Le
Dr
Hartenberg
est un psychiatre français (1871-1949), auteur d’ouvrages
classiques sur les névroses d’angoisse, la timidité et
l’hystérie, défenseur de la thérapie par suggestion et opposé
au freudisme :
Dans
Les Timides et la timidité,
un ouvrage paru en 1901, Paul Hartenberg (…) décrit un syndrome
dont la panoplie de symptômes physiques et émotionnels correspond
remarquablement à la définition du trouble anxieux telle qu’on la
retrouve dans le DSM V.
Le patient atteint de phobie sociale (timidité) a peur des autres,
manque de confiance en lui et évite les interactions sociales, écrit
Hartenberg. Le phobique décrit par l’auteur, quand il anticipe la
situation qu’il redoute, peut présenter un kyrielle de symptômes
physiques : palpitations, frissons, hyperventilation, sudation,
nausées, vomissements, diarrhée, tremblements, difficulté à
parler, suffocation, dyspnée, avec, pour couronner le tout, des
sensations émoussées et une certaine « confusion mentale. Le
phobique social éprouve aussi de la honte. (Scott Stossel, Anxiété :
les tribulations d’un angoissé chronique en quête de paix
intérieure,
trad. Par Daniel Roche, coll. « Esprit d’ouverture »,
Belfond, 2016)
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Les
qualités primitives de la sensibilité naturelle d'abord, puis le
retentissement mental secondaire de l’accès de timidité, tels
sont les facteurs qui contribuent à créer cet état mental
interparoxystique, avec ses modes particuliers de sentir, de penser
et de réagir, que j'ai appelé le caractère des timides.
Sensibilité
naturelle
Hyperesthésie
affective. — Le timide est avant tout un sensitif, et sa
timidité n'est qu'une des formes de sa sensibilité générale. Le
moindre contact avec le monde extérieur, choses ou hommes, résonne
profondément dans son être intime, la moindre impression éveille
un écho prolongé dans sa sphère affective. Tous les heurts, tous
les chocs lui procurent du malaise : son cœur souffre de toute
atteinte trop intense ou trop brutale, comme la vue souffre, chez le
migraineux, de toute lumière violente. Il est atteint
d'hyperesthésie affective.
Maints
auteurs ont noté cette hyperesthésie du timide.
[Ainsi le timide est déconcerté par
toutes sortes de personnes et, de plus, il l'est diversement par
chacune. Il est ouvert à toutes sortes d'impressions, et chacune de
ses impressions est vive, particulière, précise. S'il est sensible à ce point à la
sympathie et à l'antipathie, il sera prompt à en relever les
moindres indices.]
Toutes les personnes le déconcertent, et en elles
tout l'effarouche. Il est, dit Stendhal, d'une « excessive
délicatesse, de cette délicatesse que l'inflexion d'un mot, un
geste inaperçu met au comble du bonheur ou du désespoir [Journal,
tome I : 1805 – Paris, 22 pluviôse, 11 février 1805] ». Il
est touché au cœur par une simple attention, par une main
spontanément tendue ; il est mortellement blessé par une froideur
devinée ou sentie, par un mot trop vif, par un rire malsonnant. Il
est prompt à l'attendrissement et à la bienveillance, et il est
susceptible et ombrageux (1).
Perspicacité.
— Un effet de cet excès de sensibilité, c'est une
clairvoyance aiguë à l’égard des autres hommes.
M.
Dugas a bien analysé cette perspicacité du timide.
[L'excès de sensibilité développe en
lui une clairvoyance aiguë.] Ardent à pénétrer les sentiments des
autres, il saisit sur leur visage les nuances des émotions
fugitives, il perce à jour les mensonges de la politesse
conventionnelle et démêle dans l'accueil particulier qu'il reçoit
le degré précis de sympathie ou d'antipathie qu'il inspire.
Sa perspicacité est d'ailleurs très
spéciale. Elle se fonde sur des indices, non sur des preuves ; elle
est faite d'impressions, non de jugements ; elle est sûre
d'elle-même, mais elle ne se discute point, ne se justifie point;
elle se défie même des raisonnements qui sont « ployables en tous
sens », comme dit Pascal. Elle est cette clairvoyance empirique et
aveugle qu'on appelle lucidité. La lucidité, telle que je
l'entends, n'a d'ailleurs rien de mystérieux. Elle est l'intuition
ou plutôt l'interprétation rapide des mouvements spontanés, des
paroles, du ton de voix, des jeux de physionomie et des gestes, par
lesquels les sentiments se traduisent à leur insu ou plutôt se
trahissent; elle est l'impression que produisent sur nous les
personnes, impression faite de détails et de nuances, saisis au vol
et subitement analysés ; elle s'oppose au jugement réfléchi
que nous porterions sur ces personnes d'après leur caractère et
leurs actes observés de sang-froid.
Bien des esprits se fient plus à leur
impression qu'à leur jugement, ils partent de ce principe que la
vérité est dans la spontanéité, c'est-à-dire dans la première
idée qui se fait jour en eux, dans le premier mouvement qu'ils
observent chez les autres.
Mais en fait la pénétration du timide
n'est point sûre ; elle part d'indications détaillées et
précises, mais trop menues et trop fines. La passion la guide, mais
aussi l'égare. La lucidité, comme nous l'avons appelée, a toutes
les ressources, mais aussi toutes les imperfections de l'instinct.
Elle ressemble à la vision dans la nuit, vision qui s'éclaire de
lueurs aveuglantes et rapides ; mieux vaudrait, à coup sûr, la
lumière discrète d'un jour continu (2).
Scrupules.
— Cette
délicatesse de sa sensibilité intime le timide la transporte dans
sa conduite extérieure, dans ses relations sociales. Il s'efforce
toujours de ne pas froisser, de ne pas blesser ceux qui l’approchent.
Il en arrive ainsi à de singuliers scrupules.
(...)
D'ailleurs pour toutes les questions
d'argent, le timide s'embarrasse de scrupules qui, dans cette matière
et par notre temps, ne sont plus guère de mise.
(...)
Aussi les timides se montrent
particulièrement impropres aux occupations où les questions
d’argent tiennent quelque place. Ce sont de tristes financiers,
toujours trompés et dupés.
II ne faut pas s'étonner que le timide
considère comme autant de faiseurs et d'aigrefins les hommes qui par
l’aplomb, la hardiesse ou plutôt le toupet, savent se faire
écouter, accepter et finalement s'imposent. Ce sont les façons
ordinaires des courtiers, des intermédiaires qui foisonnent, par le
parasitisme de l'argent, dans le monde des affaires.
Les affaires ! comment s'y frotterait le
malheureux atteint de timidité ? Il réclame son dû, la poitrine
serrée, la voix entrecoupée, pareil à un débiteur honteux et si,
par hasard, il profite de quelque avantage légitime, il rougît
comme d'une mauvaise action. Figurez-le aux prises avec un de nos
corbeaux modernes dont l’industrie principale consiste à
illusionner et à imposer. Le corbeau joue sa scène accoutumée : il
est doux, câlin, arrogant, menaçant ; il supplie, implore, gronde
et fulmine, il rit et pleure, il fait le malade et gambade comme un
chevreau, il rappelle l'honneur de sa mère et de son père en
cheveux blancs, il invoque la République, la Patrie et les Dieux...
Enfin, triomphant du consentement muet de l'interlocuteur lassé, il
le pousse doucement vers la porte. Sur le palier, la dupe se dit : «
J'ai été encore une fois roulé », cependant que le déprédateur
pense en souriant : « Pauvre hère, il n'est pas fort ! (3) »
Honte
par sympathie. —
À
cette tendance aux scrupules, se rattachent la honte et la pudeur par
sympathie.
Ce phénomène est particulièrement
manifeste chez les sujets enclins à rougir. Il suffit qu'on parle
devant eux d'un méfait, d'une indélicatesse, d'un acte incorrect
quelconque, pour qu'aussitôt ils se mettent à rougir comme s'ils
étaient vraiment coupables du délit qu'on rapporte.
(...)
Pudeur
des sentiments.
— Mais
cette sensibilité délicate, le timide fait tous ses efforts pour la
dissimuler à ses semblables. Il a la pudeur de ses sentiments.
Le timide craint, selon l'expression de
M. Claretie, de se montrer nu au moral.
[Il
faut considérer le cas où nos sentiments ne dérivent point de la
crainte des autres, mais engendrent eux-mêmes cette crainte.]
La timidité n'est pas seulement une
mauvaise honte, elle est encore une sorte de pudeur. On a parlé
d'une « certaine timidité toute française, qui retient
l'expression des vérités morales sur les lèvres des mieux
intentionnés, des meilleurs parmi les éducateurs ».
Cette timidité n'est point la sotte peur
des railleries, mais la crainte de profaner ses opinions et de les
exposer aux outrages, celle de ne pouvoir les rendre ou de les rendre
mal, celle de paraître déclamatoire et outré quand on est sincère.
La timidité n'est souvent qu'une gêne à
exprimer ses sentiments et à s'y livrer. Une sensibilité fine et
nuancée ne peut pas se traduire et ne veut pas se trahir ; elle se
fait donc voilée et discrète, ou elle se dérobe entièrement et se
déguise.
Il
arrive au timide de cacher ses sentiments sans avoir à en rougir, de
peur seulement qu'on se méprenne sur leur nature et leurs nuances.
On ne peut pas dire qu'il soit réservé, secret; il se ferait
volontiers connaître, mais il ne veut pas qu'on le méconnaisse. Il
n'avoue pas ses sentiments, quoiqu'ils soient très avouables et
alors même qu'ils lui font honneur, justement parce qu'il veut non
s'en faire honneur, mais en goûter la saveur naturelle et pure.
C'est un délicat, non un vaniteux. (…) (4)
(…)
Peur
du ridicule. —
Un
des principaux motifs de cette dissimulation des sentiments intimes,
paraît être la peur du ridicule.
(…)
De là une absence d'abandon, parfois
très pénible, et cette incapacité d'adapter l’état sentimental
au moment présent, (…).
(…)
Hyperesthésie affective, clairvoyance
aiguë envers les autres, tendance au scrupule, pudeur des
sentiments, peur du ridicule, telles sont les principales modalités
de la sensibilité naturelle des sujets chez lesquels se développe
le plus communément la timidité.
La timidité n'est qu'une forme de cette
sensibilité, un attribut du caractère prenant place parmi les
autres. Ceux-ci ne créent pas la timidité, comme la timidité ne
les crée pas : ces diverses tendances peuvent, en vérité, se
renforcer par influences réciproques : mais elles jaillissent toutes
simultanément de la même source profonde : l’impressionnabilité
fondamentale de l'individu.
Retentissement
mental secondaire
Au contraire, les attributs psychiques
que nous allons passer en revue maintenant sont, plus ou moins, le
produit de l’émotivité spécifique de la timidité.
