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lundi 15 août 2011

L'amour comme sentiment, passion, impulsion, selon Cicéron, 45 avant J.-C.


Vous trouverez ci-dessous un texte de Marcus Tullius Cicero, plus connu sous le nom français de Cicéron, présentant l'amour comme sentiment, passion, impulsion, en général, et particulièrement l'amour homosexuel, comme quelque chose de honteux, du fait de son caractère inconstant, passionné, capricieux. L'état de trouble dans lequel l'amour jette l'esprit s'oppose en toutes choses au calme et à la quiétude intérieurs que le sage doit apprendre à nourrir en lui-même. Ces réflexions précèdent et sont similaires au discours chrétien postérieur sur l'amour humain laissé à son libre jeu. Cette critique cicéronienne de l'amour sera rapportée au texte de Pline Le Jeune, où ce dernier évoque l'amitié amoureuse déçue de Cicéron pour son secrétaire, confident et ami, Marcus Tullius Tiro, connu en français sous le nom de Tiron. Tiron  est à l'origine des systèmes de sténographie moderne et est inventeur de l'esperluette (&). 

La version française des deux textes, bien imparfaites, sont le fait de l'auteur de ce blog, aidé par les versions disponibles déjà existantes.


I. Texte de Cicéron

A. Version française.

[4,32] Il suffit à celui qui prête une attention scrupuleuse de voir avec profondeur combien cette joie est honteuse; et comme ils sont déshonorés, ceux qui se gonflent de joie lorsqu’il font usage des plaisirs vénériens, [et] ainsi ont-ils une conduite scandaleuse ceux qui les désirent d’une âme enflammée.

En vérité tout ce qui est appelé amour par le commun (et, par Hercule, je ne trouve pas par quel autre nom cela peut être appelé), est d’une telle légèreté [=inconstance] que je ne vois rien, je pense, qui doive lui être rapproché.

Cécilius (dit) :

(…) Que celui qui ne pense pas que ce Dieu est suprême,
qu’il considère être fou ou inexpérimenté des choses [de la vie] :
qu’il soit dans sa main, celui qu’il [ce Dieu] veut qu’il soit insensé,
[ou] qu’il ait du jugement, qu’il soit guéri, [ou] qu’il soit jeté dans la maladie,
[ou] au contraire, qu’il soit aimé, qu’il soit appelé, qu’il soit vivement recherché.

Ô œuvre du poète, réformatrice illustre de la vie, elle qui considère que l’amour, source de l’ignominie et de la légèreté [=inconstance], doit être rangé au conseil des dieux !

Je parle de la comédie, qui, si nous n’approuvions pas ces ignominies, serait tout à fait nulle ; [mais] que dit, dans la tragédie, ce prince des Argonautes ? : « Tu m’as sauvé par la grâce de l’amour plus [que par celle] de l’honneur. » Quoi donc ? Cet amour de Médée, combien d’embrasements de misères a-t-il allumés ! Et elle ose cependant dire, selon un autre poète, à son père que [celui] qu’elle a eu pour époux, celui que l’amour lui a donné, est, de loin, plus puissant et meilleur qu’un père.

[4,33] Mais laissons jouer les poètes, par les récits desquels nous avons vu Jupiter tremper lui-même dans cette ignominie : venons-en aux philosophes maîtres de vertu, qui nient que l’amour soit du déshonneur et qui, en cela, sont en litige avec Épicure, qui, comme je le pense, ne se trompe pas beaucoup.
Quel est en effet cet amitié amoureuse [amour de l’amitié] ? Pourquoi n’aime-t-elle pas quelque jeune homme laid ni quelque beau vieil homme ? Il me semble que cet usage est né dans les gymnases des Grecs, dans lesquels ces amours sont libres et permis. 

Ennius [dit] donc bien : « L’origine des ignominies se trouve [dans le fait] de se dénuder entre concitoyens ».

Quand bien même [ces amitiés] soient chastes, comme je crois qu’elles puissent [le] devenir, elles sont cependant agitées et tourmentées, plus [encore] par le fait qu’elles se retiennent et se contiennent.

Et en outre, et j’omettrai les amour des femmes, à qui la nature a accordé une plus grande liberté, qui doute de l’enlèvement de Ganymède et ne comprend pas ce que désire et ce dont parle Laïus, dans Euripide ? Et, pour finir, que ressassent-t-il à propos d’eux-mêmes les hommes les plus savants et les plus grands poètes, par leurs vers et par leurs chants ? Quelles choses Alcée, homme fort et reconnu dans sa cité, n’a-t-il pas écrit au sujet de l’amour des jeunes gens !? Il est un fait que toute la poésie d’Anacréonte est, certainement, pleine d’amour. Ibycus de Régium, fut, en vérité, le plus grand de tous à être enflammé par l’amour, [ce qui] apparaît dans ses écrits.

Et de plus, nous voyons que les amours de tous ceux-ci suivent un désir [passionné] : [nous,] les philosophes, nous y sommes nés par Platon, notre modèle, que Dicéarchus accuse sans injustice,  et nous avons accordé à l’amour [son] autorité

Et, en vérité, les Stoïciens disent que le sage doit aimer [et] ils définissent l’amour lui-même [comme] « un effort pour construire l’amitié à partir du spectacle de la beauté ». S’il existe quelque [amour] dans la nature, sans inquiétude, sans désir, sans souci, sans soupir, soit ! Il est libre en effet de tout désir [passionné] ; or le sujet est [ici] celui du désir [passionné] . Si, au contraire, il y a quelque amour, comme il existe certainement, qui ne soit éloigné en rien, ou alors peu de la folie, tel qu’il est [exprimé] dans la Leucadienne :

« Si, certes, il existe quelque dieu dont, moi, je sois le souci ».

Neptune, je t’invoque, Et vous, au surplus, [tous] les vents ! » Il considère que le monde entier doit soulager et balaiera [de fait] son amour, il [en] repousse une, Vénus, car [elle lui est] défavorable : « En effet, pourquoi, moi, t’appellerais-je, Vénus ? » Il affirme qu’elle ne peut s’occuper de quoique ce soit, eu égard à [son propre] désir [passionné] : comme si lui-même, en vérité, ne fait et ne dit tant de choses déshonorantes à cause de [son] désir [passionné].

[4,35] Ainsi donc il faut appliquer cette cure à celui [qui] en est affecté, de telle sorte qu’il lui soit montré combien ce qu’il désire est léger [=inconstant], combien cela doit être méprisé, combien c’est tout à fait nul, combien il est facile d’y atteindre par ailleurs et d’une autre façon, ou de le négliger tout à fait ;

il faut aussi l’amener quelquefois vers d’autres études, [d’autres] inquiétudes, [d’autres] soucis, [d’autres] occupations, et enfin il faut le soigner par un changement de lieu, tout comme les malades convalescents ;

certains pensent aussi qu’un amour ancien doit être évacué par un nouvel amour, tout comme un clou par un [autre] clou ;

mais, au plus haut point, il faut rappeler le délire de l’amour. Si maintenant, tu ne veux pas l’accuser directement, je dis qu’en effet, parmi tous les troubles de l’âme, les relations déshonorantes, les séductions, les adultères, les incestes enfin, dont la honte de tous doit être mis en cause, mais tu les omettras, il n’en est certainement pas de plus passionné que le trouble même de l’esprit dans lequel [plonge] l’amour, [désir] repoussant par lui-même.

