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jeudi 19 janvier 2012

Les ancètres de la thérapie cognitive, par Pierre Janet, 1919.


LES TRAITEMENTS PHILOSOPHIQUES

L’évolution qui fera sortir une psychothérapie scientifique des traitements miraculeux se fait très lentement et a déjà traversé plusieurs étapes. Un des intermédiaires les plus intéressants me semble constitué par les pratiques singulières qui depuis quelques années ont envahi les États-Unis d'Amérique sous le nom de Mind Cure, Faith Cure, Divine Healing, Mental Healing et surtout de Christian Science. Cette école ou cette Église a joué un rôle considérable : elle a montré l'importance des traitements moraux et a été le point de départ du développement considérable qu'ont pris ces traitements en Amérique. En outre elle a mis en lumière une conception du rôle de la pensée dans la maladie et dans la santé qui a permis d'interpréter les effets des miracles précédents et de les dépasser. Enfin, la vie même de Mrs. Eddy, la fondatrice de cette secte est vraiment tout à fait extraordinaire et nous fournit de remarquables enseignements sur la psychologie et la psychothérapie. C'est pourquoi il me semble utile d'insister ici sur l'histoire de la Christian Science qui n'est pas assez connue en France.

De nombreux ouvrages ont été publiés surtout en Angleterre et en Amérique sur la Christian Science : je rappellerai en particulier les suivants : 

- Lord Frances, Christian Science and Healing, Londres, 1888 ; 
- J. M. Buckley, Faith Healing, Christian Science and Kindred Phenomena, Londres, 1892 ; 
- A. T. Shoficld, Faith Healing, Londres, 1892 ; 
- A. T. Myers and F. W. H. Myers, « Mind Cure, Faith Cure and the Miracles of Lourdes », Proceedings of the Society for Psychical Research, 1893, p. 160 ; 
- E. R. Knowles, The True Christian Science, Providence ; 
- J. A. Dressner, The True Christian Science, Boston, 1889; Albert Moll, Christian Science, Medicine and Occultism
- Woodbridge Riley, « The Personal Sources of Christian Science », Psychological Review, nov. 1903 ; 
- Mark Twain, Christian Science, Leipzig, 1907 ; 
- Georgine Milmine, « Mary Baker, Glover, Eddy, The Story of Her Life and the History of Christian Science », Mac Clure' s Magazine, March 1907 and sq


Cette dernière série d'articles fort remarquables, publiés par M. G. Milmine, contient des appréciations critiques assez sévères et des détails biographiques qui ne sont pas toujours à l'honneur de l'héroïne. Aussi l'église officielle a-t-elle fait répondre à cet ouvrage par le livre de M. Sybil Wilburn, The life of Mary Baker Eddy. Il faut signaler aussi un travail français, la thèse de médecine de M. Emmanuel Philippon, La médication mentale dans la doctrine de la Christian Science. C'est dans plusieurs de ces ouvrages et en particulier dans les travaux de M. G. Milmine que j'ai puisé les détails historiques que je ne fais que résumer.


I. — Les débuts de de Mrs. Mary Baker, Glover, Patterson, Eddy.

« Celle qui devait être un jour le chef d'une grande religion, l'une des femmes les plus riches et certainement la femme la plus puissante des États-Unis d'Amérique naquit dans une pauvre ferme à Bow (New Hampshire) sur la rivière Merrimac, le 16 juillet 1821. » C'était la fille de pauvres cultivateurs très religieux et peu instruits.

On peut déjà faire des remarques intéressantes sur son hérédité et observer le caractère de son père Mark Baker, énergique et dur, très religieux, d'une façon étroite et très dominateur, caractère qui se retrouve chez plusieurs membres de la famille. Mary était le dernier enfant de la famille, très jolie et très gracieuse, « un nez délicatement aquilin, un menton un peu long et pointu, une bouche d'un dessin très ferme, un front haut et large et des yeux superbes qui ont joué un grand rôle dans sa carrière ». Elle était très gâtée par tout le monde et savait mettre tous les villageois à ses pieds; mais elle fréquentait peu l'école et se montrait fort incapable d'application. Dès son enfance, en effet, elle était perpétuellement malade et présentait des troubles nerveux très graves. Elle était fréquemment sujette à de violentes attaques de convulsions : elle tombait brusquement à terre, grinçait des dents, se roulait, se débattait furieusement et poussait des cris de terreur, en proie à des hallucinations, ou bien restait rigide en contracture générale, ou encore pendant des heures restait évanouie et sans mouvement. Comme il n'était pas encore de mode de mettre en doute l'existence de l'hystérie, le Dr Ladd, qu'on allait chercher en toute hâte quand on la croyait moribonde, rassurait les parents en disant qu'il s'agissait simplement d'une crise de grande hystérie.

Mary Baker Eddy (1821-1910)


À l'âge de 22 ans, elle épousa un ami de ses frères, George Washington Glover, qui mourut peu de temps après de fièvre jaune, la laissant avec un enfant dans la misère la plus complète. Sa mère était morte, son père s'était remarié, elle dut se réfugier chez une de ses sœurs. Cette situation pénible ne contribua pas à améliorer sa maladie nerveuse : les attaques furent plus violentes que jamais ou furent remplacées par de longues périodes de léthargie interrompues par des fugues, par un état de somnambulisme plus ou moins délirant. On la croyait mourante dans son lit et un moment après elle avait disparu et il fallait courir après elle à travers champs. On la soignait avec le plus grand dévouement, car elle savait tout obtenir. Malgré sa misère elle ne se montrait jamais humiliée, elle gardait une attitude fière et exigeait tout de ses hôtes comme si c'était un grand honneur de la recevoir. C'est à ce moment qu'elle prit une manie bizarre à laquelle tout le monde se soumettait docilement : elle aimait à être bercée comme un enfant, cela seul pouvait calmer ses crises et ses délires On mit d’abord une balançoire dans sa chambre, puis on fit construire un grand berceau, bien orné de coussins, à l'extrémité duquel se trouvait une plate-forme où une personne devait se placer pour mettre tout l'appareil en mouvement : son neveu se dévouait et la balançait pendant des heures, les gamins du village venaient balancer Mrs. Glover pour gagner quelques sous.

Quand elle se maria pour la seconde fois avec un de ses admirateurs, M. Paterson, dentiste ambulant et médecin homéopathe, elle ne pouvait quitter son berceau. Son mari circulait de ville en ville avec un grand chariot portant le berceau de sa femme. Ce second mariage ne fut pas plus heureux que le premier : le ménage était fort misérable et bientôt M. Paterson fut arrêté au moment de la guerre civile; il resta en prison dans le Sud pendant deux ans. Sa femme séparée de lui réclama le divorce, finit par l'obtenir et reprit son nom de Glover.