Que se passe-t-il en effet chez le
timide?
Un jour vient, aux approches de la
puberté le plus souvent, où le sujet ressent plus vivement cette
tendance à s'émouvoir en face des personnes, que l'enfance avait
subie sans l'analyser, où il constate avec amertume le malaise et
les inconvénients que lui procure cette émotion lorsqu'il doit
faire acte d'initiative et prendre une attitude en public. Il est
surpris, il s'étonne.
À la seconde occasion, la surprise,
l'étonnement augmentent encore. Il se préoccupe.
Aux occasions suivantes, la préoccupation
grandit. Il s'examine, s'interroge. En même temps, il s'informe au
dehors, il lit, il écoute, il observe. Il apprend enfin que
l’émotion dont il souffre est la timidité, et qu'il est un
timide.
Dès lors, il n'est plus seulement
timide, il se sait timide. La conscience, la réflexion sont
intervenues. L'émotion qui n'était que perçue durant l’enfance,
est aperçue. Du plan de la sensibilité pure, elle est montée au
plan de l'intelligence, elle possède sa représentation psychique :
c'est le second degré du mal.
Se savoir timide, c'est savoir que dans
telles circonstances les plus essentielles, les plus délicates, où
il importe le plus de bien jouer son rôle, de bien payer de sa
personne, un orage intérieur va se déchaîner, qui obscurcit la
conscience, trouble la pensée, anéantit le vouloir, enlève à
l'activité la plupart de ses moyens au moment où elle en aurait le
plus besoin ; c'est savoir que, dans toutes les mêmes circonstances
futures, le même orage se déchaînera fatalement, avec ses mêmes
conséquences ; c'est savoir que, par lui, les projets les plus
chers, les entreprises les mieux préparées, aboutissent, au moment
de les exécuter, à la plus piteuse retraite, au plus complet
désastre, à la plus sombre déception.
Et en tous temps, ce souvenir de
l'émotion ressentie et de ses suites funestes, toujours vivace,
toujours prêt à revivre, occupera le cerveau, interviendra dans
chaque réflexion, dans chaque méditation, pèsera de tout son poids
sur les interprétations affectives, les opérations intellectuelles,
les déterminations volontaires.
À la longue, sous cette domination
constante, s'établissent certaines inclinations, certaines habitudes
de pensée, certaines orientations de conduite, certaines modalités
de la vie psychique totale.
Sous
l'influence de l’émotion ressentie et retenue, se produira une
véritable déformation du caractère : et, si l’on se souvient que
ce caractère est déjà par nature sensitif à l'excès, on
comprendra sans peine la valeur de ce retentissement mental
secondaire de l'accès de timidité, dont nous allons étudier
maintenant les symptômes, dans les trois domaines de la
sensibilité,
de l'intelligence, de la volonté.
A.
— Sensibilité.
Tristesse.
— C'est
d'abord une nuance de tristesse permanente répandue, comme un voile
de brume, sur tous les états de conscience du timide.
La notion de son infirmité intérieure
et invisible agit chez lui comme, en d'autres cas, agirait sur ceux
qui en sont atteints la notion d'une infirmité physique et
apparente. Elle le place en état d'infériorité dans toutes les
compétitions primordiales de la vie.
L'amour, qui pour la plupart représente
la source des meilleures et des plus fortes joies humaines, est rendu
moins accessible au timide qu'à tous les autres. Sa timidité lui
interdit la familiarité, cette attitude si propice pour préparer et
faciliter des relations plus intimes. Il manque d'audace, il n'ose
pas. Et de chaque occasion perdue, s'augmentent ses regrets, son
découragement, cette mélancolie habituelle dont s'attristent tous
ceux qui se sentent disgraciés dans la conquête du bonheur.
De même, pour les autres objets des
convoitises mondaines, fortune, gloire, etc., le timide se trouve
inférieur dans la concurrence, parce que cette spontanéité
d'impulsion, cette violence dans la lutte, cette absence de scrupules
dans les moyens, qui confèrent les meilleures chances de succès,
lui font défaut. Il reconnaît son infériorité et il en souffre,
il s'en attriste infiniment.
Cependant,
le timide n'est pas triste partout et toujours. Il l'est surtout dans
la solitude, lorsqu'il réfléchit sur lui-même et s'analyse. Mais
dans une compagnie sympathique, où il se sent à l’aise, il
s'oublie volontiers et s'abandonne aux expansions d'une franche
gaîté.
(...)
Pessimisme.
— La tristesse chronique tourne aisément au pessimisme. À force
de sentir qu'on est mal fait, on finit par trouver que le monde tout
entier est mal fait. On exagère la part de souffrances, pour
négliger la part de joies qu'il offre. On voit tout en sombre, tout
en noir.
Ce pessimisme des timides est d'ailleurs
un pessimisme tout individuel ; ce n'est pas un système
philosophique raisonné, mais une simple disposition de la vie
sensitive.
Misanthropie.
— Du
pessimisme à la misanthropie, il n'y a qu'un pas. Mécontent de
l'humanité, le timide est bien près de la détester, si une bonté
de cœur native ne combat pas cette tendance.
Mais les hommes pour les-quels il ressent
le plus d'aversion, ce sont précisément ceux-là qui possèdent au
plus haut degré les qualités qui lui manquent, l'assurance,
l'audace, l'énergie dans l'action.
Il y a là chez le timide, qui est un
intellectif pur le plus souvent, une antipathie instinctive et
irrésistible à l'égard des individus du type actif.
(...)
Orgueil.
— Le
timide, froissé, humilié, aigri, trouve pourtant la revanche de ses
défaites de la vie pratique : mais cette revanche est toute
platonique, tout idéale ; son triomphe est tout intérieur ; c'est
une pure jouissance d'orgueil.
La plupart des timides cultivés sont des
orgueilleux.
Paul Bourget attribue aussi ce sentiment
à son héros :
J'apprenais ainsi, à peine né à la vie
intellectuelle, qu'il y a en nous un obscur élément incommunicable.
Ce fut d'abord chez moi une timidité. Cela devint par la suite un
orgueil. Mais tous les orgueils n'ont-ils pas une origine analogue ?
Ne pas oser se montrer, c'est s'isoler ; et s'isoler, c'est bien vite
se préférer.
J'ai
retrouvé depuis, dans quelques philosophes nouveaux, M. Renan, par
exemple, mais transformé en un dédain triomphant et transcendantal,
ce sentiment de la solitude de l’âme, je l'ai retrouvé transformé
en maladie et en sécheresse dans l’ Adolphe
de
Benjamin Constant, agressif et ironique dans Beyle (5).
(…)
Ne reprochons pas trop leur orgueil aux
timides : il leur apporte une petite consolation pour les déceptions
de la vie. Mal jugé, mal apprécié, méconnu, ignoré, il faut bien
que le timide s'apprécie à sa valeur et se rende justice lui-même.
[Le timide le plus connu, sinon le plus
commun, celui qui s'efface et rentre sous terre, n'est qu'un faux
humble, comme le timide arrogant n'est qu'un faux brave. Les airs
cavaliers ne prouvent pas l'irrespect ; l'air gêné ne prouve pas
davantage la modestie.
C'est ce qu'atteste cette fine remarque
d[e George] Eliot :
La
timidité (extérieure) d'un garçon n'est nullement un signe de
respect évident ; et tandis que vous lui faites des avances
encourageantes dans la pensée qu'il est accablé par la conscience
de votre sagesse, il y a dix à parier contre un qu'il vous trouve
très ennuyeux. (Le
Moulin sur la Floss [,
tome 1, Hachette et Cie,
Paris, 1897, p. 106])
[Le timide peut se résigner en un sens à
paraître aux yeux des autres ce qu'il n'est pas.]
Il
se console d'être mal jugé : c'est qu'au fond, il n'accepte pas les
jugements qu'on porte sur lui, mais les revise intérieurement. [Son
amour-propre le venge de l'effet qu'il produit, en même temps que sa
paresse trouve son compte à jouer dans le monde un rôle effacé. «
Je vois de plus en plus, dit Stendhal, que la vanité est faible chez
moi. Je ne m'en sauve que par l'orgueil, comme dit Vauvenargues
[Stendal, Journal,
tome 2, 1805, Paris – 20 février au 20 mars ; Luc de
Clapiers, marquis de Vauvenargues : « L’orgueil est la
consolation des faibles »]. »
Nous
pouvons souffrir dans notre vanité de n'être pas appréciés à
notre valeur, mais le sentiment de notre valeur méconnue a aussi sa
douceur secrète, et l'orgueil satisfait ne sent plus les petites
piqûres de l’amour-propre.
Le
timide qui s'efface devant les autres ne se juge pas pour cela
inférieur aux autres ; comme le Disciple
de
Bourget, cet « égotiste absolu, doué d'une extraordinaire énergie
de dédain à l'égard de tous », il serait plutôt tenté de
dire : « Je me sentais différent (des autres) d'une différence
que je résumerai d'un mot : je croyais les comprendre tout
entiers, et je ne croyais pas qu'ils me comprissent. »
Le timide se raidit intérieurement
contre les humiliations qu'il subit. Il se juge méconnu, incompris,
et s'accorde à lui-même l'estime qu'il se persuade que les autres
ne lui refuseraient point s'ils pouvaient le connaître.
(…)
[L'orgueil peut donc se cacher sous les
dehors de l'humilité. Nous ne disons point pourtant que l'orgueil
soit inhérent à la timidité selon nous, il n'en est pas l'effet,
il n'en est pas non plus le principe ; mais il peut très bien s'y
ajouter par surcroît. Le timide, en tant que tel, n'est pas
orgueilleux ; mais il peut être doublé d'un orgueilleux. Le timide
renonce à se faire valoir, mais il n'oublie pas ce qu'il vaut, et il
peut encore s'exagérer ce qu'il vaut. Il reste extérieurement
humble, puisqu'il ne prétend point que les autres aient de lui une
bonne opinion ; mais il est secrètement orgueilleux, puisqu'il a de
lui-même une bonne et souvent une trop bonne opinion.
L'orgueil secret du timide a même ceci
de particulier qu'il est irréductible : les jugements des
autres n'ébranlent point en effet la confiance qu'il a en lui-même.
(…) Le timide aspirant à la sympathie
d'autrui, sans pouvoir l'atteindre, conçoit, suivant son humeur, du
découragement ou du dépit. Le découragement se traduit par
l'humilité, le dépit par la hauteur mais ni l'une ni l'autre de ces
attitudes n'exprime les sentiments vrais du timide (6).
Maladie
de l’idéal —
L'inaptitude
à la concurrence sur le terrain pratique et les prétentions d'un
orgueil exalté donnent naissance à cette modalité du désir, qu'on
a appelée la maladie de l'idéal.