De fait, pourvu que je laisse de côté [les désirs passionnés] qui sont de l’ordre du délire, ceux-mêmes qui portent la légèreté [=inconstance] par eux-mêmes [et] qui sont perçues comme inférieurs,

(…)  les injustices
les soupçons, les inimitiés, l’armistice
la guerre, la paix de nouveau ! Si tu demande
à préciser, par la raison, ces incertitudes, tu n’avanceras pas plus
que si tu t’appliquais à rendre raison des démences.

Cette inconstance et cette mobilité de l’esprit ne retiennent-elles ce dernier par leur vice-même ?

Il faut démontrer également que cela-[même] qui est décrit en tout trouble, n’est rien sinon [par le fait] qu’il est fondé dans l’opinion, engendré par le jugement, construit volontairement. En outre, si l’amour était naturel, tous aimeraient et [tous] aimeraient toujours et la même chose, et la pudeur ne retiendrait pas l’un, la réflexion, l’autre, la lassitude le troisième.


B. Texte latin original.


[4,32] (68) Hæc lætitia quam turpis sit, satis est diligenter attendentem penitus uidere. Et ut turpes sunt, qui efferunt se lætitia tum cum fruuntur venereis uoluptatibus, sic flagitiosi, qui eas inflammato animo concupiscunt.

Totus uero iste, qui uulgo appellatur amor (nec, hercule, inuenio, quo nomine alio possit appellari), tantæ leuitatis est, ut nihil uideam quod putem conferendum.

Quem Cæcilius

... Deum qui non summum putet,
Aut stultum aut rerum esse imperitum existimet :
Cui in manu sit, quem esse dementem velit,
Quem sapere, quem sanari, quem in morbum injici !
Quem contra amari, quem arcessiri. quem expeti,


(69) O præclaram emendatricem uitæ pœticam ! quæ amorem flagitii et leuitatis auctorem in concilio deorum conlocandum putet !

De comœdia loquor, quæ, si hæc flagitia non probaremus, nulla esset omnino; quid ait ex tragœdia princeps ille Argonautarum? 'Tu me amoris magis quam honoris seruauisti gratia.' Quid ergo? hic amor Medeæ quanta miseriarum excitauit incendia! Atque ea tamen apud alium pœtam patri dicere audet se 'coniugem' habuisse 'Illum, amor quem dederat, qui plus pollet potiorque est patre'.

[4,33](70) Sed pœtas ludere sinamus, quorum fabulis in hoc flagitio uersari ipsum uidemus Iouem: ad magistros uirtutis philosophos ueniamus, qui amorem negant stupri esse et in eo litigant cum Epicuro non multum, ut opinio mea fert, mentiente. Quis est enim iste amor amicitiæ? cur neque deformem adulescentem quisquam amat neque formosum senem? Mihi quidem hæc in Græcorum gymnasiis nata consuetudo uidetur, in quibus isti liberi et concessi sunt amores.

Bene ergo Ennius: 'Flagiti principium est nudare inter ciuis corpora.'

Qui ut sint, quod fieri posse uideo, pudici, solliciti tamen et anxii sunt, eoque magis, quod se ipsi continent et cœrcent.

(71) Atque, ut muliebris amores omittam, quibus maiorem licentiam natura concessit, quis aut de Ganymedi raptu dubitat, quid pœtæ uelint, aut non intellegit, quid apud Euripidem et loquatur et cupiat Laius? Quid denique homines doctissimi et summi pœtæ de se ipsis et carminibus edunt et cantibus? Fortis uir in sua republica cognitus quæ de iuuenum amore scribit Alcæus ? Nam Anacreontis quidem tota pœsis est amatoria. Maxime uero omnium flagrasse amore Rheginum Ibycum apparet ex scriptis.

[4,34] XXXIV. Atque horum omnium libidinosos esse amores uidemus: philosophi sumus exorti, et auctore quidem nostro Platone, quem non iniuria Dicæarchus accusat, qui amori auctoritatem tribueremus.


(72) Stoici uero et Sapientem amaturum esse dicunt amorem ipsum 'conatum amicitiæ faciendæ ex pulchritudinis specie' definiunt.
Qui si quis est in rerum natura sine sollicitudine, sine cura, sine suspirio, sit sane; uacat enim omni libidine; hæc autem de libidine oratio est.
Sin autem est aliquis amor, ut est certe, qui nihil absit aut non multum ab insania, qualis in Leucadia est :

'Si quidem sit quisquam deus,
Cui ego sim curæ'

(73) At id erat deis omnibus curandum, quem ad modum hic frueretur uoluptate amatoria!
'Heu me infelicem!' Nihil uerius. Probe et ille :
'Sanusne es, qui temere lamentare ?' Sic insanus uidetur etiam suis. At quas tragœdias efficit!
'Te, Apollo sancte, fer opem, teque, omnipotens Neptune, inuoco, Vosque adeo, Venti!' Mundum totum se ad amorem suum subleuandum conuersurum putat, Venerem unam excludit ut iniquam:
'Nam quid ego te appellem, Venus?' Eam præ libidine negat curare quicquam : quasi uero ipse non propter lubidinem tanta flagitia et faciat et dicat.


[4,35](74) Sic igitur adfecto hæc adhibenda curatio est, ut et illud quod cupiat ostendatur quam leue, quam contemnendum, quam nihil sit omnino, quam facile uel aliunde uel alio modo perfici uel omnino neglegi sit; abducendus etiam est non numquam ad alia studia sollicitudines, curas, negotia, loci denique mutatione tamquam ægroti non conualescentes, sæpe curandus est;

(75) etiam nouo quidam amore ueterem amorem tamquam clauo clauum eiciendum putant;

maxime autem, admonendus {est}, quantus sit furor amoris. Omnibus, enim ex animi perturbationibus est profecto nulla uehementior, ut, si iam ipsa illa accusare nolis, stupra dico et corruptelas et adulteria, incesta denique, quorum omnium accusabilis est turpitudo, - sed ut hæc omittas, perturbatio ipsa mentis in amore fœda per se est.

(76) Nam ut illa præteream, quæ sunt furoris, hæc ipsa per sese quam habent leuitatem, quæ uidentur esse mediocria,

…................................... Iniuriæ
Suspiciones inimicitiæ indutiæ
Bellum pax rursum! incerta hæc si tu postules
Ratione certa facere, nihilo plus agas,
Quam si des operam, ut cum ratione insanias.

Hæc inconstantia mutabilitasque mentis quem non ipsa prauitate deterreat?

