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jeudi 17 décembre 2020

Le Pape François et la question de l’homosexualité : que dit-il vraiment ?

 

Sa Sainteté, le pape François

 

A) Points de départ doctrinaux : 

 1) Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Déclaration Persona humana, 29 décembre 1975

De nos jours, à l’encontre de l’enseignement constant du Magistère et du sens moral du peuple chrétien, quelques-uns en sont venus, en se fondant sur des observations d’ordre psychologique, à juger avec indulgence, voire même à excuser complètement, les relations homosexuelles chez certains sujets.

Ils font une distinction — et, semble-t-il, avec raison — entre les homosexuels dont la tendance provenant d’une éducation faussée, d’un manque d’évolution sexuelle normale, d’une habitude prise, de mauvais exemples ou d’autres causes analogues est transitoire ou du moins non incurable, et les homosexuels qui sont définitivement tels par une sorte d’instinct inné ou de constitution pathologique jugée incurable. Or, quant à cette seconde catégorie de sujets, certains concluent que leur tendance est à tel point naturelle qu’elle doit être considérée comme justifiant, pour eux, des relations homosexuelles dans une sincère communion de vie et d’amour analogue au mariage en tant qu’ils se sentent incapables de supporter une vie solitaire.

Certes, dans l’action pastorale, ces homosexuels doivent être accueillis avec compréhension et soutenus dans l’espoir de surmonter leurs difficultés personnelles et leur inadaptation sociale.

Leur culpabilité sera jugée avec prudence.

Mais nulle méthode pastorale ne peut être employée qui, parce que ces actes seraient estimés conformes à la condition de ces personnes, leur accorderait une justification morale.

Selon l’ordre moral objectif, les relations homosexuelles sont des actes dépourvus de leur règle essentielle et indispensable.

Elles sont condamnées dans la Sainte Écriture comme de graves dépravations et présentées même comme la triste conséquence d’un refus de Dieu (13).

Ce jugement de l’Écriture ne permet pas de conclure que tous ceux qui souffrent de cette anomalie en sont personnellement responsables, mais il atteste que les actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés et qu’ils ne peuvent en aucun cas recevoir quelque approbation.

(13) Romains 1, 24-27 : « Aussi Dieu les a-t-il livrés selon les convoitises de leur cœur à une impureté où ils avilissent eux-mêmes leurs propres corps : eux qui ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge, adoré et servi la créature de préférence au Créateur, qui est béni éternellement. Amen. Aussi Dieu les a-t-il livrés à des passions avilissantes : car leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature : pareillement les hommes délaissant l’usage naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétrant l’infamie d’homme à homme et recevant en leurs personnes l’inévitable salaire de leurs égarements ». Voir aussi ce que dit S. Paul des « masculorum concubitores [ἀρσενοκοῖται, arseno-koitai] » en 1 Corinthiens 6, 9 ; 1 Timothée 1, 10.

Disponible en ligne sur <http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_19751229_persona-humana_fr.html>, consultée le 24 septembre 2020.

2) Catéchisme de l’Église catholique (1992)

2357. L’homosexualité désigne les relations entre des hommes ou des femmes qui éprouvent une attirance sexuelle, exclusive ou prédominante, envers des personnes du même sexe. Elle revêt des formes très variables à travers les siècles et les cultures.

Sa genèse psychique reste largement inexpliquée.

S’appuyant sur la Sainte Écriture, qui les présente comme des dépravations graves (cf. Gn 19, 1-29 ; Rm 1, 24-27 ; 1 Co 6, 10 ; 1 Tm 1, 10), la Tradition a toujours déclaré que « les actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés » (Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Déclaration Persona humana, n. 8).

- Ils sont contraires à la loi naturelle.

- Ils ferment l’acte sexuel au don de la vie.

- Ils ne procèdent pas d’une complémentarité affective et sexuelle véritable.

Ils ne sauraient recevoir d’approbation en aucun cas.

2358. Un nombre non négligeable d’hommes et de femmes présente des tendances homosexuelles foncières. Cette propension, objectivement désordonnée, constitue pour la plupart d’entre eux une épreuve.

Ils doivent être accueillis avec respect, compassion et délicatesse. On évitera à leur égard toute marque de discrimination injuste.

Ces personnes sont appelées à réaliser la volonté de Dieu dans leur vie, et si elles sont chrétiennes, à unir au sacrifice de la croix du Seigneur les difficultés qu’elles peuvent rencontrer du fait de leur condition.

2359 Les personnes homosexuelles sont appelées à la chasteté [cf. n. 2337 La chasteté signifie l’intégration réussie de la sexualité dans la personne et par là l’unité intérieure de l’homme dans son être corporel et spirituel. La sexualité, en laquelle s’exprime l’appartenance de l’homme au monde corporel et biologique, devient personnelle et vraiment humaine lorsqu’elle est intégrée dans la relation de personne à personne, dans le don mutuel entier et temporellement illimité, de l’homme et de la femme.]

Disponible en ligne sur <https://www.vatican.va/archive/FRA0013/__P80.HTM>, consultée le 24 septembre 2020.

B) Déclarations du Pape François

1) 28 juillet 2013

Conférence de presse durant le vol de retour du voyage apostolique à Rio de Janeiro (28e J.M.J).

Disponible en ligne sur <http://www.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2013/july/documents/papa-francesco_20130728_gmg-conferenza-stampa.html>, consultée le 24 septembre 2020.

 

Ilze Scamparini :

Je voudrais demander la permission de poser une question un peu délicate : Une autre image a fait un peu le tour du monde : celle de Mgr Ricca, ainsi que des informations sur sa vie privée. Je voudrais savoir, Sainteté, ce que vous comptez faire sur cette question ? Comment affronter cette question et comment Sa Sainteté entend-elle affronter la question du lobby gay ?

Pape François :

En ce qui concerne Mgr Ricca : j’ai fait ce que le Droit Canonique demande de faire : une investigatio previa. De cette investigatio, il n’y a rien de ce dont on l’accuse ; nous n’avons rien trouvé. Voilà la réponse. Mais je voudrais ajouter autre chose là-dessus : je vois que souvent dans l’Église, au-delà de ce cas et aussi dans ce cas, on va chercher les « péchés de jeunesse », par exemple, et on les publie. Pas les délits, eh ? Les délits c’est autre chose : l’abus sur mineurs est un délit. Non, les péchés. Mais si une personne, laïque ou prêtre ou sœur, a fait un péché, et ensuite s’est convertie, le Seigneur pardonne, et quand le Seigneur pardonne, le Seigneur oublie et cela est important pour notre vie. Quand nous allons nous confesser et que nous disons vraiment : « J’ai péché en ceci », le Seigneur oublie ; et nous, nous n’avons pas le droit de ne pas oublier, parce que nous courrons alors le risque que le Seigneur n’oublie pas nos péchés. C’est un danger. C’est important : une théologie du péché. Souvent je pense à saint Pierre : il a fait l’un des pires péchés, celui de renier le Christ ; et avec ce péché il a été fait Pape. Nous devons y penser beaucoup. Mais, revenant à votre question plus concrète : en ce cas j’ai fait l’investigatio previa et nous n’avons rien trouvé. Ça c’est la première demande.

Ensuite, vous parlez du lobby gay. Bah ! On écrit beaucoup sur le lobby gay. Je n’ai encore trouvé personne au Vatican qui me donne sa carte d’identité avec « gay ». On dit qu’il y en a. Je crois que lorsqu’on se trouve avec une telle personne on doit distinguer le fait d’être « gay », du fait de faire un lobby ; parce que les lobbies, tous ne sont pas bons. Celui-ci est mauvais.

Si une personne est gay et cherche le Seigneur, fait preuve de bonne volonté, qui suis-je pour la juger ? Le Catéchisme de l’Église catholique l’explique de manière très belle, mais il dit, attendez un peu comment il dit… il dit : « Nous ne devons pas mettre en marge ces personnes pour cela, elles doivent être intégrées dans la société ». Le problème n’est pas d’avoir cette tendance, non, nous devons être frères, car ceci est une chose, mais s’il y a autre chose, autre chose.

Le problème est de faire de cette tendance, un lobby : lobby des avares, lobby des politiciens, lobby des maçons, beaucoup de lobby. Voilà le problème le plus grave pour moi. Et je vous remercie beaucoup pour avoir fait cette demande. Merci beaucoup !

2) 19 août 2013

Entretien avec le P. Antonio Spadaro, s. j. Paru dans L'Osservatore Romano, ed. hebdomadaire française du 26/09/2013.

Disponible en ligne sur <http://www.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2013/september/documents/papa-francesco_20130921_intervista-spadaro.html>, consultée le 24 septembre 2020.

 

Nous devons annoncer l’Évangile sur chaque route, prêchant la bonne nouvelle du Règne et soignant, aussi par notre prédication, tous types de maladies et de blessures. À Buenos Aires j’ai reçu des lettres de personnes homosexuelles, qui sont des « blessés sociaux » parce qu’elles se ressentent depuis toujours condamnées par l’Église.

Mais ce n’est pas ce que veut l’Église.

Lors de mon vol de retour de Rio de Janeiro, j’ai dit que, si une personne homosexuelle est de bonne volonté et qu’elle est en recherche de Dieu, je ne suis personne pour la juger. Disant cela, j’ai dit ce que dit le Catéchisme [de l’Église catholique].

La religion a le droit d’exprimer son opinion au service des personnes mais Dieu dans la création nous a rendu libres : l’ingérence spirituelle dans la vie des personnes n’est pas possible.

Un jour quelqu’un m’a demandé d’une manière provocatrice si j’approuvais l’homosexualité. Je lui ai alors répondu avec une autre question : « Dis-moi : Dieu, quand il regarde une personne homosexuelle, en approuve-t-il l’existence avec affection ou la repousse-t-il en la condamnant ? ».

Il faut toujours considérer la personne. Nous entrons ici dans le mystère de l’homme.

Dans la vie de tous les jours, Dieu accompagne les personnes et nous devons les accompagner à partir de leur condition. Il faut accompagner avec miséricorde. Quand cela arrive, l’Esprit Saint inspire le prêtre afin qu’il dise la chose la plus juste.

(…)

Nous ne pouvons pas insister seulement sur les questions liées à l’avortement, au mariage homosexuel et à l’utilisation de méthodes contraceptives. Ce n’est pas possible. Je n’ai pas beaucoup parlé de ces choses, et on me l’a reproché. Mais lorsqu’on en parle, il faut le faire dans un contexte précis. La pensée de l’Église, nous la connaissons, et je suis fils de l’Église, mais il n’est pas nécessaire d’en parler en permanence. Les enseignements, tant dogmatiques que moraux, ne sont pas tous équivalents. Une pastorale missionnaire n’est pas obsédée par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines à imposer avec insistance. L’annonce de type missionnaire se concentre sur l’essentiel, sur le nécessaire, qui est aussi ce qui passionne et attire le plus, ce qui rend le cœur tout brûlant, comme l’eurent les disciples d’Emmaüs. Nous devons donc trouver un nouvel équilibre, autrement l’édifice moral de l’Église risque lui aussi de s’écrouler comme un château de cartes, de perdre la fraîcheur et le parfum de l’Évangile. L’annonce évangélique doit être plus simple, profonde, irradiante. C’est à partir de cette annonce que viennent ensuite les conséquences morales.

3) 19 mars 2016

Exhortation apostolique post-synodale Amoris lætitia.

Disponible en ligne sur <http://www.vatican.va/content/francesco/fr/apost_exhortations/documents/papa-francesco_esortazione-ap_20190325_christus-vivit.html<, consultée le 24 septembre 2020.

250. L’Église fait sienne l’attitude du Seigneur Jésus qui, dans un amour sans limite, s’est offert pour chaque personne sans exceptions [275].

Avec les Père synodaux, j’ai pris en considération la situation des familles qui vivent l’expérience d’avoir en leur sein des personnes manifestant une tendance homosexuelle, une expérience loin d’être facile tant pour les parents que pour les enfants.

C’est pourquoi, nous désirons d’abord et avant tout réaffirmer que chaque personne, indépendamment de sa tendance sexuelle, doit être respectée dans sa dignité et accueillie avec respect, avec le soin d’éviter « toute marque de discrimination injuste » [276] et particulièrement toute forme d’agression et de violence.

Il s’agit, au contraire, d’assurer un accompagnement respectueux des familles, afin que leurs membres qui manifestent une tendance homosexuelle puissent bénéficier de l’aide nécessaire pour comprendre et réaliser pleinement la volonté de Dieu dans leur vie [277].

251. Au cours des débats sur la dignité et la mission de la famille, les Pères synodaux ont fait remarquer qu’en ce qui concerne le « projet d’assimiler au mariage les unions entre personnes homosexuelles, il n’y a aucun fondement pour assimiler ou établir des analogies, même lointaines, entre les unions homosexuelles et le dessein de Dieu sur le mariage et la famille ». Il est inacceptable que « les Églises locales subissent des pressions en ce domaine et que les organismes internationaux conditionnent les aides financières aux pays pauvres à l’introduction de lois qui instituent le “mariage” entre des personnes de même sexe » [278].

[275] Cf. Bulle Misericordiae Vultus, n. 12 : ASS 107 (2015), p. 407.

[276] Catéchisme de l’Église catholique, n. 2358 ; cf. Relatio finalis 2015, n. 76.

[277] Cf. Ibid.

[278] Relatio finalis, n. 76 ; cf. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Considérations à propos des projets de reconnaissance légale des unions entre personnes homosexuelles (3 juin 2003), n. 4.

 

4) 26 juin 2016

Conférence de presse durant le vol de retour du voyage apostolique en Arménie.

Disponible en ligne sur <http://m.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2016/june/documents/papa-francesco_20160626_armenia-conferenza-stampa.html>, consultée le 24 septembre 2020.

Cindy Wooden – CNS :

Merci Sainteté. Ces derniers jours, le Cardinal allemand Marx en parlant à une grande conférence très importante à Dublin, sur l’Église dans le monde moderne, a dit que l’Église catholique devait dire pardon à la communauté gay pour avoir marginalisé ces personnes. Les jours qui ont suivi le massacre d’Orlando, beaucoup ont dit que la communauté chrétienne a quelque chose à voir avec cette haine envers ces personnes. Qu’en pensez-vous ?

Pape François :

Je répéterai la même chose que j’ai dite lors du premier voyage, et je répète aussi ce que dit le Catéchisme de l’Église catholique : qu’ils ne sont pas discriminés, qu’ils doivent être respectés, accompagnés pastoralement.

On peut condamner, non pour des motifs idéologiques, mais pour des motifs – disons-nous – de comportement politique, certaines manifestations un peu trop blessantes pour les autres.