Amiel, qui en fut atteint, nous la décrit
ainsi :
Au fond, ne serait-ce pas l'amour-propre
infini, le purisme de la perfection, l'inacceptation de la condition
humaine, la protestation tacite contre l’ordre du monde, qui
feraient le centre de mon immobilité ?
C'est
le tout ou rien,
l'ambition titanique et oisive par dégoût, la nostalgie de l'idéal,
la dignité offensée et l'orgueil blessé qui se refusent à ce qui
leur paraît au-dessous d'eux ; c'est l'ironie qui ne prend ni soi,
ni la réalité au sérieux, par la comparaison avec l'infini entrevu
et rêvé ; c'est la restriction mentale qui se prête aux
circonstances par complaisance, mais ne les reconnaît point en son
cœur, parce qu'elle n'y voit pas l’ordre divin, la nécessité ;
c'est peut-être le désintéressement par indifférence, qui ne
murmure point contre ce qui est, mais qui ne peut se déclarer
satisfait ; c'est la faiblesse qui ne veut pas conquérir et qui ne
veut pas être conquise ; c'est l'isolement de l’âme déçue qui
abdique jusqu'à l'espérance (7).
Ainsi, en toutes choses, il rêve la
perfection.
J'appelle,
j'attends, le grand, le saint, le grave et sérieux amour, qui vit
par toutes les fibres et par toutes les puissances de l'âme. Et si
je dois rester seul, j'aime mieux emporter mon espérance et mon
rêve, que de mésallier mon âme (8).
(...)
Indulgence pratique. — Mais
gardons de nous méprendre sur la réalité de ces sentiments,
misanthropie, orgueil, maladie de l'idéal ; ils ne sont
qu'apparents, superficiels. Contradiction singulière, ils coexistent
chez le timide avec un fond de bienveillance, d'humilité,
d'indulgence.
Il est humble autant qu'orgueilleux; bien
plus, tandis que son orgueil est cérébral, son humilité est
naturelle. Il est ambitieux en rêve, et modeste en fait. [ La vie se
charge de le guérir de la maladie de l'idéal ; elle fait fléchir à
toute heure la rigueur de ses principes (9).]
Amiel, avec sa grande clairvoyance, n'est
pas dupe de cette illusion.
[Au fonds de tout, je retrouve toujours
l’incurable défiance de moi-même et de la vie, qui s’est
convertie en indulgence pour le prochain, mais en abstention absolue
pour mon compte.] Tout ou rien ! Ceci serait mon naturel, mon fonds
primitif, mon vieil homme.
Et pourtant, pourvu qu'on m'aime un peu,
qu'on pénètre un peu dans mon sentiment intime, je me sens heureux
et ne demande presque rien d'autre. Les caresses d'un enfant, la
causerie d'un ami suffisent à me dilater joyeusement. Ainsi j'aspire
à l'infini et peu me contente déjà ; tout m'inquiète et la
moindre chose me calme. Je me suis surpris souvent à désirer mourir
et pourtant mon ambition de bonheur ne dépasse guère celle de
l'oiseau : des ailes! du soleil ! un nid ! [Je m’obstine dans la
solitude, par goût, semble-t-il ; non, c’est par dégoût,
par honte d’avoir besoin d’autrui, par honte de l’avouer et par
peur de river mon esclavage en le reconnaissant (10).]
(...)
C'est que le timide a besoin
d'épanchement. Il déborde de sensibilité et aspire à soulager son
cœur. Il a soif de confidences.
« Nous cherchons un être, dit Stendhal,
avec qui nous puissions suivre tous nos premiers mouvements, sans
songer jamais aux convenances (Journal, tome 1, 1er
pluviôse an XIII (21 janvier 1805).»
(…)
Comment expliquer la coexistence de
sentiments en apparence contraires, tels que la misanthropie et la
bienveillance, l'orgueil et l'humilité ?
Le mécanisme en paraît assez simple.
Ainsi que le remarque M. Dugas, l'humilité, la bienveillance sont
naturelles chez le timide : ce sont des propriétés primitives de
son caractère.
Au contraire l'orgueil, la misanthropie,
sont secondaires, acquises, suscitées par une révolte de
l'intelligence contre les infirmités, les faiblesses de sa
sensibilité.
Les premières seules sont vraies ; les
secondes sont artificielles et trompeuses ; c'est pourquoi elles
s'effacent si vite pour dévoiler la personnalité véritable. De
sorte qu'il faut distinguer chez le timide deux physionomies : d'une
part le visage naturel, affectueux, bienveillant, cordial ; et
d'autre part le masque dont il se revêt sous l'influence de
l'émotion : masque dur, rébarbatif, hautain, mais qui n'est qu'un
masque, et qu'on fait tomber sans peine, si l’on sait s'y prendre,
avec un mot, un regard, un sourire.
B.
— Intelligence.
Pour que la timidité ait un
retentissement dans le domaine de l’intelligence, il est de toute
nécessité que cette intelligence soit suffisamment ouverte et
développée. Pour qu'une fonction soit modifiable, il faut d'abord
que cette fonction existe. Il est donc évident que pour les sujets
dont la vie psychique est très réduite, les conséquences
intellectuelles de la timidité seront elles-mêmes réduites à leur
minimum. Un individu de cerveau inculte, un campagnard, un manœuvre
pourra certes être né timide : mais cette timidité ne pourra pas
fournir de matière à une vie intérieure qui n'existe pas.
L'émotion fondamentale, l'accès de timidité restera à l'état
simple, fruste, se traduisant par une conscience crépusculaire, et
demeurant toujours sans complications idéatives.
Ce n'est donc que dans les cerveaux
cultivés, exercés par l'éducation à une activité abstraite, que
la timidité pourra produire un retentissement de quelque valeur.
Empêchant l'expression, selon leurs
tendances naturelles, des états de conscience, elle aura pour effet
de reployer la pensée sur elle-même. Contraint à la fois pour les
paroles et pour les actes dans son milieu social où il se sent mal à
l'aise, n'osant montrer ce qu'il est et ce qu'il vaut, le timide,
exclu pour ainsi dire de la vie commune, exalte la vie solitaire de
la pensée pure. Il devient un méditatif, un penseur.
Hommes de cabinet, d'études
silencieuses, de réflexion et de rêve, ces timides au cerveau
cultivé présentent une prédominance considérable des phénomènes
intellectuels proprement dits, associations d'idées, jugements,
raisonnements, abstraction, généralisation, etc., sur les orages
passionnels et les décharges volontaires. Ils appartiennent, dans la
classification des caractères, au type « intellectif » (11).
Ainsi l'effet essentiel de la timidité
sur l’intelligence est le développement extrême de la vie
intérieure. Cette vie intérieure de l’intellectif timide présente
un certain nombre de conditions intéressantes à examiner.
Auto-analyse. — C'est d'abord
l'auto-analyse. Quelle est la matière de cette vie intérieure du
timide, quel est l'objet de son élaboration ? Lui-même, toujours
lui-même. Ce qu'observe ce timide, ce qui alimente ses réflexions,
ce n'est pas le monde extérieur, ou plus justement, les sensations
qu'il en a directement reçues ; ce sont bien plus les impressions
internes, émotions, sentiments, nuances affectives très fines, que
les sensations externes ont éveillés en lui dans ses contacts avec
le monde.
Le timide n'est pas l'homme pratique,
positif, qui juge d'un coup d’œil exact et rapide les rapports des
choses dans la réalité. C'est un rêveur, qui voit le monde à
travers lui-même, à travers le brouillard sentimental que fait
flotter sur son esprit un songe perpétuel.
Sa sensibilité est donc surtout une
sensibilité affective. Isolé du monde par son émotion, il reçoit
de ce monde infiniment moins d'excitations périphériques que celui
qui le parcourt ou le remue, un voyageur, un grand commerçant, un
homme politique. Mais ses excitations, tout atténuées et rares
qu'elles soient, lui sont une matière infinie à l’observation et
au contrôle.
Les impressions internes du timide ne
sont pas non plus les passions violentes et ardentes des tempéraments
actifs : il n'a pas d'accès bruyants de colère, de haine, de
désespoir, de remords. Toutes ces émotions sont en lui étouffées,
atténuées, amorties.
Il ne connaît que des sentiments légers,
ténus, faits de subtilités et de nuances, et c'est sur ces
subtilités et ces nuances, qu'il discute à perte de vue. Aussi les
productions des timides se ressentent de ces habitudes mentales, que
ce soit dans le domaine de la philosophie, de la littérature, de la
poésie ou de l'art. Le sujet, qui ne connaît le monde que par son
rêve, ne fait en somme, dans sa composition, que traduire et
développer son rêve. Il décrit, non les choses, mais les
sentiments que ces choses ont fait naître en lui ; la nature, qu'il
aime beaucoup, il ne la présente que sous son caractère subjectif,
avec ses qualités de charme poétique : elle est le prétexte et non
l'objet de sa méditation. Sa poésie est une création toute de rêve
: quant aux systèmes philosophiques édifiés, ils ne sont jamais
autre chose que des constructions imaginaires, encore et toujours des
créations de rêve.
Enfin, le procédé même de ces
productions est spécial. Comme l'auteur, isolé de la vie active,
n'a qu'une faible somme de sensations objectives et comme, d'autre
part, il a des jeux d'imagination aux combinaisons indéfinies, il se
trouve qu'il est bien plus riche en expressions verbales qu'en images
sensorielles objectives : et qu'ainsi chez lui un grand nombre de ces
signes conventionnels qui sont les mots ne correspondent à aucune
réalité concrète. Ces mots ne désignent que des états
intérieurs, des images et des concepts tout artificiels que
l’intellectif se crée à lui-même par un mécanisme d'analogie ou
de combinaison. Ses mots représentent les détails de son rêve, et
non les détails du monde objectif.
C'est pourquoi, pour peu qu'il
s'abandonne à l'enchaînement de ses associations verbales,
l'intellectif en vient à construire les plus invraisemblables
idéologies, qui céderaient au plus bref examen, si par son absence
de notions concrètes, il ne se trouvait privé totalement de points
de repère et d'objets de comparaison.
Dédoublement de la personnalité. —
La condition de l’auto-analyse est le dédoublement de la
personnalité en deux parts : celle qui sent, celle qui regarde
l'autre sentir. M. Dugas a minutieusement analysé le phénomène :
Le dédoublement du moi revêt lui-même
plusieurs formes, ou comporte plusieurs degrés.
On remarque d'abord, chez le timide, le
dédoublement du moi individuel et du moi social.
Tandis qu'il parle et agit comme les autres hommes, le timide garde
sa pensée personnelle, ses sentiments intimes. Il ne ressemble pas
aux autres, il n'en est pas compris ; bientôt même il ne cherche
plus à l'être. Il lui plaît de mener une vie cachée ; sa devise
est celle de Descartes : « bene vixit, bene qui
latuit [il a bien vécu celui qui s’est bien caché] » ;
il aime à se réfugier dans cet asile impénétrable du cœur que
rien ne peut violer ; il est fier d'être entièrement lui-même et
jaloux de le rester.