La pauvre femme fut encore obligée de chercher un asile chez sa sœur, Mrs. Tilton. Elle s'y montra comme par le passé séduisante et insupportable. Sa beauté croissait avec les années : elle était fort coquette, se soignait beaucoup, parlait d'un ton artificiel et cherchait dans le dictionnaire pour les répéter sans cesse des mots étranges et grandiloquents. Dans ses crises de somnambulisme, elle donnait des consultations, cherchait les objets perdus, le corps des noyés ou le trésor du capitaine Kidd. Elle s'occupait du spiritisme naissant et comme les Misses Fox elle entendait des coups dans les murs. Tout cela la rendait intéressante, mais en même temps elle voulait être obéie immédiatement par tout le monde et montrait des exigences insupportables, tant et si bien, qu'elle fut mise à la porte par Mrs. Tilton et qu'elle dut chercher un asile ailleurs.

Nous ne pouvons suivre notre héroïne pendant les années suivantes dans les pérégrinations qu'elle fit de maison en maison à la recherche de son pain. Il faut lire dans le récit de M. Milmine ses mésaventures chez les Carter et chez les Webster, qui sont bien propres à mettre en lumière son caractère. Elle avait réussi à pénétrer chez une vieille dame superstitieuse en qualité de médium spirite, parce que, disait-elle, elle lui était adressée par les esprits : pendant longtemps ces dames évoquèrent les âmes ensemble et travaillèrent à un grand ouvrage, La révision de la Bible par les esprits. La famille désapprouvait cette invasion et cette captation, mais ne pouvait parvenir à se débarrasser du médium. Après des luttes épiques le mari et le gendre de la dame furent obligés de mettre au milieu de la rue la pauvre malle du médium et de lui fermer la porte au nez, quand il voulut rentrer. C'était là de dures épreuves pour cette femme orgueilleuse et autoritaire. Elle restait cependant invaincue, superbe et sans baisser la tête, allait demander ailleurs l'hospitalité : elle semblait encore faire une faveur à ceux qui l'accueillaient et immédiatement recommençait à établir sa domination sur toute la maison.

La seule chose sur laquelle il y ait lieu d'insister, c'est le redoublement de tous les accidents maladifs qui l'assaillaient : à toutes ses diverses crises de convulsions et de somnambulisme s'étaient ajoutées des hallucinations survenant tout d'un coup au milieu de la veille et des accidents viscéraux. Elle se plaignait de douleurs et de spasmes dans l'estomac, refusait de manger et tombait dans un état de faiblesse extrême. Pour comble de malheur, elle glissa un jour d'hiver sur la glace et tomba par terre évanouie. Naturellement, chez une hystérique semblable, cet accident laissa à sa suite une contracture de la jambe et bientôt une paraplégie complète. On ne sait vraiment pas pourquoi les médecins, qui jusqu'alors avaient sensément apprécié son état, s'égarèrent en examinant cette paraplégie et se mirent à parler de maladie incurable de la moelle : la malade essaya en vain tous les traitements allopathiques et homéopathiques et resta des années sur son lit invalide et désespérée.

En 1861, quand Mrs. Glover avait 40 ans, se place un incident qui modifia complètement l'orientation de son esprit. Pour pouvoir expliquer cet incident, je dois présenter au lecteur un nouveau personnage, le médecin magnétiseur P. P. Quimby ou plutôt le guérisseur P. P. Quimby (1). Dans l'étude précédente j'ai déjà fait remarquer que le magnétisme animal français avait rapidement pénétré dans l'Amérique du Nord : déjà vers 1835, il y avait une Société magnétique à la Nouvelle-Orléans. Des magnétiseurs américains avaient publié des ouvrages intéressants comme l'electro-biology de Grimes. Vers 1840, un magnétiseur français vint à Portland et à Belfast; il fit des conférences, publia un livre sur le pouvoir de l'esprit, et même il montra ses somnambules dans des séances publiques. Un petit ouvrier horloger se sentit rempli d'enthousiasme à ces spectacles et lui aussi se sentit magnétiseur: c'était Phinéas Parkhurst Quimby, né à New Lebanon (New Hampshire), fils de pauvres ouvriers, mécanicien lui-même, mais esprit inventif et très observateur. Il découvrit un sujet remarquable, un jeune garçon de 17 ans, Lucius Burkart et le présenta dans une foule de spectacles. Il eut rapidement beaucoup de succès, fut insulté par les uns, exalté par les autres, discuté dans tous les journaux et toute une clientèle de malades se présenta à ses consultations pour avoir les conseils du somnambule extra-lucide qui lisait dans leur corps.

C'est alors que Quimby fit des observations intéressantes sur l'attitude des malades qu'il traitait et sur les effets des remèdes donnés par Burkart. Un jour, le somnambule venait d'ordonner à des malades très pauvres un remède d'un prix trop élevé; sur l'observation de Quimby, il modifia son traitement sans hésiter et ordonna un autre médicament très bon marché mais d'un effet sur l'organisme tout à fait contraire à celui du précédent ; le résultat n'en fut pas moins bon. Quimby en conclut que la consultation du somnambule ne servait qu'à implanter dans l'esprit du malade la conviction de la guérison et que le médicament ne servait à rien. Il renvoya Burkart, cessa le magnétisme proprement dit et se mit à appliquer sa propre conception du Mind Cure d'abord à Belfast, puis en 1859 à Portland. C'était un personnage très sympathique, énergique, séduisant, très bon observateur des choses de l'esprit ; il conquit bien vite une grande influence sur les malades et excita un grand enthousiasme. On répétait « qu'il avait résolu l'énigme de la vie, qu'il faisait voir les aveugles et entendre les sourds » et on venait de très loin pour le consulter.

C'est à ce personnage que s'adressa Mrs. Eddy dans son désespoir : après quelques négociations qui durèrent longtemps, car elle était fort pauvre et obtint d'être soignée presque gratuitement, elle vint enfin près de lui, à Portland, en 1862. Dès les premières entrevues le médecin et la malade furent enchantés l'un de l'autre. Quimby voyait dans cette jolie femme, grande névropathe qu'il devina tout de suite, un sujet merveilleux pour ses études et Mrs. Glover sentit pour la première fois qu'elle excitait chez quelqu'un un grand intérêt, ce qui est toujours une révélation pour les hystériques. « Jusque-là, comme le dit très bien M. Milmine, rien ne l'avait intéressée le moins du monde dans sa vie misérable, presque sordide et toute en désappointements. Elle avait déjà oublié ses deux mariages malheureux, elle n'avait prêté aucune attention à son enfant très vite abandonné, elle avait toujours vécu renfermée dans son égoïsme en ne songeant qu'à ses maux perpétuels. Elle se précipita sur Quimby et sur ses idées, avec le vide, l'appétit de ses jeunes années. »