Est etiam illud, quod in omni perturbatione dicitur, demonstrandum, nullam esse nisi opinabilem, nisi iudicio susceptam, nisi uoluntariam. Etenim si naturalis amor esset, et amarent omnes et semper amarent et idem amarent, neque alium pudor, alium cogitatio, alium satietas deterreret. 

C. Référence.

Cicéron, Tusculanes, Livre IV, §. 32-35.


II. Texte de Pline Le Jeune.

A. Version française.

Alors que je lisais les livres de Gallus, par lesquels celui-ci osa, en ce qui concerne Cicéron, décerner à [son] père et la palme et la gloire, je découvris le badinage enjoué de Cicéron, que l’on doit considérer eu égard à ce talent, par lequel il rédigea de sérieuses choses, et par lequel il montra aux esprits des grands hommes comment se réjouir par des délicatesses policées et par une grâce d’esprit multiple et variée. En effet, il se plaint de ce que Tiron trompa [son] amant [il s'agit ici de Cicéron] par une mauvaise ruse, [et de ce qu’il] lui avait soustrait, une nuit passée à dîner, un petit nombre de tendres baisers qu’il [lui] devait. Ces lignes lues, « pourquoi après cela », dis-je, « cachons nous [nos] amours et, craintifs, [pourquoi] ne les publions-nous pas, [pourquoi] n’avouons-nous pas les ruses de Tiron, et [le fait] que nous connaissons les flatteries fuyardes et les amours illégitimes de Tiron, qui surajoutent de nouvelles flammes ? »


Texte latin original.

(6) Cum libros Galli legerem, quibus ille parenti ausus de Cicerone dare est palmamque decusque, lasciuum inueni lusum Ciceronis et illo spectandum ingenio, quo seria condidit et quo humanis salibus multo uarioque lepore magnorum ostendit mentes gaudere uirorum. Nam queritur quod fraude mala frustratus amantem paucula cenato sibi debita sauia Tiro tempore nocturno subtraxerit. His ego lectis 'cur post haec' inquam 'nostros celamus amores nullumque in medium timidi damus atque fatemur Tironisque dolos, Tironis nosse fugaces blanditias et furta nouas addentia flammas ?


C. Référence. 

Pline le Jeune, Lettres, Livre VII, Lettre IV, §. 6

mardi 9 août 2011

Qu'est-ce que l'amour de Socrate ?, selon Maxime de Tyr (vers 125-vers185 AD).


I. Un Corinthien, nommé Eschyle, avait auprès de lui un garçon Dorien, nommé Actéon, remarquable par sa beauté. Un jeune Corinthien, de la famille des Bacchiades (laquelle possédait le pouvoir suprême à Corinthe) devint amoureux d'Actéon. Celui-ci, élevé dans les principes de l'honnêteté, repoussa de honteuses avances. L'autre engagea les autres Bacchiades de son âge à tenter avec lui l'enlèvement d'Actéon. Échauffés par le vin, l'amour, et la confiance du pouvoir, ils se jettent dans l'humble domicile du jeune homme. Ils le saisissent pour l'enlever. Les gens de la maison le saisissent aussi, pour le retenir de toutes leurs forces. Au milieu de cette lutte, Actéon est déchiré, et mis en lambeaux. Il périt entre leurs mains. Cet événement tragique de Corinthe, fut assimilé, à cause d'une identité de nom, à l'événement de même nature qui arriva dans la Béotie. Les deux Actéons périrent tour à tour, celui-ci à la chasse sous la dent des chiens, l'autre entre les bras de jeunes libertins dans l'ivresse.

Périandre, tyran d'Ambracie faisait ses plaisirs d'un jeune Ambracien. Ce commerce n'avait rien que d'illégitime. C'était plutôt une passion honteuse que de l'amour. Aveuglé par son pouvoir, Périandre prenait ses ébats au milieu de l'ivresse, sans précaution, avec son Ganymède. L'ivresse allait quelquefois au point de neutraliser les transports amoureux de Périandre. Cette circonstance fit du jeune homme l'assassin du tyran : légitime châtiment d'une passion illégitime.

II. Voulez-vous que je vous donne un ou deux exemples de l'autre espèce d'amours que l'honnêteté avoue. Un jeune Athénien était, tout à la fois, aimé d'un simple citoyen, et du tyran d'Athènes. L'une de ces passions était autorisée par l'égalité des conditions. L'autre était fondée sur la violence, à cause de la puissance du tyran. Le jeune homme d'ailleurs était vraiment beau, et très digne d'être aimé. Il dédaigna le tyran, et donna son affection à l'homme privé. Plein de colère, le tyran ne chercha qu'à les molester l'un et l'autre. Il fit l'affront à la jeune sœur d'Harmodius, qui était venue pour figurer, avec son panier, aux cérémonies des Panathénées, de l'empêcher d'y paraître. Il en coûta cher aux Pisistratides ; et la liberté des Athéniens fut l'ouvrage de la lâche vengeance du tyran, de l'intrépidité du jeune homme qui était aimé, de la vertu de celui qui l'aimait, et de la légitimité du lien qui les attachait l'un à l'autre.

Épaminondas affranchit Thèbes de la domination de Lacédémone avec une phalange d'amants. Un grand nombre de jeunes Thébains étaient amoureux chacun d'un beau garçon. Épaminondas fit prendre les armes aux uns et aux autres. Il en forma un bataillon sacré. Ces jeunes gens, pleins d'intrépidité et de courage, combattirent avec beaucoup d'adresse, et ne se laissèrent point mettre en déroute. Ni Nestor, le premier des Capitaines dans les champs Troyens, ni les Héraclides dans le Péloponnèse, ni les Péloponnésiens dans les campagnes de l'Attique, n'eurent une pareille phalange. Chacun des amants était obligé de bien payer de sa personne ; soit par amour-propre, parce qu'il combattait sous les yeux de ce qu'il aimait ; soit par nécessité, parce qu'il combattait pour ce qu'il avait de plus cher. De leur côté, les garçons voulaient se montrer les émules de leurs amants, ainsi qu'a la chasse, les jeunes chiens s'efforcent de ne pas demeurer en arrière des vieux.

III. Mais où tendent ces exemples, d'Épaminondas, et d’Harmodius, et ces discours sur l'amour illégitime? À établir qu'il y à deux genres d'amour, l'un qui se concilie avec la vertu, l'autre qui est le frère du vice ; et que les hommes, en se servant d'un seul et même nom pour les désigner, comprennent sous une appellation commune, et celui dont on a fait un Dieu, et celui qui n’est qu'une passion honteuse. Les uns, ceux qui se livrent à ce dernier, s'en font accroire à la faveur de l’homonymie. Les autres, ceux qui se livreraient au premier, s'en défient à cause de l'amphibologie de la dénomination. Mais, de même que, si nous avions à examiner entre des orfèvres, quels sont ceux qui savent le mieux discerner le bon ou le mauvais aloi des métaux, nous regarderions comme très étranger à son art celui qui prendrait pour bon ce qui n'en aurait que l'apparence, et comme expert, dans son art celui qui porterait un jugement conforme à la vérité, de même, appliquons la question qui nous occupe touchant l'amour, à la nature du beau, comme à une médaille. Car, si en ce qui concerne le beau il est des choses qui n'en ont que l'apparence, sans en avoir la nature, et d'autres qui en ont, à la fois l’apparence et la réalité, il faut nécessairement regarder ceux qui se passionnent pour le beau qui n'en a que l’apparence sans réalité, comme de faux comme d'adultères amants du beau ; et ceux qui s'enflamment pour celui qui joint la vérité à l'apparence, comme les nobles amants du vrai beau.