En même temps qu'il fait ainsi deux
parts de sa vie, qu'il joue bien ou mal, dans le monde, son rôle de
parade et s'applique, seulement vis-à-vis de lui-même, à être
vrai et sincère, le timide exerce, dans le développement de sa vie
personnelle elle-même, sa faculté ou sa manie de dédoublement.
Dans son for intérieur, il mène encore
de front deux vies : la vie vécue et la vie pensée, la sensation
et la perception (Stendhal). Il se forme en lui à côté du
moi sentimental, naïf et spontané, tout élan et tout flamme, un
moi réfléchi, froid et raisonneur, souvent ironique, qui suit en
détaché et en curieux les passions de l'autre.
Ce qu'on appelle l'analyse psychologique
est ainsi une triple objectivation. Le moi individuel, dégagé
des influences sociales et constitué à part, avec ses pensées et
ses sentiments intimes, est posé comme une entité indépendante, et
opposé, d’une part, au moi en quelque sorte extérieur,
figurant de la comédie sociale, et de l’autre, au moi
pensant, spectateur indifférent et juge désintéressé des
émotions vraies du moi individuel et du rôle appris du moi
extérieur.
L'analyse psychologique ne se confond
donc point avec la conscience ; elle n'est point une opération
simple et immédiate, une donnée première, mais une acquisition
tardive, une construction artificielle de la vie mentale (12). »
Égotisme. — Les fervents de
l’auto-analyse et du dédoublement du « moi » invoquent pour
évangile la philosophie de l’égotisme.
L'égotisme n'est en effet pas autre
chose que la pratique de l’auto-analyse, mais codifiée selon des
formules spéciales, et élevée à la hauteur d'un système de
philosophie, à la fois théorique et pratique, dont les axiomes
constituent les règles de la « culture du Moi ».
De cette religion de l'individualisme
subjectif l'apôtre le plus éloquent et le plus écouté dans ces
dernières années a été Maurice Barrés. Dans trois volumes
successifs (Sous l’œil des Barbares, Un Homme libre, Le Jardin
de Bérénice) l'écrivain nous présente l'histoire intérieure
d'un jeune homme sensitif, timide et orgueilleux, et nous fait
assister à l'évolution qui le mène d'étape en étape, à partir
des premiers froissements scolaires, jusqu'à la conception théorique
et l'application pratique des doctrines de l’égotisme.
La genèse de cette philosophie est
intéressante à considérer pour notre étude. Elle a pour point de
départ, suivant l'opinion de l’auteur lui-même, l’hyperesthésie
affective et la timidité.
« Vous avez raison, m'écrit Maurice
Barrés que j'ai questionné à ce propos, Philippe était timide et
dégoûté : on le froissait et il sentait avec une délicatesse
morbide la vulgarité dans les hommes et dans les choses ». Il fut
mis, à dix ans, au collège,
où, dans une grande misère physique
(sommeils écourtés, froid et humidité des récréations,
nourriture grossière), il dut vivre parmi des enfants de son âge ;
fâcheux milieu, car, à dix ans, ce sont précisément les futurs
goujats qui dominent par leurs hâbleries et leur vigueur, mais celui
qui sera plus tard un galant homme et un esprit fin, à dix ans est
encore dans les brouillards. (...) Dans ces mauvaises conditions
matérielles et morales, par manque de globules sanguins et à se
sentir différent de ses professeurs et camarades, il devint timide
(13).
Tels sont les débuts scolaires du jeune
sujet. Choqué par chacun de ses contacts avec ses compagnons et avec
ses maîtres, il se replie d'instinct sur lui-même dans une altitude
défensive ; il tourne son attention vers la vie intérieure ;
il commence ses premiers essais de culture du Moi.
C'est alors que, s'observant, il se
découvre ; et que, se découvrant, il s'exalte. « Il s'enorgueillit
d'étranges douleurs qu'il n'avait pas
inventées (14). » Et ainsi finit-il par devenir peu à peu un
adepte fervent de l’égotisme.
Cependant pour que l’égotisme vrai
soit constitué, il faut quelque chose de plus qu'une sensibilité
délicate, une timidité effarouchée, un reploiement de la
conscience sur elle-même.
Il faut une aptitude naturelle et
spéciale du sujet à retenir ses émotions, à les subtiliser, à
les distiller pour ainsi dire par des phénomènes d'abstraction et
de généralisation, à les transformer en des formules
intellectuelles et en des entités idéatives. C'est avec des idées
générales et abstraites que sont construits les systèmes
philosophiques. Et l’égotisme, qui est une façon de système
philosophique, est fait aussi de symboles abstraits et de conceptions
générales. Mais cet « esprit philosophique », comme on l'appelle,
est loin d'être l'attribut de tous les cerveaux humains : il
n'appartient qu'à ceux, mieux doués et plus cultivés, qui
correspondent au « type intellectif » que nous avons déjà vu plus
haut.
Aussi pour devenir égotiste faut-il être
déjà un intellectif. L'égotiste est un intellectif pur, qui ne
connaît la réalité qu'à travers ses états intérieurs, et pour
qui toute perception de sensibilité se transforme spontanément en
rêves immatériels et en représentations symboliques. Cette matière
émotionnelle, recueillie et conservée de ses contacts avec
l'humanité ambiante, l'esprit raisonneur de l'adolescent timide la
pétrit, la modèle, la fait entrer dans des moules littéraires, la
décore de sentimentalité et de romanesque, en construit des palais
imaginaires où se réfugie son orgueil incompris. L'égotisme est
donc en somme un produit de l’abstraction des émotions.
Timidité et aptitude à l’abstraction
des émotions, voici les deux conditions essentielles qui président
à l’éclosion de l'égotisme. Mais, de ces deux facteurs, la
timidité est sans doute le premier en date. C'est elle qui, pour la
première fois, par les émotions qu'elle déchaîne, met en éveil
la personnalité naissante de l'enfant, le pousse à s'isoler et à
se recueillir, suscite la réaction des sentiments secondaires.
Ensuite seulement, le mécanisme
intellectuel va s'exercer sur ces révélations sensitives. Supposez
en effet le même sujet, doué du même esprit philosophique, de la
même aptitude aux opérations supérieures de l'esprit, à
l'abstraction, à la généralisation, à la synthèse, possédant,
en un mot, un mécanisme mental identique, mais totalement dépourvu
de cette impressionnabilité spéciale à l'égard des hommes,
demeurant impassible en présence des Barbares, n'éprouvant nulle
répulsion à les approcher et nulle tendance à les fuir, ce sujet
se mêlera à eux, combattra contre eux, sans malaise et sans dégoût,
et ses qualités d'intelligence, il les utilisera dans la
clairvoyance du jugement et les habiletés de la diplomatie qu'il
mettra en œuvre pour remporter la victoire. Au lieu de s'isoler, de
se contraindre, il se livrera au contraire à une large expansion et
à une sociabilité indulgente. Au lieu de raisonner, il agira, au
lieu de délibérer sans fin, il se hasardera dans l’imprévu avec
confiance. C'est du reste ce qui advient d'ordinaire quand
l’égotiste, ayant cessé d'être timide, se jette dans la vie
active.
(…)
Dilettantisme. — Au mot
d'égotisme on associe souvent celui de dilettantisme. C'est qu'en
effet, l'égotiste est une variété de dilettante, c'est le
dilettante de soi-même.
D'une façon générale, le dilettante
est celui qui reçoit et jouit, mais ne produit pais. Son cerveau
est, comme on a dit, un cerveau en cul-de-sac : tout y entre, rien
n'en sort. Et son principal souci est justement d'y faire entrer le
plus possible, sans en rien laisser sortir.
Il y a divers modes de dilettantisme : le
dilettantisme de la sensation, le dilettantisme de la pensée, le
dilettantisme de l’action même.
Le dilettantisme existe chaque fois
qu'une fonction s'exerce pour elle-même, sans aboutir à ses fins
naturelles. L'amateur de peinture, de musique, le collectionneur, le
sportsman, sont autant de variétés de dilettantes.
L'égotiste est le dilettante de sa vie
intérieure. Pour lui, son cerveau est un théâtre où se jouent et
se déroulent des scènes de comédie idéologique auxquelles il
assiste en spectateur curieux. Pour satisfaire cette curiosité
toujours éveillée, il lui faut renouveler ses sujets, rechercher
des sensations, des émotions, des sentiments, des idées qui sont la
matière de ses méditations et de ses analyses. S'il est
intellectif, il les cherche dans les livres, il puise ses documents
dans le monde abstrait des bibliothèques.
Mais cette source s'épuise un jour et il
n'est pas rare alors que le dilettante s'adresse directement au monde
des choses. Il se décide alors à sortir de sa contemplation
passive, à se mêler aux hommes, à faire effort et à agir. Mais
qu'on ne s'y trompe pas : s'il recherche des sensations, ce n'est pas
comme le voluptueux ordinaire, pour la saveur intrinsèque de ces
sensations, mais afin de les distiller, de les intellectualiser, de
les utiliser comme prétextes à d'abstraites combinaisons
idéologiques. De même, s'il se décide à l’action, ce n'est pas
pour les avantages pratiques que pourront lui procurer ses efforts,
car il n'est, par orgueil et dédain, ni ambitieux, ni cupide, mais
seulement pour trouver dans ses explorations quelques vibrations
nouvelles, pour étendre et multiplier les champs de sa sensibilité
exigeante et stérile.
(…)
C.
— Volonté.
(...) Nous étudierons ici les influences
plus générales de l'émotion sur la volonté, la conduite, les
réactions du caractère.
Dissimulation de l’émotion. —
Le premier soin du timide est de cacher sa timidité, de dissimuler
les expressions de son émotion et de son trouble intérieur. Dans
quelle mesure cette dissimulation est-elle possible ? La nature même
de l’émotion va nous répondre.
Nous avons vu qu'elle était constituée
par un ensemble de variations vasculaires, viscérales, musculaires.
Parmi ces variations, celles qui ont pour siège les fibres lisses
des organes et des vaisseaux, soustraites à tout pouvoir volontaire,
ne pourront évidemment être ni atténuées, ni arrêtées. Mais les
autres, celles qui ont pour siège les muscles de la vie de relation
soumis à la volonté, celles-là pourront être maîtrisées par
l’effort ; sur celles-là le timide pourra exercer une action
antagoniste ou inhibitoire. Telles sont les variations de la
respiration, de la phonation, de la mimique, etc.
(...)
