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mercredi 9 avril 2014

La propagation et la transmigration des âmes dans l'Antiquité, selon Beausobre, 1739



Le prophète Mani
J'ai montré dans le livre précédent que l'ancienne Église ne fut point unanime sur la question de l'origine de l'âme ; les uns crurent qu'elle est une émanation de la nature divine, les autres que Dieu l'a tirée du néant, ce qui fut le sentiment le plus général. Ceux qui en admirent le création supposèrent, les uns, que toutes les âmes furent créées à la fois au commencement du monde ; d'autres, que Dieu les crée incessamment, à mesure qu'il faut animer des corps humains ; d'autres, qu'il les forme d'une substance spirituelle qu'il créa en même temps que la matière de l'univers ; et d'autres, enfin, que les âmes produisent les âmes, comme la chair produit la chair. Il semble que ce dernier sentiment ait été celui de Manichée . « Comme les âmes, dit-il, engendrent les âmes, les corps engendrent de même la nature du corps. C'est ainsi que ce qui naît de la chair est chair, et que ce qui naît de l'esprit est esprit. Or, par l'esprit, il faut entendre l'âme. L'âme naît de l'âme, et la chair de la chair (1). » Je suis néanmoins en doute, si Manichée a donné proprement aux âmes la vertu de se multiplier à l'infini, opinion que l'on attribue aux kabbalistes. Comme ils croient que aussi (cf. Johann Franz Budde, Introductio ad historiam philosophiæ Ebræorum, p.327) qu'elle a la vertu de se multiplier à l'infini, parce que toute partie de la divinité est infinie. D'où ils ont conclu, premièrement, que toutes les âmes humaines étaient contenues dans celle d'Adam, comme dans leur semence. Et secondement qu'elles ont toutes (id., p.357.) péché dans Adam, puisqu'elles étaient toutes en lui.

Je ne crois pas que Manichée ait pensé sur ce sujet comme les kabbalistes ; mais il s'est imaginé que toutes les âmes ayant été mêlées dès le commencement avec la matière, elles ne font que passer par la génération dans des corps humains. Cette idée est confirmée par ce que j'ai rapporté dans le chapitre précédent. On y a vu que les âmes, dispersées dans les corps liquides et solides, entrent dans les hommes avec les aliments et qu'ils les lient ensuite par la génération à des corps organisés. Ainsi, comme les particules de matière qui sont dans les aliments, s'unissent avec la chair et s'en détachent dans les pères et dans les mères, pour former la chair ; de même les particules de la substance céleste qui sont autant d'âmes, s'unissent à l'âme des pères, s'en détachent dans la génération et font les âmes des enfants. Du reste, nous ne connaissons le système des manichéens que fort imparfaitement.

II. De la propagation de l'âme s'ensuivait naturellement celui du péché que notre hérésiarque faisait consister principalement dans la concupiscence ; il la regardait comme la racine de tous les maux. Selon lui le péché passe du père au fils, et par l'âme et par le corps. Car, comment une âme qui brûle du feu de la concupiscence, pourrait-elle produire dans ce monde une âme qui fût exempte de cette passion ? Ou si celle-ci ne fait que se détacher de la première, elle reçoit toute l'impression dont celle-là est agitée. D'ailleurs comme elle est unie avec un corps, qui est la production de la concupiscence, il n'est pas possible qu'elle ne participe à sa corruption, tout de même qu'une liqueur qu'on met dans un vase infecté d'une mauvaise qualité ou d'une mauvaise odeur, prend cette mauvaise odeur ou cette mauvaise qualité. C'est la comparaison dont les Manichéens se servaient pour expliquer comment le péché se communique à l'âme (2).

III. Julien a reproché à S. Augustin d'avoir pris du manichéisme l'article de la propagation des âmes et de croire, après notre hérésiarque (3), qu' Adam est le père de toutes les âmes aussi bien que de tous les corps humains. Effectivement, S. Augustin avait dit qu' « Adam a été tout le genre humain » (4), mais il nia d'avoir pris cette opinion de Manichée, protestant qu'il n'avait jamais vu la lettre où elle était contenue et que Julien avait trouvée à Constantinople. Du reste, ce Père dit qu'il ne saurait décider la question « si Adam n'est le père que de nos corps ou s'il ne l'est point, et de nos corps et de nos âmes (5). » Une des raisons sur lesquelles il fonde ce sentiment, c'est que Dieu ne souffla pas un nouvel esprit de vie dans le corps d'Ève, lorsqu'il l'eût formé d'une côte d'Adam (6) ; il faut donc que l'âme d'Ève fût une particule ou une émanation de celle d'Adam ; d'où il s'ensuit qu'une âme peut engendrer une autre âme, sans aucune diminution de sa substance.

Je ne crois pas que S. Augustin ait pris de Manichée la propagation des âmes. Car outre qu'il l'a nié formellement, on sait que cette opinion eut autant la vogue parmi les Occidentaux (7) qu'elle l'eut parmi les Orientaux où elle fut généralement regardée, non seulement comme très dangereuse, mais comme « indigne de toute créance (8) ». Il faut convenir aussi que S. Augustin ne l'affirme pas dans ses livre De l'âme et de son origine ; mais il est aisé de juger qu'il la préférait à l'opinion de la création des âmes contre laquelle il propose toutes les difficultés qu'il peut imaginer et les pousse de toute sa force. La vérité est que la propagation des âmes avait, selon lui, deux grands avantages. Le premier, qu'elle semblait mettre la justice et la sainteté de Dieu a couvert des objections auxquelles elles sont exposées si Dieu place des âmes innocentes dans des corps auxquels elles ne sont pas plutôt unies qu'elles deviennent nécessairement criminelles et sujettes à toutes les suites du péché ; le second, qu'il expliquait aisément, par cette hypothèse, la propagation du péché originel, et ce mot de S. Paul (Épître aux Romains 5, 12) : « dans lequel (savoir Adam) tous les hommes ont péché (9). « S'il est vrai, dit S. Augustin, que l'homme engendre l'homme tout entier, c'est-à-dire qu'il engendre le corps, l'âme et l'esprit, alors ces paroles de S. Paul : ''dans lequel tous les hommes ont péché'', sont dites dans le sens propre. »

Je ne m'arrêterai point à examiner une sentiment qui se soutient encore dans une communion protestante. Je n'écris pas un ouvrage de controverse ; mais je ne saurais m'empêcher de reprendre à cette occasion une méthode de disputer qui m'a toujours paru aussi vicieuse et aussi injuste qu'elle est commune. Trouve-t-on de la conformité entre l'opinion d'un adversaire et une opinion reçue dans une société hérétique, on ne manque pas d'en profiter. On est presque sûr de la victoire quand on peut dire : « Cela est pélagien, cela est manichéen », etc. Un argument, si peu solide dans le fond, est le plus décisif dans l'esprit de la multitude, trop paresseuse pour entrer dans la discussion des raisons, mais toujours prête à prononcer avec autant de hardiesse que d'ignorance. Que le lecteur se souvienne, s'il lui plaît, qu'en vertu d'un tel argument, S. augustin demeurerait noté de la tâche éternelle de manichéisme, que Julien lui reprocha. Ce Père se déclara, ou du moins il inclina toujours pour la propagation des des âmes qui fut certainement un sentiment de Manichée, de quelque manière que l'on explique cette propagation.

IV. L'hérésiarque croyait aussi la transmigration des âmes (Acta disputationis Sancti Archelai Cascharorum cum Manete Hæresiarcha, p. 15). Tyrbon le dit dans sa relation à Archélaus, et Socrate le confirme (10). Manichée étant persan, il garda plusieurs opinions des mages, et en particulier, la métempsychose qui comme Porphyre le témoigne (11) , fut un dogme des mages. Il est vrai que M. Hyde assure « que les mages remettaient les âmes des morts dans le Ciel où elles demeuraient entre les mains des anges jusqu'à la résurrection (12). » Mais je crois qu'il ne s'agit que des âmes qui ont consommé leur purification.

Je ne suis point surpris qu'un philosophe qui faisait profession du christianisme, ait donné dans une erreur dont il croyait peut-être voir des traces dans l'Évangile même. En effet, il paraît, que les disciples de notre Seigneur croyaient la préexistence des âmes, et, vraisemblablement, leurs transmigrations en plusieurs corps, puisqu'ils demandèrent à J. Christ (Évangile selon S. Jean 9, 2.) si un homme qui était venu au monde aveugle, en s'était pas attiré cette punition par quelque péché qu'il eût commis avant que de naître. Ce qui confirme cette pensée, c'est qu'on  attribue la même erreur aux Pharisiens (Jacques Basnage de Beauval, Histoire des Juifs, depuis Jesus-Christ jusqu'à présent, tome 2, partie 2, p. 19. ; Johann Franz Budde, Introductio ad historiam philosophiæ Ebræorum,, p. 49.). Cependant, Josèphe témoigne qu'ils n'accordaient la métempsychose qu'aux âmes des justes, celles des méchants passant aussitôt après la mort dans des supplices éternels (13). Cela me ferait soupçonner qu'il n'a voulu parler que de la résurrection des justes, et non de la métempsychose. Quoiqu'il en soit, jamais doctrine ne fut plus générale que celle-ci (14). Elle régna dans l'Orient et dans l'Occident, chez les nations polies et chez les nations barbares, et elle est d'ailleurs si ancienne qu'on n'en saurait marquer l'origine, ce qui a fait dire ingénieusement au célèbre Thomas Burnet « qu'on dirait qu'elle est descendue du Ciel », tant elle paraît être « sans père, sans mère, et sans généalogie ». Il est constant que le kabbalistes gardent encore cette ancienne erreur. « Le rabbin Élie, dit un savant moderne, témoigne que la métempsychose est un sentiment reçu et approuvé par les maîtres. Ils ne doutent point que les âmes humaines ne passent d'un corps dans un autre au moins trois fois. Ils assurent que l'âme d'Adam passa dans David et qu'elle doit animer un jour le corps du Messie (Voyez « Animadversiones » in Pirkê de Rabbi Eliezer, p. 162). La preuve kabbalistique de ce mystère est dans le nom d'Adam : l'A désignant Adam, le D, David, et l'M, le Messie. Les kabbalistes ajoutent qu l'âme d'un adultère est envoyée dans le corps d'un chameau, que celle de David aurait subi cette peine s'il n'avait obtenu sa grâce par sa pénitence, et que c'est là que le prophète a dit dans le psaume 13 : ''Je louerai le Seigneur, à cause des biens qu'il m'a faits, et qu'il a délivré mon âme du chameau.'' (15) » Oserais-je mettre ici l'horrible blasphème que les Juifs profanes avancent contre le Sauveur. Ils disent que l'âme de Jésus était celle d'Esaü et que le Seigneur avait la maladie que l'on nomme bellerophonteus morbus, ce qui l'obligeait à fuir la société. Le lecteur peut voir au bas de la page ce que c'est que cette maladie (16).

V. Que les Juifs qui portent encore un bandeau sur les yeux, et un voile sur le cœur qu'ils ne méritent que trop par leur incrédulité, croient la métempsychose, cela ne me surprend point. Mais je l'étonne que cette erreur en ait imposé à des docteurs chrétiens, vénérables par leurs vertus et par leur savoir. Car il est certain qu'Origène (Voyez Pierre Daniel Huet, Origeniana, livre 2 ; question 6, n°17, p. 102) a cru que les âmes animent divers corps successivement et que ces transmigrations sont réglées à proportion de leurs mérites ou de leurs démérites. Si nous en croyons l'anonyme dont Photius nous a donné l'extrait, le savant Origène doit avoir dit « que l'âme du Sauveur est la même que celle d'Adam (17) ». Il avait apparemment pris cette pensée des Juifs. Quoiqu'il en soit, il n'y a nul doute qu'il n'ait admis la transmigration des âmes. La question est seulement de savoir s'il a cru que les âmes raisonnables puissent être avilies jusqu'au point de passer dans les corps des bêtes. S. Jérôme (Epistola LVI ad Avitum, p. m. 440.) qui l'en a accusé témoigne que cette erreur se trouvait dans son premier Livre des Principes, où elle ne se trouve pas à présent dans la version qui nous en reste ; ce qui fait voir que c'est un des endroits que Ruffin, son traducteur, retrancha. S. Jérôme mérite d'être cru. Origène qui philosophe beaucoup dans ses ouvrages, a supposé qu'il était possible que les âmes des grands pécheurs fussent envoyées dans des corps de bêtes pour y expier leurs crimes. Je dis qu'il a cru cela possible, car ce n'est pas un dogme qu'il affirme, ce n'est que conjecture probable comme S. Jérome en convient (18). Et tout ce que l'on peut dire, c'est qu'Origène n'a pas cru que cette opinion blessât en aucune sorte les fondements de la foi. 