IV. Mettons de même l'amour à l'épreuve, au creuset, en ce qui concerne l'homme et la raison. Osons demander à Socrate quelque compte de sa conduite. Qu'il nous apprenne ce qu'il disait de lui-même dans ses discours. Qu'entendait-il, lorsqu'il disait en parlant de lui, « qu'il était le serviteur de l'amour [θεράπων τοῦ ἔρωτος, therapôn tou erôtos]; qu'il était la règle blanche pour les beaux garçons, qu'il était habile dans son art : qu'Aspasie de Milet, et Diotime de Mantinée, en tenaient école ; qu'il avait pour disciples, Alcibiade, le plus pimpant des Athéniens ; Critobule, l'Athénien le plus à la fleur de l'âge ; Agathon, le plus abandonné à la mollesse ; Phædre, à la divine tête ; Lysis, le Ganymède, et Charmide, le beau garçon ? Il ne cache aucun des actes, aucune des impressions de l'amour. Il en parle avec la liberté la plus entière. Il dit que son cœur tressaille, que son corps s'allume quand il pense à Charmide : qu'il se livre à des transports d'enthousiasme, comme une bacchante, auprès d'Alcibiade ; et qu'il tourne les yeux sur Autolicus avec la même avidité qu'on les jette sur la lumière pendant la nuit. Il organise une République. Il la compose de gens de bien. Il en est le Législateur. ; et pour récompenser les plus belles actions, il ne décerne pas des couronnes et des images, selon le frivole usage des Grecs ; mais il veut qu'il soit permis au citoyen qui fait l'action la plus louable, d'aimer, parmi les beaux, garçons celui qui lui plaît le plus. O l’admirable récompense ! Mais, lorsqu'il parle de l'amour, en forme d'apologue, qu'en dit-il? quelle description en fait-il ? Il le représente honteux à voir, pauvre, à peu près, autant que lui, pieds nus, couchant à terre, dressant des embûches, toujours à l'affût du butin, empoisonnant, faisant le sophiste et le magicien. C'est le même portrait que faisaient de Socrate lui-même les auteurs comiques qui le jouaient aux fêtes de Bacchus. Et il s'exprimait ainsi, non seulement au milieu des divers peuples de la Grèce, mais à Athènes, dans sa maison, comme en public, dans les repas, à l'Académie, au Pyrée, dans ses voyages, sous les platanes, au Lycée. Il disait qu'il ne savait rien d'ailleurs, ni des discours sur la vertu, ni des opinions touchant les Dieux, ni des autres matières dont s'enorgueillissaient les sophistes. Mais sur le chapitre de l'art de l'amour, il se vantait d'y être habile, et de travailler à s'y perfectionner.

V. Que signifient donc toutes ces belles choses dans la bouche de Socrate ? Sont-ce des énigmes ou des ironies ? Répondez-nous là-dessus, Platon, Xénophon, Eschine, ou tel autre de vous tous qui professiez sa doctrine. Car je suis étonné, j'admire qu'il ait banni de sa merveilleuse République, et de son plan d'éducation pour la jeunesse, les poèmes d'Homère, après l'avoir couronné et parfumé, sous prétexte de l'inconvenance de ses descriptions, lorsqu'il peint Jupiter payant à Junon les tributs de l'hymen sur le mont Ida, sous le voile d'un nuage immortel, lorsqu'il peint les amours de Mars et de Vénus, Vulcain dans le piège, les Dieux buvant et se livrant à des éclats de rire inextinguibles, Apollon en fuite, et poursuivi par Achille, un simple mortel donnant la chasse à un Dieu : lorsqu'il représente les Dieux en lamentations: « Malheureux que je suis, s'écrie Jupiter, j'ai perdu Sarpédon, celui des mortels que je chérissais le plus » ! « Que je suis malheureuse, » s'écrie Thétis, d'avoir enfanté un héros sous d'aussi funestes auspices» ! Et tant d'autres traits qu'Homère n'a présentés que sous le voile de la fiction, et dont Socrate lui fait un reproche ; tandis que lui-même, cet amant de la sagesse, ce vainqueur de la pauvreté, cet ennemi de la volupté, cet ami de la vérité, entremêle ses entretiens de discours si indécents et si dangereux, que les fictions d'Homère sont bien moins répréhensibles, en comparaison. En effet, quand on lit dans Homère ce qu'il dit de Jupiter, d'Apollon, de Thétis, de Vulcain, chacun comprend qu'il en est du poète comme des oracles, dont les expressions énoncent une chose, tandis que le sens en présente une autre. On ne songe qu'au plaisir de l'oreille ; on se met de moitié avec le poète ; on laisse prendre l'essor à son imagination ; on aide soi-même au prestige de la fiction et l'on se complaît dans le sentiment de la puissance des illusions mythologiques, sans en être dupe. Au lieu que Socrate, renommé par son amour pour la vérité, nous présente des fictions bien plus dangereuses, soit par le poids que son nom donne à ses discours, soit par la subtilité de son intelligence, soit par le contraste de sa doctrine avec sa conduite. Car rien ne se ressemble moins que Socrate éperdu d'amour, et Socrate modèle de tempérance ; que Socrate brûlant à l'aspect des beaux garçons, et Socrate gourmandant le libertinage. Est-ce bien Socrate, l'antagoniste de Lysias sur le chapitre de l'amour, qui touche de son épaule l'épaule de Critobule, qui revient de la chasse du bel Alcibiade, que la seule présence de Charmide met hors de lui? Sont-ce là des choses qui conviennent aux mœurs d'un philosophe ? Il y a loin de là, à ce ton de liberté et d'affabilité, avec lequel il parlait dans la conversation familière, au caractère de magnanimité et d'indépendance qu'il déployait avec les tyrans, à l'intrépidité dont il fit preuve au siège de Delium, au mépris dont il accabla ses juges, au calme avec lequel il se laissa conduire en prison, à la sérénité avec laquelle il affronta la mort. Car, s'il faut prendre à la lettre ce que dit Socrate, nous n'avons plus rien à dire. Mais, s'il ne fait qu'envelopper de belles actions sous des paroles honteuses, c'est joindre le mal au danger. Cacher le beau sous un vilain masque, présenter les choses utiles sous l'extérieur des choses nuisibles, est l'œuvre, non de qui veut le bien (car le bien ne se montre pas de lui-même), mais de qui veut le mal, et cela ne coûte pas. C'est là, je pense, ce que pourraient objecter, ou Thrasymaque, ou Calliclès, ou Polus, ou tout autre antagoniste des principes de Socrate.