Par ce moyen, malgré une émotion
intense qui lui donnera une angoisse extrême, des palpitations
désordonnées, de la sueur profuse, phénomènes contre lesquels il
est impuissant, le timide pourra prendre une apparence calme,
régulariser sa respiration, parler d'une voix tranquille, marcher
posément, adapter parfaitement tous ses gestes aux actes à faire,
jouer si bien son rôle qu'un observateur superficiel ne saurait
soupçonner l'orage intérieur masqué par ce visage si placide. Il
existe même quelques rares sujets qui sont capables, par un effort
violent, d'empêcher la rougeur de leur monter au visage. Cette
dissimulation par contrainte volontaire est la conduite habituelle du
timide « en représentation ».
Mais cette contrainte a pour effet de
donner à ses mouvements, à ses gestes, à sa tenue, quelque chose
de raide, de guindé, d'artificiel.
Il ne s'agit pas ici de l'embarras, de la
gêne, dus à un certain degré d’ataxie musculaire, qui font
partie des symptômes directs de l'accès de timidité et sont des
manifestations spontanées de l’émotion. La raideur due à la
contrainte volontaire est secondaire, réfléchie. Elle existe non
seulement au moment de la crise émotionnelle, mais encore dans les
périodes interparoxystiques.
C'est une façon de tenue, adoptée par
le timide, qui finit par devenir une habitude, et qu'il conserve en
toutes circonstances.
(...)
Attitudes factices. — Pour aider
à cette dissimulation de l’émotion par la contrainte, beaucoup de
timides adoptent, consciemment ou non, une certaine attitude
représentative.
Le genre de cette attitude est très
variable selon les individus. La plus connue est celle de Rousseau,
racontée par lui-même dans ses Confessions :
Ma sotte et maussade timidité que je ne
pouvais vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux
bienséances, je pris, pour m'enhardir, le parti de la fouler aux
pieds. Je me fis cynique et caustique par honte ; j'affectai de
mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer (15).
À côté du timide bourru, il y a
le timide hautain et orgueilleux. C'est peut-être la forme la
plus fréquente.
Qui n'a vu de ces sujets froids,
dédaigneux, fiers, presque inabordables, écartant toute familiarité
et toute indiscrétion : il y a gros à parier que 80 fois p. 100 ce
sont des timides.
Parfois même, le timide est agressif.
Mais il est agressif dans certains cas seulement, comme pour se
dédommager des autres circonstances où il n'a pas osé.
Il est naturel que la bouderie du timide
prenne la forme agressive : chercher querelle aux autres, quand on
s'en veut à soi-même d'une impression de malaise dont ils ne sont
que l'occasion, est-il rien de plus humain (16) ?
Souvent le timide se montre ironiste et
railleur. Il feint de ne rien prendre au sérieux, il se moque des
sentiments les plus graves et les plus précieux de l'humanité.
(...)
Enfin, certains timides affectent une
humilité excessive, une politesse infinie. Ils courbent sans cesse
la tête et semblent toujours prêts à rentrer sous terre. Ils sont
d'une complaisance extrême : ils vous accordent tout, vous concèdent
tout, ou du moins semblent faire ainsi.
Car c'est là un caractère propre à
toutes les attitudes que peuvent prendre les timides : elles sont
fausses.
Leur expression ne correspond nullement à
la pensée vraie : la contenance est en désaccord avec le sentiment
intime du sujet. Pas plus que Rousseau n'est sincère et convaincu
dans sa comédie de rude vertu, pas plus le timide n'est sincère et
convaincu lorsqu'il fait étalage d'orgueil, d'agression, d'ironie ou
d'humilité. Quand le timide joue la bouderie agressive, il ne faut
pas y croire : elle donne l'illusion de la hardiesse et elle est un
effet de la timidité.
Le timide, moins que personne, ne peut
être jugé sur l'apparence : il fait grand cas de la sympathie des
autres, quand il paraît en faire fi ; il ne rebuterait pas les gens
s'ils lui étaient indifférents ; et il se dépite contre lui-même,
quand on lui croit du dédain pour eux.
Il faut en dire autant de son humilité.
Le timide le plus connu, sinon le plus
commun, celui qui s'efface et rentre sous terre, n'est qu'un faux
humble, comme le timide arrogant n'est qu'un faux brave. Les airs
cavaliers ne prouvent pas l'irrespect ; l'air gêné ne prouve pas
davantage la modestie.
C'est ce qu'atteste cette fine remarque
d[e George] Eliot :
La
timidité (extérieure) d'un garçon n'est nullement un signe de
respect évident ; et tandis que vous lui faites des avances
encourageantes dans la pensée qu'il est accablé par la conscience
de votre sagesse, il y a dix à parier contre un qu'il vous trouve
très ennuyeux. (Le
Moulin sur la Floss [tome
1, Hachette et Cie,
Paris, 1897, p. 106])
(…)
Le contraste entre l'attitude humiliée
du timide et ses sentiments de fierté intérieure est analogue à
celui qu'on a signalé entre sa bouderie agressive et ses sentiments
de bienveillance et de respect. Le timide, aspirant à la sympathie
d'autrui, sans pouvoir l'atteindre, conçoit, suivant son humeur, du
découragement ou du dépit. Le découragement se traduit par
l'humilité, le dépit par la hauteur : mais ni l’une ni l'autre de
ces attitudes n'exprime les sentiments vrais du timide (6).
Abstention. — Éviter les
occasions de se montrer timide, voilà le second soin du timide.
Comme ces occasions consistent en contacts sociaux, il en résulte,
comme on l'a vu, une tendance à rechercher l'isolement.
En conséquence, chaque fois que, dans un
débat volontaire, il s'agira de prendre une détermination au sujet
d'une démarche à accomplir, l'image émotionnelle viendra peser de
tout son poids sur la décision, en sorte que, le plus souvent, la
conclusion du débat sera l’abstention.
À cet égard, le timide agit toujours
dans le sens de la moindre résistance : et comme c'est l'initiative
qui lui coûte le plus, sa diplomatie sera toute une diplomatie
d'abstention.
Inhibition. — Cependant on ne
peut indéfiniment se soustraire aux rencontres avec ses semblables,
aux actions en public. On est bien obligé, malgré soi, de payer de
temps en temps de sa personne, de violenter les tendances de sa
timidité.
Mais, dans ces actions nécessaires,
accomplies malgré elle, cette timidité ne perd pas ses droits :
elle exerce encore son influence, impose sa tyrannie par le mode de
l'inhibition. L'inhibition consiste à empêcher ou du moins à
contrarier les traductions naturelles des états de conscience. Au
point de vue de la volonté, c'est un arrêt qui s'interpose entre
l'idée et le geste, entre l'intention et l'exécution, qui empêche,
amoindrit ou déforme les expressions de la pensée.
Cette inhibition, au degré le plus
léger, est représentée par ce petit arrêt intérieur,
indéfinissable, mais invincible, qui paralyse momentanément la
volonté, qui relient le mot sur les lèvres, le bras prêt à
s'avancer, qui fait qu'on « n'ose pas ». Ne pas oser, voilà tout
le timide !
Dans une conversation, il trouve une
répartie spirituelle à faire, une réflexion intelligente à
émettre, un compliment à exprimer, il se tait, il n'ose pas ! On
lui a fait un cadeau, rendu un service : il doit remercier. Il n'en
fait rien, ingrat en apparence : il n'ose pas ! On lui fait une
proposition qu'il désavoue, une offre que son jugement rejette : il
devrait refuser, il n'ose pas, et accepte. « Je n'ose rien refuser.
Et, manquant d'argent et sollicité pour une œuvre même contraire à
mes opinions, je me laisse entraîner à y souscrire parce que je
n'ose pas dire non. » (Confidence personnelle d'un timide.) Il y a
ainsi des timides, nullement lâches, et qui subissent sans riposter
des affronts, des offenses, parce qu'ils n'osent pas répliquer.
D'autres fois, l'expression n'est arrêtée
que partiellement. Le timide qui parle ne va pas jusqu'au bout de sa
pensée. Il n'ose pas l'affirmer dans sa pleine intensité. Il en
atténue la valeur. Comme s'il avait peur d'en trop dire, il s'arrête
en chemin, et parfois, par une conclusion sceptique, renverse tout ce
qu'il vient de déclarer.
« Dans certains cas, m'écrit une de mes
correspondantes, je me sens comme obligée de traduire, par des
termes trop faibles (par conséquent au-dessous de la vérité), les
sentiments que j'éprouve, les idées que je conçois. »
Cette atténuation est surtout marquée
lorsqu'il s'agit d'exprimer des sentiments un peu intimes et
délicats. C'est ce que nous avons déjà dit à propos de la pudeur
des sentiments. Il y a des sujets qui n'ont jamais pu dire à un
bienfaiteur toute la reconnaissance dont ils étaient pleins. Et
combien aussi n'ont jamais pu faire en termes sincères l'aveu de
leur tendresse à la femme aimée !
Déformation de l’expression. —
D'autres fois l'expression est déformée, ne correspond plus à
l'intention du sujet. II a préparé une phrase, une attitude, et
c'est une autre phrase qu'il prononce, une autre attitude qu'il
adopte. Il voulait être ardent, il est glacial; affectueux, il est
sceptique ; autoritaire, il est docile. Il est venu pour faire des
reproches : il s'en va en faisant des excuses.
Cette impuissance à exprimer et à
soutenir son opinion conduit les timides jusqu'au mensonge.
Incapables de tenir tête à une
contradiction, ils simulent l'approbation, bien que leur conviction
intime soit opposée, et qu'ils rejettent en eux-mêmes l'opinion
qu'ils feignent d'accepter. Ces mensonges par timidité sont
fréquents.
Tous mes correspondants avouent avoir
menti de la sorte : « J'ai menti souvent, disent-ils, et je
mens encore par timidité, parce que je n'ose pas dire ce que je
pense ».
Sophisme de justification. — En
même temps que le timide joue son personnage d'apparence, en lui se
déroule tout un drame entre le « moi » qui agit et le « moi »
qui regarde agir. Le second est habituellement mécontent du premier,
et le premier cherche à s'excuser auprès du second. S'il fait
quelque concession à sa timidité, il cherche, pour la légitimer,
de bonnes raisons qui, en réalité, sont toujours détestables.
Cette justification à faux que le timide cherche à se faire à
lui-même de ses faiblesses et de son impuissance, a été nommée
par M. Marion sophisme de justification. Ce sophisme paraît commun à
tous les timides cultivés qui ont l'usage du dédoublement de la
conscience.
(...)
Décharges explosives. — Enfin,
chez certains timides, peuvent survenir des accès de témérité,
tout à fait semblables aux crises hystériques ou épileptiques.