Quelques autres philosophes chrétiens que l'on n'a pas traité avec autant de rigueur qu'Origène, se laissèrent séduire aussi bien que lui à l'erreur de la transmigration des âmes (19). Nicéphore Grégoras a eu raison de l'attribuer au célèbre Synésius. On la trouve dans plusieurs endroits de ses ouvrages, mais en particulier dans cette prière qu'il adresse à Dieu : « Ô Père, accordez-moi que mon âme, réunie à la Lumière, ne soit plus replongée dans les ordures de la Terre (20). » Joignons à Synésius un autre philosophe chrétien, mais plus ancien que lui, et qui se déclare hautement dans la même erreur : « Les âmes qui ont négligé de s'attacher à Dieu, dit ce philosophe, sont obligées, par la loi du Destin, de commencer un nouveau genre de vie, tout contraire au précédent, jusqu'à ce qu'elles se repentent de leurs péchés (21). » J'aurais cru que « ce nouveau genre de vie, tout contraire au premier », veut dire que les âmes vicieuses passent dans des corps d'animaux ; mais ce ne peut être la pensée de Chalcidius. Car j'ai remarqué qu'il tâche de tourner en allégorie ce que Platon a dit sur ce sujet afin de le décharger d'un sentiment qui paraît trop absurde (22). Ainsi, ce ne furent pas seulement les simoniens, les basilidiens, les valentiniens, les marcionites et, en général, ceux que l'on nomme gnostiques qui donnèrent dans l'erreur de la métempsychose ; ce furent des philosophes chrétiens d'un grand mérite et d'une haute vertu, l'erreur étant très séduisante à cause de son ancienneté, de son universalité et des principes dont on croyait qu'elle était une conséquence.

VI. Ces principes n'avaient, au fond, rien de fort déraisonnable. Envisageons toujours les erreurs par le côté qui a pu séduire la raison ; l'équité le veut. La métempsychose tira son origine des opinions suivantes. Savoir : 1°, de la préexistence des âmes ;2°, de leur immortalité ; 3°, de la nécessité de leur purification pour être admises dans le Ciel d'où elles étaient descendues ; 4°, d'un ordre de la justice divine, tempérée par la miséricorde, en vertu duquel Dieu ne livre les âmes aux démons qu'après plusieurs répits, pour ainsi dire, et plusieurs châtiments. 

1. La préexistence des âmes, établie au long par Platon dans le 10e livre Des Lois, était le premier fondement de la métempsychose, comme M. Pierre Daniel Huet, dans ses Origeniana (livre 2, question 6, p. 102.). Or, nous avons montré dans le livre précédent que cette opinion fut très générale parmi les philosophes et qu'elle a été très commune parmi les Pères grecs (23). Elle leur a paru nécessaire pour maintenir l'immortalité de l'âme. 

2. Ce sentiment qui est une suite du premier, parut aussi suffisamment lié avec la métempsychose. De là vient que les Égyptiens qui, si l'on en croit Hérodote, furent les premiers qui « immortalisèrent les âmes » , en établirent en même temps les transmigrations (24).

3. La nécessité de la purification des âmes, avant que d'être reçues dans le Ciel, est un sentiment qui ne fait point de déshonneur à la raison, qui a paru conforme à l'Écriture, qui a été embrassé par plusieurs Pères et qui a fourni à la superstition le prétexte d'inventer le Purgatoire. Platon est formel sur cet article  : « Les âmes, disait ce philosophe, ne verront point la fin de leur maux que les révolutions du monde ne les aient ramenées à leur état primitif et ne les aient purifiées des tâches qu'elles ont contractées par la contagion du feu, de l'eau, de la terre, et de l'air (25). »

4. Enfin, les philosophes jugèrent que la justice et l'équité de Dieu ne lui permettant pas de livrer aux démons les âmes vicieuses, à la fin d'une seule vie et d'une seule épreuve, crurent que la Providence les renvoyait, après la mort, en d'autres corps, comme dans de nouvelles écoles, pour y être châtiées selon leurs mérites et purifiées par le châtiment. Les Juifs bornaient ces transmigrations à trois, imagination qu'ils semblent avoir prise de Platon qui ne permettait l'entrée du Ciel qu'aux âmes qui s'étaient signalées dans la pratique de la vertu, pendant trois incorporations (26). Les manichéens, plus indulgents, en accordaient cinq (27). 

Tels étaient les fondements de la métempsychose philosophique. C'était le purgatoire que les sages païens avaient imaginé et que je ne sais comment un catholique qui a de la pudeur et de l'équité, pourrait traiter avec mépris une opinion qui l'emporte infiniment sur la sienne, et du côté de la raison, et par l'ancienneté, et par le nombre des suffrages. N'est-il pas du moins aussi raisonnable d'envoyer une âme d'un corps organisé dans un autre corps organisé que sa nature appelle à gouverner pour y être châtiée et purifiée que de la mettre tantôt dans une lac glacé où elle gèle froid, tantôt dans un feu qui la brûle, que de lui faire prendre la forme d'un valet qui sert dans les bains ou, enfin, de la condamner à je ne sais combien d'autres métempsychoses et d'autres peines bizarres. Le lecteur qui aura le loisir et la curiosité de voir bien des fables sur cette matière, n'a qu'à lire les Dialogues du pape Grégoire Ier que l'on a surnommé le Grand. Le purgatoire philosophique vaut mieux à tous égards que le purgatoire catholique, sans compter que le philosophe désintéressé et fidèle à la vertu, n'a jamais imaginé les indignes moyens que l'avarice des évêques et des prêtres catholiques a inventés pour s’enrichir aux dépens de la crédulité des peuples. Qu'ils aillent apprendre dans Platon qu'on ne fléchit point les dieux par des présents et qu'ils ne se laissent apaiser que par la vertu. 

VII. Manichée ne se contenta pas d'établir sa transmigration des âmes d'un corps humain dans un autre ; il prétendit que celles des grands pécheurs étaient envoyées dans des corps d'animaux, plus ou moins vils, plus ou moins misérables à proportion de leurs vices et de leurs crimes. Il trouva cette doctrine établie parmi les philosophes d'Orient. «  Les Grecs, dit M. Hyde, les Kurdes, les Indiens, les Chinois envoient les âmes dans des corps de bêtes, croyant qu'elles subissent diverses transmigrations et divers degrés de peines ordonnées pour leur purification, et qu'enfin, elles parviennent au Ciel (28). » C'est apparemment des philosophes orientaux que Pythagore et ensuite Platon prirent leurs idées là-dessus. Car, enfin, laissant des allégories au moins très incertaines, Platon a enseigné que les âmes des méchants passent, après la mort, dans le corps de certains animaux dont ils ont eu les vices pendant leur vie (29). Les âmes voluptueuses ou gourmandes sont exilées dans des corps d'ânes ou d'autres animaux lascifs ou voraces ; celles des tyrans, en des corps de loups ou de vautours. On attribue le même sentiment au kabbalistes. Tout cela était pris dans la philosophie orientale.

Tyrbon entre dans un grand détail de la métempsychose manichéenne. Je ne m'arrêterai qu'à éclaircir quelques endroits obscurs. Il dit que, selon Manichée, l'âme d'un meurtrier passe « dans le corps d'un céléphe (30) ». Cornarius a traduit « asini », « d'un âne ». Je ne sais pourquoi. Le P. Pétau a conservé le mot grec et a mis « celephorum », mais l'ancienne version latine paraît avoir fort bien exprimé l'original par ces mots : « in elephanticorum corpora ». L'éléphansiasis est une maladie du sang qui couvre la peau de tâches et de boutons (31). S. Épiphane fait mention, dans l'hérésie 55, d'une sorte de rat de campagne qu'il nomme « μυογαλλίδιον », dont la morsure cause une maladie mortelle mais lente, qui consume insensiblement le corps et qu'il appelle le celephia. Le muogallidion est la musaraigne, sorte de petit rat dont la morsure est venimeuse, comme le P. [Denis] Pétau (Animadversiones ad Epiphanium, p. 223) l'a remarqué.

Le même Tyrbon fait dire ensuite à Manichée (Acta, op. cit., Epiphan., p. 645.) « que si quelqu'un plante l'arbre persea, son âme passera de corps en corps jusqu'à ce que l'arbre qu'il aura planté soit mort. S. Épiphane ajoute au persea, dans un autre endroit (ib., p. 626.), « le figuier, l'olivier, le sycomore et la vigne ». Je n'ai rien à dire sur les deux derniers, mais, pour le figuier et l'olivier, assurément, S. Épiphane se trompe. Car les élus des manichéens (S. Augustin, De moribus manichæorum , chapitre 16) mangeaient des figues et disaient que l'huile est pleine de parties de la substance céleste ; de sorte qu'ils n'avaient garde de condamner comme un crime la plantation du figuier et de l'olivier. Quant au persea, il faut que cet arbre eût des qualités bien malfaisantes pour condamner à une peine si rigoureuse celui qui l'avait planté. Le P. Pétau l'a pris pour le pécher, (Voyez la version de S. Épiphane, Panarion adversus omnes haereses, hérésie 56, n° 9, 28) persica, mais il s'est trompé. C'est un autre arbre. Cependant, comme des auteurs habiles les confondent, cette version pourrait avoir quelques fondements, s'il était vrai que les pêches fussent un poison en Perse. Mais le P. Ange de S. Joseph (Gazophylacium linguæ Persarum, p. 285.) assure qu'elles y sont admirablement bonnes et que, mangées vertes, aussi bien que les autres fruits, elles en font aucun mal. Il ajoute que la province de Ghengia produit, « à ce que l'on dit », des pêches qui causent des fièvres mortelles. Mais la vérité est que le persea n'est point le pêcher.

L'auteur d'une dissertation qui est dans l'Histoire de l'Académie des inscriptions et des belles-lettres, témoigne que le (Voyez le t. 2, p. 286.) « persea est un arbre qui croît aux environs du grand Caire et que les botanistes modernes, quoique différents en quelque chose des anciens, semblent mieux s'accorder sur son caractère. Sans entrer, poursuit l'auteur, dans l'étymologie du nom de persea, que Nicander tire de celui de Persée qu'il suppose avoir porté cet arbre en Égypte tous conviennent que ses feuilles sont très semblables au laurier et que son fruit est de la figure d'une poire qui renferme une espèce d'amande ou ce noyau qui a le goût d'une châtaigne. La beauté de cet arbre qui est toujours vert, l'odeur aromatique de ses feuilles, leur ressemblance à une langue et celle de son noyau à un cœur, sont la source des mystères que les Égyptiens y avaient attaché, puisqu'ils l'avaient consacré à Isis et qu'ils plaçaient son fruit sur la tête de leurs idoles, quelquefois entier et d'autres fois ouvert, pour faire paraître l'amande. »

Je crois que cette description convient fort bien au persea d'Égypte ; mais je ne sais qui a tort, ou de l'auteur, ou de Plutarque ; car Plutarque dit du fruit ce que l'auteur dit du noyau. « Le fruit du persea, dit Plutarque, ressemble à un cœur et sa feuille à une langue (32). » Le lecteur qui voudra voir beaucoup d'érudition entassée sur les différentes espèces du persea ou perseia n'a qu'à consulter [Claude] Saumaise (Exercitationes plinianæ., p. 606 et suivantes) sur Solin. Pour moi, voyant que Manichée avait une si grande aversion pour cet arbre et pour son fruit, ce qui ne conviendrait ni au pêcher, ni au persea d'Égypte, je m'en tiens au témoignage de Pline. Après avoir dit qu'il est faux que le fruit du pêcher soit une espèce de poison, Pline ajoute «  que cela convient au fruit du persea lequel ressemble à une sorte de prune rouge (33) nommée myxa (34). Cet arbre, poursuit-il, ne croît point hors de l'Orient. » Il faut que notre hérésiarque eût bien de l'aversion pour les richesses, puisqu'au rapport du même Tyrbon, il condamnait les âmes des riches à passer leur mort dans des corps de pauvres pour y mendier toute leur vie et qu'outre cette pénitence, elles devaient subir un châtiment éternel (35). Si cela est vrai, on ne dit l'entendre que des mauvais riches ou des élus qui possédaient des richesses contre le vœu de pauvreté qu'ils avaient fait. Tyrbon fait souvent cette faute. Il étend à tous les manichéens les préceptes qui étaient propres à leurs élus.

VIII. Déterminons, à présent, la doctrine des manichéens sur la transmigration des âmes. Elle se réduisait à ces articles.

1° Que les âmes des méchants passent dans des corps vils ou misérables et attaqués de maladies douloureuses afin de les châtier et de les corriger.