Bien entendu la paraplégie et la prétendue maladie de la moelle épinière furent guéries en quelques jours et Mrs. Glover pour faire honneur à son médecin grimpait lestement un escalier de 182 marches à l'hôtel de ville, C'est cette guérison que plus tard on considérera comme la révélation mystérieuse de la Christian Science. Il n'est plus question de maladie, il n'est question que du Dr Quimby : elle lui écrit des lettres enthousiastes et même extravagantes, elle compose pour lui des sonnets d'amour, elle revient le voir en 1864, passe trois mois à Portland et surtout s'occupe des idées et des travaux philosophiques de son médecin et de son maître. Or celui-ci, depuis 1869, avait accumulé une dizaine de volumes manuscrits : c'étaient des ébauches d'ouvrages sur la religion, l’interprétation des Écritures, le spiritualisme, les maladies, la clairvoyance, le bonheur, la sagesse aussi bien que sur la science et la musique. Rien n'avait été achevé complètement, ni publié. Mrs. Glover qui passait tous les après-midi avec lui, prétendait l'aider dans son travail, elle répétait tous les mots du maître sur la science, les erreurs, la croyance, et discutait comme lui sur le mesmérisme et le spiritualisme. Elle essayait même de traiter des malades à sa façon, ce qui ne lui réussit guère avec Miss Jarvis, mais en même temps elle faisait du spiritisme avec Mrs. Crosby, évoquait l'âme de son frère, l'incarnait, prenait sa voix, etc.. Elle avait une vie active et remplie et se croyait à elle-même une vocation : celle d'être la secrétaire et la collaboratrice de P. P. Quimby. Malheureusement cette pauvre femme semblait née sous une mauvaise étoile et retombait dès qu'elle s'était un peu relevée. Quimby qui avait guéri tant de monde ne put pas se guérir lui-même d'une tumeur abdominale et il mourut assez subitement le 16 janvier 1866. Voici de nouveau notre héroïne dans le désespoir et l'abandon.

Phineas Parkhurst Quimby (1802-1866)

Mais cette fois « elle emporte avec elle une foi et un enthousiasme, ce qui valait mieux pour elle qu'une fortune ». Elle reprend pendant quelques années sa vie errante de maison en maison, mais elle n'a plus la même attitude. Ce n'est plus la pauvre infirme paralysée qui passait son temps dans des crises de convulsions ou de délire, c'est une femme énergique, ambitieuse, rêvant à accomplir sa mission. Elle a en effet une mission, car elle a réussi à emporter quelques manuscrits de Quimby, s'en est procuré d'autres ; elle s'est mis en tête qu'elle doit les éditer et que son rôle est de répandre sur la terre la précieuse doctrine. Elle travaille constamment ses manuscrits, les recopie, y ajoute des interprétations de la Bible et des commentaires bizarres de son crû. Cette femme sans instruction qui ne sait pas écrire correctement et ne connaît même pas la ponctuation, entreprend d'écrire un livre. Partout elle montre son trésor, ses manuscrits, partout elle parle de cette révélation nouvelle qui va supprimer les maladies, de temps en temps elle donne quelques conseils à des malades, ce qui lui permet de ne pas payer le prix convenu pour sa chambre. Ses discours sont peu compris et peu compréhensibles, mais son grand air, sa beauté, ses vêtements bizarres, son langage coloré, l'intérêt qu'elle prend à des choses mystérieuses, sa grande mission, tout cela provoque bien quelques plaisanteries, mais au fond la fait connaître dans toutes les petites villes qui avoisinent Boston et lui donne une certaine célébrité.

Chose très singulière, cette femme qui ne parlait que de médecine et de traitement moral n'a jamais pu pratiquer elle-même la doctrine qu'elle recommandait et n'eut jamais aucun succès comme guérisseuse. Elle ne savait aucunement parler au malade, ni le manier et ses premières tentatives furent ridicules. Avec une certaine finesse elle le comprit et se décida à rester dans l'ombre : elle résolut d'enseigner la doctrine de Quimby et de la faire mettre en pratique par d'autres. Elle eut la chance de convaincre un jeune homme de 21 ans, Richard Kennedy, qui consentit à pratiquer sous sa direction. Après une installation très difficile à Lynn (Mass.), Kennedy eut assez rapidement des malades et put à la fin du mois payer la petite installation. Il était intelligent, aimable, il sut plaire aux malades, leur inspirer confiance, obtenir quelques guérisons et assez vite il eut une petite clientèle. Pour Mrs. Glover c'était la fin de la misère, la vie plus aisée, sans humiliations : elle aurait dû en être reconnaissante.

Au contraire cette prospérité plus grande lui permit de donner plus libre cours à son caractère éminemment autoritaire et jaloux. Elle éprouvait le besoin de commander brutalement à Kennedy qui la faisait vivre et de l'humilier de toutes manières, surtout devant des témoins. Elle était jalouse de ses succès et ne pouvait tolérer qu'il restât seul avec ses malades, surtout avec les femmes. Ce furent des scènes continuelles contre son associé, qu'elle accusait constamment de la voler, de la tuer, en lui envoyant par la pensée tous les maux qu'il enlevait à ses clients. C'est à cette époque que commence une plainte qui va devenir obsédante et presque délirante et qui jouera un grand rôle dans le reste de sa vie. Mrs. Glover avait retenu de Quimby que le magnétisme animal était inutile, qu'il ne servait à rien dans le traitement des maladies, qu'il ne pouvait que nuire. Dans son esprit tout ce qui pouvait être dangereux pour elle, tout ce qui pouvait attenter à sa puissance devint le magnétisme malicieux et Kennedy fut le premier grand coupable accusé de magnétisme malicieux. La vie commune devint intolérable et malgré sa patience filiale, Kennedy poussé à bout lui déclara un jour en 1872 qu'il rompait l'association et qu'il la quittait. Mrs. Glover eut une formidable crise d'hvstérie, mais elle retrouva assez de sang-froid pour obtenir de son associé un dédit de 6000 dollars : les bénéfices commençaient. Kennedy s'installa dans un autre office à Lynn et il réussit fort bien ; mais il ne voulut plus jamais prendre au sérieux les doctrines de son premier maître.

Mrs. Glover, conservant quelques élèves que lui avait d'ailleurs procurés, Kennedy, continua son enseignement soi-disant médical. Chaque élève devait lui payer cent dollars et en plus promettait de lui verser toute sa vie une redevance élevée sur les bénéfices qu’il pourrait réaliser. Ils étaient tous séduits par la promesse d'obtenir en peu de temps et à peu de frais une puissance merveilleuse. L'élève le plus remarquable de cette période (1875-79) fut Daniel Harrison Spofford qui réunit de nouveau une certaine clientèle et qui gagnait assez bien la vie de Mrs. Glover. Il se chargea en outre de revoir les manuscrits qu'elle travaillait sans cesse et qu'elle présentait maintenant sans hésitation sous son propre nom en oubliant complètement le pauvre Dr Quimby. Spofford constata que ces manuscrits étaient complètement incompréhensibles ; il dut les refondre et les récrire tant bien que mal. Ce fut la première rédaction du fameux livre Science and Health publié aux frais de quelques élèves, car Mrs. Glovers ne participait jamais qu'aux bénéfices. Ce livre fut publié pour la première fois d'une manière assez misérable en 1875 et il n'eut d'ailleurs aucun succès. C'est aussi à cette époque que Spofford introduisit un nouvel élève, Asa Gilbert Eddy, qui devait l'aider dans son travail, Mrs. Glover distingua cet élève et malgré les jalousies et les rivalités finit par l'épouser en janvier 1877 : c'est alors qu'elle prit le nom de Mrs. Eddy sous lequel elle est le plus connue.