Après une longue période de contrainte, de refoulement sur soi, le
sujet a une décharge explosive, dans laquelle il accomplit les actes
les plus imprévus et les plus extravagants. Baudelaire a signalé un
de ces cas :
Il y a des natures purement
contemplatives et tout à fait impropres à l'action, qui cependant,
sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois
avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes
incapables. (…) Le moraliste et le médecin qui prétendent tout
savoir, ne peuvent pas expliquer d'où vient si subitement une si
folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment,
incapables d'accomplir les choses les plus simples et les plus
nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de
luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les
plus dangereux. (...) C'est une espèce d'énergie qui jaillit de
l'ennui et de la rêverie, et ceux en qui elle se manifeste si
inopinément sont en général, comme je l'ai dit, les plus indolents
et les plus rêveurs des êtres. Un (de mes amis), timide à un point
qu'il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce
point qu'il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer
dans un café ou passer devant le bureau d'un théâtre, où les
contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d'Éaque
et de Rhadamanthe, sautera brusquement au cou d'un vieillard qui
passe à côté de lui et l’embrassera avec enthousiasme devant la
foule étonnée (17).
Mais ces paroxysmes impulsifs sont
exceptionnels et la modalité volontaire habituelle du timide est
bien traduite par la formule : il n'ose pas .
État mental consécutif. — Le
timide qui vient de se trouver aux prises avec sa timidité, et qui
n'a pas osé, traverse, en général, un état mental consécutif.
Cet état mental comprend plusieurs phases.
C'est d'abord une phase de soulagement,
d'apaisement, dû à la fin de la lutte, à la cessation de
l'angoisse, c'est une accalmie physique et psychique qui succède à
une hypertension émotive pénible. Cette détente consécutive est
semblable à celle qui suit les émotions pathologiques, les
obsessions, les impulsions morbides. À cet instant le sujet ne sent
qu'une chose : c'est qu’il est délivré de son anxiété et de ses
tortures.
Mais cette phase ne dure pas : elle est
suivie de près par une seconde phase, de colère et de révolte. En
se rendant compte de ses faiblesses, de sa retraite, et des
conséquences fâcheuses qu'elles entraînent, le timide s'irrite
contre son infirmité et contre lui-même. Il se gourmande
intérieurement, il s'adresse les pires injures, les plus grossières
invectives. « Il s'est conduit en imbécile, en idiot; il a reculé
stupidement devant la chose la plus facile du monde. » Dans cette
nouvelle phase, l'acte qu'il n'a pu accomplir tout à l'heure, lui
paraît d'une facilité enfantine. « Comment a-t-il pu se troubler,
se démonter ? II n'y avait que ces quelques mots à dire ! » Et les
mots qui ne venaient pas, se présentent maintenant avec une aisance
merveilleuse, tout le discours se déroule spontanément, avec ses
intonations, ses inflexions, ses habiletés oratoires. Et ce discours
possède toutes les qualités : il s'y trouve de l'esprit, de
l’à-propos, de la subtilité, de la conviction, de l'insistance,
de la chaleur. Il y a tout ce qu'il fallait : mais tout cela vient un
peu tard. Cette diplomatie retardataire, c'est ce qu'on appelle si
joliment l'esprit de l’escalier.
Puis apparaît une nouvelle phase encore.
C'est la phase des résolutions, des témérités intentionnelles,
des promesses faites à soi-même. « Ah ! à la prochaine occasion,
il ne sera plus si bête ! Que risque-t-il, au fond ? Coûte que
coûte, il marchera tête baissée ! »
Enfin l’exaltation s'éteint en une
phase de dépression triste.
(...)
Quelques
types de timides
Telles sont les conséquences psychiques
que l’accès de timidité peut entraîner dans les fonctions de la
sensibilité, de l'intelligence, de la volonté : elles contribuent à
entretenir l’état mental interparoxystique, à déterminer le
caractère des timides.
Toutefois, chez un même individu, ces
divers éléments ne sont pas tous nécessairement représentés, ni
représentés avec la même valeur. Il faut bien se souvenir que
l’accès de timidité ne réagit que sur une personnalité déjà
préformée, c'est-à-dire possédant déjà par ailleurs et en
dehors de toute timidité, des instincts, des inclinations, des
connaissances, des habitudes.
Par conséquent, suivant le fond de cette
personnalité, le retentissement mental de l’accès affectera des
variantes individuelles nombreuses. Il s'opposera à certaines
tendances, il en renforcera d'autres déjà préexistantes, il fera
tour à tour des pessimistes, des orgueilleux, des humbles, des
égotistes, des dilettantes, des révoltés, selon que l’une ou
l'autre de ces modalités psychiques sera par nature déjà accusée
dans la personnalité fondamentale du sujet.
Car la timidité ne suffirait pas, à
elle seule, pour créer de toutes pièces l'orgueil, la maladie de
l’idéal, la faculté du dédoublement, par exemple : elle n'agit
qu'en développant leurs germes déjà existants, à la façon d'une
cause occasionnelle. Ces mêmes indices psychiques peuvent d'ailleurs
se développer par d'autres causes que la timidité, se manifester en
dehors d'elle, de même que la timidité peut se manifester sans les
faire intervenir dans son tableau symptomatique. Il existera donc de
nombreux types de timides.
Philippe, le personnage des romans
idéologiques de Maurice Barrés, a été, dans sa première
jeunesse, un grand timide. Le sentiment principal qui paraît avoir
été associé à ce moment à sa timidité, est une répugnance
craintive pour les hommes dont la brutalité vulgaire le choquait. Ce
sont « les Barbares », dont il subissait le dur contact. Mais ce
caractère évolue très vite. Ses méditations lui fournissent une
arme contre les Barbares : le mépris ; et, les méprisant, il leur
devient dès lors supérieur. Il cherche à s'affranchir de leur
empire : et l'indépendance, il la trouve dans l'argent.
Pour échapper à la dissipation et à
l'altération que nous subissons des contacts temporels, ne
convient-il pas que nous nous réfugiions, comme dans un cloître,
dans une forte indépendance matérielle ? (…) L'argent, voilà
l'asile où des esprits soucieux de la vie intérieure pourront le
mieux attendre (17).
Ainsi Philippe est un révolté. Après
avoir pris une claire conscience de son infirmité, il s'indigne
contre elle et veut s'en rendre maître et la dompter.
Enfin Philippe est un ambitieux. Son
activité est stimulée par un vif appétit des satisfactions et des
jouissances qu'on recueille dans la société des hommes :
distinctions, notoriété, gloire, etc. Aussi, par amour-propre et
par vanité, il se met à chercher un remède, des moyens préventifs
contre son émotion isolante et paralysante : et ce remède, ces
moyens, il les trouve dans sa philosophie même.
Il adopte, envers les autres et envers
lui-même, l’attitude du scepticisme.
L'essentiel est de se convaincre qu'il
n'y a que des manières de voir, que chacune d'elles contredit
l'autre et que nous pouvons, avec un peu d'habileté, les avoir
toutes sur un même objet. Ainsi nous amoindrissons nos
mortifications à penser qu'elles sont causées par rien du tout, et
nous arrivons à souffrir très peu (18).
Que cette unique formule subjective, par
sa seule action convaincante, ait suffi à dissiper la timidité de
Philippe, c'est là une chose peu probable. Il est plus logique
d'admettre que le développement du tempérament, l’influence de
l'habitude et de l'âge ont eu la plus grande part dans l'atténuation
de sa sensibilité excessive.
Julien Greslou, le « Disciple »
de Paul Bourget, est loin d'être un timide pur. Il semble être
avant tout un neurasthénique constitutionnel.
Il en présente des symptômes multiples
: il est affecté de certaines perversions psychiques qui se
rattachent de près à la dégénérescence mentale.
Au point de vue de la volonté agissante,
sa timidité n'oppose qu'une entrave secondaire : il est surtout un
aboulique, par paresse physique, par répugnance à l’effort.
Je
n'osais pas. Ne croyez point que ce fût chez moi simplement de la
timidité. L'impuissance à l'action est bien un trait de mon
caractère, [mais quand je ne suis pas soutenu dans
cette action par une idée] (20).
J'ai
constamment éprouvé une horreur singulière pour l'action, si
faible fût-elle, au point que de faire une simple visite me causait
autrefois un battement de cœur, que les plus légers des exercices
physiques m'étaient intolérables, que d'entrer en lutte ouverte
avec une autre personne, même pour discuter mes idées les plus
chères, m'apparaît, encore aujourd'hui, chose presque impossible.
[Cette horreur d'agir s'explique par l'excès du travail cérébral
qui, trop poussé, isole l'homme au milieu des réalités qu'il
supporte mal, parce qu'il n'est pas habituellement en contact avec
elles.] (21).
Cette impuissance à l'action fut aussi
la triste infirmité mentale dont le mélancolique Amiel a
souffert toute sa vie. Par ce qu'on peut juger de ce qui a été
publié de son journal intime, la timidité vraie, telle que nous la
concevons et l'avons exposée, doit rester chez lui au second plan.
Sa maladie principale, c'est une aboulie, provoquée à la fois par
l'insuffisance des impulsions à agir et par l'irrésolution
intellectuelle. Cette maladie, il l’a révélée à plusieurs
reprises dans ses confessions.
D'abord, les sentiments ordinaires qui
poussent l’homme dans la mêlée, l’ambition, la recherche de la
gloire, de la fortune, il ne les connaît pas :
Je n'ai su voir aucune nécessité à
m'imposer aux autres et à réussir. Je n'ai jamais eu l'évidence
que de mes lacunes et des supériorités d'autrui. Ce n'est pas ainsi
qu'on fait son chemin. Avec des aptitudes variées et passablement
d'intelligence, je n'avais pas d'impulsion dominante, ni de talent
impérieux, de sorte que, capable, je me suis senti libre, et que
libre, je n'ai pas découvert ce qui était le mieux. L'équilibre a
produit l'indécision et l'indécision a stérilisé toutes mes
facultés (22).
[Paresse et contemplation ! Sommeil
du vouloir, vacances de l’énergie, indolence de l’être, comme
je vous connais!] Aimer, rêver, sentir, apprendre, comprendre, je
puis tout, pourvu qu'on me dispense de vouloir. C'est ma pente, mon
instinct, mon défaut, mon péché. J'ai une sorte d'horreur
primitive pour l'ambition, pour la lutte, pour la haine, pour tout ce
qui disperse l'âme en la faisant dépendre des choses et des buts
extérieurs (23).
(…)
Je n'ai aucune ambition mondaine ; la vie
de famille et la vie de l'intelligence sont les seules qui me
sourient. Aimer et penser sont mes seuls besoins exigeants et
indestructibles. [Avec l’esprit subtil, retors, complexe et
caméléon, j’ai le cœur enfant ; je n’aime que la
perfection ou le badinage, les deux extrêmes opposés.] (24).