VI. Allons ; sans nous arrêter plus longtemps à des bagatelles, répondons à tout cela. Nous sentons bien que nous en avons plus la volonté que le pouvoir ; et cependant nous avons besoin ici de l'un et de l'autre. Pour justifier Socrate de ces choses qu'on lui reproche dans ses discours, nous imiterons l'exemple de ceux qui, traduits devant les tribunaux, et courant quelques dangers, ne se contentent pas de se disculper du fond de l'accusation dirigée contre eux, mais en font adroitement retomber la faute sur des personnages de considération, dont la complicité atténue le délit et l'accusation. Différons donc d'examiner, pour le moment, si Socrate a eu tort ou raison ; et disons à ses fougueux accusateurs : « Vous nous paraissez, Messieurs, des Sycophantes bien moins habiles qu'Anytus et Mélitus. Ceux-ci accusèrent Socrate de ce qu'il corrompait la jeunesse, de ce que Critias s'était emparé du pouvoir, (c'était un de leurs chefs d'accusation) de ce qu'Alcibiade s'abandonnait à tous les genres de débauche, de ce qu'il enseignait l'art de faire prévaloir la mauvaise cause ; de ce qu'il jurait par le platane, et par le chien. Mais Socrate ne fut attaqué, sous le rapport de l'amour, ni par ces adroits accusateurs, ni par Aristophane même, le plus acharné de ses ennemis, qui fit entrer dans les pièces de théâtre dirigées contre lui, tout qui pouvait prêter à la malignité comique. Il lui reprocha sa pauvreté ; il le traita de mauvais bavard, de sophiste ; il l'attaqua sur tout, hors sur l'obscénité de ses amours. Il n'y a donc pas apparence que les calomniateurs, ni les auteurs comiques, eussent contre Socrate la moindre prise, de ce côté-là »

VII. Si donc on ne lui fit aucun reproche, à cet égard, ni sur le théâtre, ni en plein tribunal, nous pouvons d'abord répondre à ses modernes accusateurs, qui ne sont pas moins fougueux que les anciens, que ce genre d'amour n'est pas l'invention de Socrate, mais qu'il est beaucoup plus ancien et nous produirons pour témoin Socrate lui-même, le louant, l'admirant, et désavouant d'en être l'auteur. Car, Phèdre de Myrrhine lui ayant montré le discours de Lysias, fils de Céphale, sur cette matière, Socrate lui dit, qu'il ne voyait pas une grande merveille à être plein comme une outre des ouvrages d'autrui, tels que ceux de la belle Sapho, (car il se plaît à l'appeler ainsi, à cause de la beauté de ses vers, quoiqu'elle fût petite et brune), ou d'Anacréon qu'il nommait le sage. Le panégyrique de l’amour qu'il prononça, dans le Banquet, il l'attribue à une femme de Mantinée. Mais, que l'auteur de cet ouvrage fût une femme de Mantinée, ou de Lesbos, reste qu'il n'appartenait point à Socrate, et qu'il n'en avait point les prémices. Donnons en la preuve, en commençant par Homère.

VIII. Il me paraît que ce poète entre dans de très grands détails. Il fait avec un talent égal, le tableau des vertus et des vices, les unes pour nous les faire acquérir, les autres pour nous les faire éviter. D'ailleurs il présenté exactement, tels qu'ils existaient dans l'antiquité, les principes des arts, comme de la médecine, de la conduite des chars, de la tactique. C'est ainsi qu'il défend, dans les courses, de faire friser de trop près la borne au cheval gauche : qu'il fait prendre aux malades un verre de vin de Pramnium ; que, dans un jour de bataille, il place les lâches au milieu des rangs des braves, et sépare la cavalerie de l'infanterie, toutes choses qui paraîtraient ridicules aux cochers, aux médecins, aux généraux, de nos jours. Quant à l'amour, il décrit successivement tout ce qui s'y rapporte, ses effets, l'âge qui lui convient, ses espèces, ses affections honnêtes ou honteuses, sa pudicité, ses débordements, sa chasteté, son libertinage, son emportement, son sang-froid. Sur ces matières, il n'est plus à l'antique. Il s'y montre aussi habile qu'on l'est aujourd'hui. Par exemple, dans son premier chant, il introduit deux amants de la même captive, l'un audacieux et emporté, l'autre patient et tranquille. L'un étincelle des yeux, insulte et menace tout le monde: l'autre se retire sans bruit ; il pleure étendu à terre ; il ne sait quel parti prendre ; il dit qu'il s'en ira, et il n'en fait rien. Ailleurs, c'est un exemple d'amour impudique. Tel est celui de Pâris, toujours prêt à quitter le champ de bataille pour courir dans les bras de sa maîtresse, et se conduisant toujours comme un adultère. Ici, est le tableau d'un amour légitime, également tendre des deux côtés, c'est celui d'Hector et d'Andromaque. Celle-ci donne à son époux, à son amant, les noms de père, de frère, et toutes les autres dénominations que la tendresse peut imaginer. Hector dit à Andromaque, qu'il a plus d'amour pour elle qu'il n'en a pour sa propre mère. Là, est la peinture d'un amour sans cérémonie, entre Jupiter et Junon, sur le mont Ida. Ailleurs, on avait l'amour adultère, comme chez les amants de Pénélope ; l'amour, avec toutes ses séductions, comme chez Calypso ; l'amour, avec tous ses enchantements, comme chez Circé. On avait aussi entre deux hommes, entre Patrocle et Achille, un amour que les travaux et le temps consolident, et qui dure jusques à la mort. Ils sont jeunes, et ont des mœurs l'un et l'autre. L'un donne des leçons ; l'autre les reçoit. L'un a du chagrin ; l'autre le console. L'un chante ; l'autre écoute. C'est aussi un trait caractéristique d'amour, de demander, d'un côté, la permission de combattre, et de pleurer, dans la crainte de ne pas l'obtenir ; tandis que, de l'autre, on se laisse fléchir ; on pare le suppliant de ses propres armes ; on tremble du retard de son retour ; on veut mourir, en apprenant, sa mort ; et on abjure ses ressentiments. L'amour se retrouve jusque dans les rêves, dans les songes, dans les larmes d'Achille, et dans la dernière offrande qu'il fait au tombeau de Patrocle, dans sa chevelure. Tels sont les tableaux de l'amour qui nous sont présentés dans les ouvrages d'Homère.