Malheureusement Mrs. Eddy éprouva bientôt contre Spofford les mêmes sentiments qu'elle avait éprouvés contre Kennedy : elle le trouva trop populaire auprès des étudiants et des malades, elle craignit qu'il n'eût des idées trop personnelles, elle chercha de nouveau à lui commander brutalement et à l'humilier. « Je suis la sagesse, disait-elle, cette révélation est la mienne et non la vôtre. » Elle recommença à l'accuser « d'immoralité, d'adultère contre la foi » ; de nouveau, elle souffrit de la manière d'opérer de Spofford qui en traitant ses malades pensait à elle et ainsi lui prenait sa propre force pour la donner à ses clients. Enfin lui aussi devint coupable du crime de « magnétisme malicieux » de même que Kennedy, « le jeune Néron », Spofford est « un maraudeur moral, qui se réjouit des tortures de ses victimes, un assassin de l'esprit, un destructeur de la pensée et de la morale».

Les attaques de Mrs. Eddy contre son associé allèrent cette fois beaucoup plus loin : elle profita des réclamations d'une malade pour accuser Spofford du crime de sorcellerie et le dénonça au tribunal de Boston essayant de faire recommencer en 1879 les procès de sorcellerie de 1692 à Salem. Ce procès absurde n'eut pas de conséquences sérieuses ; d'ailleurs Mrs. Eddy passait tout son temps au tribunal de Boston, réclamant à ses élèves des payements en retard, les accusant de livrer ses secrets, etc.. Furieuse de ne pas réussir par ce moyen dans sa lutte contre Spofford, elle se troubla de plus en plus et passa ses nuits à crier contre lui dans un véritable accès de délire. Enfin elle finit par organiser une sorte de conspiration contre lui et paya une grosse somme à un individu pour qu'il attirât Spofford dans un guet-apens et qu'il le mit à mort. Tout cela finit par un procès scandaleux et ridicule où Mrs. Eddy et son mari furent condamnés à une amende. Toutes ces aventures et ces délires faisaient le plus grand tort à l'école de Mrs. Eddy : beaucoup d'élèves commençaient à se fatiguer du magnétisme malicieux, de ces querelles et de ces procès perpétuels, il y eut des découragements et des défections. La fondatrice lutta un an, essayant de ramener à elle les rebelles, elle n'y réussit pas et sentit qu'il fallait renoncer à l'école de Lynn. Son troisième mari mourut et en 1882 elle fut obligée de quitter la ville de Lynn, n'emmenant avec elle qu'une demi-douzaine de fidèles, mais décidée à tout recommencer à nouveau : Mrs. Eddy avait alors 61 ans.


2. — Le développement de la Christian Science.

Mrs. Eddy avait une foi en elle-même et une énergie indomptables : puisqu'elle avait échoué dans une tentative restreinte elle résolut de recommencer sur un plus grand pied. Elle transporta son école dans une grande ville, à Boston, et commença d'abord ses cours dans le salon d'une amie avec qui elle ne tarda pas à se brouiller. Afin de donner plus de publicité à sa tentative elle fonda avec l'aide de Buswel un journal qui devait paraître tous les mois avec huit pages de petit format The Journal of Christian Science. Les quelques élèves restés fidèles se cotisèrent pour payer les frais auxquels Mrs. Eddy ne participa pas bien entendu. « Ce journal qui promettait à tous santé, bonheur et fortune fut envoyé partout, dans les villages les plus éloignés du Missouri et de l'Arkansas, dans les déserts du Nébraska et du Colorado où les gens ont beaucoup de temps à perdre et un grand besoin de croire au miracle. » Ce journal leur fournissait des prophéties, des récits de guérisons merveilleuses et des déclamations sur le « mesmérisme malicieux » qui expliquait tous les insuccès. En même temps le livre Science and Health était revu par M. Wiggins qui essayait de le mettre dans un anglais plus intelligible (cet ouvrage d'ailleurs a été retouché par une trentaine de personnes) et il était publié pour la seconde fois. D'autres livres étaient préparés et publiés, Christian Healing. — The people is God. — Defence of Christian Science. — Historical Sketch of Metaphysical Healing.

L'école de Boston fut légalisée en 1883 et elle devint la source d'un revenu considérable. « Le cours contenait 50 étudiants et durait trois semaines », à ce cours primaire s'ajoutait un cours normal, un cours d' « obstétrique métaphysique » (?) et un cours de théologie, l'enseignement complet coûtait 800 dollars. Les élèves étaient nombreux et chaque cours devait être répété plusieurs fois, il fallut bientôt établir des succursales, des cours préparatoires dans d'autres états, dans la Californie, le Nébraska, le Colorado, à New-York, Chicago, Denvers, dans douze autres cités moindres.

Les traitements se multipliaient dans la même proportion, le journal était plein du récit des guérisons : on inaugura le traitement à distance, source de grands bénéfices, car il était payé 5oo dollars et consistait simplement à penser à la personne malade et à lui envoyer ainsi la guérison. De tous les côtés Mrs. Eddy déployait une activité merveilleuse, parlant sans cesse dans des cours et dans des conférences, exigeant que l'on parlât d'elle continuellement et se faisant faire des cadeaux par tout le monde. Tous ces succès permirent une installation dans un bel hôtel de Commonwealth Avenue et le journal fit une description enthousiaste du luxe de sa fondatrice.

Ce n'est pas que les difficultés eussent disparu; elles. surgissaient tous les jours et souvent menaçantes au point de tout compromettre. Ainsi une élève du cours « d'obstétrique métaphysique » avait assisté une femme pendant son accouchement et l'avait laissée mourir d'hémorragie sous ses yeux. Il y eut un procès en responsabilité médicale et un grand tapage dans les journaux contre « ces Scientists qui se mêlaient d'accouchements sans en savoir plus que les bébés qu'ils voulaient mettre au monde ». L'accoucheuse fut condamnée et Mrs. Eddy ne voulut pas la défendre ni l'aider à payer l'amende, elle se borna à la répudier comme mauvaise élève : cela fit un très mauvais effet.

En 1883, M. Julius Dresser qui avait autrefois connu Mrs. Eddy lors de sa maladie nerveuse et du traitement de sa paraplégie vint à Boston et fut surpris du rôle qu'il lui voyait jouer. Il raconta tout ce qu'il savait sur les rapports de Mrs. Eddy avec Quimby ; il publia les lettres et les poèmes reconnaissants de Mrs. Eddy tout à fait opposés à ce qu'elle racontait sur sa guérison miraculeuse et sur sa révélation. Mrs. Eddy furieuse déclara qu'elle avait écrit ces documents sous l'influence du magnétisme malicieux manœuvré par Quimby et couvrit d'ordures la mémoire de celui qu'elle avait autrefois adoré. Quelques étudiants cependant eurent la curiosité de connaître ce Quimby : ils lurent les livres qu'avait publiés Warren E. Evans, en 1869, sur ce guérisseur et ils trouvèrent cet enseignement infiniment plus raisonnable que celui de leur maître. Quelques-uns se séparèrent de l'école, non sans difficultés, et ce fut le principe du mouvement de la New Thought. Un étudiant essaya aussi de publier un livre où il essayait d'éclaircir les idées de Mrs. Eddy, et qui menaçait de créer des hérésies.