2° Que celles qui ne se convertissent pas après un certain nombre de révolutions, sont livrées au démon pour en être tourmentées et domptées. Après quoi, elles sont renvoyées dans ce monde, comme dans une nouvelle école, et obligées de fournir une nouvelle carrière.

3° Que les âmes des auditeurs qui cultivaient la terre, se mariaient, négociaient, etc. et qui, du reste, vivaient en gens de bien, n'étant pas néanmoins assez pures pour entrer dans le Ciel au sortir du corps, passent dans (36) des melons, dans des courges, etc., afin que ces fruits étant mangés par les élus qui ne se marient point, elles ne soient plus liées avec la chair, et qu'elles achèvent leur purification dans le élus.

4° Qu'entre ces âmes, il y en a qui sont renvoyés dans des corps mortels pour vivre de la vie des élus et consommer ainsi leur purification et leur salut.

Car le privilège des âmes des élus était de retourner dans le Ciel, dès qu'elles sont séparées du corps parce qu'elles sont parvenues à la perfection requise pour cela. « Vous ne promettez pas la résurrection à vos auditeurs, dit S. Augustin aux manichéens, mais un retour dans un corps mortel, afin que, naissant de nouveau, ils vivent de la vie des élus (37) . » C'était la le système des nos hérétiques. Agapius l'avait expliqué dans un livre que nous n'avons pas, mais dont Photius nous a laissé un extrait. Ce manichéen disait «  que les âmes qui sont parvenues à la perfection de la vertu, retournent vers Dieu ; que celles qui ont porté la méchanceté jusqu'au comble, sont livrées au feu et aux ténèbres ; mais que celles qui ont eu des mœurs moyennes entres ces deux extrémités, passent en d'autres corps, pour y achever leur pénitence et leur purification (38). » Tout bien considéré, la métempsychose manichéenne était à peu près la même que celle des kabbalistes, telle qu'elle est représentée par le célèbre rabbin Menasseh ben Israël. Il dit «  que Dieu ne perd point entièrement les âmes et ne les anéantit jamais, qu'il n'a point résolu de les bannir absolument et pour toujours de sa présence, mais seulement pour un temps, jusqu'à ce qu'elles soient purifiées de leurs péchés. Après quoi, il les renvoie sans le monde, par le moyen de la métempsychose (39). »

IX. S. Augustin parle d'une secte qu'il appelle les métangismonites (40). C'est comme qui dirait les « transvaseurs ». Ces gens-là disait, au rapport de S. Augustin «  que le fils est dans le père comme un vase plus petit est contenu dans un plus grand (41). » Je ne sais d'où S. Augustin avait pris ce fait, mais j'ai un grand soupçon que les métangismonites sont les manichéens. On lit dans la formule d'abjuration que les Grecs prescrivaient à ces hérétiques : «  J'anathématise ceux qui enseignent la métempsychose, que les manichéens nomment la transmigration des âmes (42). » C'est aussi le terme dont Hégémonius s'est servi dans les Actes d'Archelaüs et que S. Épiphane a conservé en parlant de la métempsychose manichéenne. « Après que les âmes, disait Manichée, ont été châtiées par les démons, Dieu les transvase en d'autres corps... (43) » Les métangismonites sont les métempsychosiens. 

Notes 

(1) « Nam sicut animæ gignuntur animabus, ita sigmentum corporis a corporis natura digeretur... Anima de anima, caro de carne » (Manichée, « Epistula ad Menoch », in S. Augustin Opus imperfectum contra Julianum, livre 3, § 172).

(2) « Συμπαθεὶν τῇ ῦλῃ την ψυχὴν ἐις. μετουσίαν κακίας » (Alexander Lycopolitanus, Contra Manichaei opiniones disputatio, p. 4).

(3) « Adam animarum esse traducem sicut est etiam corporum tradux » (Julien in S. Augustin Opus imperfectum contra Julianum, livre 3, § 188).

(4) « Omnes homines ille unus fuit » (S. Augustin, De peccatorum meritis et remissione, livre 1, chapitre 10).

(5) « Utrum secundum solum corpus, sive secundum utramque partem hominis » (S. Augustin, Opus imperfectum contra Julianum, op. cit.)

(6) On peut voir cette raison en plus d'un endroit des œuvres de S. Augustin. Voyez en particulier De anima et origine ejus, livre 1, chapitre 18.

(7) « Et maxima pars Occidentalium autumant », dit S. Jérôme en parlant de la propagation des âmes (S. Jérôme, Epistola XXVIII, [ad Marcellinum et Anapsychiam], p. m. 612).

(8) C'est ainsi qu'en a jugé Méthodius : « Ὀυ μεν ἤδη καί τῆς ψυχῆς τὴν αθάνατον ὶσίαν μετὰ τοῦ θνὴτου σκειρεσθαι διδάσκωυ πιστεύθησεται σώματοι » (Méthode d'Olympe, Symposium decem virginum, p. 75).

(9) « Si autem illud est verum quod totius homo ex toto homine propagatur, id est corpus, anima et spiritus, ibi proprie dictum est, in quo omnes homines peccaverunt » (S. Augustin, De anima et origine ejus, livre 1, chapitre 17.)

(10) Μετενσωμάτωσιν δογματίζει, à savoir Manichée (Socrate de Constantinople, Historia ecclesiastica, livre 1, chapitre 22. M. de Valois a traduit : « Corpora ex aliis in alia transmutari afferit. » Je suis surpris de cette faute d'un si habile homme. Non seulement cette traduction ne présente aucun sens raisonnable, mais elle n'exprime pas la signification du mot grec μετασωμάτοσις qui ne veut pas dire la « transformation d'un corps dans un autre corps », mais le passage d'un corps dans une autre : μετασωμάτοσιv τῆς ψυχῆς (S. Clément d'Alexandrie, Stromates, livre 6, p. m. 633.). Platon s'est servi dans le même sens du mot μετασωμάτοσις comme on le voit dans les glossaires. Je ne fais pas cette remarqe pour diminuer en aucune manière le mérite du savant Valois, mais pour avertir ceux qui ne lisent que les versions.

(11) « Καὶ γάρ δόγμα πάντων (Magorum) ἰστὶ τῶυ πρώτων τὴν ἐπεμψύχουσιν εἶυαι » (Porphyre de Tyr, De abstinentia, livre 4, chapitre 16, p. m. 165).

(12) « Constat quod Magi reponant animas defunctorum in cœlo, in manibus angelorum usque ad resurrectionem » (Thomas Hyde, De religione veterum persarum, p. 47 in Arg., chapitre 32).

(13) « Μεταβαίνειν δὲ (ψυχεἱν) ἐις ἕτερον σῶμα, τὴὶν τάι αγάθων μονην » (Flavius Josèphe, De bello judaico, livre 2, chapitre 7).

(14) Voyez James Windet, De vita functorum statu, p. 77 ; John Marsham, Chronicus canon, ægyptiacus, ebraicus, græcus, p. 258 ; Homère, Odyssée, livre 13, verset 109. Sur L'Antre des Nymphes, avec l'explication que Porphyre en a donnée, voilà les paroles de Thomas Burnet, Archæologia philosophica , livre 1, chapitre 14, p. 447 : « Doctrina pervetusta et universalis, si quæ alia, cum non tantum per Orientem ubique, sed etiam in Occidente, et apud Druidas et Pythagoreos obtineret. Hæc, inquam, doctrina, quasi cœlo demissa, ὰπάτωρ, ὰμήτωρ, ἀγευεαλόγητος, totum terrarum orbem pervagata est.

(15) Christopher Sandius, De origine animæ, in Addit., à la p. 108. Il cite le rabbin Elias Levita, in Thisbi, au mot « Gilgale ».

(16) La maladie de Bellerophon est la mélancolie, comme on le voit dans ces vers du poète païen Rutilius Claudius Namatianus, parlant des moines (Itinerarium, livre 1, verset 439 et suivants) :
 
Processu Pelagi jam se Capraria tollit.
Squalet lucifugis insula plena viris.
Ipsi se monachos graio cognomine dicunt,
Quod soli nullo vivere teste nolunt.
Munera fortunæ metuunt, dum damna verentur
Quisquam sponte miser, ne miser esse queat ?
Quænam perversi rabies tam stulta cerebri ?
Dum mala formides nec bona posse pati ?
Sive suas repetunt ex fato ergastula pœnas ;
Tristia seu nigro viscera felle tument
Sic nimiæ bilis morbum assignavit Homerus
Bellerophontæis sollicitudinibus.

[Traduction par M. E. Despois, in Itinéraire de Cl. Rutiilius Numatianus. Poème sur son retour à Rome, C. L. F. Panckoucke, Paris, 1843, p. 37 :

« Plus loin, dans la mer, s'élève Capraria ;
C'est une île sauvage, pleine d'espèce d'hommes qui fuient la lumière.
Eux-même se donnent le nom grec de moines,
Parce qu'ils veulent vivre seuls et sans témoins.
Ils fuient les faveurs de la fortune, parce qu'ils en redoutent les disgrâces :
C'est se faire malheureux par crainte du malheur !
N'est-ce pas le délire d'un cerveau renversé,
Que de ne pouvoir supporter le bien, par peur du mal ?
Peut-être est-ce le destin de ces vils esclaves, de s'infliger ainsi le châtiment qu'ils méritent ;
Peut-être un fiel noir gonfle-t-il leur cœur.
C'est ainsi qu'Homère attribue à une excès de bile
La morne tristesse de Bellérophon. »]

Le lecteur peut voir les Poetæ latini minores, de M. Pieter Burman, Lugduni Batavororum, 1731, tome 2, p. 133. Il y trouvera les remarques des savants sur ces mots : « Bellorophontæais sollicitudinibus ». Ne mettons ici que ces vers d'Ausone, Épître 25 à Paulin : 
(…) Ceu dicitur olim
Mentis inops cœtus hominum,et vestigia vitans
Avia perlustrasse vagus loca Bellerphontes.
 
[Traduction de David Amherdt in Ausone et Paulin de Nole : correspondance, Peter Lang, coll. « Sapheneia », Berne (Suisse), 2004, p. 115-116 :

« (…) Comme on dit qu'autrefois,
Privé de la raison, évitant le contact avec les hommes et même leurs traces,
Bellérophon parcourut dans son errance des lieux écartés. » ]
 
(17) « Ὅτι τοῦ σωτῆζου ψυχὴ ἡ τοῦ Αδαμ ἧν » (Photius, Codices, 117).

(18) « Hæc, inquit Origenes, juxta nostram sententiam non sint dogmata, sed quæsita tantum atque projecta, ne penitus intractata viderentur » (S. Jérôme, ib., col. 2)

(19) Voyez les notes de Nicéphore Gregoras sur le traité Des songes, par Synésius, p. 381. Sur ces mots, « τὴς γὴς ωδύεται », qui sont à la p. 140 et sur ceux de la p. 141. « Έις του πρῶτον βιον. Πρῶτον βίον φησὶ (dit Grégoras) ὰντιδιασέλλων πρὸς τοῦς δευτέροῦς, και τρίτους, ὡς φυσὶν Ἕλλενες γίυεσθαι διὰ τὰς μετεμπψυχώσεις (Nicéphore Grégoras in Schol., p. 386).

(20)                                                            Νεῦσον δὲ Πατὲρ
                                                                    Φῶτι μεγεῖσαν
Μηκέτι δῦναι
Ες χθονος ἁταν.

(Synésius de Cyrène, Hymni, III, verset 725.)

(21) « Quæ Dei comitatum animæ neglexerint, alio quodam contrarioque genere, secundum Fatum, vitam exigunt, donec pœniteat eas delictorum suorum » (Chalcidius, in Commentarius in Platonis Timaeum, §. 187.)

(22) Voyez Platon, in Timæus, n° 28, p. 252, in Commentarius in Platonis Timaeum de Chalcidius. Et conférez ce que dit le même Chalcidius, n° 196.

(23) Le livre de Sandius, De origine animæ, en contient la preuve.

(24) « Tοῦ σώματος δὲ καταφθίνοντος ἐς ἄλλο ζῷον αἰεὶ γινόμενον ἐισδύειν, nempe ψυχής » (Hérodote, Histoire, livre 2, § 123 : [« Cérès et Bacchus ont, selon les Égyptiens, la puissance souveraine dans les enfers. Ces peuples sont aussi les premiers qui aient avancé que l'âme de l'homme est immortelle ; que, lorsque le corps vient à périr, elle entre toujours dans celui de quelque animal ; et qu'après avoir passé ainsi successivement dans toutes les espèces d'animaux terrestres, aquatiques, volatiles, elle rentre dans un corps d'homme qui naît alors ; et que ces différentes transmigrations se font dans l'espace de trois mille ans. Je sais que quelques Grecs ont adopté cette opinion, les uns plus tôt, les autres plus tard, et qu'ils en ont fait usage comme si elle leur appartenait. Leurs noms ne me sont point inconnus, mais je les passe sous silence. »]). Voyez ce que dit là-dessus M. [Pierre Daniel] Huet in Origeniana, livre 2, question 6, § dernier.