IX. Chez Hésiode, les Muses chantent-elles autre chose que les amours des femmes et des hommes, celles des fleuves, des vents, des plantes ? Je passerai sous silence les poésies obscènes d'Archilochus. Les ouvrages de Sappho (s'il est permis de comparer les modernes aux anciens) ne renferment-ils pas tous les principes de Socrate sur le sujet de l'amour ? Socrate et Sappho me paraissent avoir dit la même chose, l'un de l'amour des hommes, et l'autre de l'amour des femmes. Ils annoncent qu'ils ont de nombreuses amours, et que la beauté est toujours sûre de les enflammer. Ce qu'Alcibiade, Charmide, et Phædre, sont pour Socrate, Gyrinne, Athis et Anactorie, le sont pour Sappho ; et, si Socrate a pour rivaux, sous certain rapport, Prodicus, Gorgias, Thrasymaque et Protagoras ; Sappho a pour rivales, Gorgo, et Andromède ; tantôt elle leur fait des reproches : Tantôt elle les querelle. Tantôt elle le prend avec elles sur le même ton d'ironie qui était si familier à Socrate. Salut à Ion, dit Socrate. Mille choses à la jeune Polyanacte, dit Sappho. Socrate dit qu'il n'avait voulu s'attacher à Alcibiade, qu'il aimait depuis longtemps, qu'après l'avoir jugé propre à l'éloquence : et Sappho dit : « Tu me parais encore un enfant, tu n'es pas formée encore. » Socrate tourne en ridicule le costume et les attitudes des sophistes. Sappho parle d'une femme en habit de paysanne. Diotime dit à Socrate que l'amour n'est pas le fils de Vénus, mais son laquais et son domestique. Sappho fait dire à Vénus, dans une de ses odes, « Et, toi, le plus beau des palets, Amour ! » Diotime dit encore que l'amour est rayonnant de santé, dans l'aisance, et qu'il a la pâleur de la mort, dans la pauvreté. Sappho marie ces idées en comparant l'amour à de la douce-amère, à de l'aigre-doux. Socrate traite l'amour de sophiste ; Sappho le traite de conteur. Les transports d'amour de Socrate pour Phædre sont des transports de Bacchante ; l'amour agite l'âme de Sappho, comme les vents agitent les chênes des montagnes. Socrate gourmande Xantippe, qui pleure, parce qu'il va mourir. Sappho en fait autant, envers sa fille ; car le deuil ne doit point entrer dans la maison des nourrissons des Muses ; ce serait contre les convenances. Le sophiste de Téos, Anacréon, ne professait-il pas le même art, la même doctrine? Il est épris de tous les beaux garçons, il leur donne à tous des éloges. Toutes ses hymnes sont pleines de la chevelure de Smerdis, des yeux de Cléobule, et de la fleur de jeunesse de Bathylle. Toutefois il montre de la décence dans ces passages : « J'aurais désiré passer ma jeunesse avec toi, car tu es d'un naturel agréable ; et ailleurs, c'est une belle chose que l'amour, quand il est légitime. » Bien plus, il a mis son art à découvert : « Les jeunes gens s’attachent à moi, par le charme de mes discours ; car je présente de jolis tableaux ; je sais dire d'aimables choses. » Alcibiade en disait autant de Socrate. Il assimilait la grâce, l'élégance de ses discours, au jeu de la flûte d'Olympus et de Marsyas. Qui osera, grands Dieux ! condamner de pareils sentiments, si ce n'est Timarque ?

Référence.

J.-J. Combe-Dounous (trad. depuis le grec), Dissertation de Maxime de Tyr, philosophe platonicien, tome 2, Bossange, Paris, 1802, Dissertation XXIV.

lundi 1 août 2011

Les pratiques homosexuelles, selon P.-J. Dubreyne, 1846.

Ce texte, traduit du latin par l'auteur de ce blog, développe le point de vue de la théologie morale catholique romaine (du XVIIIe siècle) sur les pratiques homosexuelles. L'auteur de l'ouvrage source rappelle qu'il s'agit d'un « livre exclusivement destiné au clergé. » Le texte latin est en noir, la version française est en bleu.

 

§ II.

DE SODOMIA.

« Hoc peccatum esse execrandum, patet : 1° ex ejus notione, quôd ita sit contra naturam, ut ipsamet bruta illud regulariter abhorreant ; 2° ex igne quem Deus pluit in Sodomam et Gomorrham ; 3° ex Epist. ad Rom., l, ubi apostolus dicit : Gentilium sapientes propter suam idolatriam esse traditos in reprobum sensum et in hanc passionem ignominiosam, ut feminœ mutarent naturalem usum et masculi in masculos exarserint ; 4° ex pœnis in illud statutis : jure civili plectitur pœnâ ignis, C., lib. IX, tit. 7 ; jure canonico antiquo, clericus sodomita, depositus, detrudebatur in monasterium ad pœnitentiam agendam, etc. (Billuart, dissert. VI, art. 10.)

§ II.

DE LA SODOMIE.

Et donc, il est clair que ce péché doit être maudit, 1° à cause de son concept [même], qui est d’être contre nature, à tel point que les bêtes éprouvent régulièrement de la répugnance pour lui ; 2° à cause du feu que Dieu fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe ; 3° à cause de l’Épître aux Romains, chapitre 1, où l’Apôtre dit que les sages des nations, du fait de leur idolâtrie, ont été livrés à leur sens réprouvé et à cette passion honteuse, telle que les femmes ont changé l’usage naturel et que les hommes se sont enflammés pour des hommes ; 4°à cause des peines établies contre lui [ce péché] : la peine du feu est infligée par le droit civil, [selon] le Code de Justinien, livre 9, titre 7 ; selon le droit canonique antique, le clerc sodomite, déposé, est retranché dans un monastère, pour y faire pénitence ; etc. (Billuart, dissertation VI, article 10).

Horrendum illud scelus à S. Thomâ definitur : Concubitus ad non debitum sexum, putà masculi ad masculum, vel feminœ ad feminam.

Ce crime horrible est défini par S. Thomas : le coït avec le sexe non dû, par exemple d’un homme avec un homme, ou d’une femme avec une femme.

Ex quo inferendum masculum cœuntem cum feminà in vase indebito, nullatenùs esse sodomiam, quia est debitus sexus; et è contra feminam cœuntem cum feminâ in vase naturali esse veram sodomiam, quia est indebitus sexus. Undè concludendum S. Thomam totam malitiam sodomiæ deducere à sexu indebito, et non à vase indebito sexûs debiti. Hoc ultimum crimen, secundùm S. Doctôrem, non verô est sodomia, sed tantùm modus innaturalis concumbendi.

De là, il faut inférer qu’un homme couchant avec une femme dans le vase indu, n’est nullement sodomite, parce qu’[il s’agit] du sexe dû ; et, au contraire, qu’une femme couchant avec une femme dans le vase naturel, est une sodomite vraie, parce qu’[il s’agit] du sexe indu. De là, il faut conclure que S. Thomas déduit la totalité du mal de sodomie du sexe indu, et non du vase indu du sexe dû. Cette dernière faute, selon le saint Docteur, n’est pas vraiment de la sodomie, mais seulement une manière non-naturelle d’avoir des relations sexuelles.

At quia apud majorem theologorum partem usus prœvaluit ut concubitus in vase indebito sexûs debiti existimetur sodomia imperfecta, in hoc et in aliis multis morem usui simpliciter geremus.