La fondatrice de la Christian Science tint tête à tous les ennemis : elle édicta des règlements draconiens interdisant à tout jamais à ses élèves de lire une ligne d'un livre parlant de traitement mental qui né fût pas signé par elle, leur interdisant également de publier jamais une étude ou une traduction quelconque sur ses propres ouvrages : les religions menacées se protègent en mettant à l’index les ouvrages des infidèles. Le procédé réussit encore à Mrs. Eddy qui, à force d'énergie, d'orgueil et de foi inébranlable, put surmonter tous les obstacles et parvint à l'apothéose.

Échappée au danger terrible de la division de son école, cette femme de 70 ans rallia de nouveaux élèves, fit des articles de réclame de tous les côtés, fonda des églises dans toutes les villes et devint rapidement toute puissante. En 1888. il y eut une grande réunion à Chicago qui fut un triomphe : « elle dut recevoir 3000 personnes et sur son passage le peuple s'écrasait pour la toucher, on s'arrachait des lambeaux de ses vêtements pour en faire des reliques, des paralytiques guérissaient en touchant un pli de sa robe et des mères lui tendaient leur enfant malade pour qu'elle le regardât seulement. » Les fidèles ont appelé cette scène la manifestation de la Pentecôte.

Une église avait été bâtie à Boston par les membres de la société de la Christian Science réunis en une sorte de congrégation et administrés par un comité. Mrs. Eddy n'en était pas absolument satisfaite parce que cette église était assez modeste et qu'elle n'en avait pas la propriété absolue. Après beaucoup de manœuvres habiles elle arriva à ses fins : on fit appel à tous les fidèles et en 1894 on posa la première pierre de la Cathédrale de Mrs. Eddy. Ce monument, la Mother Church de Boston, ne devait pas être une église locale, mais devait être à la tête de toutes les autres églises : Mrs. Eddy en était le Pastor emeritus ; elle gouvernait avec un comité de directeurs purement fictif « où Mrs. Eddy et Dieu faisaient la majorité ». Le travail payé d'un prix colossal fut fait rapidement et le service de dédicatlon eut lieu le 5 janvier 1895. Cette église est un beau monument de marbre et de granit dont l'architecture est imposante et qui peut contenir deux mille personnes. Il contient pour son pasteur « une chambre de la mère » toute en bois rare, en marbre, en onyx et en or, meublée par les enfants des sociétaires les busy bees. Quand Mrs. Eddy vint à Boston pour la cérémonie de dédication, 30000 personnes attendaient à l'entrée du temple : il fallut célébrer cinq services de suite pour satisfaire une partie du public et une foule incroyable défila douze par douze dans la Mother's Room comme pour recevoir les sacrements.

Depuis ce moment solennel Mrs. Eddy parut peu en public, elle se retira dans ses propriétés de Concord et « dans un isolement pareil à celui du grand Lama elle assista elle-même non à sa béatification, mais à sa divinisation ». Il fut admis parmi les disciples loyaux que la Christian Science est la descendance qui résulte de la communion de Mrs. Eddy avec Dieu de la même manière que Jésus vient de Marie : « le résultat de cette deuxième immaculée conception est un livre et non un homme parce que notre siècle est plus spirituel que celui de Jésus-Christ. » Dans les cérémonies qui se font dans la cathédrale, un homme lit des versets de l'évangile et une dame en grande toilette, qui représente Mrs. Eddy, lit en réponse les nouveaux versets de Science and Health qui écrasent toujours les premiers, car « l'idée féminine de Dieu est bien plus élevée que l'idée masculine et Jésus n'était que le représentant masculin de l'idée spirituelle ». Ces expressions entortillées semblent hésiter encore, mais bientôt Mrs. Eddy serait devenue une divinité.

Malheureusement elle mourut à Boston, à l'âge de 89 ans, le 4 décembre 1910, d'une attaque de pneumonie. Les disciples firent autant que possible le silence sur sa mort, car dans sa religion la mort n'existe pas et il ne faut pas en parler. Mrs. Eddy était simplement entrée dans une autre phase de son existence, où elle continuera son travail individuel, où elle peut encore continuer à progresser. Il n'y a pas de rituel pour les enterrements, et tous les services ont continué comme si elle était vivante; elle n'est pas morte, elle est simplement sortie de la chair,  « she passed out ot the flesh ». On a parlé un moment de la prétention de Mrs. Augusta E. Stetson, première oratrice dans l'église de New- York, à se mettre à la tête de toute l'église; mais elle a déclaré que Mrs. Eddy ne pouvait avoir de successeur et qu'elle n'accepterait pas cette situation.

À ce moment l'église mère de Boston contenait près de 5oooo membres, il y avait aux Etats-Unis 668 églises de la Christian Science. Ces églises étaient desservies par 1336 ministres et 85096 communiquants, les guérisseurs répandus dans toute l'Amérique étaient innombrables. Il y avait d'ailleurs des succursales assez nombreuses à l'étranger, en Italie, en France, dans la Grande-Bretagne, au Canada, dans la Colombie britannique, en Allemagne, en Norvège, en Suisse, dans l'Inde, dans la Chine, dans le sud de l'Afrique, dans l'Australie, etc. La branche la plus importante de la Christian Science à l'étranger parait être celle qui s'est développée en Angleterre sous la direction du Dr Schofield, plus tard sous l'influence de la comtesse Dunmore, elle ne paraît pas présenter des caractères bien originaux (2).


3. — Le livre Science and Health.

Le moment est venu de chercher quelles sont les doctrines et les méthodes qui ont déterminé un aussi prodigieux succès. Les scientists nous répètent sans cesse que tout est contenu dans un livre célèbre publié pour la première fois à Boston en 1875 et qui a maintenant plus de 180 éditions ; Mrs. Eddy elle-même nous recommande son livre avec quelque complaisance : « Le livre que j'ai écrit sur Christian Science est la vérité absolue... c'est l'âme de la divine philosophie et il n'y a pas d'autre philosophie :... ce n'est pas une recherche après la sagesse, c'est la sagesse... quand Dieu parle, j'écoute... » Nous ne devons pas hésiter à lire ce fameux livre Science and Health. Mon exemplaire de la 176e édition est un volume, petit in-8°, sévèrement relié en noir et portant sur le plat gravé une croix et une couronne entourées de ces mots : « Heal the sick, raise the dead, clean out lepers, cast out demons. » Il a pour titre : Science and Health with the Key to the Sciptures, il débute par des maximes de l’évangile et par des citations de Shakespeare dont l'une au moins est bien à sa place : « There is nothing either good or bad, but thinking makes it so. » Une préface enthousiaste nous apprend que les temps des penseurs sont venus et que la vérité frappe à la porte de 1'humanité, « elle nous montre qu'une grande découverte a été faite en 1866 et que l'on peut grâce à elle guérir à la fois la maladie et le péché ». Un premier chapitre sur la prière n'est pas sans éloquence : il nous montre que la prière silencieuse, plutôt que la prière qui s'entend, la prière jointe à un fervent désir de savoir et de faire la volonté de Dieu nous fait pénétrer dans la vérité, qu'elle a un effet bienfaisant sur les malades, car elle donne à l'esprit plus de pouvoir sur le corps grâce à une foi aveugle en Dieu.