Mais ces choses n’ont pas à voir avec le problème : si le problème est une personne qui a cette condition, qui a bonne volonté et qui cherche Dieu, qui sommes-nous pour la juger ? Nous devons bien l’accompagner selon ce que dit le Catéchisme. Le Catéchisme est clair !

Ensuite il y a les traditions dans certains pays, dans certaines cultures qui ont une mentalité différente sur ce problème. Je crois que l’Église non seulement doit demander pardon – comme a dit le Cardinal « marxiste » [Cardinal Marx] – à cette personne qui est gay qu’elle a offensée, mais elle doit demander aussi pardon aux pauvres, aux femmes et aux enfants exploités dans le travail; elle doit demander pardon d’avoir béni tant d’armes… L’Église doit demander pardon de ne pas s’être comportée tant, tant de fois… - et quand je dis « l’Église » j’entends les chrétiens ; l’Église est sainte, c’est nous qui sommes des pécheurs ! – les chrétiens doivent demander pardon de ne pas avoir accompagné tant de choix, tant de de familles

Je me rappelle la culture de Buenos Aires, la culture catholique fermée, quand j’étais enfant – je viens de là ! – : on ne pouvait pas entrer dans la maison d’une famille divorcée ! Je parle d’il y a 80 ans. La culture a changé, grâce à Dieu.

Comme chrétiens, nous devons beaucoup demander pardon, et pas seulement pour cela. Pardon et non seulement des excuses !

« Pardon Seigneur ! » : c’est une parole que nous oublions – maintenant, je fais le pasteur et je fais le sermon ! Non, c’est vrai, beaucoup de fois le « prêtre patron » et non le prêtre père, le prêtre « qui châtie » et non le prêtre qui embrasse, pardonne, console…

Mais il y en a tant ! Tant d’aumôniers d’hôpitaux, d’aumôniers des prisons, tant de saints ! Mais ceux-là ne se voient pas, parce que la sainteté a de la pudeur, elle se cache. Au contraire, le manque de pudeur est effronté : il est effronté et se fait remarquer. Tant d’organisations, avec de bonnes personnes, et de moins bonnes ; ou des personnes auxquelles tu donnes une « bourse » un peu nourrie et elles regardent ailleurs, comme les puissances internationales avec les trois génocides. Nous aussi, chrétiens – prêtres, évêques- nous l’avons fait ; mais nous chrétiens nous avons aussi une Teresa de Calcutta et tant de Teresa de Calcutta ! Nous avons tant de sœurs en Afrique, tant de laïcs, tant de couples de saints époux !

Le grain et la zizanie, le grain et la zizanie. Jésus dit que le Royaume est ainsi. Nous ne devons pas nous scandaliser d’être ainsi. Nous devons prier afin que le Seigneur fasse en sorte que cette zizanie finisse et qu’il y ait davantage de grain. Mais c’est la vie de l’Église. On ne peut mettre une limite.

Nous sommes tous saints, parce que nous avons tous l’Esprit Saint en nous, mais nous sommes –nous tous – des pécheurs. Moi le premier. D’accord ? Merci. Je ne sais pas si j’ai répondu… Non seulement une excuse, mais le pardon !

5) 2 octobre 2016

Conférence de presse durant le vol de retour du voyage apostolique en Géorgie et en Azerbaïdjan.

Disponible en ligne sur <http://www.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2016/october/documents/papa-francesco_20161002_georgia-azerbaijan-conferenza-stampa.html>, consultée le 24 septembre 2020.

[Joshua McElwee, du journal américain National Catholic Reporter

Dans le même discours, vous avez parlé de la théorie du genre, en disant que c’est le grand ennemi. Mais je voudrais demander : que diriez-vous à une personne qui a souffert pendant tant d’années à cause de sa sexualité et sent qu’il y a un problème biologique? En tant que pasteur, comment accompagneriez-vous ces personnes ?

Avant tout, dans ma vie de prêtre, d’évêque — et même de Pape — j’ai accompagné des personnes avec une tendance ou des pratiques homosexuelles. Je les ai accompagnées, je les ai approchées du Seigneur, certaines ne peuvent pas, mais je les ai accompagnées et je n’ai jamais abandonné personne. C’est ce qu’il faut faire. Il faut accompagner les personnes comme les accompagne Jésus. Quand une personne dans cette situation arrive devant Jésus, il ne lui dira certainement pas : « Va-t’en parce que tu es homosexuel ! », non.

Ce que j’ai dit concerne ce mal qui se fait aujourd’hui avec l’endoctrinement de la théorie du genre. Un père de famille français me racontait qu’à table, en parlant avec ses enfants — lui est catholique, sa femme est catholique, ses enfants sont catholiques, à l’eau de rose, mais catholiques — et il a demandé à son fils de dix ans : « Et toi que veux-tu faire quand tu seras grand ? » — « je veux être une fille ». Et le père s’est aperçu que dans les livres scolaires, on enseignait la théorie du genre. Et cela est contre les choses naturelles. C’est une chose qu’une personne ait cette tendance, cette option, et il y a aussi ceux qui changent de sexe. C’est une autre chose de donner un enseignement dans les écoles sur cette ligne, pour changer les mentalités. J’appelle cela les « colonisations idéologiques ».

L’an dernier, j’ai reçu une lettre d’un Espagnol qui me racontait l’histoire de son enfance et de son adolescence. C’était une petite fille, une fille, et il a beaucoup souffert parce qu’il se sentait garçon, mais physiquement, il était fille. Il l’a raconté à sa mère quand il avait déjà une vingtaine d’années, 22 ans, et lui a dit qu’il voulait se faire opérer et toutes ces choses-là. Et sa mère lui a demandé de ne pas le faire tant qu’elle serait en vie. Elle était âgée et elle est morte peu après. Il s’est fait opérer. Il est employé dans un ministère d’une ville d’Espagne. Il est allé voir l’évêque. L’évêque l’a beaucoup accompagné, un bon évêque : il « perdait » du temps à accompagner cet homme. Puis il s’est marié. Il a changé son identité civile, il est marié et il m’a écrit que ce serait une consolation pour lui de venir avec son épouse : lui qui était elle, mais qui est lui. Et je les ai reçus. Ils étaient contents. Et dans le quartier où il habitait, il y avait un vieux prêtre, de quatre-vingts ans, le vieux curé qui avait quitté sa paroisse et qui aidait des sœurs, là, dans la paroisse... Et il y avait le nouveau [curé]. Quand le nouveau le voyait, il lui criait du trottoir : « Tu iras en enfer » ! Quand il allait voir l’ancien curé, celui-ci lui disait : « Depuis quand ne t’es-tu pas confessé ? Viens, viens, que je te confesse, ainsi tu pourras faire la communion ». Tu as compris ?

La vie est la vie, et les choses doivent se prendre comme elles viennent.

Le péché est le péché. Les tendances ou les déséquilibres hormonaux créent beaucoup de problèmes et nous devons être attentifs à ne pas dire : « C’est la même chose, faisons la fête ». Non, cela, non.

Mais accueillir chaque cas, l’accompagner, l’étudier, discerner et l’intégrer. Voilà ce que ferait Jésus aujourd’hui.

S’il vous plaît, ne dites pas : « Le Pape va canoniser les trans » ! S’il vous plaît ! Parce que je vois déjà les titres des journaux... Non, non. Y a-t-il des doutes sur ce que j’ai dit ? Je veux être clair.

C’est un problème de morale. C’est un problème. C’est un problème humain. Et il faut le résoudre comme on peut, toujours avec la miséricorde de Dieu, avec la vérité, comme nous l’avons dit dans le cas du mariage, en lisant Amoris laetitia en entier, mais toujours comme cela, toujours le cœur ouvert. Et n’oubliez pas ce chapiteau de Vézelay : il est très beau, très beau.

6) 26 août 2018

Conférence de presse durant le vol de retour du voyage apostolique en Irlande (9e rencontre mondiale des familles).

Disponible en ligne sur <http://www.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2018/august/documents/papa-francesco_20180826_irlanda-voloritorno.html>, consultée le 24 septembre 2020.

[Javier Romero, Rome Reports TV] 

Le premier ministre d’Irlande, qui a été très direct dans son discours, est fier d’un nouveau modèle de famille différent de celui que l’Eglise proposait traditionnellement jusqu’à présent: je veux parler du mariage homosexuel. Et cela est sans doute l’un des modèles qui provoque le plus de conflits, spécialement dans le cas d’une famille catholique dans laquelle un membre de cette famille déclare être homosexuel. Que pensez-vous, que voudriez-vous dire à un père, une mère, auquel leur enfant dit qu’il est homosexuel et qu’il veut aller vivre avec son compagnon? (…)

(…) Il y a toujours eu des homosexuels et des personnes ayant des tendances homosexuelles. Toujours.

Les sociologues disent, mais je ne sais pas si c’est vrai, que lors des changements d’époque, certains phénomènes sociaux et éthiques se développent, et que l’un d’eux serait celui-là. Cela est l’opinion de certains sociologues.

Ta question est claire: que dirais-je à un père qui voit que son fils ou sa fille a cette tendance. Je lui dirais avant tout de prier: prie. Non pas condamner, mais dialoguer, comprendre, laisser de la place à son fils ou à sa fille. Lui laisser de la place pour qu’il s’exprime.

Puis, à quel âge se manifeste cet inquiétude de l’enfant? C’est important. C’est une chose quand elle se manifeste à l’enfance, quand il y a tant de choses que l’on peut faire, pour voir ce qu’il en est; une autre chose est quand elle se manifeste après les 20 ans, ou quelque chose de ce genre.

Mais je ne dirai jamais que le silence est la solution : ignorer le fils ou la fille ayant une tendance homosexuelle est un manque de paternité et de maternité.

« Tu es mon fils, tu es ma fille, comme tu es ; je suis ton père et ta mère, parlons. »

Et si vous, père et mère, vous n’y arrivez pas, demandez de l’aide, mais toujours dans le dialogue, toujours dans le dialogue. Parce que ce fils ou cette fille a droit à une famille et la famille est celle qui existe : ne le chassez pas de la famille. C’est un défi sérieux à la paternité et à la maternité.

Je te remercie pour ta question, merci.

7) 20 avril 2019

Contenu d'une conversation avec le comédien britannique Stephen K. Amos publié sur les réseaux sociaux par la B.B.C.

Disponible en ligne, en italien sur <https://it.aleteia.org/2020/09/09/6-frasi-forti-papa-francesco-omosessualita-gay/> et en anglais sur <https://inews.co.uk/culture/television/pilgrimage-road-to-rome-pope-meeting-lgbt-gay-rights-stephen-k-amos-bbc-what-time-date-final-281968>, consultées le 24 septembre 2020.

Amos, gay et athée, participait à un programme appelé Pilgrimage: The Road To Rome, dans lequel huit personnages bien connus, tous de croyances et de croyances différentes, portent des sacs à dos et des chaussures de randonnée et marchent le long du tronçon italien de l'ancienne Via Francigena, qui commence à Canterbury et se termine à Rome : ils n'ont que 15 jours pour parcourir 1000 kilomètres, un pèlerinage qui commence dans les Alpes juste avant la frontière italo-suisse.

Amos a déclaré qu'il ne voulait pas au départ rencontrer le Pape: « Nous avons découvert l'avant-dernier jour que nous allions le rencontrer. J'ai dit non. Ensuite, j'ai dit que j'irais si nous pouvions poser des questions. Les producteurs ont demandé : “eh bien, quel genre de questions ? Parce que nous ne voulons pas déclencher un incident diplomatique...” Nous avons donc posé quelques questions et la réponse donnée par le Vatican était que le Pape répondrait à toutes nos questions ».

Amos expliquait au Pape qu'il n'est pas croyant et qu'il est allé à Rome « à la recherche de réponses et de foi ». « Mais, en tant que gay, je ne me sens pas accepté. »

Et le Pape François a aussitôt répondu :

« Donner plus d'importance à l'adjectif [gay] qu'au nom [homme], ce n'est pas bon. Nous sommes tous des êtres humains et avons de la dignité. Peu importe qui vous êtes ou comment vous vivez votre vie, vous ne perdez pas votre dignité. Il y a des gens qui préfèrent sélectionner ou rejeter des gens à cause de l'adjectif - ces gens n'ont pas de cœur humain. »

8) 28 mai 2019

Entretien avec Valentina Alazraki pour le média mexicain Televisa.

Disponible en ligne et en espagnol sur <https://www.vaticannews.va/es/papa/news/2019-05/papa-francisco-entrevista-televisa-mexico-migrantes-feminicidio.html>, consultée le 24 septembre 2020. Traduction par l'auteur de ce blogue, avec l'aide de Google Traduction.

Q.- Il y a peut-être un autre sujet qui attire l'attention et dont je pense qu'il serait bon de l’expliquer. Ce sont vos relations avec des personnes qui vivent dans des situations qui étaient auparavant qualifiées d '« irrégulières », disons ceci. Je donne l'exemple de la fois où vous avez reçu un trans espagnol à Sainte Marthe avec son partenaire, et bien sûr, ces gens quittent Sainte Marthe en disant que vous les avez serrés dans vos bras, que vous les avez bénis, que vous leur avez dit que Dieu les aime, ou [de la fois où] vous avez décroché le téléphone et appelé une femme argentine divorcée, puis elle est partie en disant : « Le Pape m'a dit que je peux recevoir la communion » et bien sûr, les fidèles arrivent dans l’un ou l’autre cas vers les pauvres prêtres et disent : « Le Pape m'a dit que ça va bien pour moi et il m'a dit que je peux recevoir la communion. » Et les prêtres mettent les mains sur la tête et disent : « Maintenant que dois-je faire », parce que la doctrine n'a pas changé, disons. Alors, comment gérez-vous ces situations ?

R.- Parfois, les gens, à cause de l'enthousiasme d'être reçus, disent plus de choses que le Pape n’en a dit, prenons cela en compte.

Q.- C'est un risque que vous courez ...

R.- Bien sûr, un risque. Mais tous sont enfants de Dieu, nous sommes tous enfants de Dieu. Toutes les personnes. Je ne peux rejeter personne. Oui, je dois m'occuper de celui qui me fait du mal, de celui qui me trompe, m’en occuper. Mais rejetez, non. Je ne peux pas non plus dire à une personne que sa conduite est conforme à ce que veut l'Église, je ne le peux pas. Mais je dois lui dire la vérité : « tu es enfant de Dieu et Dieu t’aime comme tel ; maintenant, mets-toi en règle avec Dieu ». Je n'ai pas le droit de dire à quelqu’un qu'il n'est pas un enfant de Dieu parce que ce serait faux. Et de dire à une personne que Dieu ne l’aime pas, parce que Dieu les aime tous, même Judas, Il l’aimait. Jusqu'au bout, avec quel amour Jésus a-t-il traité Judas. Évidemment que l’on recherche ces cas extrêmes, mais... si on m’appelle – je ne me souviens pas de ce que j'ai dit à cette dame – mais je ne dis rien d'autre alors… J'ai dû sûrement lui dire : « Regardez, dans Amoris laetitia, il y a ce que vous devez faire, parler à un prêtre, et avec cela, cherchez... »

Q.- Un chemin ...