(25) Voyez Platon in Timæus, § 28, p. 252. Le grec de Platon est obscur. La traduction de Cicéron ne l'est guère moins. Voyez celle de Chalcidius, ib., p. 250. Le sens que j'ai donné aux paroles de Platon n'est pas tout à fait le même que le sien.

(26) « Quasdam vero animas quæ vitam eximie per trinam incorporationem egerint virtutis merito, aëreis vel athereis plagis consecrari putat Plato, a necessitate incorporationis immunes » (Chalcidius, in Commentarius in Platonis Timaeum, chapitre 7, § 135). Joignons à ce passage de Chalcidius celui de Pindare : 

Ὅσοι δ᾽ἐτόλμασαν ἐσ τρὶς
Ἑκατέρωθι μείναντες
Ἀπὸ πάμπαν ἀδίκων ἔχειν
Ψυχάν, ἔτειλαν Διὸς
Ὁδὸν παρὰ Κρόνου
Τύρσιν· ἔνθα μακάρων
Nᾶσος ὠκεανίδες
Ἆυραι περιπνέοισιν

(Pindare, Olympiques, versets 122-130). 
Le sens est en un mot, « que les âmes qui pendant trois transmigrations, se seront abstenues de toute injustice, arriveront au séjour des Bienheureux ». Cela fait voir que cette opinion, à savoir que les âmes ne parviennent à la souveraine félicité qu'après avoir vécu saintement pendant trois incorporations, était reçue chez les Grecs plus de cent ans avant Platon ; Pindare étant né 520 ans avant Notre Seigneur et Platon, 430 ans. Voyez Johann Albert Fabricius, Bibliotheca græca, tome 1, p. 551 et tome 2, p. 3).

(27) On lit dans la version latine des Actes d'Archélaûs : « In alia quæque corpora ». Il faut lire : « In alia quinque corpora », « εἰς πέντε σώματα », comme on lit dans S. Épiphane.

(28) « Græci et Curdii et Indii et Serres eas (animas) reponunt in bestiis, credentes animas varias subire transmigrationes, pœnæ gradus, ad deparationem, easque tandem ad Cœlum, etc. » (Thomas Hyde, op. cit., p. 47). Dans le style des Orientaux, les Chinois sont les Tartares en général.

(29) « Ενδοῦνται δὲ ἅσπιρ ἐικος ἐις τὰ τοῖαυτα ἤθη, ἱποῖα ἄν καὶ μεμέλετηκυῖαι τύχωσιν ἐν τᾤ βίῳ, etc. » (Platon, in Phædo, p. m. 386). Conférez Chalcidius, in Commentarius in Platonis Timaeum, chapitre 8, § 135. Thomas Stanley, in Pythagoras, p. 776.

(30) « Ἐις κολίφαν σῶμα » (S. Épiphane, Panarion adversus omnes haereses, p. 644).

(31) Voyez la note de M. [Johann Albert] Fabricius sur cet endroit de la version latine des Actes d'Archelaüs dont il a donné un édition avec les œuvres d'Hippolyte. Quelques-uns croient que l'elephantiasis est la lèpre, mais Vossius le nie.

(32) « Ὅτι καρδίᾳ μὲν ὁ κάρπος ὰυτῆς, γλάττῃ τὸ φύλλον ἕοικεν » (Plutarque, Isis et Osiris, p. 378).

(33) « Falsum est venenata... Id enim de Persea diligentiores tradunt quæ in totum alia est (a persica) mixis rubentibus similis, nec extra Orientem nasci voluit » (Pline, Historia naturalis, livre 15, chapitre 13).

(34) « Myxa » : quelques glossaires disent que c'est la sebeste dont on peut voir la description sans Prosper Alpinus, De platis Ægypti, p. 29 et suivantes.

(35) « Ἐις κώλασιν ἀιώυιον » (S. Épiphane, op. cit., p. 645.)

(36) « Melones, cucumeres » (S. Augustin, contra Faust., livre 5, chapitre 10). « Cucurbitas » (livre 6, chapitre 4).

(37) « Eis (auditoribus) non resurrectionem (notez en quel sens les manichéens prenaient le mot de résurrection) sed revolutionem ad istam mortalitatem, promistis, ut rursus nascantur et vita electorum vivant » (S. Augustin, op. cit., livre 5, chapitre 10).

(38) « Είς ακρον ἀρέτης ἰληλυκότας εὶς Θεὸν ἀναλύων : εἰς ἄκρον κακίας πυρὶ διδοῦς καὶ σκώτῳ : τοῦς δἐ μέσως πολιτευασαμεθροῦς πάλιν εὶς σώματα κατάγων », à savoir Agapius, dans Photius, codex 179, col. 405. L’interprète de Photius a traduit ces mots : « ἐις Θεὸν ἀυαλύων » par « in Deum resolvendo » fort mal. « ἀυαλύειν ἐις Θεὸν », c'est : « reverti ad Deum ».

(39) « Deum non omnino perdere animam atque annihilare... Deum constituisse eam non penitus et plane e se depellere atque rejicere sed ad tempus donec tantum sese a vitiis peccatisque purgaverit : tum vero deinde eam velle reducere et remittere altera vice in mundum per metempsychosin seu animarum transmigrationem, ut cabalistæ opinatur » (Menessah ben Israël, Problemata, 17, De creatione, p. 74.

(40) Metangismonitæ (S. Augustin, De hæresibus, chap. 58).

(41) Ita ut filius intret in patrem, tanquam vas minus in vas majus (S. Augustin, ibid.)

(42) « Formul. Renunc. Manich. » in Toll. Inf. It. Ital., p. 138 : μεταγγισμὸν ψυχῶν.

(43) S. Épiphane, op. cit., § 29 : Μεταγγιζεται ἐις σώματα. 

Référence 

Isaac de Beausobre, Histoire critique de Manichée et du manichéisme, tome 2, Frédéric Bernard, Amsterdam, 1739, p. 487-500. 

Remarques 

1) L'orthographe et la ponctuation ont été modernisées par l'auteur de ce blog. 

2) L'auteur de ce blog a tenté de reproduire l'intitulé exact des ouvrages auquel il est fait référence dans la version originale du texte (cf. Gallica). Veuillez l'excuser pour les éventuelles erreurs et les références non retrouvées.

3) Manichée désigne ici le fondateur du manichéisme : Mani ou Manès.

dimanche 18 août 2013

L'émanatisme, selon Narciso Muñiz, 1914



Le soleil néoplatonicien

Chapitre I : Idées fondamentales

§ 1. — L'immanence et la transcendance

Dans le naturalisme, la Cause Première est la puissance de la matière, sa virtualité intrinsèque et immanente, de laquelle procède toute vie universelle et particulière.

Dans l'émanatisme, au contraire, la Cause Première n'est pas la puissance de la matière, mais une autre substance, immatérielle, essentiellement différente qui, venant du dehors, s'introduit dans la matière et la compénètre, qui circule et se communique d'une partie à l'autre.

L'impénétrabilité, que les prétendus savants veulent ériger en principe absolu, est une qualité exclusive des Atomes, d'une seule des cinq substances [l'éther, les atomes, l'Âme cosmique ou énergie, les âmes individuelles et les esprits] qui constituent l'univers. Un atome ne peut pénétrer dans un autre atome ; mais les atomes pénètrent dans l'éther au sein duquel ils vivent ; et, à leur tour, ils sont compénétrés par les substances immatérielles. L'impénétrabilité et la gravitation sont des attributs exclusifs de la matière pondérable, et il est absurde de les attribuer à des substances différentes régies par d'autres lois.

Les substances immatérielles, en compénétrant les atomes, les maîtrisent et les dressent à accomplir les fins propres des substances immatérielles qui leur imposent leur loi. Dans tout matérialisme, naturaliste comme atomiste, la matière est la substance unique, dans l'émanatisme au contraire la matière est réduite au rôle d'instrument d'une autre substance prédominante, l'immatériel.

La transcendance des substances immatérielles explique ce qu'on a faussement appelé action à distance : l'erreur vient de ce qu'on ne voit dans ces essences que leurs effets. L'immatériel n'agit pas à distance, mais bien en union, intime avec la matière ; et si ces effets apparaissent à distance, c'est qu'il compénètre simultanément des quantités de matière éloignées les unes des autres.

Dans le naturalisme, les soi-disant composés de matière et de forme, sont, comme le dit Aristote, une seule et même chose. Au contraire, l'émanatisme prétend que tous les corps sont des μίξεις [mixeis], résultats de l'union de deux substances, la matière et l'immatériel.

§ 2. Le foyer et ses émanations

La Cause Première, telle que la conçoit l'émanatisme, cause efficiente de toute vie, est un noyau ou foyer lumineux situé au centre de l'univers ; de ce foyer émanent tous les éléments immatériels, comme des effluves comparables aux irradiations de la lumière solaire.

Les émanations du foyer immatériel se répandent dans tout l'univers qu'elles vivifient, et par leur union avec la matière elles forment des μίξεις [mixeis], puis elles retournent au foyer dont elles procèdent. Elles sortent du foyer et rentrent au foyer, et ces émanations et réabsorptions, cette πρόοδος [proodos] et cette ὲπιστροφή [epitrophè] de l'immatériel sont le fondement et la substance du système émanatiste tout entier.

§ 3. — Évolution descendante de la Cause Première

Dans le naturalisme, la Cause Première, c'est-à-dire la puissance immanente dans la matière cosmique, sortant pour ainsi dire du néant, tend à s'immatérialiser, comme le dit Aristote, à se développer et à se perfectionner ; jusqu'à ce qu'elle atteigne l'état divin des dernières écoles. L'imparfait aspire, à la perfection.

Dans l'émanatisme, la Cause Première, foyer ou noyau de l'élément immatériel et actif, se trouve dans la plénitude de la perfection ; et son évolution est l'antithèse de celle du naturalisme. Ce n'est plus l'évolution ascendante d'une puissance qui naît et se développe, mais l'évolution descendante d'une puissance qui diminue et s'affaiblit. C'est un Être qui se dégrade au lieu d'un Être qui se perfectionne.

Les émanations perdent de leur perfection à mesure qu'elles s'éloignent du foyer. C'est l'échelle du naturalisme, mais en sens inverse. Ce n'est pas la pierre qui veut être végétal, le végétal qui veut être animal, l'animal qui veut être homme, l'homme qui veut être ange, l'ange qui veut être Dieu. Mais, au contraire, c'est Dieu qui devient ange, l'ange qui. devient homme, l'homme qui devient animal, l'animal qui devient végétal, le végétal qui devient pierre.

§ 4. — Le Dieu de l'émanatisme : panenthéisme

La notion émanatiste de Dieu est plus élevée que l'idée naturaliste. Ce n'est plus le Dieu absurde d'Aristote, qui ignore ce qui se passe dans le monde sublunaire, ni le Dieu du stoïcisme condamné par le Destin à mourir lentement, à mesure que se condense et se refroidit la matière qui le constitue ; mais c'est un Dieu immortel dont la Providence s'étend à tout ce qui se passe dans le monde.

Cependant, malgré sa supériorité, le Dieu de l'émanatisme est dégradé par son identification avec l'Univers visible. Il vit au sein de l'Univers, il en forme une partie et il vit dans le temps. Il n'est pas, comme le Dieu des stoïciens, condamné par le Destin à mourir, mais il vit subordonné au Destin, comme le Dieu du naturalisme.

La vie cosmique, d'après l'émanatisme, c'est le panenthéisme ; tout agent est divin, le monde est plein de Dieux : πάντα πλήρη θεῶν [panta plèrè theôn]. Dieu est partout par son essence, par sa présence et par sa puissance ; il donne son propre être à toutes les choses.

L'univers visible est le reflet du Dieu, dont l'essence se réfléchit dans la matière, comme la lumière du soleil se réfléchit dans le monde qu'il éclaire. Contempler le monde c'est contempler Dieu, parce que la vie du monde est la vie même de Dieu. Dieu est, à un degré éminent, tout ce qui existe dans le monde : Beauté Suprême et Suprême Bonté, Étre connaissable par analogie, comme le Dieu naturaliste.

Les effluves de son essence engendrant la vie universelle, Dieu voit tout en lui-même, parce que c'est en lui-même que se passe tout ce qui se passe dans ses émanations. Et de même que Dieu voit tout en lui-même, ainsi l'homme peut tout voir en Dieu.