L'ouvrage semble se diviser ensuite en trois parties très inégales, la première partie la plus longue et la plus importante traite sans aucun ordre un certain nombre de sujets philosophiques ou historiques : l'expiation du Christ, le mariage, Christian Science et le spiritualisme, le magnétisme animal, la science, la théologie, la médecine, les premiers pas vers la guérison, la science de l'être sont les titres des principaux chapitres. La deuxième partie est intitulée : « la clef des Écritures » et présente un essai d'interprétation au point de vue de l'auteur de quelques textes de la Bible. La troisième partie sous ce titre « fruitage, la récolte » est un recueil d'observations relatant les guérisons les plus remarquables.

Il faut ajouter comme dernière remarque générale que la lecture de ce livre est fort difficile surtout pour un étranger. À l'absence totale d'ordre et de composition se joint un style fort étrange, que je n'ai pas le droit de juger, mais que les termes bibliques, les archaïsmes, les expressions bizarres volontairement et perpétuellement recherchées rendent trop souvent à peu près incompréhensible. Si j'ose exprimer cette opinion, c'est que bien des critiques anglais l'ont formulée également : « il faudrait, disait l'un d'eux, un lexique spécial pour comprendre ce livre : le mot « fiancé » signifie ici « intelligence spirituelle », le mot « mort » signifie « illusion », le mot « mère » signifie « Dieu », etc.. » Dans ces conditions l'intelligence des idées philosophiques de cet ouvrage pourrait devenir délicate s'il contenait des conceptions nouvelles et compliquées ; mais heureusement ce livre ne contient qu'un petit nombre d'idées assez connues et très simples incessamment répétées à tort et à travers au milieu d'une foule de métaphores et il ne semble pas bien difficile de les en extraire pour les résumer.

Il n'y a pas lieu d'insister sur les interprétations de la Bible : elles sont très bizarres et souvent amusantes. Mrs. Eddy transforme tous les textes souvent au moyeu de simples jeux de mots et ce qu'elle ne peut pas transformer elle l'attribue à des erreurs de copiste. Elle arrive toujours à démontrer que tous les passages des livres sacrés sont une simple préparation à son propre livre. « Divisez le nom d'Adam en deux syllabes et vous lirez a  dam (un obstacle, une obstruction), c'est le début de toutes les erreurs de l'esprit mortel... Jésus n'a pas pris de drogues pour calmer l'inflammation de ses plaies, il n'a pas eu besoin de nourriture, ni d'air pur pour ressusciter les énergies éteintes, il n'a pas demandé l'habileté d'un chirurgien pour guérir ses mains et ses pieds déchirés... il a ainsi complètement démontré la supériorité de la science divine dans sa victoire sur la mort et sur le tombeau » (p. 45) (3). Ces interprétations ont pu avoir quelque utilité pour donner à la Christian Science un caractère religieux et la rattacher au christianisme, elles n'ont pas d’autre importance.

La plus grande partie de l'ouvrage est consacrée à l'affirmation d'une sorte de philosophie simplement, violemment idéaliste et spiritualiste. Je dis l'affirmation, car Mrs. Eddy ne sent jamais le besoin d'expliquer, ni surtout de démontrer quoi que ce soit ; elle ne semble pas concevoir qu'il existe autre chose que l'affirmation et la répétition de l'affirmation. Cette philosophie peut être résumée par ces trois maximes fondamentales :

God is all in all,
God is good, good is mind,
God spirit being all, nothing is matter.


[Dieu est tout en tout,
Dieu est bon, Dieu est esprit,
Dieu esprit étant tout, rien n’est matière.]

Mrs. Eddy ajoute finement que ces propositions fondamentales peuvent être lues a l'envers sans inconvénients, elles gardent le même sens : « cela prouve mathématiquement leur exact rapport avec la vérité ». C'est là un des rares passages où l'auteur parle de démonstration et l'on voit qu'il ne se montre pas bien difficile. En un mot tout est spirituel et le principe de ce monde est Dieu « qui est un esprit immortel ». « Vie, vérité et amour constituent les trois personnes en une appelée Dieu, le triple divin principe » (p.331). « Père-Mère est le nom de Dieu, ce qui indique ses tendres relations avec sa créature spirituelle » (p. 332). On peut remplacer le nom de Dieu par divers synonymes qui indiquent ses fonctions, « divin principe, vie, vérité, amour, âme, esprit, pensée ». Enfin il faut ajouter que dans sa philosophie, Mrs. Eddy donne une certaine place au christianisme dont elle a pris le nom : elle croit à Jésus-Christ, fils de Dieu, au Saint-Esprit, elle admet l'expiation des péchés par l'incarnation de Jésus, sa crucifixion et sa résurrection, mais il faut reconnaître qu'elle parle peu de ces dogmes et qu'elle ne cherche pas à les rattacher nettement à son système idéaliste.

La vie est une manifestation de Dieu, « elle est le Divin principe, pensée, âme, esprit, elle est sans commencement et sans fin » (468), « l'esprit est seul Dieu, et l'homme est son image et sa ressemblance La conscience et l'individualité de l'homme sont des reflets de Dieu, elles sont des émanations de Celui qui est vérité et amour, l'homme immortel n'est pas et n'a jamais été matériel, mais toujours spirituel et éternel » (336).

La partie négative de cette philosophie est plus importante et plus développée que cette première partie positive. Mrs. Eddy a en horreur le concept de la matière et perpétuellement elle répète que la matière n'existe pas ; elle ne cherche pas à l'expliquer, à la transformer, elle est radicale et la supprime tout simplement. C'est le troisième grand principe : « God, Spirit being all, matter is nothing. » « La croyance à la vie et à la réalité de la matière a été meurtrière dès le commencement » (89). « Le réel, je le proclame éternel, mais son antipode, ou le corporel, je le décris comme non réel ; l'esprit, je l'appelle la réalité et la matière, la non-réalité. »

Bien d'autres choses ont le même sort : le mal, le péché, la pauvreté, la maladie, la mort déplaisent également à notre réformatrice et sans plus d'embarras elle les supprime tout simplement : c'est le 4e, principe fondamental : « Life, God, omnipotent good deny death, evil, sin, disease [La vie, Dieu, le bien omnipotent, nie la mort, le mal, le péché, la maladie]» (413). «Rien n'est réel et éternel, rien n'est esprit que Dieu et son idée, le mal n'a pas de réalité, il n'est ni une personne, ni une place, ni une chose... » (71). «Quand donc sera démasquée l'erreur de croire qu'il y a de la réalité, de la vie dans la matière et que le péché, la maladie et la mort sont des créations réelles de Dieu » (206).