R.- Un chemin, j’ouvre un chemin. Mais je vais faire très attention de ne pas dire : « Vous pouvez prendre la communion ou pas », à 12 000 kilomètres de distance, ce serait irresponsable. Et ce serait aussi tomber dans la même chose, dans la casuistique, je peux ou je ne peux pas, chose que je n'accepte pas. C'est un processus d'intégration dans l'Église. Si nous pensons tous que les personnes qui sont en situation irrégulière, nous pensons ceci pour l’amour de Dieu, parce que ça ne me plaît pas...

Q.- Oui, c'est un mot que vous détestez, moi aussi, mais pour nous comprendre.

R.- Si nous nous persuadions qu'ils sont enfant de Dieu, les choses changeraient beaucoup.

Ils m'ont posé une question sur un vol – plus tard, ça m'a mis en colère, ça m'a mis en colère à cause de la façon dont les médias l'ont transmis – sur l'intégration familiale des personnes d'orientation homosexuelle, et j'ai dit : les personnes homosexuelles ont le droit d'être dans la famille, les personnes avec une orientation homosexuelle ont le droit de faire partie de la famille et les parents ont le droit de reconnaître ce fils comme homosexuel, cette fille comme homosexuelle. Vous ne pouvez pas expulser qui que ce soit de la famille ou [lui] rendre la vie impossible pour cela ...

Une autre chose que j'ai dite – quand vous voyez des signes chez les garçons qui grandissent et que vous les envoyez chez un ... J'aurais dû dire « professionnel », mais ce qui m’a échappé [c’est le mot] « psychiatre ». Je parlais d'un professionnel car parfois il y a des signes à l'adolescence ou à la pré-adolescence dont on ne sait pas s'ils sont [ceux] d’une tendance homosexuelle ou si le thymus ne s'est pas atrophié avec le temps, allez savoir, mille choses, n’est-ce pas ? Donc un professionnel. Titre de ce journal : « Le Pape envoie les homosexuels chez le psychiatre. » Ce n'est pas vrai ! Ils m'ont posé à nouveau la même question et je l'ai répétée : «Ce sont des enfant de Dieu, ils ont droit à une famille, etc. » C’est autre chose... Et j'ai expliqué : je me suis trompé avec ce mot, mais je voulais dire ceci : « quand ils remarquent quelque chose de bi…. » « Ah, c'est bizarre... » Non, ce n’est pas bizarre. Quelque chose qui sort de l'ordinaire. Je veux dire, ne prenez pas un petit mot pour annuler le contexte. Là, ce qu'il dit, c'est « vous avez le droit à une famille ». Et cela ne veut pas dire approuver les actes homosexuels, loin de là.

Q.- Vous savez ce qui arrive lorsque vous retirez souvent du contexte, c'est un vice de la presse aussi. Lorsque vous avez dit cette fameuse phrase : « Qui suis-je pour juger » lors de votre premier voyage, vous aviez dit auparavant : « Nous savons ce que dit le Catéchisme ». Que se passe-t-il pour qu’on ne se souvienne pas de cette partie, cela devient seulement : « Qui suis-je pour juger ? ». Cela a donc également suscité beaucoup d'attentes au sein de la communauté homosexuelle mondiale car ils pensaient que vous alliez plus loin ...

R.- Eh bien, j'ai fait des déclarations comme celle-ci à propos de la famille, pour aller plus loin. La doctrine est la même, celle des divorcés a été réajustée, selon la même ligne, mais avec Amoris laetitia au huitième chapitre qui consiste à revenir à la doctrine de saint Thomas, et pas à la casuistique.

Q.- C'est le problème qui arrive parfois.

R.- Mais je le comprends sauf quand ils prennent un mot hors de son contexte comme celui du « psychiatre », non, vous n'avez pas le droit. Et c'est drôle, une personne non croyante est venue me défendre, m'ont-ils dit. « Il a dit ce que nous n'avions jamais entendu et vous ........... vous [bien] voyez que le [mot] « psychiatre » était un lapsus ... »

Q- Pape François, il y a quelque chose qui me frappe un peu. Ceux qui vous connaissaient à l'époque où vous viviez en Argentine disent que vous étiez un conservateur – pour encore utiliser des catégories, disons le comme ça – dans la doctrine.

R.- Je suis un conservateur.

Q.- Vous avez mené toute une bataille concernant l'égalité des mariages, des couples de même sexe en Argentine. Et après, ils disent : il est arrivé ici, ils l'ont élu Pape et il semble beaucoup plus libéral qu'il ne l'était en Argentine. Vous reconnaissez-vous dans cette description faite par certaines personnes qui vous connaissaient auparavant, ou c'est la grâce du Saint-Esprit qui vous a donné plus ...

(des rires)

R.- La grâce du Saint-Esprit existe certainement. J'ai toujours défendu la doctrine. Et c'est curieux, en ce qui concerne la loi du mariage homosexuel ......... c'est une incongruité de parler de mariage homosexuel.

Q.- Donc, ce n'est pas vrai qu'avant c'était une chose et maintenant une autre.

R.- Non, avant c’était une chose et maintenant, je suis un autre, c'est vrai.

Q- Eh bien, parce que maintenant vous êtes Pape.

R.- Non, parce que je crois que j’ai un peu grandi, que je me suis sanctifié un peu plus. On change dans la vie. Le fait que j'ai pris en compte plus de critères, c'est peut-être que, voyant les problèmes mondiaux, je me suis trouvé plus conscient de certaines choses que je n'avais pas vues auparavant. Non, je pense qu'il y a des changements dans ce sens, oui. Mais, conservateur ... je suis les deux.

Q.- Ce serait les deux ...

R.- Et oui, en Argentine j'allais dans les villages, la crise cardiaque m’a pris dans un village par exemple, et puis j'ai aussi veillé à ce que la catéchèse soit sérieuse. Je ne sais pas, un peu ... un mélange.

Q.- Il est très difficile d'enfermer les gens dans des catégories ...

R.- C'est vrai.

9) 16 septembre 2020

Fin de l’Audience générale, accueil d’un groupe d’une quarantaine de parents avec enfants LGBT de l'association Tenda di Gionata, née à la demande de Don David Esposito, prêtre de la Marche (Italie) décédé prématurément. Mara Grassi, vice-présidente de l'association avec son mari Agostino Usai, a fait don au Pape du livre Genitori fortunati.

Parlant des enfants de ces parents, le Pape François a déclaré : 

« L’Église ne les exclut pas parce qu’elle les aime profondément. » « Aimez vos enfants tels qu'ils sont, parce qu'ils sont enfants de Dieu. »

Sources : en espagnol, https://www.religiondigital.org/vaticano/Francisco-padres-homosexuales-Iglesia-hijos-audiencia-vaticano-camiseta-inclusion_0_2269273055.html, et en italien : https://www.avvenire.it/papa/pagine/la-chiesa-ama-i-vostri-lgbt-cosi-come-sono, consultée le 24 septembre 2020. Traduction par l'auteur de ce blogue, avec l'aide de Google Traduction.

 

mardi 24 octobre 2017

Le caractère des timides, d'après le Dr P. Hartenberg, 1901.



Le Dr Hartenberg est un psychiatre français (1871-1949), auteur d’ouvrages classiques sur les névroses d’angoisse, la timidité et l’hystérie, défenseur de la thérapie par suggestion et opposé au freudisme :

Dans Les Timides et la timidité, un ouvrage paru en 1901, Paul Hartenberg (…) décrit un syndrome dont la panoplie de symptômes physiques et émotionnels correspond remarquablement à la définition du trouble anxieux telle qu’on la retrouve dans le DSM V. Le patient atteint de phobie sociale (timidité) a peur des autres, manque de confiance en lui et évite les interactions sociales, écrit Hartenberg. Le phobique décrit par l’auteur, quand il anticipe la situation qu’il redoute, peut présenter un kyrielle de symptômes physiques : palpitations, frissons, hyperventilation, sudation, nausées, vomissements, diarrhée, tremblements, difficulté à parler, suffocation, dyspnée, avec, pour couronner le tout, des sensations émoussées et une certaine « confusion mentale. Le phobique social éprouve aussi de la honte. (Scott Stossel, Anxiété : les tribulations d’un angoissé chronique en quête de paix intérieure, trad. Par Daniel Roche, coll. « Esprit d’ouverture », Belfond, 2016)
 

Source : http://www.psychomedia.qc.ca


Les qualités primitives de la sensibilité naturelle d'abord, puis le retentissement mental secondaire de l’accès de timidité, tels sont les facteurs qui contribuent à créer cet état mental interparoxystique, avec ses modes particuliers de sentir, de penser et de réagir, que j'ai appelé le caractère des timides.


Sensibilité naturelle


Hyperesthésie affective. — Le timide est avant tout un sensitif, et sa timidité n'est qu'une des formes de sa sensibilité générale. Le moindre contact avec le monde extérieur, choses ou hommes, résonne profondément dans son être intime, la moindre impression éveille un écho prolongé dans sa sphère affective. Tous les heurts, tous les chocs lui procurent du malaise : son cœur souffre de toute atteinte trop intense ou trop brutale, comme la vue souffre, chez le migraineux, de toute lumière violente. Il est atteint d'hyperesthésie affective.

Maints auteurs ont noté cette hyperesthésie du timide.

[Ainsi le timide est déconcerté par toutes sortes de personnes et, de plus, il l'est diversement par chacune. Il est ouvert à toutes sortes d'impressions, et chacune de ses impressions est vive, particulière, précise. S'il est sensible à ce point à la sympathie et à l'antipathie, il sera prompt à en relever les moindres indices.] 

Toutes les personnes le déconcertent, et en elles tout l'effarouche. Il est, dit Stendhal, d'une « excessive délicatesse, de cette délicatesse que l'inflexion d'un mot, un geste inaperçu met au comble du bonheur ou du désespoir [Journal, tome I : 1805 – Paris, 22 pluviôse, 11 février 1805] ». Il est touché au cœur par une simple attention, par une main spontanément tendue ; il est mortellement blessé par une froideur devinée ou sentie, par un mot trop vif, par un rire malsonnant. Il est prompt à l'attendrissement et à la bienveillance, et il est susceptible et ombrageux (1).


Perspicacité. — Un effet de cet excès de sensibilité, c'est une clairvoyance aiguë à l’égard des autres hommes.

M. Dugas a bien analysé cette perspicacité du timide.

[L'excès de sensibilité développe en lui une clairvoyance aiguë.] Ardent à pénétrer les sentiments des autres, il saisit sur leur visage les nuances des émotions fugitives, il perce à jour les mensonges de la politesse conventionnelle et démêle dans l'accueil particulier qu'il reçoit le degré précis de sympathie ou d'antipathie qu'il inspire.

Sa perspicacité est d'ailleurs très spéciale. Elle se fonde sur des indices, non sur des preuves ; elle est faite d'impressions, non de jugements ; elle est sûre d'elle-même, mais elle ne se discute point, ne se justifie point; elle se défie même des raisonnements qui sont « ployables en tous sens », comme dit Pascal. Elle est cette clairvoyance empirique et aveugle qu'on appelle lucidité. La lucidité, telle que je l'entends, n'a d'ailleurs rien de mystérieux. Elle est l'intuition ou plutôt l'interprétation rapide des mouvements spontanés, des paroles, du ton de voix, des jeux de physionomie et des gestes, par lesquels les sentiments se traduisent à leur insu ou plutôt se trahissent; elle est l'impression que produisent sur nous les personnes, impression faite de détails et de nuances, saisis au vol et subitement analysés ; elle s'oppose au jugement réfléchi que nous porterions sur ces personnes d'après leur caractère et leurs actes observés de sang-froid.

Bien des esprits se fient plus à leur impression qu'à leur jugement, ils partent de ce principe que la vérité est dans la spontanéité, c'est-à-dire dans la première idée qui se fait jour en eux, dans le premier mouvement qu'ils observent chez les autres.

Mais en fait la pénétration du timide n'est point sûre ; elle part d'indications détaillées et précises, mais trop menues et trop fines. La passion la guide, mais aussi l'égare. La lucidité, comme nous l'avons appelée, a toutes les ressources, mais aussi toutes les imperfections de l'instinct. Elle ressemble à la vision dans la nuit, vision qui s'éclaire de lueurs aveuglantes et rapides ; mieux vaudrait, à coup sûr, la lumière discrète d'un jour continu (2).


Scrupules. Cette délicatesse de sa sensibilité intime le timide la transporte dans sa conduite extérieure, dans ses relations sociales. Il s'efforce toujours de ne pas froisser, de ne pas blesser ceux qui l’approchent. Il en arrive ainsi à de singuliers scrupules.

(...)

D'ailleurs pour toutes les questions d'argent, le timide s'embarrasse de scrupules qui, dans cette matière et par notre temps, ne sont plus guère de mise.

(...)

Aussi les timides se montrent particulièrement impropres aux occupations où les questions d’argent tiennent quelque place. Ce sont de tristes financiers, toujours trompés et dupés.

II ne faut pas s'étonner que le timide considère comme autant de faiseurs et d'aigrefins les hommes qui par l’aplomb, la hardiesse ou plutôt le toupet, savent se faire écouter, accepter et finalement s'imposent. Ce sont les façons ordinaires des courtiers, des intermédiaires qui foisonnent, par le parasitisme de l'argent, dans le monde des affaires.

Les affaires ! comment s'y frotterait le malheureux atteint de timidité ? Il réclame son dû, la poitrine serrée, la voix entrecoupée, pareil à un débiteur honteux et si, par hasard, il profite de quelque avantage légitime, il rougît comme d'une mauvaise action. Figurez-le aux prises avec un de nos corbeaux modernes dont l’industrie principale consiste à illusionner et à imposer. Le corbeau joue sa scène accoutumée : il est doux, câlin, arrogant, menaçant ; il supplie, implore, gronde et fulmine, il rit et pleure, il fait le malade et gambade comme un chevreau, il rappelle l'honneur de sa mère et de son père en cheveux blancs, il invoque la République, la Patrie et les Dieux... Enfin, triomphant du consentement muet de l'interlocuteur lassé, il le pousse doucement vers la porte. Sur le palier, la dupe se dit : « J'ai été encore une fois roulé », cependant que le déprédateur pense en souriant : « Pauvre hère, il n'est pas fort ! (3) »


Honte par sympathie. À cette tendance aux scrupules, se rattachent la honte et la pudeur par sympathie.