La parole de la Bible « eritis sicut Dii [vous serez comme des Dieux] » trouve dans l'émanatisme sa réalisation complète. Dans le naturalisme, l'homme participe à l'être de Dieu, en tant que, comme lui, il est matière cosmique vivifiée par la même puissance ; mais sa déification ne va pas au-delà, d'une aspiration à ressembler à Dieu. Dans l'émanatisme, la déification de l'homme est complète ; non seulement il aspire à être Dieu, mais il est réellement Dieu en lui-même, et Dieu parle en lui. « In nobis loquitur Deus [en nous, Dieu parle]. » L'intelligence humaine, émanation du foyer lumineux, devient elle-même lumière, une lumière qu'éclaire le monde.

§ 5. — Anthropologie émanatiste

La thèse du naturalisme, qui explique l'unité par la continuité de la matière, se trouve en opposition avec les découvertes de la science moderne. En biologie, comme en physique, la Science démontre en effet la composition des corps par la réunion de particules séparées, Atomes dans l'ordre physique et cellules dans l'ordre biologique.

L'existence d'une substance immatérielle prédominante sauve la difficulté à laquelle le matérialisme se heurte sans pouvoir la résoudre. En biologie, une âme immatérielle explique l'unité et la solidarité des organismes en tant qu'elle compénètre et domine toutes les cellules. Et en anthropologie, outre qu'elle explique l'existence et le fonctionnement de l'organisme humain, elle rend possible pour l'homme la vie-future.

La vie future est incompatible avec la cosmogonie naturaliste. Elle l'est même dans le stoïcisme, l'école naturaliste la plus avancée, parce que l'homme meurt lorsque se refroidit la particule ignée qui l'engendre. Pour le naturalisme tout entier, l'homme n'est que la quantité de matière qui constitue son organisme et qui demeure dans le cadavre. Dans l'émanatisme, au contraire, l'existence d'une substance immatérielle rend possible non seulement une vie future, mais encore une vie antérieure ; car une de ses théories principales c'est la transmigration des âmes humaines. L'âme humaine a préexisté avant d'apparaître dans l'homme, et quand l'homme meurt, elle va vers de nouvelles existences et de nouvelles vies. S'appuyant sur cette doctrine, les émanatistes rapportent de plaisantes réminiscences. Empédocle se rappelait avoir été avant d'être homme, jeune fille, arbre, oiseau et poisson. Et voilà pourquoi aussi Socrate, et après lui Platon, disaient que savoir c'est se souvenir.

§ 6. Théurgie et magie

Sous le nom de religion, l'humanité a toujours compris non seulement le lien qui l'unit à la Cause Première, objet propre de la métaphysique, mais encore l'adoration et le culte rendus à cette Cause Première divinisée. Ainsi conçue, on peut dire que la religion ne peut commencer que dans la dernière école du naturalisme, avec le stoïcisme. Il serait en effet absurde d'adorer le Dieu aristotélicien qui ignore le monde sublunaire ; l'aristotélisme ne peut dépasser l'astrolâtrie.

L'émanatisme entre de plain-pied clans l'ordre religieux ; il peut supplanter les religions positives et les parodier en gardant les apparences, puisqu'il reconnaît clans le foyer immatériel l'existence d'un Être suprême à qui il peut rendre un culte.

Mais la religion émanatiste est la théurgie. Elle consiste, pour le philosophe émanatiste, à se rendre compte de sa nature divine, à se convaincre qu'il est partie intégrante de Dieu et à s'unir à lui mentalement dans la contemplation poussée jusqu'à l'extase ; et, dans cette extase, à se fondre, à se dissoudre dans l'essence divine, en attendant le moment de sa réabsorption définitive.

De la théurgie découle naturellement la magie. Le philosophe émanatiste qui se sent Dieu — en théos — doit logiquement prétendre exercer sur l'Univers le pouvoir qui revient de droit à sa nature divine, et, dans ce but, invoquer le concours et la coopération des autres émanations et même du foyer dont il procède.

Le grand maître de toutes les cérémonies de la magie émanatiste, chargé d'enseigner l'art d'exercer ce pouvoir divin, fut le fameux Jamblique, contemporain de Constantin. Aucun détail ne lui échappe : évocations, conjurations, prodiges, apparitions, rêves, prophéties, pratiques spirites, il a tout réglé. On racontait de ses adeptes qu'ils volaient comme des oiseaux, qu'ils entendaient des concerts mystérieux, que leur taille parfois croissait démesurément ; que dans leurs extases ils s'élevaient jusqu'à dix coudées au-dessus du sol et restaient longtemps suspendus clans les airs ; et que tel était leur pouvoir sur la Nature qu'ils pouvaient à volonté déchaîner les vents ou produire de grands tremblements de terre ou des pluies torrentielles.

Si stupéfiants étaient les récits des pratiques magiques de Jamblique, auxquelles l'empereur Julien prenait part, que Porphyre, indigné d'une si grossière supercherie, voulut y mettre un terme par sa Lettre à Annobon, disciple de Jamblique. Celui-ci répondit par le Traité des Mystères où il défendait les conséquences logiques de la doctrine émanatiste et l'exercice de la puissance divine attribuée à l'homme. Il n'est pas possible de dire à l'homme qu'il est partie intégrante de la divinité et de lui supprimer en même temps l'exercice des pouvoirs propres à la nature divine.

Les œuvres de Jamblique seront toujours la source où iront puiser leur inspiration les illuminés et les spirites de tous les temps.

§ 7. — Enseignement émanatiste : gnosticisme

Sauf quelques tentatives du stoïcisme pour détourner dans un sens naturaliste la religion romaine, le matérialisme, en règle générale, s'est toujours présenté en opposition ouverte avec les religions positives.

Au contraire, un trait caractéristique de l'émanatisme, c'est qu'il n'a pas attaqué de front les religions populaires, mais qu'il leur a témoigné un respect apparent. Sa tactique a été de tolérer la religion populaire pour le vulgaire ignorant et de réserver l'enseignement émanatiste pour les philosophes, élus de préférence dans les classes aristocratiques. À ceux-ci il révèle la doctrine comme une gnose, comme un enseignement ésotérique digne d'être connu de ceux-là seulement qu'il initie graduellement à ses mystères, par des cérémonies plus ou moins grotesques. Et de peur que le secret ne suffît pas à leur assurer l'impunité, les philosophes émanatistes eurent toujours soin de déguiser leur doctrine sous le masque de vocables sibyllins dont le sens ne pût être compris des profanes, ou de se servir de termes (comme les Idées platoniciennes) que les simples pourraient entendre dans un sens différent de leur véritable signification.

Ce n'est qu'aux époques de dissolution sociale ou d'impunité certaine, lorsqu'ils ne couraient aucun risque d'être punis par la loi comme Socrate, que l'émanatisme a été enseigné publiquement, comme une philosophie à la portée de tous.


Chapitre II : Les écoles

§ 8. — Divisions au sein de l'émanatisme

La plupart des initiés ne connaissent que les notions fondamentales de l'émanatisme. Il leur suffit de savoir qu'ils sont des effluves de la divinité qui doit les absorber de nouveau, et qu'ils n'ont rien à craindre d'un Dieu qui ne récompense ni ne punit dans une vie future.

Mais les philosophes que ne satisfait pas cette solution pratique et qui veulent approfondir la doctrine, ne tardent pas à se partager en écoles, dès qu'ils cherchent à expliquer le dualisme qui naît de la séparation de l'immatériel d'avec la matière.

Les divergences apparaissent d'abord dans l'ordre cosmogonique, quand on veut définir cette matière qui restreint ainsi et limite la vie spirituelle. Puis, nouvelles divergences dans l'ordre anthropologique, quand il s'agit de résoudre le problème éthique en distinguant le rationnel de l'irrationnel, et surtout le problème de la félicité où l'on est obligé d'aborder le redoutable problème du mal qui, dans le système émanatiste, retombe sur l'essence divine elle-même.

Toutes les solutions auxquelles l'émanatisme se prête, furent étudiées et exposées par Pythagore et ses disciples, en Italie et en Grèce, durant la période qui inaugure l'histoire vulgaire de la Philosophie ; puis, étudiées avec plus de soin par les célèbres écoles d'Alexandrie, de Pergame et d'Athènes, jusqu'au jour où ces écoles furent fermées par les empereurs d'Orient.

§ 9. — Première école : Pythagore, Socrate et Platon

Le premier maître de l'émanatisme, qui figure dans l'histoire vulgaire de la Philosophie, fut Pythagore, de race touranienne, né à Samos. Il l'étudia dans l'Hindoustan et alla ensuite s'établir à Crotone, en Italie (VIe siècle avant J. C.) Là il recruta, dans la classe aristocratique, des disciples dont l'impiété et le libertinage soulevèrent l'indignation du peuple ; ils furent expulsés le jour où fut connu la perversité de la doctrine qu'on leur enseignait en secret.

Pythagore eut pour disciple Aresas ; celui-ci, à son tour, Philolaüs et Euritès en Italie ; et à Athènes, Socrate qui ne fut célèbre que pour avoir été le principal propagandiste de l'émanatisme en Grèce. Les données les plus certaines sur sa vie ne justifient pas sa renommée . D'après Timon, il fut un imposteur pédant, usurier, bigame d'après Jérôme de Rhodes et d'autres auteurs, dégradé par d'immondes passions, mignon durant sa jeunesse du physicien Archélaüs (d'après Aristophane) ; puis à son tour brutalement amoureux d'Alcibiade. Celui-ci d'ailleurs n'avait pour lui qu'un profond mépris ; il le comparait au satyre Marsyas et censurait son impudence éhontée. Le trésor de ses sentences recueilli par Diogène de Laërce est une somme de vulgarités.

Une des accusations les plus graves dont on le chargea fut de corrompre la jeunesse. Il tenait son école dans les allées du Céramique fréquentées par de fameuses hétaïres dans l'intimité desquelles il vivait. Et il payait leurs faveurs en leur procurant des jeunes gens dont on lui avait confié l'éducation et en leur enseignant à tirer le meilleur parti de leurs charmes.

La légende fantastique de sa vie est une des grandes tromperies de l'histoire.

L'apothéose de Socrate, faite par ses disciples et complices, est simplement la glorification de sa campagne contre la religion nationale. Elle ne fut pas franche et ouverte, mais comme celle de Pythagore en Italie, perfide et sournoise : c'est la marque particulière de l'enseignement émanatiste. Il feignait de respecter le culte public, il y prenait même part lorsque l'occasion s'en présentait ; mais dans l'intimité, il le discréditait et propageait la doctrine ésotérique. Cette doctrine en partie lui venait des souvenirs de ses existences antérieures ; et en partie lui était communiquée par un démon familier, comme il le faisait croire aux simples qui l'écoutaient.

C'est dans Aristophane que nous connaîtrons la vie véritable de Socrate ; c'est dans les Nuées que nous trouverons le fidèle portrait de ce corrupteur de la jeunesse qui vécut et mourut à Athènes, comme un comédien.

Philolaüs, Euritès et Socrate eurent pour disciple le divin Platon, ainsi nommé pour son style ampoulé, et dont Timon disait qu'il était « un charlatan rival des cigales dont les chants résonnaient dans les allées d'Académos ». Sa doctrine, comme celle de Socrate, n'eut rien d'original. Aristote disant qu'elle était à peu près la même, τά μὲν πολλά [ta men polla], que celle de Pythagore, Asclèpios put lui répondre qu'elle n'était pas semblable, mais absolument identique, ὸύ τά πολλά ἁλλά τά πάντα [ou ta polla alla ta panta]. Et, de fait, Platon ne fit que répéter ce qu'il avait appris dans trois livres de Philolaüs qu'il avait payé cent mines par l'intermédiaire de Dion de Sicile. Toute son originalité se réduisit à changer le nom des émanations. Au lieu de les numéroter comme Pythagore et de les distinguer par leur nombre correspondant, il préféra les appeler Idées ; se servant ainsi d'un mot qui pouvait se prêter à des équivoques et à des confusions qui durent encore.

La base de la cosmogonie pythagoricienne est une triade formée du Père, de la Mère et du Fils : l'Immatériel, la Matière et l'Univers engendré par l'Immatériel dans le sein de la Matière.

L'Immatériel, le Père, c'est τό (-)εῖον [to (-)eîon], le grand architecte de l'Univers, concentré dans le foyer lumineux et appelé l'Être. La Matière c'est τό ᾅλλο [to allo], l'espace appelé le non-Être (1). Les principes fondamentaux de cette première école sont au nombre de deux.

Le premier, le monisme de l'Immatériel, semblable au monisme de la puissance naturaliste de la Matière. L'Immatériel parcourt toutes les étapes de la vie universelle, en évolution descendante, se dégradant successivement et ne se différenciant que par son mélange, μῖξις [mixis], plus ou moins grand avec la Matière. Dans sa dégradation, le Dieu de Pythagore devient successivement ange, homme, animal, végétal et pierre.