Malheureusement de telles négations ne suffisent pas ; comment se fait-il que les hommes continuent à croire à l'existence de la matière, à la réalité de la souffrance et de la mort. La réponse est encore bien simple : cela provient d'une erreur absurde, d'une illusion fondamentale qui fausse l'esprit humain. Cette illusion, Mrs. Eddy l'appelle mortal mind, l'esprit mortel. Ce mot vague dont elle reconnaît l'imperfection (114) désigne pour elle toutes les erreurs possibles, c'est la chair opposée à l'esprit, c'est l'esprit humain coupable en contradiction avec le divin esprit et la vérité (114). « Ce qu'on appelle matière étant sans intelligence ne peut dire : je souffre, je meurs, je suis malade, je suis bien ; c'est l'esprit appelé mortel qui crie de la sorte. Pour le sens mortel, péché et souffrance sont réels, mais le sens immortel ne contient ni mal, ni pestilence. Vous dites qu'un abcès est douloureux, mais cela est impossible, car la matière sans l'esprit n'est pas douloureuse. L'abcès manifeste seulement par l'inflammation et l'enflure une croyance à la douleur et c'est cette croyance qui est appelée un abcès ; que sa croyance soit atténuée et il guérira de son abcès C'est l'esprit malade et non la matière qui contient l'infection. » (153). La croyance universelle à la mort ne sert à rien, elle ne peut mettre en évidence la vie et la vérité. La mort sera trouvée à la longue n'être qu'un rêve mortel qui vient dans les ténèbres et qui disparaît dans la lumière (42)

On devine aisément les théories physiologiques et médicales qui découlent de semblables conceptions. Les sciences et en particulier les sciences physiques n ont aucune valeur, ce sont des inventions du mortal mind, des croyances aveugles (124). « L'acte de décrire les maladies, leurs symptômes, leurs localisations, leur fatalité, n'est pas scientifique : avertir les gens du danger de la mort est une erreur qui tend à effrayer devant la mort ceux qui sont ignorants de la vie et de Dieu (79) » La vérité est beaucoup plus simple : le corps n'existe pas, et par conséquent ne joue aucun rôle «Comprendre que l'esprit est infini, qu'il n'est pas borné par la corporalité, qu'il ne dépend ni des oreilles, ni des yeux pour voir et entendre, ni des muscles ou des os pour marcher, c'est un pas vers la science de l'esprit par laquelle nous discernons la nature et l'existence de l'homme » (84). La mort n'existe pas et les maladies n'existent en aucune façon, le corps et ses organes n'ont rien à faire avec la vie : « Un homme pourrait aussi bien vivre sans ses poumons s’il pensait qu'il le peut... qu'importe l'ulcération de ses poumons. Dieu est bien plus pour l’homme que ses poumons... Peut-on admettre qu'un dyspeptique soit un être créé à l'image de Dieu ? Un dyspeptique n'aurait pas la domination sur les oiseaux des airs et les bêtes des champs, puisque en mangeant un petit morceau de chair animale, il ne pourrait pas s'en rendre maître ; par conséquent Dieu n'a jamais créé un dyspeptique : c'est la peur, l'hygiène, la physiologie et la physique qui en ont fait contrairement aux commandements de Dieu » (222).

Malheureusement des entêtés persistent à parler de maladies et de souffrances, comment est-ce possible ? Il s'agit uniquement d'illusions et de fausses croyances de l'esprit mortel. « II n'y a pas d'inflammation en réalité, il y a simplement la peur de l'inflammation » (414). « La cause de toute maladie est mentale, c'est une croyance mortelle, une conviction erronée de la nécessité et du pouvoir de la mauvaise santé et une peur que l'esprit soit impuissant à défendre la vie Sans cette croyance humaine aucune circonstance n'aurait le pouvoir de produire la souffrance » (377). « On fit croire à un homme qu'il occupait un lit où un malade venait de mourir du choléra : immédiatement les symptômes du mal apparurent et cet homme mourut. Or il n'avait pu attraper le choléra par contact matériel, puisqu'en réalité aucun malade n'avait été dans ce lit. Si un enfant est exposé à la contagion, sa mère effrayée crie : « mon enfant va être malade ». Les lois de l'esprit mortel et ses propres peurs gouvernent son enfant plus que cet esprit d'enfant ne se gouverne lui-même et produisent leur effet qui aurait pu être évité par une autre compréhension et on dit alors que c'est l'exposition à la contagion qui a fait le mal » (154). De même si un enfant a des vers ou quelque autre maladie, c'est toujours parce que ceux qui sont auprès de lui gardent avec peur cette idée dans leur esprit.

Des objections faciles et grossières nous viennent immédiatement à l'esprit, mais elles sont rapidement écartées. « Si une dose de poison est avalée par erreur et si le sujet meurt sans que personne sache qu'il a pris du poison, est-ce encore la croyance humaine qui a produit ce décès ? Sans aucun doute : la vaste majorité du genre humain, quoi qu'elle ne sache rien de ce cas particulier, croit que cette drogue est un poison mortel, cela est admis par le mortal mind et c'est cette majorité des opinions qui influe sur le malade, plutôt que l'opinion des quelques personnes présentes dans sa chambre (178) Vous direz que les chevaux et les vaches ne pensent pas à leurs poumons, mais les animaux domestiques sont contrôlés par la pensée de leurs maîtres humains, c'est nous qui avons corrompu les chevaux et les vaches et qui leur avons appris la pneumonie et la colique. »


4. — La thérapeutique philosophique.

Dans ces conditions la thérapeutique se simplifie énormément : bien entendu, il n'est jamais question de diagnostic, il s'agit d'un malade et voilà tout. La conduite du médecin devient très uniforme, car le même traitement s'applique sans exception à toutes les maladies. Un point sur lequel Mrs. Eddy insiste souvent c'est qu'il ne faut pas limiter sa thérapeutique aux seules maladies nerveuses, mais qu'il faut l'appliquer indistinctement à toutes les maladies quelles qu'elles soient. « La Science Chrétienne ne doit pas se borner à traiter les cas d'hystérie, d'hypocondrie, d'hallucination, tandis que les autres maladies seraient traitées par le médecin ordinaire : une maladie n'est pas plus réelle qu'une autre, toutes les maladies sont le résultat de l'éducation et aucune ne dépasse le mortal mind. « Des maladies aiguës sont aussi disposées à céder à la vérité que des formes moins distinctes et chroniques » (176).