Chercher la considération a été si peu
pour moi un mobile que je n'ai pas même eu cette notion. À quoi
tient ce phénomène ? À ce que l’entourage, la galerie, le
public, n'ont jamais été pour moi qu'une grandeur négative. [Je
n’ai jamais rien demandé ni attendu de lui, pas même la justice,
et me constituer dans sa dépendance, solliciter sa bonne grâce ou
son suffrage m’a paru un acte de courtisanerie et de vassalité,
auquel s’est instinctivement refusé mon orgueil. (…) Et
cependant ma joie eût été d’être accueilli, aimé, encouragé,
bienvenu, et d’obtenir ce que je prodiguais : la bienveillance
et la bonne volonté. Mais poursuivre la considération, la renommée,
forcer l’estime, cela m’ a semblé indigne de moi, presque une
dégradation. Je n’y ai même pas songé.] (25)
On le voit, les affirmations ne manquent
point : et l'on en pourrait citer maints autres encore, de ces aveux
désespérés où le penseur crie son impuissance à l’action.
N'ayant pas de passions fortes, il
n'avait pas d'impulsion dominante : et de cette absence
d'inclinations et de préférences, vient le second élément de son
aboulie : l'indécision.
Le manque de foi simple, l'indécision
par défiance de moi, remettent presque toujours tout en question
dans ce qui ne concerne que ma vie personnelle. J'ai peur de la vie
objective et recule devant toute surprise, demande ou promesse qui me
réalise ; j'ai la terreur de l’action et ne me sens à l'aise que
dans la vie impersonnelle, désintéressée, subjective de la pensée.
Pourquoi cela ? Par timidité.
D'où vient cette timidité ? Du
développement excessif de la réflexion, qui a réduit presque à
rien la spontanéité, l’élan, l’instinct et, par là même,
l'audace et la confiance. Quand il faut agir, je ne vois partout que
causes d'erreur et de repentir, menaces cachées et chagrins masqués.
(…) [J’ai horreur d’être dupe, surtout dupe de moi-même et je
me prive de tout pour ne pas me tromper et être trompé ; donc
l’humiliation est le chagrin que je redoute encore plus, et par
conséquent, l’orgueil serait le plus profond de mes vices. C’est
logique, mais ce n’est pas vrai ; il me semble que c’est la
défiance, l’incurable doute de l’avenir, le sentiment de la
justice mais non de la bonté de Dieu, bref, l’incrédulité qui
est mon malheur et mon péché. Toute action est un otage remis à la
destinée vengeresse : voilà la croyance instinctive qui
glace ; toute action est un gage confiée à la paternelle
Providence : voilà la croyance qui clame.
La douleur me paraît une punition et non
une miséricorde, c’est pourquoi j’en ai secrètement horreur. Et
comme je me sens vulnérable sur tous les points, partout accessible
à la douleur, je reste immobile, semblable à l’enfant craintif
qui, laissé dans le laboratoire de son père, n’ose toucher à
rien, crainte des ressorts, explosions et catastrophes qui peuvent
sortir et jaillir de tous les coins au moindre mouvement de son
inexpérience. J’ai confiance en Dieu, directement et dans la
nature, mais je me méfie de tous les agents libres et mauvais ;
je sens ou pressens le mal moral et physique, au bout de chaque
erreur, faute ou péché et j’ai honte de la douleur] (26).
Qui veut voir parfaitement clair avant de
se déterminer, ne se détermine jamais. Qui n'accepte pas le regret,
n'accepte pas la vie (27).
Comment donc retrouver le courage de
l’action ? En laissant revenir un peu l’inconscience, la
spontanéité, l’instinct, qui rattache à la terre et qui dicte le
bien relatif et l’utile ; en croyant plus pratiquement à la
Providence qui pardonne et permet de réparer ; en acceptant plus
naïvement et plus simplement la condition humaine; redoutant moins
la peine, calculant moins, espérant plus ; c'est-à-dire diminuant,
avec la clairvoyance, la responsabilité et avec la responsabilité,
la timidité ; [en acquérant plus d’expérience par les
pertes et les leçons] (28).
Ce mot de timidité revient fréquemment
sous la plume de l’auteur. Mais il convient de préciser dans quel
sens il remploie. Veut-il dire, par là, qu'au moment d'accomplir un
acte, il est arrêté brusquement par une émotion poignante qui le
paralyse ? Non ; ce qu'il désigne par timidité, c'est la peur
instinctive d'agir, c'est aussi la peur de prendre une détermination
avec toutes les conséquences, utiles ou fâcheuses, qu'elle
comporte. C'est sa maladie de volonté, en somme, qu'il appelle
timidité.
Incapable d'agir et d'occuper ses forces
dans une besogne active, il s'est renfermé dans la contemplation
intérieure. Impuissant à vivre, il renonce à la vie et se confine
dans la pensée pure.
L'analyse à outrance est ici l’effet
d'une insuffisance constitutionnelle des impulsions motrices. Amiel
n'est pas seulement un timide : c'est un impuissant. Sans cette
impuissance, s'il avait pu vivre, agir, combattre, s'affirmer, il est
probable qu'au contact des hommes sa sensibilité excessive se serait
trouvée violentée et qu'il eût connu les angoisses aiguës des
timides.
Mais, s'écartant de l’action, il n'a
pu connaître, à un fort degré, les émotions qui l'accompagnent.
Et c'est ainsi que l'impuissance initiale d'Amiel a été, jusqu'à
un certain point, un obstacle au développement de la timidité
véritable.
Combien différent d'Amiel est Rousseau
! Amiel n'a aucune passion : Rousseau les a toutes. Amiel a vécu
solitaire : Rousseau, dès le jeune âge, s'est aventuré dans le
monde. Aussi la timidité de Rousseau va se montrer sous un aspect
tout opposé à celle d'Amiel. Amiel nous est apparu comme un
névropathe apathique, déprimé : nous voyons en Rousseau un
névropathe émotif et passionné.
(…)
C'est en effet l’émotivité excessive,
poussée à un degré morbide, qui nous paraît l'élément le plus
important de son état mental à l'égard de sa timidité : elle est
sa caractéristique psychique, comme l'impuissance du vouloir était
la caractéristique d'Amiel.
La timidité de Rousseau nous offre donc
un exemple de timidité chez un émotif. Cette timidité s'est
manifestée et a été constatée par Rousseau dès son jeune âge.
Dans les premières pages des Confessions elle apparaît déjà
:
Naturellement timide et honteux, je n'eus
jamais plus d'éloignement pour aucun défaut que pour l'effronterie
(29).
Prenez-moi dans le calme, je suis
l'indolence et la timidité même ; tout m'effarouche, tout me rebute
; une mouche en volant me fait peur ; un mot à dire, un geste à
faire épouvante ma paresse ; la crainte et la honte me subjuguent à
un tel point que je voudrais m'éclipser aux yeux de tous les
mortels. S'il faut agir, je ne sais que faire ; s'il faut parler, je
ne sais que dire ; si l'on me regarde, je suis décontenancé. Quand
je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j’ai à dire ;
mais dans les entretiens ordinaires, je ne trouve rien, rien du tout
; ils me sont insupportables par cela seul que je suis obligé de
parler.
(…)
Mille fois, durant mon apprentissage, et
depuis, je suis sorti dans le dessein d'acheter quelque friandise.
J'approche de la boutique d'un pâtissier, j'aperçois des femmes au
comptoir ; je crois déjà les voir rire et se moquer du petit
gourmand. Je passe devant une fruitière, je lorgne de l'œil de
belles poires, leur parfum me tente ; deux ou trois jeunes gens tout
près de là me regardent ; un homme qui me connaît est devant sa
boutique ; je vois de loin venir une fille ; n'est-ce point la
servante de la maison ? Ma vue me fait mille illusions. Je prends
tous ceux qui passent pour des gens de ma connaissance ; partout je
suis intimidé, retenu par quelque obstacle ; mon désir croît avec
ma honte, et je rentre enfin comme un sot, dévoré de convoitise,
ayant dans ma poche de quoi la satisfaire, et n'ayant osé rien
acheter (30).
Cette timidité était aggravée par
d'autres défauts naturels de Rousseau : sa myopie, à laquelle il
fait allusion dans le passage cité plus haut ; ses troubles
urinaires et génitaux, sur lesquels je n'ai pas à insister ici ;
puis une lenteur de pensée qu'il décrit lui-même en ces termes :
Deux choses presque inalliables
s'unissent en moi sans que j'en puisse concevoir la manière : un
tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des
idées lentes à naître, embarrassées, et qui ne se présentent
jamais qu'après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit
n'appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que
l'idée, vient remplir mon âme ; mais au lieu de m'éclairer, il me
brûle et m'éblouit. Je sens tout, et je ne vois rien. Je suis
emporté, mais stupide ; il faut que je sois de sang-froid pour
penser. Ce qu'il y a d'étonnant, est que j'ai cependant le tact
assez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu'on
m'attende : je fais d'excellents impromptus à loisir, mais sur le
temps, je n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une fort
jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols
jouent aux échecs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se
retourna, faisant route, pour crier : « À votre gorge,
marchand de Paris ! », je dis : « Me voilà. » (31).
M. Dugas attribue ce trouble de
l’idéation chez Rousseau à la timidité, mais cette opinion ne me
paraît pas soutenable, puisque ce trouble se produit même dans la
solitude.
(...)
Il semble donc que cette lenteur de la
pensée ait été un attribut primitif de la mentalité de Rousseau,
un défaut natif de son organisation cérébrale. On conçoit que ce
défaut, qui enlevait toute vivacité de répartie et tout esprit
d'à-propos à son porteur, contribuait pour une part importante à
renforcer les effets de sa timidité.
Une autre cause enfin entre en jeu pour
exagérer encore cette timidité, c'est l'absence de savoir-vivre et
le manque d'habitude des bonnes manières.
(...)
Ainsi timidité, lenteur de pensée,
manque d'esprit d'à-propos, gaucherie et incapacité de s'adapter
aux usages du monde, tels sont les défauts naturels auxquels devait
se heurter Rousseau dans le cours de ses relations sociales. Sans
doute, ils eussent suffi à l'écarter du monde, à le réduire comme
Amiel à une vie solitaire, s'il n'eût été stimulé d'autre part
par des impulsions violentes et des passions impétueuses. C'est ici
que l’émotivité excessive de Rousseau entre nettement en action.
C'est elle qui le pousse en avant, malgré les freins de sa timidité,
c'est elle qui, au moment de payer de sa personne, lui prête
l’énergie suffisante pour en triompher. C'est en effet par
saccades, par bouffées d'exaltation qu'il projette et accomplit ses
actions publiques ; et ses crises le mettent dans un véritable état
d'ivresse, se traduisant par un monoïdéisme psychique, durant
lequel est effacé de sa conscience tout ce qui n'est pas l'objet
unique de sa préoccupation. Cet état est un état d'autosuggestion,
semblable à celui qu'on produit chez les sujets hypnotisés et
paraissant relever du fond d'hystérie de Rousseau.