Mais parce que, selon la majeure partie des théologiens, l’usage a prévalu que le coït dans le vase indu du sexe dû est estimé [être] sodomie imparfaite, nous serons tout bonnement complaisants pour l’usage, [exprimé] en cet endroit et en beaucoup d’autres.

Idcircô coitus viri cum muliere in vase indebito est sodomia imperfecta, distincta à perfectâ, quæ est concubitus masculi cum masculo, vel feminæ cum feminâ.

Pour cette raison, le coït d’un homme avec un femme dans le vase indu est de la sodomie imparfaite, distincte de la [sodomie] parfaite, qui est la relation sexuelle d’un homme avec un homme ou d’une femme avec une femme.

Non refert in quo vase vel quâ corporis parte cœant masculi aut feminæ inter se, cùm malitia sodomiæ in affectu ad sexum indebitum consistat et completa vel perfecta sit in genere suo, dùm applicatur corpus ad quodvis vas vel quamlibet corporis partem ejusdem sexûs per modum concubitûs; si autem fieret tantùm applicatio manûs, pedis, etc., ad alterius organa, etiamsi ex utrâque parte pollutio sequeretur, non reputaretur sodomia, quia non esset verus concubitus, nec physicus aut materialis, nec moralis vel effectivus.

Peu importe dans quel vase ou quelle partie du corps les hommes ou les femmes coïtent ensemble, puisque le mal de sodomie consiste dans le désir du sexe indu et que [la sodomie] complète ou parfaite a lieu avec [une personne] de son [propre] genre, en joignant le corps, selon le mode du coït, à quelque vase que ce soit et à quelque partie du corps que ce soit, [mais d’une personne] de même sexe ; or si une telle application de la main, du pied, etc., était faite sur d’autres organes, même s’il était suivi de part et d’autre d’une éjaculation, cela ne serait pas réputé être de la sodomie, parce qu’il ne s’agit pas d’un vrai coït, ni physique ou matériel, ni moral ou effectif.

Ad imperfectam sodomiam sufficit ut masculus et femina cœant non servatis instrumentis naturalibus vel organis debitis, cum affectu ad præposteras partes vel malum concubitûs finem.

Pour [qu’il y ait] une sodomie imparfaite, il suffit qu’un homme et une femme coïtent, en ne se servant pas des outils naturels ou des organes dus, [mais] selon un désir orienté vers les parties contre nature et vers le mauvais but  du coït.

In confessione aperiendum est cujus naturæ fuerit sodomia, an fuerit perpetrata cum personâ conjugatâ, Deo dicatâ vel consanguineâ ; tunc enim additur malitia adulterii, sacrilegii vel incestûs.

En confession, on doit s’ouvrir de la nature de la sodomie qui a eu lieu, si elle a été perpétrée avec une personne mariée, consacrée à Dieu ou consanguine ; alors, en effet, s’y ajoute le mal d’adultère, de sacrilège ou d’inceste.

Multis theologis videtur declarandas esse in confessione circumstantias agentis vel patientis. Attamen, secundùm Billuart, Loth et alios, « circumstantia agentis non mutât speciem, nec videtur notabiliter aggravare. » Multô tutior videtur priorum sententia, et non dubitandum quin, si uterque vicissim agens et patiens fuerit, scelus longè gravius sit.

À de nombreux théologiens, il semble, qu’en confession, doivent être déclarées les positions de passif ou d’actif. Mais cependant, selon Billuart, Loth et alii, « la position d’actif ne change pas la classe [morale], et ne semble pas l’aggraver nettement. » La sentence des premiers semble beaucoup plus prudente, et, bien mieux, on ne doit pas en douter, si chacun des deux, à son tour a été actif et passif, et que le crime soit plus grave par sa longévité.

« Dicunt Spor., Holz., et Tam., n. 77, cum Angel., ait S. Alphonse de Ligori, quôd confessarius, intelligens mulierem cognitam fuisse extra vas naturale, vel præposterum, non debet quærere in quo loco et quomodô. » (S. Ligorio, lib. III, n. 466.) DD. Gousset idem affirmât juxta B. Ligorio.

« Patrice Sporer, Appolonio Holzmann, et Thomas Tamburini, au numéro 77, disent, avec Thomas de Angelo, dit S. Alphonse de Ligori, que le confesseur, comprenant qu’une femme a été connue hors du vase naturel, et contre nature, ne doit pas rechercher dans quel lieu et comment. » (S. Alphonse de Ligori, livre III, n° 466.) DD. Gousset affirme la même chose, d’une façon proche de S. Alphonse de Ligori.

Apud eumdem S. Ligorio dicunt Ronc., Tamb. et Salm., contra Graff. : « Non esse necessariô in confessione explicandum si pollutio fuerit intra vel extra vas ; sufficit enim confiteri : peccavi cum puero, ut confessarius judicet admisse sodomiam cum pollutione. Si verô non fuerit pollutio deberet explicari. » Istud peccavi cum puero nobis nimis vagum et generale videtur. Intelligibiliùs diceretur : concubui cum puero, cum additione circumstantiæ pollutionis vel non pollutionis. Si seminatio intra vas possibilis esset, tunc foret sodomia perfecta, consummata et completa ; et tantùm perfecta et non completa, si extra vas, ut dicunt nonnulli.

Selon le même S. Alphonse de Ligori, Constantin Roncaglia, Thomas Tamburini et les Salmenticenses, disent contre Giacomo Graffi : « Il n’est pas nécessaire en confession de préciser si l’éjaculation a eu lieu dans ou hors le vase ; il suffit en effet de confesser : j’ai péché avec un garçon/jeune homme [Voyez la remarque 9], de telle façon que le confesseur juge que la sodomie a été perpétrée avec éjaculation. Si, vraiment, il n’y a pas eu d’éjaculation, cela devrait être précisé. » Ce j’ai péché avec un garçon/jeune homme, nous semble trop vague et général. On dirait de façon plus intelligible : j’ai couché avec un garçon/jeune homme, avec l’ajout des circonstances de l’éjaculation ou de la non-éjaculation. Si l’éjaculation a été possible dans le vase, alors il s’agira d’une sodomie parfaite, consommée et complète ; et seulement parfaite et non pas complète, si [elle a eu lieu] hors du vase, comme le disent quelques uns.

Quod ad pueros attinet, quoniam de pueris loquimur, hodierno infelici tempore istud scelus nefandum sæpissimè in pueros furens irruit : undè nunc generaliter pederastia nuncupatur.

Pour ce qui touche les garçons/jeunes gens, puisque nous parlons des garçons/jeunes gens, en ce malheureux temps présent, ce crime abominable [et] délirant fond très souvent sur les garçons/jeunes gens : de là, il est désigné maintenant généralement par [le terme de] pédérastie.

Nous terminons ce triste paragraphe en avertissant que l'on doit toujours s'enquérir auprès de l'autorité supérieure si le crime dont il s'agit est réservé à l'évêque, et dans quel cas il est réservé. Il paraît que, dans beaucoup de diocèses, les deux espèces, la parfaite et l'imparfaite, sont réservées.