Le second, c'est la passivité de la Matière. Son nom de non-Être ne signifie pas autre chose que la passivité absolue. La Matière de Platon est l'antithèse de celle des Éléates ; c'est l' Ἀπείρον [Apeiron], l'argile inerte entre les mains du sculpteur qui la modèle. Dans la cosmogonie pythagoricienne, la Matière n'exerce pas d'autre influence que celle qui provient de la figure géométrique que l'Immatériel lui donne. Suivant qu'elle est dodécaèdre, tétraèdre, icosaèdre ou hexaèdre, elle apparaît comme éther, feu, air, eau ou terre, et produit des effets distincts purement mécaniques.

§ 10. — Seconde école : Proclus

Présenter la matière comme une pure négation, comme un non-Être, c'était moins une explication qu'un tour de prestidigitation contre lequel la saine raison ne pouvait pas ne pas protester, en se plaçant au-dessus des sophismes de l'École. Faire passer pour non-Être une réalité contre laquelle vient se briser la Divinité, une réalité puissante qui la diminue, l'affaiblit et la dégrade, c'était une supercherie manifeste. La bonne foi demandait non de la nier mais de l'expliquer, en rendant compte de son origine et de sa finalité. Et quand ce problème fondamental se pose pour les disciples immédiats de Platon, deux nouvelles écoles se forment.

La seconde école émanatiste fut professée de bonne heure en Égypte. Les Livres Hermétiques parlent d'un Être primordial qui se bifurque en Esprit et en Matière, Οὺσιότης [Ousiotès] et 'Ὑλότης [Hulotès].

En Grèce elle fut professée par ceux que l'on a appelés les précurseurs du néoplatonisme, au nombre desquels sont Speusippe, disciple immédiat de Platon, A. Polyhistor, Eudore, Nicomaque et surtout Moderatus.

La chaire principale de cette école était à Athènes ; elle fut occupée par le grand Plutarque qui eut pour disciples sa fille Asclépigène et Syrianos d'Alexandrie, maîtres de Proclus. Marinos, successeur et historien de Proclus dit que la plus grande partie des œuvres de Proclus sont une simple rédaction des cours de Syrianos. L'exposé le plus clair de la doctrine de cette école est celle qu'en a faite Salluste, comme Alcinoüs le fit pour le platonisme.

La triade de cette école, différente de la triade pythagoricienne, est composée du Grand-Père, du Père et de la Mère.

L'unité primordiale, Unum, est un véritable chaos au sein duquel sont confondus l'Esprit et la Matière. Ceux-ci, en sortant du chaos, constituent le Paradigma et la Dyada.

Le Paradigma ou Αὺτόζωον [Autozôon] est l’Être de Platon, le foyer divin de tout émanatisme, d'où procède tout l'Immatériel.

Ce Paradigma — et c'est la thèse capitale qui sépare cette école de celle de Pythagore — se bifurque en deux parties : l'une appelée Demiourgos, partie proprement spirituelle qui comprend tous les Dieux, Architecte, Ordonnateur et Providence ; l'autre, immatérielle aussi mais non spirituelle, Âme du monde qui, unie à la Dyade, à la Matière, engendre la Nature et, dans la Nature, les organismes dans lesquels s'incarnent les esprits, émanés du Demiourgos.

L'émanation et la réabsorption, πρόοδος [proodos] et ὲπιστροφ
ή [epitrophè], ne s'étendent pas, dans cette école, à toute la partie immatérielle, mais seulement à la partie spirituelle. Seule, la partie spirituelle est résorbée ; l'autre, procédant de l'Ame du monde, reste éternellement emprisonnée dans la Dyade. L'homme ne perd jamais sa nature spirituelle : il ne devient ni animal, ni végétal comme dans l'école pythagoricienne.

Cette distinction, au sein de l'Immatériel, de l'Esprit et de la Nature, est la doctrine qui constitue le néo-platonisme.

Dans la suite, lorsqu'il s'agit de déterminer la finalité de la Nature engendrée par l'Âme du monde, les deux écoles néo-platoniciennes ne sont pas d'accord.

Dans cette seconde école représentée par Proclus et qui logiquement fait suite immédiate à l'école pythagoricienne, la Nature est une demeure construite pour le plaisir et l'amusement des esprits émanés du Démiurge ; la vie spirituelle étant en effet incomplète, les esprits, pour la compléter, ont besoin de s'incarner et de jouir au sein des organismes. À cet effet, le Démiurge éclaire sa sœur, l'Âme du monde, afin que, dans la Nature, elle prépare une résidence agréable pour ses émanations. Le résultat de cette cosmogonie est l'harmonie parfaite qui règne entre la vie spirituelle et la vie zoologique (2).

Cette solution, pour les libertins, est meilleure que celle de Lucrèce. Plutôt que de n'avoir pas de Dieu, il vaut mieux en avoir un qui leur rende la vie agréable et prépare avec soin leurs joies terrestres.

§ 11. — Troisième école : Plotin

Speusippe avait introduit à Athènes l'enseignement de la seconde école. Un autre disciple de Platon, Xénocrate enseigna en secret la doctrine de la troisième école à quatre disciples qui s'engagèrent par serment à ne pas la divulguer. Comme il fallait s'y attendre, le serment fut violé et l'enseignement ne tarda pas à devenir public.

Le principal représentant de cette école fut Plotin, homme, à la figure hâve et de constitution si faible qu'il tétait encore à l'âge de huit ans, alors qu'il apprenait déjà la grammaire. Il ne fut pas plus connu par son enseignement que par sa saleté, car il ne voulut jamais se laver.

Porphyre fut chargé de compiler en six Ennéades cinquante-quatre traités de Plotin. Lui et Jamblique furent les deux grands maîtres qui, au IIIe siècle, enseignèrent ses doctrines à Rome et à Athènes.

La triade de Plotin ne peut pas être symbolisée par un triangle, comme celles des deux écoles précédentes.

Elle est formée en effet par les trois degrés supérieurs d'une verticale. Le but que poursuit cette école est de réduire à l'unité la dualité manifeste que l'on trouve dans les deux écoles précédentes.

La cosmogonie de Plotin est la dégradation d'un Être primordial, d'un Être suprême qui s'éteint graduellement, comme la lumière à mesure qu'elle s'éloigne de son foyer.

Au sommet, au lieu du chaos de Proclus, Plotin place un Être suprême spirituel dans toute la plénitude de sa grandeur et dont le repos absolu se confond avec l'Éternité : τό ἕν ἁπλοῦν.

Au degré immédiatement inférieur, c'est le Νοῦς [Noûs], de nature purement spirituelle aussi, ὁ νοῶν πρωτος [ho voôn prôtos], comparable au Demiourge de Proclus, et qui se divise en une multitude d'esprits. Cette multiplicité, Plotin l'impose à Porphyre qui refusait de l'admettre. Le Νοῦς [Noûs] n'est pas autre chose que le τό (-)εῖον [to (-)eîon] de Jamblique. Les νέοι δημιουργοί [neoi dèmiourgoi] sont la cour céleste, l'ensemble des dieux qui en émanent, τό χωριστόν, ὂντα οὺσίαι [to khôriston, onta ousiai].

Le troisième degré est la ψυχή ὑπερκόσμος [psuchè huperkosmos], l'Âme du monde, qui a fait la Nature, la cause efficiente du monde visible, de laquelle émanent toutes les âmes organiques, ψυχή ἐν μέρει [psuchè en merei].
Ici se termine la triade de cette troisième école, constituée par les trois degrés supérieurs.

Au-dessous de la ψυχή [psuchè] se continue la dégradation de l'Être primordial, dont la limite inférieure est la Matière. La vie de l’Être Suprême, dans cette école, est comparable à l'extinction graduelle de la lumière. L’Être Suprême est le foyer lumineux, la Matière constitue les ténèbres, l'espace où n'arrive pas le moindre rayon de lumière.

La doctrine principale de cette école est la fin qu'elle assigne à la Nature. Celle-ci est formée non pour perfectionner la vie incomplète des esprits, mais pour être une véritable prison où les esprits descendent pour purger des fautes commises dans une vie antérieure, leur rébellion contre la loi suprême du Destin.

Cette chute des esprits du Νοῦς [Noûs] à la Nature est l'objet du mythe antique de Er l'Arménien dont Platon parle dans le Timée.

Les esprits qui, dans le ciel, se révoltent contre la loi du Destin, supérieur à leur divinité, sont condamnés à subir, au sein de la Nature, incarnés dans les organismes, le châtiment qu'ils ont mérité. D'après le mythe plus haut cité, ils tombent du ciel parce que le péché leur coupe les ailes, et pour pouvoir y remonter, il faut que les ailes leur poussent de nouveau; ce qui ne se produit que dans l'extase.

La description de cette chute fut l'objet des fantaisies des fameux gnostiques Valentin et Basilidés. Valentin appelle Πλήρωμα [Plèrôma] la cour céleste du Νοῦς [Noûs] et les esprits éons. D'après lui, il y avait des éons mâles et des éons femelles qui vécurent heureux jusqu'au jour où un éon femelle, appelé Sophia, souleva un grand scandale dans le Plérôme, et la paix disparut à tout jamais ; alors commencèrent les révoltes et, avec elles, la chute des esprits.

Basilidés, renchérissant sur Valentin, multiplia d'une façon extraordinaire le nombre des Éons et donna toute espèce de détails sur leurs préexistences, émanations, métempsycoses et réabsorptions.

§ 12. Quatrième école : le manichéisme

La doctrine de la.quatrième école fut enseignée, au IIe siècle de l'ère chrétienne, en Égypte, en Syrie et à Rome par Saturninus, Marcion, Scythianus et Térébintus, mais le principal philosophe de cette école fut Manès qui lui donna son nom.

Il serait oiseux de parler de la biographie de Manès et de discuter sur l'authenticité des Acta disputationis Archelai cum Manele, rédigés en syriaque. Il suffit de savoir que Manès prêcha sa doctrine en Perse sous le règne de Sapor ; et que, à cause de son impiété, il fut condamné à être écorché vif en 277. Parmi ses disciples, on cite Akuas, Adimante, Terebintus, Faustus, Félix, Fortunatus, Secundinus, etc. Ils propagèrent sa doctrine qui fut professée du IIIe au VIe siècle par les Priscillianitcs, et, au moyen-âge, par les Albigeois, la plus puissante de toutes les sectes du Manichéisme.

Les principes de cette quatrième et dernière école de l'émanatisme sont exposés dans les traités de Saint Augustin : De Agone christiano, Cum Felice, De moribus, De Fundamento, De Natura Boni, Contra Faustum et d'autres encore.

Pour Manès, comme pour Pythagore, Dieu réside au centre de l'Univers sous forme de Lumière dont les rayons vont jusqu'aux confins de l'Univers et dont l'intensité diminue graduellement à mesure que ses rayons s'éloignent du centre. Ses émanations immédiates sont les astres ; ils forment autour du foyer comme une garde d'honneur, dont Pythagore entendait la musique céleste.

Loin, bien loin du noyau, aux confins de l'Univers, se trouve la Nature, Hylès, où les rayons de la Lumière divine parviennent extrêmement affaiblis.

Au-delà de la Nature, là où ne parvient pas la lumière, régnant sur cinq régions de ténèbres, est un autre Dieu, Rex Tenebrarum, ennemi du Dieu de Lumière et qui, depuis longtemps, brûlait de lui déclarer la guerre. Le Dieu de Lumière, qui s'en doutait, voulut devancer et lui livrer bataille. Et en effet, il lança contre lui ses effluves, et ses émanations rencontrèrent les émanations du Dieu des ténèbres dans la Nature, changée ainsi en champ de bataille. Dans chaque homme, un Esprit émané du Dieu de Lumière lutte contre l'Âme d'un organisme engendré par le Dieu des Ténèbres.

La partie divine, captive du Dieu des Ténèbres, n'est pas limitée aux esprits incarnés dans l'Humanité ; d'accord avec la doctrine, pythagoricienne, le Manichéisme affirme que les émanations du Dieu de Lumière arrivent jusqu'au règne végétal. Et voilà sur quoi se fonde le régime alimentaire des Manichéens. Les esprits humains doivent lutter contre les Âmes de leurs organismes ; mais de plus, ils doivent précisément se nourrir de végétaux pour racheter ainsi les émanations divines qui s'y trouvent emprisonnées. Ils doivent s'interdire la nourriture animale, parce que les corps organiques sont engendrés par le Dieu des Ténèbres et que se les assimiler serait rendre l'ennemi plus fort et fomenter ses appétits diaboliques.