Ce phénomène est particulièrement manifeste chez les sujets enclins à rougir. Il suffit qu'on parle devant eux d'un méfait, d'une indélicatesse, d'un acte incorrect quelconque, pour qu'aussitôt ils se mettent à rougir comme s'ils étaient vraiment coupables du délit qu'on rapporte.

(...)


Pudeur des sentiments.Mais cette sensibilité délicate, le timide fait tous ses efforts pour la dissimuler à ses semblables. Il a la pudeur de ses sentiments.

Le timide craint, selon l'expression de M. Claretie, de se montrer nu au moral.

[Il faut considérer le cas où nos sentiments ne dérivent point de la crainte des autres, mais engendrent eux-mêmes cette crainte.]

La timidité n'est pas seulement une mauvaise honte, elle est encore une sorte de pudeur. On a parlé d'une « certaine timidité toute française, qui retient l'expression des vérités morales sur les lèvres des mieux intentionnés, des meilleurs parmi les éducateurs ».

Cette timidité n'est point la sotte peur des railleries, mais la crainte de profaner ses opinions et de les exposer aux outrages, celle de ne pouvoir les rendre ou de les rendre mal, celle de paraître déclamatoire et outré quand on est sincère.

La timidité n'est souvent qu'une gêne à exprimer ses sentiments et à s'y livrer. Une sensibilité fine et nuancée ne peut pas se traduire et ne veut pas se trahir ; elle se fait donc voilée et discrète, ou elle se dérobe entièrement et se déguise.

Il arrive au timide de cacher ses sentiments sans avoir à en rougir, de peur seulement qu'on se méprenne sur leur nature et leurs nuances. On ne peut pas dire qu'il soit réservé, secret; il se ferait volontiers connaître, mais il ne veut pas qu'on le méconnaisse. Il n'avoue pas ses sentiments, quoiqu'ils soient très avouables et alors même qu'ils lui font honneur, justement parce qu'il veut non s'en faire honneur, mais en goûter la saveur naturelle et pure. C'est un délicat, non un vaniteux. (…) (4)

(…)


Peur du ridicule.Un des principaux motifs de cette dissimulation des sentiments intimes, paraît être la peur du ridicule.

(…)

De là une absence d'abandon, parfois très pénible, et cette incapacité d'adapter l’état sentimental au moment présent, (…).

(…)

Hyperesthésie affective, clairvoyance aiguë envers les autres, tendance au scrupule, pudeur des sentiments, peur du ridicule, telles sont les principales modalités de la sensibilité naturelle des sujets chez lesquels se développe le plus communément la timidité.

La timidité n'est qu'une forme de cette sensibilité, un attribut du caractère prenant place parmi les autres. Ceux-ci ne créent pas la timidité, comme la timidité ne les crée pas : ces diverses tendances peuvent, en vérité, se renforcer par influences réciproques : mais elles jaillissent toutes simultanément de la même source profonde : l’impressionnabilité fondamentale de l'individu.



Retentissement mental secondaire


Au contraire, les attributs psychiques que nous allons passer en revue maintenant sont, plus ou moins, le produit de l’émotivité spécifique de la timidité.

Que se passe-t-il en effet chez le timide?

Un jour vient, aux approches de la puberté le plus souvent, où le sujet ressent plus vivement cette tendance à s'émouvoir en face des personnes, que l'enfance avait subie sans l'analyser, où il constate avec amertume le malaise et les inconvénients que lui procure cette émotion lorsqu'il doit faire acte d'initiative et prendre une attitude en public. Il est surpris, il s'étonne.

À la seconde occasion, la surprise, l'étonnement augmentent encore. Il se préoccupe.

Aux occasions suivantes, la préoccupation grandit. Il s'examine, s'interroge. En même temps, il s'informe au dehors, il lit, il écoute, il observe. Il apprend enfin que l’émotion dont il souffre est la timidité, et qu'il est un timide.

Dès lors, il n'est plus seulement timide, il se sait timide. La conscience, la réflexion sont intervenues. L'émotion qui n'était que perçue durant l’enfance, est aperçue. Du plan de la sensibilité pure, elle est montée au plan de l'intelligence, elle possède sa représentation psychique : c'est le second degré du mal.

Se savoir timide, c'est savoir que dans telles circonstances les plus essentielles, les plus délicates, où il importe le plus de bien jouer son rôle, de bien payer de sa personne, un orage intérieur va se déchaîner, qui obscurcit la conscience, trouble la pensée, anéantit le vouloir, enlève à l'activité la plupart de ses moyens au moment où elle en aurait le plus besoin ; c'est savoir que, dans toutes les mêmes circonstances futures, le même orage se déchaînera fatalement, avec ses mêmes conséquences ; c'est savoir que, par lui, les projets les plus chers, les entreprises les mieux préparées, aboutissent, au moment de les exécuter, à la plus piteuse retraite, au plus complet désastre, à la plus sombre déception.

Et en tous temps, ce souvenir de l'émotion ressentie et de ses suites funestes, toujours vivace, toujours prêt à revivre, occupera le cerveau, interviendra dans chaque réflexion, dans chaque méditation, pèsera de tout son poids sur les interprétations affectives, les opérations intellectuelles, les déterminations volontaires.

À la longue, sous cette domination constante, s'établissent certaines inclinations, certaines habitudes de pensée, certaines orientations de conduite, certaines modalités de la vie psychique totale.

Sous l'influence de l’émotion ressentie et retenue, se produira une véritable déformation du caractère : et, si l’on se souvient que ce caractère est déjà par nature sensitif à l'excès, on comprendra sans peine la valeur de ce retentissement mental secondaire de l'accès de timidité, dont nous allons étudier maintenant les symptômes, dans les trois domaines de la sensibilité, de l'intelligence, de la volonté.


A. — Sensibilité.


Tristesse. C'est d'abord une nuance de tristesse permanente répandue, comme un voile de brume, sur tous les états de conscience du timide.

La notion de son infirmité intérieure et invisible agit chez lui comme, en d'autres cas, agirait sur ceux qui en sont atteints la notion d'une infirmité physique et apparente. Elle le place en état d'infériorité dans toutes les compétitions primordiales de la vie.

L'amour, qui pour la plupart représente la source des meilleures et des plus fortes joies humaines, est rendu moins accessible au timide qu'à tous les autres. Sa timidité lui interdit la familiarité, cette attitude si propice pour préparer et faciliter des relations plus intimes. Il manque d'audace, il n'ose pas. Et de chaque occasion perdue, s'augmentent ses regrets, son découragement, cette mélancolie habituelle dont s'attristent tous ceux qui se sentent disgraciés dans la conquête du bonheur.

De même, pour les autres objets des convoitises mondaines, fortune, gloire, etc., le timide se trouve inférieur dans la concurrence, parce que cette spontanéité d'impulsion, cette violence dans la lutte, cette absence de scrupules dans les moyens, qui confèrent les meilleures chances de succès, lui font défaut. Il reconnaît son infériorité et il en souffre, il s'en attriste infiniment.

Cependant, le timide n'est pas triste partout et toujours. Il l'est surtout dans la solitude, lorsqu'il réfléchit sur lui-même et s'analyse. Mais dans une compagnie sympathique, où il se sent à l’aise, il s'oublie volontiers et s'abandonne aux expansions d'une franche gaîté.

(...)


Pessimisme. — La tristesse chronique tourne aisément au pessimisme. À force de sentir qu'on est mal fait, on finit par trouver que le monde tout entier est mal fait. On exagère la part de souffrances, pour négliger la part de joies qu'il offre. On voit tout en sombre, tout en noir.

Ce pessimisme des timides est d'ailleurs un pessimisme tout individuel ; ce n'est pas un système philosophique raisonné, mais une simple disposition de la vie sensitive.


Misanthropie. Du pessimisme à la misanthropie, il n'y a qu'un pas. Mécontent de l'humanité, le timide est bien près de la détester, si une bonté de cœur native ne combat pas cette tendance.

Mais les hommes pour les-quels il ressent le plus d'aversion, ce sont précisément ceux-là qui possèdent au plus haut degré les qualités qui lui manquent, l'assurance, l'audace, l'énergie dans l'action.

Il y a là chez le timide, qui est un intellectif pur le plus souvent, une antipathie instinctive et irrésistible à l'égard des individus du type actif.

(...)


Orgueil. Le timide, froissé, humilié, aigri, trouve pourtant la revanche de ses défaites de la vie pratique : mais cette revanche est toute platonique, tout idéale ; son triomphe est tout intérieur ; c'est une pure jouissance d'orgueil.

La plupart des timides cultivés sont des orgueilleux.

Paul Bourget attribue aussi ce sentiment à son héros :

J'apprenais ainsi, à peine né à la vie intellectuelle, qu'il y a en nous un obscur élément incommunicable. Ce fut d'abord chez moi une timidité. Cela devint par la suite un orgueil. Mais tous les orgueils n'ont-ils pas une origine analogue ? Ne pas oser se montrer, c'est s'isoler ; et s'isoler, c'est bien vite se préférer.

J'ai retrouvé depuis, dans quelques philosophes nouveaux, M. Renan, par exemple, mais transformé en un dédain triomphant et transcendantal, ce sentiment de la solitude de l’âme, je l'ai retrouvé transformé en maladie et en sécheresse dans l’ Adolphe de Benjamin Constant, agressif et ironique dans Beyle (5).

(…)

Ne reprochons pas trop leur orgueil aux timides : il leur apporte une petite consolation pour les déceptions de la vie. Mal jugé, mal apprécié, méconnu, ignoré, il faut bien que le timide s'apprécie à sa valeur et se rende justice lui-même.

[Le timide le plus connu, sinon le plus commun, celui qui s'efface et rentre sous terre, n'est qu'un faux humble, comme le timide arrogant n'est qu'un faux brave. Les airs cavaliers ne prouvent pas l'irrespect ; l'air gêné ne prouve pas davantage la modestie.

C'est ce qu'atteste cette fine remarque d[e George] Eliot :

La timidité (extérieure) d'un garçon n'est nullement un signe de respect évident ; et tandis que vous lui faites des avances encourageantes dans la pensée qu'il est accablé par la conscience de votre sagesse, il y a dix à parier contre un qu'il vous trouve très ennuyeux. (Le Moulin sur la Floss [, tome 1, Hachette et Cie, Paris, 1897, p. 106])

[Le timide peut se résigner en un sens à paraître aux yeux des autres ce qu'il n'est pas.]

Il se console d'être mal jugé : c'est qu'au fond, il n'accepte pas les jugements qu'on porte sur lui, mais les revise intérieurement. [Son amour-propre le venge de l'effet qu'il produit, en même temps que sa paresse trouve son compte à jouer dans le monde un rôle effacé. « Je vois de plus en plus, dit Stendhal, que la vanité est faible chez moi. Je ne m'en sauve que par l'orgueil, comme dit Vauvenargues [Stendal, Journal, tome 2, 1805, Paris – 20 février au 20 mars ; Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues : « L’orgueil est la consolation des faibles »]. » Nous pouvons souffrir dans notre vanité de n'être pas appréciés à notre valeur, mais le sentiment de notre valeur méconnue a aussi sa douceur secrète, et l'orgueil satisfait ne sent plus les petites piqûres de l’amour-propre.

Le timide qui s'efface devant les autres ne se juge pas pour cela inférieur aux autres ; comme le Disciple de Bourget, cet « égotiste absolu, doué d'une extraordinaire énergie de dédain à l'égard de tous », il serait plutôt tenté de dire : « Je me sentais différent (des autres) d'une différence que je résumerai d'un mot : je croyais les comprendre tout entiers, et je ne croyais pas qu'ils me comprissent. »

Le timide se raidit intérieurement contre les humiliations qu'il subit. Il se juge méconnu, incompris, et s'accorde à lui-même l'estime qu'il se persuade que les autres ne lui refuseraient point s'ils pouvaient le connaître.

(…)

[L'orgueil peut donc se cacher sous les dehors de l'humilité. Nous ne disons point pourtant que l'orgueil soit inhérent à la timidité selon nous, il n'en est pas l'effet, il n'en est pas non plus le principe ; mais il peut très bien s'y ajouter par surcroît. Le timide, en tant que tel, n'est pas orgueilleux ; mais il peut être doublé d'un orgueilleux. Le timide renonce à se faire valoir, mais il n'oublie pas ce qu'il vaut, et il peut encore s'exagérer ce qu'il vaut. Il reste extérieurement humble, puisqu'il ne prétend point que les autres aient de lui une bonne opinion ; mais il est secrètement orgueilleux, puisqu'il a de lui-même une bonne et souvent une trop bonne opinion.

L'orgueil secret du timide a même ceci de particulier qu'il est irréductible : les jugements des autres n'ébranlent point en effet la confiance qu'il a en lui-même.

(…) Le timide aspirant à la sympathie d'autrui, sans pouvoir l'atteindre, conçoit, suivant son humeur, du découragement ou du dépit. Le découragement se traduit par l'humilité, le dépit par la hauteur mais ni l'une ni l'autre de ces attitudes n'exprime les sentiments vrais du timide (6).


Maladie de l’idéalL'inaptitude à la concurrence sur le terrain pratique et les prétentions d'un orgueil exalté donnent naissance à cette modalité du désir, qu'on a appelée la maladie de l'idéal.

Amiel, qui en fut atteint, nous la décrit ainsi :

Au fond, ne serait-ce pas l'amour-propre infini, le purisme de la perfection, l'inacceptation de la condition humaine, la protestation tacite contre l’ordre du monde, qui feraient le centre de mon immobilité ?

C'est le tout ou rien, l'ambition titanique et oisive par dégoût, la nostalgie de l'idéal, la dignité offensée et l'orgueil blessé qui se refusent à ce qui leur paraît au-dessous d'eux ; c'est l'ironie qui ne prend ni soi, ni la réalité au sérieux, par la comparaison avec l'infini entrevu et rêvé ; c'est la restriction mentale qui se prête aux circonstances par complaisance, mais ne les reconnaît point en son cœur, parce qu'elle n'y voit pas l’ordre divin, la nécessité ; c'est peut-être le désintéressement par indifférence, qui ne murmure point contre ce qui est, mais qui ne peut se déclarer satisfait ; c'est la faiblesse qui ne veut pas conquérir et qui ne veut pas être conquise ; c'est l'isolement de l’âme déçue qui abdique jusqu'à l'espérance (7).

Ainsi, en toutes choses, il rêve la perfection.

J'appelle, j'attends, le grand, le saint, le grave et sérieux amour, qui vit par toutes les fibres et par toutes les puissances de l'âme. Et si je dois rester seul, j'aime mieux emporter mon espérance et mon rêve, que de mésallier mon âme (8).

(...)


