandale, mystère et béatitude à la fois. Le scandale de la misère est une conséquence inéluctable du refus de la pauvreté à laquelle nous sommes condamnés depuis le péché originel, pauvreté qui est à son tour le reflet de l'indigence métaphysique que le péché consiste précisément à refuser. L’Évangile nous apprend que dans toutes ces questions horribles, la première, la grande, la terrifiante responsabilité appartient d'abord aux Riches... ensuite à ceux qui veulent être Riches. Il n'y a pas d'évolution sociale qui permettra jamais de dépasser la notion évangélique de richesse matérielle, au sens où c'est une malédiction. Tant que les hommes voudront jouir et que les puissants y parviendront, des millions d'opprimés connaîtront les affres de la misère.

Les hommes de gauche ne veulent pas entendre parler de cela, ils prétendent obliger la société et particulièrement les puissants à offrir aux autres une vie décente sans avoir à se convertir intérieurement, car les hommes de gauche récusent une fois pour toutes la conversion intérieure comme moteur de progrès social ; ils prétendent tout obtenir de la loi, et par conséquent de la force. (…) [C]ette force, ils l'appelleront la conscience sociale des opprimés s'imposant aux puissants. Or elle ne le peut, si elle ne les convertit pas, qu'en les écrasant et en devenant puissante à son tour, de cette puissance absolue qui corrompt absolument... Les marxistes peuvent rire de ce que je dis là, ils se briseront sur la parole du Christ : « Celui qui vaincra par l'épée périra par l'épée » (Matthieu 26, 52).

Dieu ne nous offre donc concrètement qu'un seul « socialisme » efficace : le ferment de la Jérusalem céleste, qui lui aussi sera mystique et trinitaire, ou ne sera pas.

Telles sont mes convictions profondes, qui fourmillent certainement d'erreurs, d'injustices et de malentendus ; c'est sur vous que je compte pour me délivrer davantage de mes ténèbres !


Source

P. Marie-Dominique Molinié (o. p.), « Un dialogue sur le Jansénisme, le Pélagianisme, les hérésies en général ». Disponible sur <https://pere-molinie.com/index_fr.php?nid=18&dnld=3&rid3=63>, consultée le 7 décembre 2020.