Beausobre, dans son énorme ouvrage sur les Manichéens (3) ressuscite l'argumentation de Faustus ; et il s'efforce en vain de nier la croyance manichéenne en deux Dieux, et de démontrer que Hylès ne fut jamais divinisée. L'érudition dont il fait montre est inutile, car personne n'a supposé que le manichéisme adore la Nature comme un Dieu. Hylès n'est que le champ de bataille où se rencontrent les émanations des deux Dieux. Mais de ce que Hylès n'a pas été divinisée, on aurait tort de nier la coexistence de deux Dieux ennemis, principe fondamental du Manichéisme et que, de bonne foi on ne saurait lui contester.

La doctrine manichéenne est la conséquence logique et forcée de l'émanatisme. Les créatures peuvent souffrir du fait d'autres créatures, d'autres êtres non divinisés ; mais des émanations divines, qui sont l'essence même de Dieu, ne peuvent souffrir que du fait d'un autre Dieu. La doctrine est absurde, soit, mais elle est une conséquence logique.

Chapitre III : Histoire de l'émanatisme

§ 13. Moyen-Âge

Aux écoles d'Alexandrie, de Pergame et d'Athènes succéda, dans l'enseignement de l'émanatisme, l'école d'Edesse, fondée par les Nestoriens, qui fut le foyer d'où la doctrine se répandit en Syrie.

De la Syrie, les émanatistes passèrent en Perse ; et ils en furent chassés par Sapor.

Ils se réfugièrent alors à Bagdad ; là, deux émanatistes perses, l'un de Farabi et l'autre de Bokhara, Al Farabi et Ibn Sina ou Avicenne, fondèrent la secte des puritains musulmans, ou Frères de la pureté [Die laute Brüder]. Leur doctrine a été l'objet des savantes études de Dieterici.

Chassés de Bagdad, ils vinrent s'établir en Espagne dans le califat de Cordoue et y prospérèrent jusqu'à leur expulsion par les Almohades. À cette période, appartiennent les maîtres les plus fameux de l'émanatisme au Moyen-Âge : parmi les arabes, Ibn Badja (Avempace), Tofail et Averroës le plus célèbre de tous, et parmi les juifs, Salomon Gebirol (Avicebron) et Maimonides.

De Cordoue les émanatistes passèrent à Tolède qui ne tarda pas à devenir un véritable foyer d'infection dont les miasmes se répandirent à travers l'Europe. Avant cette funeste infection, on n'avait de détails sur l'émanatisme que par le Timée de Calcidius, par Lucius Apuleius, par les Livres Aréopagitiques, et puis par les écrits de Scot Érigène et d'Abélard : petites sources comparées à l'inondation qui les suivit des traductions de Tolède .

Durant le Moyen-Âge, l'émanatisme se propagea dans toute l'Europe et fit beaucoup de prosélytes. Leurs sectes furent plus ou moins célèbres. Citons les Amalriciens, les sectateurs d'Ottlieb, les Vaudois, les puissants Albigeois, les Libres-penseurs du Rhin qui passèrent en Bohême, les Turlupins de France et de Savoie, les Intellectuels de Belgique ; et surtout les Templiers, dont l'apostasie fit scandale, qui furent initiés aux mystères émanatistes vers le milieu du XIIIe siècle.

§ 14. — Temps modernes

Au XVIe siècle, on retrouve les mêmes sectes émanatistes dans différents pays d'Europe, sous les noms d'Illuminés et de Libertins spirituels.

Et pendant que les sectes se propageaient, l'émanatisme était publiquement enseigné par Georges Germisthio, le cardinal Bessarion, Marsilius Ficinus et Jean Reuchlin qui dédiait ses œuvres au pape, en lui promettant de ressusciter en Allemagne la Kabbale chaldéenne et le pythagorisme. Giordano Bruno se déclarait disciple de l'école de Pythagore : « la scuola pythagorica e nostra ». Cornélius Agrippa, Paracelse et Cardan ressuscitaient les jongleries et les supercheries de Jamblique : et la célèbre université de Padoue enseignait l'averroïsme, tandis que l'aristotélisme était enseigné à celle de Bologne.


Au XVIIe siècle, Bœhme (4) fut le grand maître du néo-platonisme. C'est de lui que se sont inspirés les émanatistes des siècles suivants.

Au XVIIIe siècle, Swedenborg publia ses ouvrages émanatistes De cultu et amore Dei et Arcana cælestia.

Comme lui travaillèrent à la diffusion de cette doctrine Martinez Pascual, juif portugais, et son disciple Saint-Martin.

§ 15. — Allemagne : Krause, Schelling et Notze

Au XIXe siècle, ce fut le néo-platonisme qui remplaça l'hégélianisme triomphant du premier tiers du siècle, avant que le naturalisme athée de Schopenhauer remportât à son tour un bruyant triomphe.

Ses maîtres les plus célèbres furent Krause, Schelling dans sa seconde période, et Lotze.

Krause enseigna à Gœttingue (1824-1832) la doctrine de Proclus sur l'harmonie de l'Esprit et de la Nature. Il l'avait apprise dans les œuvres de Bœhme et la seule nouveauté qu'il y introduisit fut de donner à l'Unum le nom allemand de Urwesen.

Peu de temps après, Schelling qui avait d'abord enseigné le panthéisme, ayant succédé en 1841 à Hegel, enseigna dans son Abfall et son Entfernung, la doctrine de Plotin, la chute de l'Absolu.

Non moins célèbre fut Lotze qui occupa une chaire à Gœttingue en même temps que Schelling succédait à Hegel. Il continua l'enseignement de Krause, avec cependant une variante portant sur le concept de Nature : c'est le point sur lequel les écoles émanatistes sont en désaccord. Il conserve l'Unum de Proclus, le Urwesen de Krause, sous le nom de Raison générale du monde ; il y distingue, comme tous les néoplatoniciens, l'Esprit et la Nature. Pour ce qui est de l'Esprit, c'est, sans changement, le Noûs ou Paradigma ; mais la Nature, elle, agit, d'après Lotze, d'une façon différente, elle agit mécaniquement. Voilà sa seule originalité. La Nature, réagissant mécaniquement sur l'Esprit, lui arrache des fragments, comme le briquet tire les étincelles du silex.Ces fragments spirituels se logent dans les organismes construits à cet effet par la Nature. Les mouvements mécaniques de la Nature réagissent nécessairement sur l'Univers spirituel et détachent sur des points et à des moments déterminés, des âmes qui ont conscience de leurs formations organiques et qui en jouissent. Les âmes humaines ainsi détachées, qui viennent jouir, au sein delà Nature de leurs corps respectifs, préexistent dans la substance inépuisable de l'Absolu spirituel.

Ce principe, d'après lequel les fragments spirituels viennent jouir dans des organismes préparés par la Nature, suffit à classer Lotze dans la seconde école. Ce qui le distingue, c'est que, dans sa théorie, ces fragments ne sortent pas, pour compléter leur vie, comme dans Proclus, d'un processus mental, mais ils sont détachés par la réaction mécanique de la Nature.

§ 16. — France : le cycle cousinien

La France suivit la mode allemande. Cousin, d'abord hégélien, devint émanatiste, comme aussi les philosophes qu'on appela spiritualistes : Leroux, Janet, Saisset, Ravaisson et autres, que séduisait l'idée d'être des émanations divines et non de simples mortels comme le vulgaire. Les concours organisés par l'Académie des Sciences morales et politiques sur les Idées platoniciennes et sur la philosophie d'Alexandrie et qui donnèrent lieu à la publication des œuvres de Fouillée, de Barthélémy Saint-Hilaire, de Jules Simon et de Vacherot, attirèrent l'attention publique sur l'émanatisme et contribuèrent à augmenter le nombre de ses prosélytes.

C'est aussi une exposition du néoplatonisme de Proclus, généralement préféré, que Lamennais fit dans l'Essai [Esquisse] d'une philosophie. Après son apostasie, il opta pour la bifurcation de l'Unum, bien qu'il, avouât franchement ne pas comprendre comment elle fût possible.

L'émanatisme, en France, offre cette particularité de ne pas se borner aux théories abstraites des philosophes allemands ; il se complaît plutôt dans le récit détaillé de la pérégrination des esprits à travers l'Univers visible. Reynaud dans Terre et Ciel (1854), Flammarion dans La pluralité des mondes habités (1862) et Figuier fans Le lendemain de la mort ou la vie future selon la. science (1872) donnent à l'envi les détails les plus intéressants.

Reynaud raconte les aventures des esprits lorsqu'ils se rencontrent sur le grand boulevard de l'Univers, à savoir la voie lactée, où ils se promènent en tous sens, les uns montant, les autres descendant.

Flammarion et Figuier s'attachent plutôt à décrire les hôtelleries que les astres offrent aux esprits. Jupiter sent la jonquille, Neptune le tabac ; dans Uranus on trouve des fleurs bleues d'un usage pharmaceutique ; dans certaines planètes, les pèlerins tètent jusqu'à l'âge de 490 ans et se marient à 3950 ; les uns ont des voix si puissantes qu'ils se font entendre d'une planète à l'autre ; il y en a d'autres dont le corps est si élastique, d'après Litrow, qu'ils sautent comme des puces à des distances prodigieuses. Dans d'autres planètes, au contraire, les corps diminuent graduellement et finissent par se réduire à deux ailes qui,prenant naissance au cou, leur permettent de voler comme des oiseaux... Et le public a si bien pris goût à ces détails qu'en peu de temps il a épuisé des éditions de centaines de milliers d'exemplaires...

Baraduc, dans L'âme humaine (1896) a publié jusqu'à soixante-dix simili-photographies des esprits !

§ 17. — Angleterre et Russie

En Angleterre, les émanatistes les plus connus ont été les grands physiciens B. Stewart et Tait, auteurs des The Unseen Universe.

Les théosophies et les sciences occultes que Mad. Blavatsky (Isis Unveiled), Lady Caithness (Théosophie universelle et Théosophie occulte), Sinnet, (The Occult World), et autres adeptes, font remonter à des Mahatmas très anciens, ne sont en fin de compte que des doctrines émanatistes absurdement confondues avec le bouddhisme.

En Russie, l'émanatisme a été le Nouvel Évangile, la pédantesque révélation annoncée au monde par Tolstoï.

§ 18. — Franc-maçonnerie et spiritisme

L'émanatisme ne s'est pas borné à l'enseignement public, il est en outre l'objet d'un enseignement ésotérique et d'un culte particulier rendu aux esprits.

Il est la doctrine ésotérique de la puissante société secrète appelée franc-maçonnerie, qui prit naissance en Angleterre vers le commencement du XVIIIe siècle, et qui se répandit ensuite dans le monde entier. Comme le fait remarquer Weishaupt, il n'est pas possible de comprendre le sens cache de ses symboles et de ses rites si l'on n'étudie auparavant le gnosticisme pythagoricien (5).

C'est aussi de l'émanatisme que s'inspire, comme la franc-maçonnerie, le spiritisme, ressuscité dans les États-Unis en 1852, et enseigné par Allan Kardec dans le Livre des esprits et le Livre des Médiums. On dit que, parmi ses adeptes, ont figuré des savants tels que Tyndall, Fechner, Zollner, Wallace et le fameux chimiste Crookes défenseur acharné de l'existence réelle des apparitions. Il fut, à l'âge de 74 ans, troublé par le spectre d'une belle jeune fille de 17 ans, qui, pour prouver son objectivité, se laissait serrer entre ses bras ; chose qu'il faisait toujours, dit-il, avec la correction que demandait son grand âge.

Gabriel Delanne, dans Le spiritisme devant la science, trouve dans la matière radiante étudiée par Crookes, l'explication scientifique de tous les contes spirites sur les fantômes, les perisprits et les apparitions.


Chapitre IV : Critique de l'émanatisme

§ 19. — Solution du problème cosmogonique

Le dualisme qui naît de la séparation de l'Immatériel et de la Nature est l'écueil où vient se briser et mourir l'émanatisme, impuissant à trouver dans l'Univers l'unité que l'intelligence impose comme condition de vie ou de mort à tout système philosophique.

Le Dialogue de Parménide nous apprend que ce fut, aux fêtes des Panathénées, le point principal de la grande controverse entre Parménide et Zénon, défenseurs de l'unité éléate, et les émanatistes représentés par Socrate et d'autres philosophes.

Le problème de l'unité, que le naturalisme prétend résoudre par la continuité de la matière, ne trouve aucune solution possible dans l'émanatisme.