Indulgence pratique. — Mais gardons de nous méprendre sur la réalité de ces sentiments, misanthropie, orgueil, maladie de l'idéal ; ils ne sont qu'apparents, superficiels. Contradiction singulière, ils coexistent chez le timide avec un fond de bienveillance, d'humilité, d'indulgence.


Il est humble autant qu'orgueilleux; bien plus, tandis que son orgueil est cérébral, son humilité est naturelle. Il est ambitieux en rêve, et modeste en fait. [ La vie se charge de le guérir de la maladie de l'idéal ; elle fait fléchir à toute heure la rigueur de ses principes (9).]

Amiel, avec sa grande clairvoyance, n'est pas dupe de cette illusion.

[Au fonds de tout, je retrouve toujours l’incurable défiance de moi-même et de la vie, qui s’est convertie en indulgence pour le prochain, mais en abstention absolue pour mon compte.] Tout ou rien ! Ceci serait mon naturel, mon fonds primitif, mon vieil homme.

Et pourtant, pourvu qu'on m'aime un peu, qu'on pénètre un peu dans mon sentiment intime, je me sens heureux et ne demande presque rien d'autre. Les caresses d'un enfant, la causerie d'un ami suffisent à me dilater joyeusement. Ainsi j'aspire à l'infini et peu me contente déjà ; tout m'inquiète et la moindre chose me calme. Je me suis surpris souvent à désirer mourir et pourtant mon ambition de bonheur ne dépasse guère celle de l'oiseau : des ailes! du soleil ! un nid ! [Je m’obstine dans la solitude, par goût, semble-t-il ; non, c’est par dégoût, par honte d’avoir besoin d’autrui, par honte de l’avouer et par peur de river mon esclavage en le reconnaissant (10).]

(...)

C'est que le timide a besoin d'épanchement. Il déborde de sensibilité et aspire à soulager son cœur. Il a soif de confidences.

« Nous cherchons un être, dit Stendhal, avec qui nous puissions suivre tous nos premiers mouvements, sans songer jamais aux convenances (Journal, tome 1, 1er pluviôse an XIII (21 janvier 1805).»

(…)

Comment expliquer la coexistence de sentiments en apparence contraires, tels que la misanthropie et la bienveillance, l'orgueil et l'humilité ?

Le mécanisme en paraît assez simple. Ainsi que le remarque M. Dugas, l'humilité, la bienveillance sont naturelles chez le timide : ce sont des propriétés primitives de son caractère.

Au contraire l'orgueil, la misanthropie, sont secondaires, acquises, suscitées par une révolte de l'intelligence contre les infirmités, les faiblesses de sa sensibilité.

Les premières seules sont vraies ; les secondes sont artificielles et trompeuses ; c'est pourquoi elles s'effacent si vite pour dévoiler la personnalité véritable. De sorte qu'il faut distinguer chez le timide deux physionomies : d'une part le visage naturel, affectueux, bienveillant, cordial ; et d'autre part le masque dont il se revêt sous l'influence de l'émotion : masque dur, rébarbatif, hautain, mais qui n'est qu'un masque, et qu'on fait tomber sans peine, si l’on sait s'y prendre, avec un mot, un regard, un sourire.


B. — Intelligence.

Pour que la timidité ait un retentissement dans le domaine de l’intelligence, il est de toute nécessité que cette intelligence soit suffisamment ouverte et développée. Pour qu'une fonction soit modifiable, il faut d'abord que cette fonction existe. Il est donc évident que pour les sujets dont la vie psychique est très réduite, les conséquences intellectuelles de la timidité seront elles-mêmes réduites à leur minimum. Un individu de cerveau inculte, un campagnard, un manœuvre pourra certes être né timide : mais cette timidité ne pourra pas fournir de matière à une vie intérieure qui n'existe pas. L'émotion fondamentale, l'accès de timidité restera à l'état simple, fruste, se traduisant par une conscience crépusculaire, et demeurant toujours sans complications idéatives.

Ce n'est donc que dans les cerveaux cultivés, exercés par l'éducation à une activité abstraite, que la timidité pourra produire un retentissement de quelque valeur.

Empêchant l'expression, selon leurs tendances naturelles, des états de conscience, elle aura pour effet de reployer la pensée sur elle-même. Contraint à la fois pour les paroles et pour les actes dans son milieu social où il se sent mal à l'aise, n'osant montrer ce qu'il est et ce qu'il vaut, le timide, exclu pour ainsi dire de la vie commune, exalte la vie solitaire de la pensée pure. Il devient un méditatif, un penseur.

Hommes de cabinet, d'études silencieuses, de réflexion et de rêve, ces timides au cerveau cultivé présentent une prédominance considérable des phénomènes intellectuels proprement dits, associations d'idées, jugements, raisonnements, abstraction, généralisation, etc., sur les orages passionnels et les décharges volontaires. Ils appartiennent, dans la classification des caractères, au type « intellectif » (11).

Ainsi l'effet essentiel de la timidité sur l’intelligence est le développement extrême de la vie intérieure. Cette vie intérieure de l’intellectif timide présente un certain nombre de conditions intéressantes à examiner.


Auto-analyse. — C'est d'abord l'auto-analyse. Quelle est la matière de cette vie intérieure du timide, quel est l'objet de son élaboration ? Lui-même, toujours lui-même. Ce qu'observe ce timide, ce qui alimente ses réflexions, ce n'est pas le monde extérieur, ou plus justement, les sensations qu'il en a directement reçues ; ce sont bien plus les impressions internes, émotions, sentiments, nuances affectives très fines, que les sensations externes ont éveillés en lui dans ses contacts avec le monde.

Le timide n'est pas l'homme pratique, positif, qui juge d'un coup d’œil exact et rapide les rapports des choses dans la réalité. C'est un rêveur, qui voit le monde à travers lui-même, à travers le brouillard sentimental que fait flotter sur son esprit un songe perpétuel.

Sa sensibilité est donc surtout une sensibilité affective. Isolé du monde par son émotion, il reçoit de ce monde infiniment moins d'excitations périphériques que celui qui le parcourt ou le remue, un voyageur, un grand commerçant, un homme politique. Mais ses excitations, tout atténuées et rares qu'elles soient, lui sont une matière infinie à l’observation et au contrôle.

Les impressions internes du timide ne sont pas non plus les passions violentes et ardentes des tempéraments actifs : il n'a pas d'accès bruyants de colère, de haine, de désespoir, de remords. Toutes ces émotions sont en lui étouffées, atténuées, amorties.

Il ne connaît que des sentiments légers, ténus, faits de subtilités et de nuances, et c'est sur ces subtilités et ces nuances, qu'il discute à perte de vue. Aussi les productions des timides se ressentent de ces habitudes mentales, que ce soit dans le domaine de la philosophie, de la littérature, de la poésie ou de l'art. Le sujet, qui ne connaît le monde que par son rêve, ne fait en somme, dans sa composition, que traduire et développer son rêve. Il décrit, non les choses, mais les sentiments que ces choses ont fait naître en lui ; la nature, qu'il aime beaucoup, il ne la présente que sous son caractère subjectif, avec ses qualités de charme poétique : elle est le prétexte et non l'objet de sa méditation. Sa poésie est une création toute de rêve : quant aux systèmes philosophiques édifiés, ils ne sont jamais autre chose que des constructions imaginaires, encore et toujours des créations de rêve.

Enfin, le procédé même de ces productions est spécial. Comme l'auteur, isolé de la vie active, n'a qu'une faible somme de sensations objectives et comme, d'autre part, il a des jeux d'imagination aux combinaisons indéfinies, il se trouve qu'il est bien plus riche en expressions verbales qu'en images sensorielles objectives : et qu'ainsi chez lui un grand nombre de ces signes conventionnels qui sont les mots ne correspondent à aucune réalité concrète. Ces mots ne désignent que des états intérieurs, des images et des concepts tout artificiels que l’intellectif se crée à lui-même par un mécanisme d'analogie ou de combinaison. Ses mots représentent les détails de son rêve, et non les détails du monde objectif.

C'est pourquoi, pour peu qu'il s'abandonne à l'enchaînement de ses associations verbales, l'intellectif en vient à construire les plus invraisemblables idéologies, qui céderaient au plus bref examen, si par son absence de notions concrètes, il ne se trouvait privé totalement de points de repère et d'objets de comparaison.


Dédoublement de la personnalité. — La condition de l’auto-analyse est le dédoublement de la personnalité en deux parts : celle qui sent, celle qui regarde l'autre sentir. M. Dugas a minutieusement analysé le phénomène :


Le dédoublement du moi revêt lui-même plusieurs formes, ou comporte plusieurs degrés.

On remarque d'abord, chez le timide, le dédoublement du moi individuel et du moi social. Tandis qu'il parle et agit comme les autres hommes, le timide garde sa pensée personnelle, ses sentiments intimes. Il ne ressemble pas aux autres, il n'en est pas compris ; bientôt même il ne cherche plus à l'être. Il lui plaît de mener une vie cachée ; sa devise est celle de Descartes : « bene vixit, bene qui latuit [il a bien vécu celui qui s’est bien caché] » ; il aime à se réfugier dans cet asile impénétrable du cœur que rien ne peut violer ; il est fier d'être entièrement lui-même et jaloux de le rester.

En même temps qu'il fait ainsi deux parts de sa vie, qu'il joue bien ou mal, dans le monde, son rôle de parade et s'applique, seulement vis-à-vis de lui-même, à être vrai et sincère, le timide exerce, dans le développement de sa vie personnelle elle-même, sa faculté ou sa manie de dédoublement.

Dans son for intérieur, il mène encore de front deux vies : la vie vécue et la vie pensée, la sensation et la perception (Stendhal). Il se forme en lui à côté du moi sentimental, naïf et spontané, tout élan et tout flamme, un moi réfléchi, froid et raisonneur, souvent ironique, qui suit en détaché et en curieux les passions de l'autre.

Ce qu'on appelle l'analyse psychologique est ainsi une triple objectivation. Le moi individuel, dégagé des influences sociales et constitué à part, avec ses pensées et ses sentiments intimes, est posé comme une entité indépendante, et opposé, d’une part, au moi en quelque sorte extérieur, figurant de la comédie sociale, et de l’autre, au moi pensant, spectateur indifférent et juge désintéressé des émotions vraies du moi individuel et du rôle appris du moi extérieur.

L'analyse psychologique ne se confond donc point avec la conscience ; elle n'est point une opération simple et immédiate, une donnée première, mais une acquisition tardive, une construction artificielle de la vie mentale (12). »


Égotisme. — Les fervents de l’auto-analyse et du dédoublement du « moi » invoquent pour évangile la philosophie de l’égotisme.

L'égotisme n'est en effet pas autre chose que la pratique de l’auto-analyse, mais codifiée selon des formules spéciales, et élevée à la hauteur d'un système de philosophie, à la fois théorique et pratique, dont les axiomes constituent les règles de la « culture du Moi ».

De cette religion de l'individualisme subjectif l'apôtre le plus éloquent et le plus écouté dans ces dernières années a été Maurice Barrés. Dans trois volumes successifs (Sous l’œil des Barbares, Un Homme libre, Le Jardin de Bérénice) l'écrivain nous présente l'histoire intérieure d'un jeune homme sensitif, timide et orgueilleux, et nous fait assister à l'évolution qui le mène d'étape en étape, à partir des premiers froissements scolaires, jusqu'à la conception théorique et l'application pratique des doctrines de l’égotisme.

La genèse de cette philosophie est intéressante à considérer pour notre étude. Elle a pour point de départ, suivant l'opinion de l’auteur lui-même, l’hyperesthésie affective et la timidité.

« Vous avez raison, m'écrit Maurice Barrés que j'ai questionné à ce propos, Philippe était timide et dégoûté : on le froissait et il sentait avec une délicatesse morbide la vulgarité dans les hommes et dans les choses ». Il fut mis, à dix ans, au collège,

où, dans une grande misère physique (sommeils écourtés, froid et humidité des récréations, nourriture grossière), il dut vivre parmi des enfants de son âge ; fâcheux milieu, car, à dix ans, ce sont précisément les futurs goujats qui dominent par leurs hâbleries et leur vigueur, mais celui qui sera plus tard un galant homme et un esprit fin, à dix ans est encore dans les brouillards. (...) Dans ces mauvaises conditions matérielles et morales, par manque de globules sanguins et à se sentir différent de ses professeurs et camarades, il devint timide (13).

Tels sont les débuts scolaires du jeune sujet. Choqué par chacun de ses contacts avec ses compagnons et avec ses maîtres, il se replie d'instinct sur lui-même dans une altitude défensive ; il tourne son attention vers la vie intérieure ; il commence ses premiers essais de culture du Moi.

C'est alors que, s'observant, il se découvre ; et que, se découvrant, il s'exalte. « Il s'enorgueillit
d'étranges douleurs qu'il n'avait pas inventées (14). » Et ainsi finit-il par devenir peu à peu un adepte fervent de l’égotisme.

Cependant pour que l’égotisme vrai soit constitué, il faut quelque chose de plus qu'une sensibilité délicate, une timidité effarouchée, un reploiement de la conscience sur elle-même.

Il faut une aptitude naturelle et spéciale du sujet à retenir ses émotions, à les subtiliser, à les distiller pour ainsi dire par des phénomènes d'abstraction et de généralisation, à les transformer en des formules intellectuelles et en des entités idéatives. C'est avec des idées générales et abstraites que sont construits les systèmes philosophiques. Et l’égotisme, qui est une façon de système philosophique, est fait aussi de symboles abstraits et de conceptions générales. Mais cet « esprit philosophique », comme on l'appelle, est loin d'être l'attribut de tous les cerveaux humains : il n'appartient qu'à ceux, mieux doués et plus cultivés, qui correspondent au « type intellectif » que nous avons déjà vu plus haut.

Aussi pour devenir égotiste faut-il être déjà un intellectif. L'égotiste est un intellectif pur, qui ne connaît la réalité qu'à travers ses états intérieurs, et pour qui toute perception de sensibilité se transforme spontanément en rêves immatériels et en représentations symboliques. Cette matière émotionnelle, recueillie et conservée de ses contacts avec l'humanité ambiante, l'esprit raisonneur de l'adolescent timide la pétrit, la modèle, la fait entrer dans des moules littéraires, la décore de sentimentalité et de romanesque, en construit des palais imaginaires où se réfugie son orgueil incompris. L'égotisme est donc en somme un produit de l’abstraction des émotions.

Timidité et aptitude à l’abstraction des émotions, voici les deux conditions essentielles qui président à l’éclosion de l'égotisme. Mais, de ces deux facteurs, la timidité est sans doute le premier en date. C'est elle qui, pour la première fois, par les émotions qu'elle déchaîne, met en éveil la personnalité naissante de l'enfant, le pousse à s'isoler et à se recueillir, suscite la réaction des sentiments secondaires.