(…)
C'est par le mécanisme de cette
auto-suggestion que Rousseau soutint ce personnage factice de vertu
austère, qu'il revêtit pour suppléer à son manque d'usage du
monde.
(…)
Plus intéressante encore est la timidité
de Stendhal et celle de Julien Sorel, le héros de son roman
Le Rouge et le Noir dont le caractère semble être à peu de
chose près celui de l'auteur lui-même.
Ces personnalités offrent l'avantage
d'être plus voisines de la normale que celles d'Amiel et de
Rousseau, qui sont évidemment des sujets d'exception. De plus,
Stendhal comme Julien Sorel sont
des types de timides volontaires qui nous
offrent l'exemple de la domination de la timidité par la contrainte
et l'énergie.
Si l'on en juge par son Journal intime
Stendhal a beaucoup souffert de la timidité dans sa jeunesse. Il
s'en plaint et se révolte contre elle à maintes reprises.
(…), dans les choses où je suis
faible, je n’ai jamais fait assez de résolutions d’avance.
Comme] lorsque je vais faire une visite à une femme que j'aime. Le
résultat de tout cela [timidité et manque de naturel] est qu'avec
elle, le premier quart d'heure, je n'ai que des mouvements convulsifs
ou une faiblesse subite et générale, une liquéfaction des
solides (32).
Je suis venu chez moi, accablé par
l'idée de ma timidité ; je n'avais pas la force d'écrire ceci ;
enfin, j'ai pensé aux avantages de l'esprit de caractère (naturel)
(33).
Non moins timide est Julien Sorel, dans
les diverses péripéties du roman. Mais Sorel, comme Stendhal
lui-même sans doute, possède à côté de sa timidité, un
sentiment exigeant, impérieux, dominateur : l'orgueil. Ce sentiment
d'orgueil est immense, d'une susceptibilité extrême, et constitue
la puissance directrice de tout son caractère. Ainsi allons nous
trouver ici en présence la timidité et l'orgueil.
Cet orgueil lui impose, comme un devoir,
de vaincre tout obstacle que la timidité pourrait lui opposer. Il se
donne à lui-même des tâches d'énergie, pour ainsi dire.
C'est de cette façon qu'il conçoit le
projet, uniquement pour satisfaire son orgueil par la timidité
vaincue, de séduire Mme de Rênal, la mère des enfants
dont il est le précepteur. Dans les deux scènes capitales, nous
voyons l'orgueil en lutte avec la timidité, et l'orgueil demeurer
finalement victorieux :
Un soir, Julien parlait avec action, il
jouissait avec délices du plaisir de bien parler, et à des femmes
jeunes ; en gesticulant, il toucha la main de Mme de Rênal
qui était appuyée sur le dos d'une de ces chaises de bois peint que
l’on place dans les jardins.
Cette main se retira bien vite ; mais
Julien pensa qu'il était de son devoir d'obtenir que l'on ne
retirât pas cette main quand il la touchait. L'idée d'un devoir à
accomplir, et d'un ridicule ou plutôt d'un sentiment d'infériorité
à encourir si l’on n'y parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout
plaisir de son cœur.
(...)
Le soleil en baissant, et rapprochant le
moment décisif, fit battre le cœur de Julien d'une façon
singulière. La nuit vint. (...) Préoccupé de ce qu'il allait
tenter, Julien ne trouvait rien à dire (…) Serai-je aussi
tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra ? (…) Dans
sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé
préférables. Que de fois ne désira- t-il pas voir survenir à Mme
de Rênal quelque affaire qui l'obligeât de rentrer à la maison et
de quitter le jardin. La violence que Julien était obligé de se
faire était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément
altérée ; bientôt la voix de Mme de Rênal devint
tremblante aussi, mais Julien ne s'en aperçut point. L'affreux
combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible,
pour qu'il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures
trois quarts venaient de sonner à l'horloge du château, sans qu'il
eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : «
Au moment précis où dix heures sonneront, j'exécuterai ce que,
pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je
monterai chez moi me brûler la cervelle. »
Après un dernier moment d'attente et
d'anxiété, pendant lequel l'excès de l'émotion mettait Julien
comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l'horloge qui était
au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale
retentissait dans sa poitrine et y causait comme un mouvement
physique.
Enfin, comme le dernier coup de dix
heures retentissait encore, il étendit la main et prit celle de Mme
de Rênal qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu'il
faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut
frappé de la froideur glaciale de la main qu'il prenait ; il la
serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort par la
lui ôter, mais enfin cette main lui resta.
Son âme fut inondée de bonheur, non
qu'il aimât Mme de Rênal, mais un affreux supplice
venait de cesser.
(…)
Minuit était sonné depuis longtemps; il
fallut enfin quitter le jardin : on se sépara. (…) Un sommeil de
plomb s'empara de Julien, mortellement fatigué des combats que toute
la journée la timidité et l’orgueil s'étaient livrés dans son
cœur (34).
Voici l'autre scène.
Je lui ai dit que j'irai chez elle à
deux heures, se dit-il, en se levant ; je puis être inexpérimenté
et grossier (...) mais du moins, je ne serai pas faible.
Julien avait raison de s'applaudir de son
courage ; jamais il ne s'était imposé une contrainte plus pénible.
En ouvrant sa porte, il était tellement tremblant que ses genoux se
dérobaient sous lui, et il fut forcé de s’appuyer contre le mur.
Il était sans souliers. Il alla écouter
à la porte de M. de Rênal, dont il put distinguer le ronflement. Il
en fut désolé. Il n'y avait donc plus de prétexte pour ne pas
aller chez elle. [Mais, grand Dieu, qu’y ferait-il ? Il
n’avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se sentait
tellement troublé qu’il eût été hors d’état de les suivre.]
Enfin, souffrant plus mille fois que s'il
eût marché à la mort, il entra dans le petit corridor qui menait à
la chambre de Mme de Rênal. Il ouvrit la porte d'une main
tremblante et en faisant un bruit effroyable.
(...)
Quelques heures après, quand Julien
sortit de la chambre de Mme de Rênal, on eût pu dire, en
style de roman, qu'il n'avait plus rien à désirer.
(...)
Mais dans les moments les plus doux,
victime d'un orgueil bizarre, il prétendit encore jouer le rôle
d'un homme habitué à subjuguer les femmes ; il fit des efforts
d'attention incroyables pour gâter ce qu'il avait d'aimable. Au lieu
d'être attentif aux transports qu'il faisait naître, et aux remords
qui en relevaient la vivacité, l'idée du devoir ne cessa
jamais d'être présente à ses yeux. Il craignait un remords affreux
et un ridicule éternel, s'il s'écartait du modèle idéal qu'il
s'était proposé de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un
être supérieur, fut précisément ce qui l'empêcha de goûter le
bonheur qui se plaçait sous ses pas. C'est une jeune fille de seize
ans qui a des couleurs charmantes et qui, pour aller au bal, a la
folie de mettre du rouge (35).
Des exercices de ce genre fréquemment
répétés, une expérience féconde, l’évolution de l’âge,
finirent pas avoir raison, sinon totalement, du moins pour la plus
grande part, de la timidité de Julien. Quelques années après,
Stendhal écrivait de lui : « Depuis le séminaire, il mettait les
hommes au pis, et se laissait difficilement intimider par eux (36). »
Et plus tard, dans son intrigue avec Mlle de La Môle, à
Paris, la timidité ne joue plus aucun rôle.
Enfin, j'ai moi-même présenté, sous
une forme littéraire, l’auto-observation d'un timide (37). Je ne
puis qu'y renvoyer le lecteur.
Notes
(1)
L. Dugas, Timidité :
étude psychologique et morale, Paris,
Alcan, 1898, p. 54-55.
(3)
Henry Bauër, « Chronique », Le
Journal,
8e
année,
n°2368, 23 mars 1899, p. 1.
(4)
L. Dugas, op.
cit.,
p. 103-104.
(5)
P. Bourget, Le
Disciple,
Lemerre, Paris, 1889, p. 112-113.
(6)
L. Dugas, op.
cit.,
p. 106-110.
(7)
H.-F. Amiel, [Fragments d’un] Journal
intime,
tome 1, Georg et Cie,
Genève, 1892, p. 102.
(9)
L. Dugas, op.
cit.,
p. 89.
(10)
H.-F. Amiel, op.
cit.,
p. 185.
(11)
Je préfère ce terme à celui d' « intellectuel », habituellement
employé,
d'abord parce qu'il s'harmonise mieux par sa terminaison avec les
termes correspondants : « sensitif » et « actif », ensuite parce
que le mot « intellectuel » a été utilisé dernièrement dans un
sens politique
qui prêterait à l'équivoque.
(12)
L. Dugas, op.
cit.,
p. 72-74.
(13)
M.
Barrès, Sous
l’œil des Barbares, 1888,
p.
74.
(14)
Id.,
loc. cit.
(15)
J.-J. Rousseau, Confessions,
partie
2, livre 8.
(16)
L. Dugas, op.
cit.,
p. 100.
(17)
Ch. Baudelaire, Petits
Poèmes en prose
:
n°IX,
Le Mauvais Vitrier.
(18)
M. Barrès, Le
Jardin de Bérénice,
Perrin, 1897, p. 289.
(19)
Id.,
Un
homme libre, Perrin,
1889, p. 2.
(20)
P. Bourget, op.
cit.,
p. 222.
(22)
H.-F. Amiel, op.
cit.,
tome 2, p. 140.
(23)
Id.,
op.
cit.,
tome
1, p. 168.
(24)
Id.,
op.
cit.,
tome
1, p. 171.
(25)
Id.,
op.
cit.,
tome
1, p. 192.
(26)
Id.,
op.
cit.,
tome
1, p. 101-102.
(27)
Id.,
op.
cit.,
tome
1, p.
119-120.
(28)
Id.,
op.
cit.,
tome
1, p.
65.
(29)
J.-J. Rousseau, op.
cit.,
partie
1, livre 1.
(30)
Id.,
op.
cit.,
partie
1, livre 1.
(31)
Id.,
op.
cit.,
partie
1, livre 3.
(32)
P. Arbelet (dir.), Oeuvres
complètes de Stendhal, Journal,
tome 2 : 1805-1808, Librairie ancienne Honoré Champion, Paris,
1932, p. 63.
(33),
Id.,
op.
cit.,
p.
68.
(34)
Stendhal, Le
Rouge et le Noir,
chronique
du XIXe
siècle,
tome 1, A. Levavasseur, Paris, 1831, p. 88-95.
(35)
Id.,
op.
cit.,
tome 1, p. 148-151.
(36)
Id.,
op.
cit.,
tome 2, p. 30.
(37)
P. Hartenberg, L’Attente,
Paris, Paul Ollendorff, 1901.
Référence
Certains extraits d'ouvrages proposés
par l'auteur pour illustrer son propos ont étaient complétés par
l'ajout de texte entre crochets ([...]).