La première école cherche inutilement à escamoter la matière ; car ce qu'elle appelle non-Être est une manifeste supercherie. La matière pourrait n'avoir aucune activité, aucune causalité propre, elle pourrait être inerte et passive comme la cire, comme l'argile entre les mains du sculpteur ; elle n'en serait pas moins une réalité véritable qui décompose les rayons du Dieu de Lumière qui se réfléchissent en elle. L'espace seul suffit pour que, d'après les pythagoriciens eux-mêmes, la Lumière s'y décompose et perde son éclat.
Toujours à la recherche de l'unité, la seconde école tombe dans la plus grande des absurdités ; car, réunir l'Immatériel et la Matière dans l'Unum, dans un Être où tout est confus, sens dessus dessous, c'est chercher dans le chaos la Cause Première de l'univers.

Aristote et les naturalistes en général objectaient avec raison à Speusippe qu'à la tête de l'univers il plaçait une imperfection absolue.

La troisième école a recours à une transsubstantiation de l'Immatériel, absurdité qu'Aristote condamnait justement dans sa critique des idées platoniciennes. L'inétendu ne peut engendrer l'étendu et de l'Immatériel ne peut procéder la Matière.

La quatrième école pousse le dualisme jusqu'à la folie. L'antagonisme qui se manifeste dans l'univers conduit logiquement les manichéens à supposer la guerre entre deux Dieux : c'est la plus énorme des absurdités qu'enregistre l'histoire de la philosophie.

Toutes les tentatives des émanatistes pour trouver l'unité sont donc infructueuses. l'émanatisme après le naturalisme, échoue sur cet écueil de l'unité, parce qu'il s'obstine à vouloir la trouver dans l'univers ; et dans l'univers il n'y a que pluralité et antagonisme
de substances et de lois.

Il est également impuissant à expliquer l'intelligence de la Cause Première d'où procèdent les lois qui régissent l'univers. Pour expliquer les lois, il faut rechercher et vérifier quel est le législateur, l'auteur qui les établit et le Dieu de l'émanatisme n'est pas le législateur, auteur de la Loi, il n'en est que l'exécuteur. II ne lui est pas donné d'établir ou de modifier les lois ; il fait le beau parce que c'est beau, le bien parce que c'est bien ; mais les choses sont bonnes et belles conformément à une Loi qui lui est supérieure. S'il est la Beauté Suprême et la Suprême Bonté, c'est précisément par sa conformité avec la Loi qui pré-ordonne la Beauté et la Bonté. C'est un Dieu qui ne fait que ce qui, d'après la Loi cosmique, a raison d'être. L'Etre Suprême, le véritable Législateur, la véritable Cause Première, d'après l'émanatisme, n'est pas le Dieu de Lumière dont il cherche à exalter l'existence, mais le Destin, une Cause aveugle, un Être privé d'intelligence. Pas plus le chaos de Proclus que l'Être divin, dont la seconde et la troisième écoles font l'origine de l'univers, ne sont la Cause Première ; et ne peuvent expliquer l'existence de l'univers dont ils sont partie intégrante et aux lois duquel ils sont soumis.

Enfin, l'émanatisme n'explique pas davantage, l'éternité. Sa solution est la même que celle d'Aristote qui, sûrement, la lui emprunta. S'obstinant à la chercher dans l'univers, il n'y trouve que l'immobilité, qu'il attribue à la partie supérieure de l'Immatériel, et le temps infini dans la partie inférieure en mouvement : ce sont les extravagances du naturalisme, auxquelles aboutit Proclus, quand il défend l'éternité du monde contre le christianisme.

§ 20. — Solution du problème éthique

La morale de l'émanatisme ne peut être autre que celle du naturalisme, parce que, ni dans l'un ni dans l'autre, il n'y a de raison pour nier la vie zoologique [= animale] ; ni pour fonder le devoir de réprimer aucun de ses appétits naturels.

Dans l'espèce, les théories émanatistes sur les peines .et les récompenses de la vie future ne riment à rien et quant aux contes pythagoriciens, que les bons iront séjourner dans les astres et que les méchants s'incarneront de nouveau dans des corps animaux ou même végétaux, ils ne signifient pas davantage ; ce sont des contes inventés pour les ignorants.

Les philosophes, les initiés de la doctrine ésotérique savent parfaitement que, selon l'émanatisme, on ne peut considérer comme mauvais, comme digne de châtiment aucun appétit de la vie animale. Logiquement l'homme ne peut être obligé à sacrifier des impulsions naturelles de son organisme, car l'émanatisme, loin de les condamner, les reconnaît et les justifie ; les satisfaire ne peut constituer un acte méritant un châtiment dans une autre vie.

L'immortalité émanatiste ne s'oppose pas à la jouissance de la vie zoologique dans toute son intensité. Suivant les trois premières écoles, les organismes, dont le fonctionnement constitue la vie zoologique, ont la même origine que les esprits, et leurs tendances et désirs naturels sont aussi divins, leurs actes aussi légitimes que peuvent l'être ceux des esprits. Les âmes organiques sont engendrées par l'Âme du monde, et l'Âme du monde fait partie de la triade suprême.

La seconde école principalement s'attache à démontrer que la vie animale est le complément de la vie spirituelle, que les esprits sont des substances incomplètes qui, pour arriver à la perfection, ont besoin de s'incarner et de jouir au sein des organismes engendrés à cet effet par la Nature illuminée parle Démiourge. Ses partisans ont de tout temps proclamé la légitimité absolue de la vie zoologique. Les krausistes qui au XIXe siècle ressuscitèrent ces doctrines, prirent un soin particulier à défendre l'harmonie des deux vies intellectuelle et animale ; et à inculquer le saint respect que l'homme doit avoir pour lous les modes et états que la transcendance divine peut produire dans ses organismes (6).

Quant à la troisième école, sa doctrine de la chute des esprits ne s'oppose pas davantage à la vie animale. D'après Plotin, il faut aimer le corps et non le haïr ; car, d'accord en cela avec les stoïciens, il ne trouvait rien de vil dans la maison de Jupiter. Tant que l'Esprit, procédant du Noûs, lui demeure mentalement uni, la partie organique peut se livrer sans crainte à ses fonctions propres : c'est l'harmonie de Proclus. Jamblique, en particulier, fit l'apologie la plus ardente de Vénus, de Priape et du Phallus ; il démontrait que l'amour libre ne peut souiller le Noûs. La dépravation des émanatistes romains scandalisa Atticus et Julien, comme celle des stoïciens scandalisa Épicure.

Telle est la substance de la doctrine ésotérique des illuminés de tous les temps, celle qu'on leur enseignait dans le secret de leurs conciliabules. Harmoniser les extases, les ardeurs, les embrasements de la vie unitive en Dieu avec les déchaînements des passions ; défaillir, à la fois et par un accord philosophique, d'amour divin et d'amour sexuel ; union des corps préparatoire à l'union des esprits ; oraison de quiétude d'abord; puis les plaisirs de la luxure goûtés par charité fraternelle et amour de Dieu. Voilà la grande fourberie des mystères et des initiations ; voilà l'histoire des Priscillianistes ; voilà l'histoire des Amalriciens à qui David de Dinant enseignait « qu'il ne pouvait pas y avoir de péché, parce que c'était Dieu lui-même qui agissait dans l'homme » ; voilà la vie d'infamie et de libertinage des Templiers, dès qu'ils furent initiés aux mystères de l'émanatisme ; celle des Bégards et des Béguins pour qui « l'initié peut accorder au corps tout ce qu'il demande, la fornication étant un acte divin »; celle des Frères du libre esprit du Brabant ; celle des Libertins spirituels, celle des Albigeois, celle des Picards, celle des Intellectuels de Bruxelles, celle des Turlupins et, enfin, celle des loges androgynes de la franc-maçonnerie ; dont les réunions se tenaient au palais d'Orléans, dans les années qui précédèrent la Révolution Française, et dont faisaient partie la princesse de Lamballe et les duchesses de Bourbon et de Chartres. Voilà La mystique des Illuminés.

Enfin, dans la quatrième école, l'irresponsabilité des esprits est absolue. Le manichéisme attribuait toutes les passions humaines aux âmes créées par le Dieu des Ténèbres ; aussi les esprits étaient-ils exempts de toute faute, quelle que fût la dépravation humaine. On n'opposait au libertinage d'autre obstacle que d'user de certaines précautions afin d'empêcher la génération.

§ 21. Solution du problème du bonheur

Les philosophes athées sont à l'aise pour reconnaître la réalité de l'infortune humaine ; Schopenhauer et Hartmann la décrivent avec éloquence. Mais ceux qui divinisent la Cause Première, impuissants à concilier les misères de l'humanité avec sa nature divine, se voient dans la nécessité de nier le mal, d'entonner les .hymnes de l'optimisme et de faire chorus avec les naturalistes.

Il n'y a pas de panthéiste plus enthousiaste que Proclus à exalter les charmes de la nature engendrée par Dieu pour compléter son existence. La chute des esprits elle-même n'empêche pas Plotin et les siens de célébrer, comme Proclus, les merveilles et les splendeurs de l'univers. L'optimisme est la solution logique de toute vie cosmique divinisée.

Mais au-dessus des sophismes des philosophes il y a l'évidence de la réalité ; et, devant elle, Proclus, logiquement optimiste, ne peut que reculer. Il avoue enfin que la Nature engendrée par Dieu pour le compléter et le réjouir, se trouve funestement troublée par polemos, par la guerre et par les misères qui ont mis tous ses plans en déroute.

Plotin, avec plus de raison que Proclus, se lamente sur les misères et les infortunes dont souffrent les esprits privés de leurs ailes, et il frise même le manichéisme quand il parle de δαίμονες κακοεργόι.

Et enfin le manichéisme pousse aussi loin que possible les souffrances des émanations divines condamnées à lutter contre les émanations du Dieu des ténèbres pour défendre le Splendilenens.

En présence de l'immensité du mal, les émanatistes ont recours à la contemplation et aux ravissements de l'extase. Pour être aussi heureux que les stoïciens dans le taureau de Phalaris, il leur suffit de songer que le foyer, d'où procèdent Tό (-)εῖον, le Paradigma, le Nous, le Dieu de Lumière, ne souffre absolument pas, qu'il est complètement heureux, de s'identifier avec lui, de se faire ἔνθεοι !

Les remèdes que l'optimisme naturaliste invente pour conjurer les misères de l'homme sont une mauvaise plaisanterie ; ceux de l'émanatisme sont plus encore, ils sont un cruel sarcasme. Dire au malheureux qui a faim et soif, qui est malade et souffre toutes les horreurs de la pauvreté et de l'infortune, que pour conjurer ses maux il lui suffit de se mettre en extase ! Eh ! quelles pensées pourra-t-il trouver dans son extase pour remédiera son malheur et pour l'inonder de bonheur ? Quel est ce Dieu avec qui il s'identifie ? Un Dieu misérable, assujetti à un Destin qui condamne à souffrir son essence même.

À chaque étape de l'itinéraire, la solution du problème du mal se trouve en présence d'une absurdité toujours plus grande.

Dans le premier système, le mal est produit mécaniquement sans intention de nuire.
Dans le second le mal est intentionnel.
Dans le troisième, c'est Dieu lui-même qui se fait du mal à lui-même, soumis qu'il est à la loi suprême du Destin.

Quel bonheur l'homme peut-il trouver clans la méditation d'une pareille cosmogonie ?

L'histoire nous raconte quels furent la tristesse et le désespoir des mystiques alexandrins, en dépit de leurs efforts de concentration et d'ἁ
πλούσις. Et vraiment, il ne pouvait sortir de leurs extases qu'une désastreuse désillusion. Dans l'enthéisme, l'homme pourra trouver la sanction de ses passions ; mais jamais son bonheur. À quoi lui sert d'être Dieu, s'il est malheureux ?

Notes

(1) Clemens Baeumker, Das Problem der Materie in der Griechischen Philosophie : eine historisch-kritische Untersuchung, Die Aschendorffschen Buchhandlung, Münich, 1890, , p. 177 : « Die Platonische Materie ist die leere Raum, die blosse Ausdehnung. »
(2) ibid., p. 418-426.
(3) Isaac de Beausobre, Histoire critique de Manès et du manichéisme, 2 vol., J. Frederic Bernard, Amsterdam, 1734 et 1739.
(4) Bœhme, Theosophia revelata, Amsterdam, 1682.
(5) J. G. Findel, Histoire de la franc-maçonnerie depuis son origine jusqu'à nos jours, traduit de l'allemand par E. Tandel, Librairie Internationale, Paris, 1866.
(6) Karl Ch. F. Krause, Ideal de la Humanidad para la vida (Idéal de l'Humanité pour la vie), 1860, note de Sanz del Rio, p. 273.

Référence

Narciso Muñiz, Études de positivisme métaphysique : problèmes de la vie, édition revue et augmentée par l'auteur, M. Rivière, Paris, 1914, p. 295- 331.

La mise en forme, les notes, ainsi que quelques éléments d'orthographe et de ponctuation ont été revus par l'auteur de ce blog.