Ensuite seulement, le mécanisme intellectuel va s'exercer sur ces révélations sensitives. Supposez en effet le même sujet, doué du même esprit philosophique, de la même aptitude aux opérations supérieures de l'esprit, à l'abstraction, à la généralisation, à la synthèse, possédant, en un mot, un mécanisme mental identique, mais totalement dépourvu de cette impressionnabilité spéciale à l'égard des hommes, demeurant impassible en présence des Barbares, n'éprouvant nulle répulsion à les approcher et nulle tendance à les fuir, ce sujet se mêlera à eux, combattra contre eux, sans malaise et sans dégoût, et ses qualités d'intelligence, il les utilisera dans la clairvoyance du jugement et les habiletés de la diplomatie qu'il mettra en œuvre pour remporter la victoire. Au lieu de s'isoler, de se contraindre, il se livrera au contraire à une large expansion et à une sociabilité indulgente. Au lieu de raisonner, il agira, au lieu de délibérer sans fin, il se hasardera dans l’imprévu avec confiance. C'est du reste ce qui advient d'ordinaire quand l’égotiste, ayant cessé d'être timide, se jette dans la vie active.

(…)


Dilettantisme. — Au mot d'égotisme on associe souvent celui de dilettantisme. C'est qu'en effet, l'égotiste est une variété de dilettante, c'est le dilettante de soi-même.

D'une façon générale, le dilettante est celui qui reçoit et jouit, mais ne produit pais. Son cerveau est, comme on a dit, un cerveau en cul-de-sac : tout y entre, rien n'en sort. Et son principal souci est justement d'y faire entrer le plus possible, sans en rien laisser sortir.

Il y a divers modes de dilettantisme : le dilettantisme de la sensation, le dilettantisme de la pensée, le dilettantisme de l’action même.

Le dilettantisme existe chaque fois qu'une fonction s'exerce pour elle-même, sans aboutir à ses fins naturelles. L'amateur de peinture, de musique, le collectionneur, le sportsman, sont autant de variétés de dilettantes.

L'égotiste est le dilettante de sa vie intérieure. Pour lui, son cerveau est un théâtre où se jouent et se déroulent des scènes de comédie idéologique auxquelles il assiste en spectateur curieux. Pour satisfaire cette curiosité toujours éveillée, il lui faut renouveler ses sujets, rechercher des sensations, des émotions, des sentiments, des idées qui sont la matière de ses méditations et de ses analyses. S'il est intellectif, il les cherche dans les livres, il puise ses documents dans le monde abstrait des bibliothèques.

Mais cette source s'épuise un jour et il n'est pas rare alors que le dilettante s'adresse directement au monde des choses. Il se décide alors à sortir de sa contemplation passive, à se mêler aux hommes, à faire effort et à agir. Mais qu'on ne s'y trompe pas : s'il recherche des sensations, ce n'est pas comme le voluptueux ordinaire, pour la saveur intrinsèque de ces sensations, mais afin de les distiller, de les intellectualiser, de les utiliser comme prétextes à d'abstraites combinaisons idéologiques. De même, s'il se décide à l’action, ce n'est pas pour les avantages pratiques que pourront lui procurer ses efforts, car il n'est, par orgueil et dédain, ni ambitieux, ni cupide, mais seulement pour trouver dans ses explorations quelques vibrations nouvelles, pour étendre et multiplier les champs de sa sensibilité exigeante et stérile.

(…)


C. — Volonté.

(...) Nous étudierons ici les influences plus générales de l'émotion sur la volonté, la conduite, les réactions du caractère.


Dissimulation de l’émotion. — Le premier soin du timide est de cacher sa timidité, de dissimuler les expressions de son émotion et de son trouble intérieur. Dans quelle mesure cette dissimulation est-elle possible ? La nature même de l’émotion va nous répondre.

Nous avons vu qu'elle était constituée par un ensemble de variations vasculaires, viscérales, musculaires. Parmi ces variations, celles qui ont pour siège les fibres lisses des organes et des vaisseaux, soustraites à tout pouvoir volontaire, ne pourront évidemment être ni atténuées, ni arrêtées. Mais les autres, celles qui ont pour siège les muscles de la vie de relation soumis à la volonté, celles-là pourront être maîtrisées par l’effort ; sur celles-là le timide pourra exercer une action antagoniste ou inhibitoire. Telles sont les variations de la respiration, de la phonation, de la mimique, etc.

(...)

Par ce moyen, malgré une émotion intense qui lui donnera une angoisse extrême, des palpitations désordonnées, de la sueur profuse, phénomènes contre lesquels il est impuissant, le timide pourra prendre une apparence calme, régulariser sa respiration, parler d'une voix tranquille, marcher posément, adapter parfaitement tous ses gestes aux actes à faire, jouer si bien son rôle qu'un observateur superficiel ne saurait soupçonner l'orage intérieur masqué par ce visage si placide. Il existe même quelques rares sujets qui sont capables, par un effort violent, d'empêcher la rougeur de leur monter au visage. Cette dissimulation par contrainte volontaire est la conduite habituelle du timide « en représentation ».

Mais cette contrainte a pour effet de donner à ses mouvements, à ses gestes, à sa tenue, quelque chose de raide, de guindé, d'artificiel.

Il ne s'agit pas ici de l'embarras, de la gêne, dus à un certain degré d’ataxie musculaire, qui font partie des symptômes directs de l'accès de timidité et sont des manifestations spontanées de l’émotion. La raideur due à la contrainte volontaire est secondaire, réfléchie. Elle existe non seulement au moment de la crise émotionnelle, mais encore dans les périodes interparoxystiques.

C'est une façon de tenue, adoptée par le timide, qui finit par devenir une habitude, et qu'il conserve en toutes circonstances.

(...)


Attitudes factices. — Pour aider à cette dissimulation de l’émotion par la contrainte, beaucoup de timides adoptent, consciemment ou non, une certaine attitude représentative.

Le genre de cette attitude est très variable selon les individus. La plus connue est celle de Rousseau, racontée par lui-même dans ses Confessions :

Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvais vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m'enhardir, le parti de la fouler aux pieds. Je me fis cynique et caustique par honte ; j'affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer (15).

À côté du timide bourru, il y a le timide hautain et orgueilleux. C'est peut-être la forme la plus fréquente.

Qui n'a vu de ces sujets froids, dédaigneux, fiers, presque inabordables, écartant toute familiarité et toute indiscrétion : il y a gros à parier que 80 fois p. 100 ce sont des timides.

Parfois même, le timide est agressif. Mais il est agressif dans certains cas seulement, comme pour se dédommager des autres circonstances où il n'a pas osé.

Il est naturel que la bouderie du timide prenne la forme agressive : chercher querelle aux autres, quand on s'en veut à soi-même d'une impression de malaise dont ils ne sont que l'occasion, est-il rien de plus humain (16) ?

Souvent le timide se montre ironiste et railleur. Il feint de ne rien prendre au sérieux, il se moque des sentiments les plus graves et les plus précieux de l'humanité.

(...)

Enfin, certains timides affectent une humilité excessive, une politesse infinie. Ils courbent sans cesse la tête et semblent toujours prêts à rentrer sous terre. Ils sont d'une complaisance extrême : ils vous accordent tout, vous concèdent tout, ou du moins semblent faire ainsi.

Car c'est là un caractère propre à toutes les attitudes que peuvent prendre les timides : elles sont fausses.

Leur expression ne correspond nullement à la pensée vraie : la contenance est en désaccord avec le sentiment intime du sujet. Pas plus que Rousseau n'est sincère et convaincu dans sa comédie de rude vertu, pas plus le timide n'est sincère et convaincu lorsqu'il fait étalage d'orgueil, d'agression, d'ironie ou d'humilité. Quand le timide joue la bouderie agressive, il ne faut pas y croire : elle donne l'illusion de la hardiesse et elle est un effet de la timidité.

Le timide, moins que personne, ne peut être jugé sur l'apparence : il fait grand cas de la sympathie des autres, quand il paraît en faire fi ; il ne rebuterait pas les gens s'ils lui étaient indifférents ; et il se dépite contre lui-même, quand on lui croit du dédain pour eux.

Il faut en dire autant de son humilité.

Le timide le plus connu, sinon le plus commun, celui qui s'efface et rentre sous terre, n'est qu'un faux humble, comme le timide arrogant n'est qu'un faux brave. Les airs cavaliers ne prouvent pas l'irrespect ; l'air gêné ne prouve pas davantage la modestie.

C'est ce qu'atteste cette fine remarque d[e George] Eliot :

La timidité (extérieure) d'un garçon n'est nullement un signe de respect évident ; et tandis que vous lui faites des avances encourageantes dans la pensée qu'il est accablé par la conscience de votre sagesse, il y a dix à parier contre un qu'il vous trouve très ennuyeux. (Le Moulin sur la Floss [tome 1, Hachette et Cie, Paris, 1897, p. 106])

(…)

Le contraste entre l'attitude humiliée du timide et ses sentiments de fierté intérieure est analogue à celui qu'on a signalé entre sa bouderie agressive et ses sentiments de bienveillance et de respect. Le timide, aspirant à la sympathie d'autrui, sans pouvoir l'atteindre, conçoit, suivant son humeur, du découragement ou du dépit. Le découragement se traduit par l'humilité, le dépit par la hauteur : mais ni l’une ni l'autre de ces attitudes n'exprime les sentiments vrais du timide (6).


Abstention. — Éviter les occasions de se montrer timide, voilà le second soin du timide. Comme ces occasions consistent en contacts sociaux, il en résulte, comme on l'a vu, une tendance à rechercher l'isolement.

En conséquence, chaque fois que, dans un débat volontaire, il s'agira de prendre une détermination au sujet d'une démarche à accomplir, l'image émotionnelle viendra peser de tout son poids sur la décision, en sorte que, le plus souvent, la conclusion du débat sera l’abstention.

À cet égard, le timide agit toujours dans le sens de la moindre résistance : et comme c'est l'initiative qui lui coûte le plus, sa diplomatie sera toute une diplomatie d'abstention.


Inhibition. — Cependant on ne peut indéfiniment se soustraire aux rencontres avec ses semblables, aux actions en public. On est bien obligé, malgré soi, de payer de temps en temps de sa personne, de violenter les tendances de sa timidité.

Mais, dans ces actions nécessaires, accomplies malgré elle, cette timidité ne perd pas ses droits : elle exerce encore son influence, impose sa tyrannie par le mode de l'inhibition. L'inhibition consiste à empêcher ou du moins à contrarier les traductions naturelles des états de conscience. Au point de vue de la volonté, c'est un arrêt qui s'interpose entre l'idée et le geste, entre l'intention et l'exécution, qui empêche, amoindrit ou déforme les expressions de la pensée.

Cette inhibition, au degré le plus léger, est représentée par ce petit arrêt intérieur, indéfinissable, mais invincible, qui paralyse momentanément la volonté, qui relient le mot sur les lèvres, le bras prêt à s'avancer, qui fait qu'on « n'ose pas ». Ne pas oser, voilà tout le timide !

Dans une conversation, il trouve une répartie spirituelle à faire, une réflexion intelligente à émettre, un compliment à exprimer, il se tait, il n'ose pas ! On lui a fait un cadeau, rendu un service : il doit remercier. Il n'en fait rien, ingrat en apparence : il n'ose pas ! On lui fait une proposition qu'il désavoue, une offre que son jugement rejette : il devrait refuser, il n'ose pas, et accepte. « Je n'ose rien refuser. Et, manquant d'argent et sollicité pour une œuvre même contraire à mes opinions, je me laisse entraîner à y souscrire parce que je n'ose pas dire non. » (Confidence personnelle d'un timide.) Il y a ainsi des timides, nullement lâches, et qui subissent sans riposter des affronts, des offenses, parce qu'ils n'osent pas répliquer.

D'autres fois, l'expression n'est arrêtée que partiellement. Le timide qui parle ne va pas jusqu'au bout de sa pensée. Il n'ose pas l'affirmer dans sa pleine intensité. Il en atténue la valeur. Comme s'il avait peur d'en trop dire, il s'arrête en chemin, et parfois, par une conclusion sceptique, renverse tout ce qu'il vient de déclarer.

« Dans certains cas, m'écrit une de mes correspondantes, je me sens comme obligée de traduire, par des termes trop faibles (par conséquent au-dessous de la vérité), les sentiments que j'éprouve, les idées que je conçois. »

Cette atténuation est surtout marquée lorsqu'il s'agit d'exprimer des sentiments un peu intimes et délicats. C'est ce que nous avons déjà dit à propos de la pudeur des sentiments. Il y a des sujets qui n'ont jamais pu dire à un bienfaiteur toute la reconnaissance dont ils étaient pleins. Et combien aussi n'ont jamais pu faire en termes sincères l'aveu de leur tendresse à la femme aimée !


Déformation de l’expression. — D'autres fois l'expression est déformée, ne correspond plus à l'intention du sujet. II a préparé une phrase, une attitude, et c'est une autre phrase qu'il prononce, une autre attitude qu'il adopte. Il voulait être ardent, il est glacial; affectueux, il est sceptique ; autoritaire, il est docile. Il est venu pour faire des reproches : il s'en va en faisant des excuses.

Cette impuissance à exprimer et à soutenir son opinion conduit les timides jusqu'au mensonge.

Incapables de tenir tête à une contradiction, ils simulent l'approbation, bien que leur conviction intime soit opposée, et qu'ils rejettent en eux-mêmes l'opinion qu'ils feignent d'accepter. Ces mensonges par timidité sont fréquents.

Tous mes correspondants avouent avoir menti de la sorte : « J'ai menti souvent, disent-ils, et je mens encore par timidité, parce que je n'ose pas dire ce que je pense ».


Sophisme de justification. — En même temps que le timide joue son personnage d'apparence, en lui se déroule tout un drame entre le « moi » qui agit et le « moi » qui regarde agir. Le second est habituellement mécontent du premier, et le premier cherche à s'excuser auprès du second. S'il fait quelque concession à sa timidité, il cherche, pour la légitimer, de bonnes raisons qui, en réalité, sont toujours détestables. Cette justification à faux que le timide cherche à se faire à lui-même de ses faiblesses et de son impuissance, a été nommée par M. Marion sophisme de justification. Ce sophisme paraît commun à tous les timides cultivés qui ont l'usage du dédoublement de la conscience.

(...)