Référence.

Pierre Jean Corneille Debreyne, chialogie: traité des péchés contre les sixième et neuvième commandements du décalogue, 4e édition, revue, corrigée et augmentée, Poussielgue Frères, 1868, p. 84-87


Remarques.

1. Pierre Jean-Corneille Debreyne, médecin français, trappiste, né à Quœdypre, près Dunkerque, le 7 novembre 1786, fit ses études médicales à Paris et y fut reçu docteur en 1814. Après quelques années de pratique et d'enseignement à la Faculté, il fut attaché comme médecin au couvent de la Trappe, près Mortagne, dans le département de l'Orne, et prit lui-même, vers 1840, l'habit de l'ordre. Les nombreux ouvrages qu'il y a composés, surtout depuis cette époque, au milieu d'une solitude et d'une concentration favorables à l'étude, tiennent à la fois de la science, de la théologie et du mysticisme.

Nous nous bornerons à indiquer, parmi ses ouvrages de médecine pure : Considérations philosophiques, morales et religieuses sur le matérialisme moderne (1829) : Thérapeutique appliquée aux traitements spéciaux des maladies chroniques (1840) ; Précis sur la physiologie humaine; Des vertus thérapeutiques de la belladone (1851), couronné en Belgique.

Quelques-uns de ses écrits ont un caractère plus spécial : Pensées d'un croyant catholique ; du Suicide et du duel ; Précis de physiologie catholique et philosophique ; le Prêtre et le médecin devant la société ; Étude de la mort ; Essai sur la théologie morale; le Dimanche, ou Nécessité physiologique, hygiénique, politique, sociale, morale et religieuse du repos heptamérique ; Colonie agricole fondée à la GrandeTrappe, Agriculture monastique (1845-1853) ; Mœchialogie, ou Traité des péchés contre les VIe et IXe commandements, avec un abrégé pratique d'Embryologie sacrée (1846. in-8; 2e édition, 1856, in-4) « livre exclusivement destiné au clergé, » et dont l'auteur rappelle tous ses titres de médecin, professeur, prêtre et religieux de la Trappe.

2. Les Salmaticenses désigne les théologiens de l’école de Salamanque en Espagne.

3. Constantin Roncaglia, ( mort en 1737) de la Congrégation de la Mère de Dieu, était né à Lucques et y mourut. Il donna une édition de l'Histoire Ecclésiastique de l'ancien et du nouveau Testament, de Noël Alexandre, avec des remarques, édition augmentée depuis par Manzi, et formellement autorisée par un décret de l''Index ; Théologie Morale, Lucques, 1730, 2 vol. in-fol. ; —Effets de la prétendue réforme de Luther, de Calvin et du Jansénisme ;Histoire des Variations des églises protestantes,— et la Famille Chrétienne instruite de ses obligations.

4. Patritius Sporer (mort en 1683) était un théologien moraliste franciscain allemand. Sporer naquit et mourut à Passau, en Bavière. En 1637, il entra dans l’ordre des Frères Mineurs, dans le couvent de sa ville natale, qui appartenait à la province de Strasbourg. Il enseigna la théologie de nombreuses années, et obtint le titre de Lector Jubilatus. Il fut le théologien de l’évêque de Passau. Il est l’auteur de Amor Dei super omnia (Würzbourg, 1662); Actionum humanarum immediata regula conscientia moraliter explicata atque ad disputationem publicam exposita (Würzburg, 1660); Theologia moralis, decalogalis et sacramentalis (3 folio vols., 1681 ; réédition, Salzbourg, 1692 ; Venise, 1724, 1726, 1755, 1756) ; Tyrocinium theologiæ moralis, conscientiam, actvm humanvm et peccatvm in genere (Würtzbourg, 1660) ; Theologiæ moralis super Decalogum (Salzbourg, 1685).

5. Tommaso Tamburini (1591 – 1675, Palerme, Sicile) était un théologien jésuite italien. Il naquit à Caltanisetta en Sicile et entra dans la Compagnie de Jésus à quinze ans. Il se distingua alors par ses talents d’enseignant. Après un parcours d’études réussi, il obtint une chaire de philosophie pendant quatre ans, de théologie dogmatique, pendant sept ans et de théologie morale pendant dix-sept ans. Pendant treize ans, il fut recteur de nombreuses universités. Pour ses œuvres voir l’article de Wikipedia en anglais.

6. Giacomo Graffi/de Graffiis est né à Capoue en 1548. Il se fit Religieux bénédictin du Monastère de saint Séverin de Naples, de la Congrégation du Mont-Cassìn, et fut docteur en droit, et grand Pénitencier de Naples. Il nous a laissé un ouvrage de morale intitulé: Decisiones aurea, in-4 dont la première partie est divisée en quatre livres, et la seconde ajoutée à la première en 1593. aussi en quatre Livres. La première édition est de Naples en 1590 et l’ouvrage entier fut réimprimé trois fois à Venise, deux fois à Turin; puis à Lyon et à Anvers.

7. Appolonius Holzmann était un théologien franciscain, né à Rieden en Souabe en 1681. Il entra en 1699 à Bamberg, dans l’ordre franciscain et résida en plusieurs couvents de la province d’Allemagne méridionale. Il fut lector de philosophie et de théologie (en 1737, il se décrivait comme Lector Theologiæ Emeritus) à Vorchheim, puis vécut à Bamberg où il fut actif en tant que confesseur de la cathédrale et président des conférences morales du clergé. Il publia une Theologia moralis, en deux volume in-folio (Kempten, 1737 et 1740) et un Jus canonicum en un volume in-folio (Kempten et Augsbourg, 1749). Benoît XIV aurait dit de sa théologie morale : « Ebel écrit pour Ebel, Sporer pour les jeunes gens, Hozman pour les érudits. »

8. Alphonse de Liguori naquit au manoir de son père, à Marianella, quartier de Naples, en septembre 1696 et mourut à Nocera de Pagani, en août 1787. Il embrassa l'état ecclésiastique à 27 ans et évangélisa les pauvres des campagnes. Issu de la haute société napolitaine, orateur doué, il fonda la congrégation du Très Saint Rédempteur, dont les membres sont appelés Rédemptoristes. Il représente une référence en matière de théologie morale.

9. Pueritia, dans son acception la plus large, s'étend depuis la naissance jusqu'à la vingtième année, et même au delà. Elle embrasse :

1° l’infantia (de in négatif et fari), ou prima pueritia, depuis la naissance jusqu'à sept ans ;

2° la pueritia proprement dite (sens restreint), depuis sept ans jusqu'à dix-sept ;

3° une période peu définie qui commence à dix-sept ans et se prolonge dans l'adolescence ou prima juventus. Ainsi Auguste est encore appelé puer à l'âge de dix-neuf ans, et Scipion à l'âge de vingt ans.

[La source de chaque remarque est indiquée par le moyen de l’hyperlien.]