Décharges explosives. — Enfin, chez certains timides, peuvent survenir des accès de témérité, tout à fait semblables aux crises hystériques ou épileptiques. Après une longue période de contrainte, de refoulement sur soi, le sujet a une décharge explosive, dans laquelle il accomplit les actes les plus imprévus et les plus extravagants. Baudelaire a signalé un de ces cas :

Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l'action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables. (…) Le moraliste et le médecin qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d'où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d'accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux. (...) C'est une espèce d'énergie qui jaillit de l'ennui et de la rêverie, et ceux en qui elle se manifeste si inopinément sont en général, comme je l'ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres. Un (de mes amis), timide à un point qu'il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu'il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d'un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d'Éaque et de Rhadamanthe, sautera brusquement au cou d'un vieillard qui passe à côté de lui et l’embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée (17).

Mais ces paroxysmes impulsifs sont exceptionnels et la modalité volontaire habituelle du timide est bien traduite par la formule : il n'ose pas .


État mental consécutif. — Le timide qui vient de se trouver aux prises avec sa timidité, et qui n'a pas osé, traverse, en général, un état mental consécutif. Cet état mental comprend plusieurs phases.

C'est d'abord une phase de soulagement, d'apaisement, dû à la fin de la lutte, à la cessation de l'angoisse, c'est une accalmie physique et psychique qui succède à une hypertension émotive pénible. Cette détente consécutive est semblable à celle qui suit les émotions pathologiques, les obsessions, les impulsions morbides. À cet instant le sujet ne sent qu'une chose : c'est qu’il est délivré de son anxiété et de ses tortures.

Mais cette phase ne dure pas : elle est suivie de près par une seconde phase, de colère et de révolte. En se rendant compte de ses faiblesses, de sa retraite, et des conséquences fâcheuses qu'elles entraînent, le timide s'irrite contre son infirmité et contre lui-même. Il se gourmande intérieurement, il s'adresse les pires injures, les plus grossières invectives. « Il s'est conduit en imbécile, en idiot; il a reculé stupidement devant la chose la plus facile du monde. » Dans cette nouvelle phase, l'acte qu'il n'a pu accomplir tout à l'heure, lui paraît d'une facilité enfantine. « Comment a-t-il pu se troubler, se démonter ? II n'y avait que ces quelques mots à dire ! » Et les mots qui ne venaient pas, se présentent maintenant avec une aisance merveilleuse, tout le discours se déroule spontanément, avec ses intonations, ses inflexions, ses habiletés oratoires. Et ce discours possède toutes les qualités : il s'y trouve de l'esprit, de l’à-propos, de la subtilité, de la conviction, de l'insistance, de la chaleur. Il y a tout ce qu'il fallait : mais tout cela vient un peu tard. Cette diplomatie retardataire, c'est ce qu'on appelle si joliment l'esprit de l’escalier.

Puis apparaît une nouvelle phase encore. C'est la phase des résolutions, des témérités intentionnelles, des promesses faites à soi-même. « Ah ! à la prochaine occasion, il ne sera plus si bête ! Que risque-t-il, au fond ? Coûte que coûte, il marchera tête baissée ! »

Enfin l’exaltation s'éteint en une phase de dépression triste.

(...)


Quelques types de timides


Telles sont les conséquences psychiques que l’accès de timidité peut entraîner dans les fonctions de la sensibilité, de l'intelligence, de la volonté : elles contribuent à entretenir l’état mental interparoxystique, à déterminer le caractère des timides.

Toutefois, chez un même individu, ces divers éléments ne sont pas tous nécessairement représentés, ni représentés avec la même valeur. Il faut bien se souvenir que l’accès de timidité ne réagit que sur une personnalité déjà préformée, c'est-à-dire possédant déjà par ailleurs et en dehors de toute timidité, des instincts, des inclinations, des connaissances, des habitudes.

Par conséquent, suivant le fond de cette personnalité, le retentissement mental de l’accès affectera des variantes individuelles nombreuses. Il s'opposera à certaines tendances, il en renforcera d'autres déjà préexistantes, il fera tour à tour des pessimistes, des orgueilleux, des humbles, des égotistes, des dilettantes, des révoltés, selon que l’une ou l'autre de ces modalités psychiques sera par nature déjà accusée dans la personnalité fondamentale du sujet.
Car la timidité ne suffirait pas, à elle seule, pour créer de toutes pièces l'orgueil, la maladie de l’idéal, la faculté du dédoublement, par exemple : elle n'agit qu'en développant leurs germes déjà existants, à la façon d'une cause occasionnelle. Ces mêmes indices psychiques peuvent d'ailleurs se développer par d'autres causes que la timidité, se manifester en dehors d'elle, de même que la timidité peut se manifester sans les faire intervenir dans son tableau symptomatique. Il existera donc de nombreux types de timides.


Philippe, le personnage des romans idéologiques de Maurice Barrés, a été, dans sa première jeunesse, un grand timide. Le sentiment principal qui paraît avoir été associé à ce moment à sa timidité, est une répugnance craintive pour les hommes dont la brutalité vulgaire le choquait. Ce sont « les Barbares », dont il subissait le dur contact. Mais ce caractère évolue très vite. Ses méditations lui fournissent une arme contre les Barbares : le mépris ; et, les méprisant, il leur devient dès lors supérieur. Il cherche à s'affranchir de leur empire : et l'indépendance, il la trouve dans l'argent.

Pour échapper à la dissipation et à l'altération que nous subissons des contacts temporels, ne convient-il pas que nous nous réfugiions, comme dans un cloître, dans une forte indépendance matérielle ? (…) L'argent, voilà l'asile où des esprits soucieux de la vie intérieure pourront le mieux attendre (17).

Ainsi Philippe est un révolté. Après avoir pris une claire conscience de son infirmité, il s'indigne contre elle et veut s'en rendre maître et la dompter.

Enfin Philippe est un ambitieux. Son activité est stimulée par un vif appétit des satisfactions et des jouissances qu'on recueille dans la société des hommes : distinctions, notoriété, gloire, etc. Aussi, par amour-propre et par vanité, il se met à chercher un remède, des moyens préventifs contre son émotion isolante et paralysante : et ce remède, ces moyens, il les trouve dans sa philosophie même.

Il adopte, envers les autres et envers lui-même, l’attitude du scepticisme.

L'essentiel est de se convaincre qu'il n'y a que des manières de voir, que chacune d'elles contredit l'autre et que nous pouvons, avec un peu d'habileté, les avoir toutes sur un même objet. Ainsi nous amoindrissons nos mortifications à penser qu'elles sont causées par rien du tout, et nous arrivons à souffrir très peu (18).

Que cette unique formule subjective, par sa seule action convaincante, ait suffi à dissiper la timidité de Philippe, c'est là une chose peu probable. Il est plus logique d'admettre que le développement du tempérament, l’influence de l'habitude et de l'âge ont eu la plus grande part dans l'atténuation de sa sensibilité excessive.


Julien Greslou, le « Disciple » de Paul Bourget, est loin d'être un timide pur. Il semble être avant tout un neurasthénique constitutionnel.

Il en présente des symptômes multiples : il est affecté de certaines perversions psychiques qui se rattachent de près à la dégénérescence mentale.

Au point de vue de la volonté agissante, sa timidité n'oppose qu'une entrave secondaire : il est surtout un aboulique, par paresse physique, par répugnance à l’effort.

Je n'osais pas. Ne croyez point que ce fût chez moi simplement de la timidité. L'impuissance à l'action est bien un trait de mon caractère, [mais quand je ne suis pas soutenu dans cette action par une idée] (20).

J'ai constamment éprouvé une horreur singulière pour l'action, si faible fût-elle, au point que de faire une simple visite me causait autrefois un battement de cœur, que les plus légers des exercices physiques m'étaient intolérables, que d'entrer en lutte ouverte avec une autre personne, même pour discuter mes idées les plus chères, m'apparaît, encore aujourd'hui, chose presque impossible. [Cette horreur d'agir s'explique par l'excès du travail cérébral qui, trop poussé, isole l'homme au milieu des réalités qu'il supporte mal, parce qu'il n'est pas habituellement en contact avec elles.] (21).


Cette impuissance à l'action fut aussi la triste infirmité mentale dont le mélancolique Amiel a souffert toute sa vie. Par ce qu'on peut juger de ce qui a été publié de son journal intime, la timidité vraie, telle que nous la concevons et l'avons exposée, doit rester chez lui au second plan. Sa maladie principale, c'est une aboulie, provoquée à la fois par l'insuffisance des impulsions à agir et par l'irrésolution intellectuelle. Cette maladie, il l’a révélée à plusieurs reprises dans ses confessions.

D'abord, les sentiments ordinaires qui poussent l’homme dans la mêlée, l’ambition, la recherche de la gloire, de la fortune, il ne les connaît pas :

Je n'ai su voir aucune nécessité à m'imposer aux autres et à réussir. Je n'ai jamais eu l'évidence que de mes lacunes et des supériorités d'autrui. Ce n'est pas ainsi qu'on fait son chemin. Avec des aptitudes variées et passablement d'intelligence, je n'avais pas d'impulsion dominante, ni de talent impérieux, de sorte que, capable, je me suis senti libre, et que libre, je n'ai pas découvert ce qui était le mieux. L'équilibre a produit l'indécision et l'indécision a stérilisé toutes mes facultés (22).

[Paresse et contemplation ! Sommeil du vouloir, vacances de l’énergie, indolence de l’être, comme je vous connais!] Aimer, rêver, sentir, apprendre, comprendre, je puis tout, pourvu qu'on me dispense de vouloir. C'est ma pente, mon instinct, mon défaut, mon péché. J'ai une sorte d'horreur primitive pour l'ambition, pour la lutte, pour la haine, pour tout ce qui disperse l'âme en la faisant dépendre des choses et des buts extérieurs (23).

(…)

Je n'ai aucune ambition mondaine ; la vie de famille et la vie de l'intelligence sont les seules qui me sourient. Aimer et penser sont mes seuls besoins exigeants et indestructibles. [Avec l’esprit subtil, retors, complexe et caméléon, j’ai le cœur enfant ; je n’aime que la perfection ou le badinage, les deux extrêmes opposés.] (24).

Chercher la considération a été si peu pour moi un mobile que je n'ai pas même eu cette notion. À quoi tient ce phénomène ? À ce que l’entourage, la galerie, le public, n'ont jamais été pour moi qu'une grandeur négative. [Je n’ai jamais rien demandé ni attendu de lui, pas même la justice, et me constituer dans sa dépendance, solliciter sa bonne grâce ou son suffrage m’a paru un acte de courtisanerie et de vassalité, auquel s’est instinctivement refusé mon orgueil. (…) Et cependant ma joie eût été d’être accueilli, aimé, encouragé, bienvenu, et d’obtenir ce que je prodiguais : la bienveillance et la bonne volonté. Mais poursuivre la considération, la renommée, forcer l’estime, cela m’ a semblé indigne de moi, presque une dégradation. Je n’y ai même pas songé.] (25)

On le voit, les affirmations ne manquent point : et l'on en pourrait citer maints autres encore, de ces aveux désespérés où le penseur crie son impuissance à l’action.

N'ayant pas de passions fortes, il n'avait pas d'impulsion dominante : et de cette absence d'inclinations et de préférences, vient le second élément de son aboulie : l'indécision.

Le manque de foi simple, l'indécision par défiance de moi, remettent presque toujours tout en question dans ce qui ne concerne que ma vie personnelle. J'ai peur de la vie objective et recule devant toute surprise, demande ou promesse qui me réalise ; j'ai la terreur de l’action et ne me sens à l'aise que dans la vie impersonnelle, désintéressée, subjective de la pensée. Pourquoi cela ? Par timidité.

D'où vient cette timidité ? Du développement excessif de la réflexion, qui a réduit presque à rien la spontanéité, l’élan, l’instinct et, par là même, l'audace et la confiance. Quand il faut agir, je ne vois partout que causes d'erreur et de repentir, menaces cachées et chagrins masqués. (…) [J’ai horreur d’être dupe, surtout dupe de moi-même et je me prive de tout pour ne pas me tromper et être trompé ; donc l’humiliation est le chagrin que je redoute encore plus, et par conséquent, l’orgueil serait le plus profond de mes vices. C’est logique, mais ce n’est pas vrai ; il me semble que c’est la défiance, l’incurable doute de l’avenir, le sentiment de la justice mais non de la bonté de Dieu, bref, l’incrédulité qui est mon malheur et mon péché. Toute action est un otage remis à la destinée vengeresse : voilà la croyance instinctive qui glace ; toute action est un gage confiée à la paternelle Providence : voilà la croyance qui clame.

La douleur me paraît une punition et non une miséricorde, c’est pourquoi j’en ai secrètement horreur. Et comme je me sens vulnérable sur tous les points, partout accessible à la douleur, je reste immobile, semblable à l’enfant craintif qui, laissé dans le laboratoire de son père, n’ose toucher à rien, crainte des ressorts, explosions et catastrophes qui peuvent sortir et jaillir de tous les coins au moindre mouvement de son inexpérience. J’ai confiance en Dieu, directement et dans la nature, mais je me méfie de tous les agents libres et mauvais ; je sens ou pressens le mal moral et physique, au bout de chaque erreur, faute ou péché et j’ai honte de la douleur] (26).

Qui veut voir parfaitement clair avant de se déterminer, ne se détermine jamais. Qui n'accepte pas le regret, n'accepte pas la vie (27).

Comment donc retrouver le courage de l’action ? En laissant revenir un peu l’inconscience, la spontanéité, l’instinct, qui rattache à la terre et qui dicte le bien relatif et l’utile ; en croyant plus pratiquement à la Providence qui pardonne et permet de réparer ; en acceptant plus naïvement et plus simplement la condition humaine; redoutant moins la peine, calculant moins, espérant plus ; c'est-à-dire diminuant, avec la clairvoyance, la responsabilité et avec la responsabilité, la timidité ; [en acquérant plus d’expérience par les pertes et les leçons] (28).

Ce mot de timidité revient fréquemment sous la plume de l’auteur. Mais il convient de préciser dans quel sens il remploie. Veut-il dire, par là, qu'au moment d'accomplir un acte, il est arrêté brusquement par une émotion poignante qui le paralyse ? Non ; ce qu'il désigne par timidité, c'est la peur instinctive d'agir, c'est aussi la peur de prendre une détermination avec toutes les conséquences, utiles ou fâcheuses, qu'elle comporte. C'est sa maladie de volonté, en somme, qu'il appelle timidité.

Incapable d'agir et d'occuper ses forces dans une besogne active, il s'est renfermé dans la contemplation intérieure. Impuissant à vivre, il renonce à la vie et se confine dans la pensée pure.

L'analyse à outrance est ici l’effet d'une insuffisance constitutionnelle des impulsions motrices. Amiel n'est pas seulement un timide : c'est un impuissant. Sans cette impuissance, s'il avait pu vivre, agir, combattre, s'affirmer, il est probable qu'au contact des hommes sa sensibilité excessive se serait trouvée violentée et qu'il eût connu les angoisses aiguës des timides.

Mais, s'écartant de l’action, il n'a pu connaître, à un fort degré, les émotions qui l'accompagnent. Et c'est ainsi que l'impuissance initiale d'Amiel a été, jusqu'à un certain point, un obstacle au développement de la timidité véritable.

Combien différent d'Amiel est Rousseau ! Amiel n'a aucune passion : Rousseau les a toutes. Amiel a vécu solitaire : Rousseau, dès le jeune âge, s'est aventuré dans le monde. Aussi la timidité de Rousseau va se montrer sous un aspect tout opposé à celle d'Amiel. Amiel nous est apparu comme un névropathe apathique, déprimé : nous voyons en Rousseau un névropathe émotif et passionné.

(…)

C'est en effet l’émotivité excessive, poussée à un degré morbide, qui nous paraît l'élément le plus important de son état mental à l'égard de sa timidité : elle est sa caractéristique psychique, comme l'impuissance du vouloir était la caractéristique d'Amiel.

La timidité de Rousseau nous offre donc un exemple de timidité chez un émotif. Cette timidité s'est manifestée et a été constatée par Rousseau dès son jeune âge. Dans les premières pages des Confessions elle apparaît déjà :

Naturellement timide et honteux, je n'eus jamais plus d'éloignement pour aucun défaut que pour l'effronterie (29).

Prenez-moi dans le calme, je suis l'indolence et la timidité même ; tout m'effarouche, tout me rebute ; une mouche en volant me fait peur ; un mot à dire, un geste à faire épouvante ma paresse ; la crainte et la honte me subjuguent à un tel point que je voudrais m'éclipser aux yeux de tous les mortels. S'il faut agir, je ne sais que faire ; s'il faut parler, je ne sais que dire ; si l'on me regarde, je suis décontenancé. Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j’ai à dire ; mais dans les entretiens ordinaires, je ne trouve rien, rien du tout ; ils me sont insupportables par cela seul que je suis obligé de parler.

(…)

Mille fois, durant mon apprentissage, et depuis, je suis sorti dans le dessein d'acheter quelque friandise. J'approche de la boutique d'un pâtissier, j'aperçois des femmes au comptoir ; je crois déjà les voir rire et se moquer du petit gourmand. Je passe devant une fruitière, je lorgne de l'œil de belles poires, leur parfum me tente ; deux ou trois jeunes gens tout près de là me regardent ; un homme qui me connaît est devant sa boutique ; je vois de loin venir une fille ; n'est-ce point la servante de la maison ? Ma vue me fait mille illusions. Je prends tous ceux qui passent pour des gens de ma connaissance ; partout je suis intimidé, retenu par quelque obstacle ; mon désir croît avec ma honte, et je rentre enfin comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire, et n'ayant osé rien acheter (30).

Cette timidité était aggravée par d'autres défauts naturels de Rousseau : sa myopie, à laquelle il fait allusion dans le passage cité plus haut ; ses troubles urinaires et génitaux, sur lesquels je n'ai pas à insister ici ; puis une lenteur de pensée qu'il décrit lui-même en ces termes :

Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées, et qui ne se présentent jamais qu'après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n'appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que l'idée, vient remplir mon âme ; mais au lieu de m'éclairer, il me brûle et m'éblouit. Je sens tout, et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide ; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu'il y a d'étonnant, est que j'ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu'on m'attende : je fais d'excellents impromptus à loisir, mais sur le temps, je n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une fort jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier : « À votre gorge, marchand de Paris ! », je dis : « Me voilà. » (31).

M. Dugas attribue ce trouble de l’idéation chez Rousseau à la timidité, mais cette opinion ne me paraît pas soutenable, puisque ce trouble se produit même dans la solitude.

(...)

Il semble donc que cette lenteur de la pensée ait été un attribut primitif de la mentalité de Rousseau, un défaut natif de son organisation cérébrale. On conçoit que ce défaut, qui enlevait toute vivacité de répartie et tout esprit d'à-propos à son porteur, contribuait pour une part importante à renforcer les effets de sa timidité.

Une autre cause enfin entre en jeu pour exagérer encore cette timidité, c'est l'absence de savoir-vivre et le manque d'habitude des bonnes manières.

(...)

Ainsi timidité, lenteur de pensée, manque d'esprit d'à-propos, gaucherie et incapacité de s'adapter aux usages du monde, tels sont les défauts naturels auxquels devait se heurter Rousseau dans le cours de ses relations sociales. Sans doute, ils eussent suffi à l'écarter du monde, à le réduire comme Amiel à une vie solitaire, s'il n'eût été stimulé d'autre part par des impulsions violentes et des passions impétueuses. C'est ici que l’émotivité excessive de Rousseau entre nettement en action. C'est elle qui le pousse en avant, malgré les freins de sa timidité, c'est elle qui, au moment de payer de sa personne, lui prête l’énergie suffisante pour en triompher. C'est en effet par saccades, par bouffées d'exaltation qu'il projette et accomplit ses actions publiques ; et ses crises le mettent dans un véritable état d'ivresse, se traduisant par un monoïdéisme psychique, durant lequel est effacé de sa conscience tout ce qui n'est pas l'objet unique de sa préoccupation. Cet état est un état d'autosuggestion, semblable à celui qu'on produit chez les sujets hypnotisés et paraissant relever du fond d'hystérie de Rousseau.

(…)

C'est par le mécanisme de cette auto-suggestion que Rousseau soutint ce personnage factice de vertu austère, qu'il revêtit pour suppléer à son manque d'usage du monde.

(…)

Plus intéressante encore est la timidité de Stendhal et celle de Julien Sorel, le héros de son roman Le Rouge et le Noir dont le caractère semble être à peu de chose près celui de l'auteur lui-même.

Ces personnalités offrent l'avantage d'être plus voisines de la normale que celles d'Amiel et de Rousseau, qui sont évidemment des sujets d'exception. De plus, Stendhal comme Julien Sorel sont
des types de timides volontaires qui nous offrent l'exemple de la domination de la timidité par la contrainte et l'énergie.

Si l'on en juge par son Journal intime Stendhal a beaucoup souffert de la timidité dans sa jeunesse. Il s'en plaint et se révolte contre elle à maintes reprises.

(…), dans les choses où je suis faible, je n’ai jamais fait assez de résolutions d’avance. Comme] lorsque je vais faire une visite à une femme que j'aime. Le résultat de tout cela [timidité et manque de naturel] est qu'avec elle, le premier quart d'heure, je n'ai que des mouvements convulsifs ou une faiblesse subite et générale, une liquéfaction des solides (32).

Je suis venu chez moi, accablé par l'idée de ma timidité ; je n'avais pas la force d'écrire ceci ; enfin, j'ai pensé aux avantages de l'esprit de caractère (naturel) (33).

Non moins timide est Julien Sorel, dans les diverses péripéties du roman. Mais Sorel, comme Stendhal lui-même sans doute, possède à côté de sa timidité, un sentiment exigeant, impérieux, dominateur : l'orgueil. Ce sentiment d'orgueil est immense, d'une susceptibilité extrême, et constitue la puissance directrice de tout son caractère. Ainsi allons nous trouver ici en présence la timidité et l'orgueil.

Cet orgueil lui impose, comme un devoir, de vaincre tout obstacle que la timidité pourrait lui opposer. Il se donne à lui-même des tâches d'énergie, pour ainsi dire.

C'est de cette façon qu'il conçoit le projet, uniquement pour satisfaire son orgueil par la timidité vaincue, de séduire Mme de Rênal, la mère des enfants dont il est le précepteur. Dans les deux scènes capitales, nous voyons l'orgueil en lutte avec la timidité, et l'orgueil demeurer finalement victorieux :

Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec délices du plaisir de bien parler, et à des femmes jeunes ; en gesticulant, il toucha la main de Mme de Rênal qui était appuyée sur le dos d'une de ces chaises de bois peint que l’on place dans les jardins.

Cette main se retira bien vite ; mais Julien pensa qu'il était de son devoir d'obtenir que l'on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L'idée d'un devoir à accomplir, et d'un ridicule ou plutôt d'un sentiment d'infériorité à encourir si l’on n'y parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout plaisir de son cœur.

(...)

Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d'une façon singulière. La nuit vint. (...) Préoccupé de ce qu'il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire (…) Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra ? (…) Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira- t-il pas voir survenir à Mme de Rênal quelque affaire qui l'obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin. La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée ; bientôt la voix de Mme de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s'en aperçut point. L'affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible, pour qu'il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l'horloge du château, sans qu'il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : « Au moment précis où dix heures sonneront, j'exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle. »

Après un dernier moment d'attente et d'anxiété, pendant lequel l'excès de l'émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l'horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine et y causait comme un mouvement physique.

Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main et prit celle de Mme de Rênal qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu'il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu'il prenait ; il la serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort par la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.

Son âme fut inondée de bonheur, non qu'il aimât Mme de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser.

(…)

Minuit était sonné depuis longtemps; il fallut enfin quitter le jardin : on se sépara. (…) Un sommeil de plomb s'empara de Julien, mortellement fatigué des combats que toute la journée la timidité et l’orgueil s'étaient livrés dans son cœur (34).

Voici l'autre scène.

Je lui ai dit que j'irai chez elle à deux heures, se dit-il, en se levant ; je puis être inexpérimenté et grossier (...) mais du moins, je ne serai pas faible.

Julien avait raison de s'applaudir de son courage ; jamais il ne s'était imposé une contrainte plus pénible. En ouvrant sa porte, il était tellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous lui, et il fut forcé de s’appuyer contre le mur.

Il était sans souliers. Il alla écouter à la porte de M. de Rênal, dont il put distinguer le ronflement. Il en fut désolé. Il n'y avait donc plus de prétexte pour ne pas aller chez elle. [Mais, grand Dieu, qu’y ferait-il ? Il n’avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se sentait tellement troublé qu’il eût été hors d’état de les suivre.]

Enfin, souffrant plus mille fois que s'il eût marché à la mort, il entra dans le petit corridor qui menait à la chambre de Mme de Rênal. Il ouvrit la porte d'une main tremblante et en faisant un bruit effroyable.

(...)

Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de Mme de Rênal, on eût pu dire, en style de roman, qu'il n'avait plus rien à désirer.

(...)

Mais dans les moments les plus doux, victime d'un orgueil bizarre, il prétendit encore jouer le rôle d'un homme habitué à subjuguer les femmes ; il fit des efforts d'attention incroyables pour gâter ce qu'il avait d'aimable. Au lieu d'être attentif aux transports qu'il faisait naître, et aux remords qui en relevaient la vivacité, l'idée du devoir ne cessa jamais d'être présente à ses yeux. Il craignait un remords affreux et un ridicule éternel, s'il s'écartait du modèle idéal qu'il s'était proposé de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un être supérieur, fut précisément ce qui l'empêcha de goûter le bonheur qui se plaçait sous ses pas. C'est une jeune fille de seize ans qui a des couleurs charmantes et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge (35).

Des exercices de ce genre fréquemment répétés, une expérience féconde, l’évolution de l’âge, finirent pas avoir raison, sinon totalement, du moins pour la plus grande part, de la timidité de Julien. Quelques années après, Stendhal écrivait de lui : « Depuis le séminaire, il mettait les hommes au pis, et se laissait difficilement intimider par eux (36). » Et plus tard, dans son intrigue avec Mlle de La Môle, à Paris, la timidité ne joue plus aucun rôle.

Enfin, j'ai moi-même présenté, sous une forme littéraire, l’auto-observation d'un timide (37). Je ne puis qu'y renvoyer le lecteur.



Notes

(1) L. Dugas, Timidité : étude psychologique et morale, Paris, Alcan, 1898, p. 54-55.
(2) Ibid., p. 55-56.
(3) Henry Bauër, « Chronique », Le Journal, 8e année, n°2368, 23 mars 1899, p. 1.
(4) L. Dugas, op. cit., p. 103-104.
(5) P. Bourget, Le Disciple, Lemerre, Paris, 1889, p. 112-113.
(6) L. Dugas, op. cit., p. 106-110.
(7) H.-F. Amiel, [Fragments d’un] Journal intime, tome 1, Georg et Cie, Genève, 1892, p. 102.
(8) Ibid., p. 63.
(9) L. Dugas, op. cit., p. 89.
(10) H.-F. Amiel, op. cit., p. 185.
(11) Je préfère ce terme à celui d' « intellectuel », habituellement employé, d'abord parce qu'il s'harmonise mieux par sa terminaison avec les termes correspondants : « sensitif » et « actif », ensuite parce que le mot « intellectuel » a été utilisé dernièrement dans un sens politique qui prêterait à l'équivoque.
(12) L. Dugas, op. cit., p. 72-74.
(13) M. Barrès, Sous l’œil des Barbares, 1888, p. 74.
(14) Id., loc. cit.
(15) J.-J. Rousseau, Confessions, partie 2, livre 8.
(16) L. Dugas, op. cit., p. 100.
(17) Ch. Baudelaire, Petits Poèmes en prose : IX, Le Mauvais Vitrier.
(18) M. Barrès, Le Jardin de Bérénice, Perrin, 1897, p. 289.
(19) Id., Un homme libre, Perrin, 1889, p. 2.
(20) P. Bourget, op. cit., p. 222.
(21) Ibid., p. 89-90.
(22) H.-F. Amiel, op. cit., tome 2, p. 140.
(23) Id., op. cit., tome 1, p. 168.
(24) Id., op. cit., tome 1, p. 171.
(25) Id., op. cit., tome 1, p. 192.
(26) Id., op. cit., tome 1, p. 101-102.
(27) Id., op. cit., tome 1, p. 119-120.
(28) Id., op. cit., tome 1, p. 65.
(29) J.-J. Rousseau, op. cit., partie 1, livre 1.
(30) Id., op. cit., partie 1, livre 1.
(31) Id., op. cit., partie 1, livre 3.
(32) P. Arbelet (dir.), Oeuvres complètes de Stendhal, Journal, tome 2 : 1805-1808, Librairie ancienne Honoré Champion, Paris, 1932, p. 63.
(33), Id., op. cit., p. 68.
(34) Stendhal, Le Rouge et le Noir, chronique du XIXe siècle, tome 1, A. Levavasseur, Paris, 1831, p. 88-95.
(35) Id., op. cit., tome 1, p. 148-151.
(36) Id., op. cit., tome 2, p. 30.
(37) P. Hartenberg, L’Attente, Paris, Paul Ollendorff, 1901.


Référence

Dr Paul Hartenberg, Les timides et la timidité, Félix Alcan, Paris, 1901, p. 47-121.
 
Certains extraits d'ouvrages proposés par l'auteur pour illustrer son propos ont étaient complétés par l'ajout de texte entre crochets ([...]).