Cette thérapeutique unique est surtout négative : elle consiste d'abord et essentiellement à supprimer complètement tous les traitements chirurgicaux ou médicaux quelconques que la science humaine a inventés, ils sont tous aussi inutiles et aussi absurdes les uns que les autres. Les élèves du « metaphysical college » qui « étaient déjà aussi ignorants que des enfants sur l'anatomie et la physiologie ne doivent pas non plus apprendre un mot de pharmacie ou d'hygiène, ils ne doivent pas plus apprendre à lier une artère qu'à prendre une température ». Parmi les pratiques les plus condamnées se trouvent les pratiques que l'on croirait à tort toutes voisines, celles du magnétisme animal : « les observations propres de l'auteur l'ont convaincue que le magnétisme animal n'est pas un agent curatif et que ses effets sur ceux qui le pratiquent et sur leurs sujets conduisent à la mort morale et phvsique » (101). Il faut enfin supprimer toute précaution hygiénique : « les dyspeptiques pourront manger et boire ce qu'ils voudront, car Dieu a donné à l'homme la domination non seulement sur le poisson qui est dans la mer, mais aussi sur le poisson qui est dans son estomac ». Il ne faut se préoccuper ni de la fatigue, ni du repos, ni même de la propreté : « Habituer un enfant à des ablutions quotidiennes est aussi absurde que serait l'acte de prendre tous les jours un poisson hors de l'eau et de le couvrir de sable afin de le rendre plus vigoureux dans son élément » (413).

Une seconde partie de cette thérapeutique négative est encore plus importante, il faut absolument supprimer les précautions morales que nous prenons en quelque sorte contre la maladie, c'est-à-dire cette peur perpétuelle que nous avons du mal, cette inquiétude dans laquelle nous sommes plongés dès que nous ressentons le moindre trouble. « Cette mère n'est pas une Christian Scientist et son affection est bien mal dirigée quand elle dit à son enfant : vous paraissez fatigué, vous paraissez malade, vous avez besoin de repos, vous avez besoin de prendre une médecine... Une telle mère court après son petit qui se figure s'être blessé en tombant sur le tapis, elle lui dit en gémissant plus puérilement que l'enfant : « Maman sait que tu t'es fait mal » ; la mère serait bien mieux inspirée en disant : « Oh rien du tout, tu ne t'es pas fait de mal, ne pense donc jamais que tu t'es fait du mal. » Quand on parle ainsi l'enfant oublie tout de son accident et s'en va jouer » (154, 155). On peut dire que la lutte contre la peur de la maladie est l'essentiel de la Christian Science, sans cesse l'auteur répète : « Nous devons maîtriser la peur au lieu de la cultiver (198)... Le médecin doit supprimer la peur de la maladie ainsi que la croyance en sa réalité et en sa fatalité, croyance qui fait plus de mal que n'importe quel accident (198) … Toujours commencez votre traitement en calmant la peur des malades... faites bien attention à cette simple règle de la C. S. et vous verrez que cela diminuera les symptômes de toute maladie... si vous réussissiez à enlever entièrement la peur, votre malade serait guéri (411) et n'oubliez pas qu'il s'agit aussi bien de supprimer la peur du médecin que la peur du malade, car la croyance du malade est modelée sur celle du médecin, même si celui-ci ne dit rien » (198).

Allons plus loin, pour rassurer complètement le malade et le médecin il faut supprimer la croyance à la maladie : « La médecine enseigne bien le néant des hallucinations... on dit aux enfants qu'il ne faut pas croire aux fantômes... pourquoi croire davantage à la maladie qui existe encore moins ? (352)... La paralysie est une croyance au pouvoir de la matière, détruisez cette croyance, montrez à l'esprit mortel que les muscles n'ont aucun pouvoir qui puisse être perdu, que l'esprit leur est toujours supérieur et vous guérirez toute paralysie (375) .. Opposez la vérité à toute forme d'erreur : les tumeurs, les ulcères, les tubercules, les inflammations, les douleurs, les déformations d'articulations sont des ombres d’un rêve que l'on fait tout éveillé, de sombres images de l’esprit mortel qui s'enfuient devant la lumière de la vérité » (418).

Remplacez maintenant toutes ces pratiques médicales si ridiculement inutiles, toutes ces craintes et ces croyances erronées par des croyances puissantes et salutaires, « par la conviction que l'esprit gouverne le corps non pas partiellement, mais entièrement, et sachez que cette conviction est l'agent le plus efficace de la pratique médicale (111)... Puisque l'Esprit est supérieur à tout, appuvons-nous sur-l'Esprit » (144)- C'est pour parvenir à ce résultat, pour bien pénétrer l'esprit des malades de ces vérités qu'il faut leur exposer tout le système métaphysique de Mrs. Eddy sur l'esprit qui est tout et la matière qui n'est rien. C'est en supprimant l'idée de la réalité de la maladie que ce système aura tout son pouvoir curatif.

Ajoutez-y des bonnes paroles d'encouragement et de sympathie : « Le médecin qui manque de sympathie pour son compagnon n'est pas digne d'être un homme... celui qui n'aime pas son frère qu'il a sous les yeux, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas » (366). « Tout le système, dit un psychologue Américain, M. Goddard, doit toujours être exposé avec l'apparence d'un grand zèle désintéressé pour le bien d'autrui, avec une grande confiance en soi-même et il faut bien le dire avec beaucoup de déclamations qui rappellent un peu trop les trompettes de l'armée du salut (4). »

Si on veut se représenter la mise en pratique de cette singulière thérapeutique métaphysique, appliquée indistinctement à toutes les maladies possibles, on ne peut mieux faire que de lire la description si vivante et si amusante qu'en a donnée Mark Twain dans son petit livre sur Christian Science (5). La peinture est évidemment un peu chargée, mais les tons en restent très justes. Le héros du livre vient de faire une chute grave dans les montagnes, il est ramené tout couvert de terribles contusions et les membres fracturés. Une femme qui pratique la Christian Science est amenée auprès du blessé, non sans peine, car elle voulait le traiter de loin par absent treatment. Elle n'examine aucunement les blessures, mais elle reproche durement au malheureux ses gémissements de souffrance : « Vous ne devez pas sentir de douleur, lui dit-elle, car la douleur n'existe pas et parler de choses qui n'existent pas comme si elles existaient, c'est une contradiction absurde. La  matière n'a pas d'existence, rien n'existe que l'esprit, et l'esprit ne peut pas ressentir de douleurs, tout au plus peut-il l'imaginer faussement. — Mais, dit le blessé, si l'on souffre tout autant. — Cela n'est pas, une chose qui n'est pas réelle ne peut exercer les fonctions de la réalité ; la douleur est irréelle, donc la douleur ne peut pas faire souffrir. » En avançant à grands pas au travers de la chambre, la doctoresse a marché sur la queue du chat qui proteste par un juron désespéré et le blessé de murmurer avec timidité : « Est-ce que l'opinion du chat sur la douleur peut être considérée comme valabe ? — Un chat n'a pas d'opinion, les opinions ne viennent que de l'esprit et les animaux étant éternellement périssables n'ont pas été gratifiés d'un Esprit, ils n'ont donc pas d'opinion. — Alors, il s'est seulement imaginé qu'il sentait une douleur, le chat? — Paix là, le chat n'a pas d'imagination... ce sont vos imaginations à vous qui sont vides et folles. — Je suis martyrisé par des douleurs imaginaires, soit; mais je ne pense pas que je pourrais souffrir davantage si elles étaient réelles. Que dois-je faire pour m'en débarrasser? —Vous n'avez pas à vous débarrasser d'elles puisqu'elles n'existent pas ; ce sont des illusions propagées par la matière et la matière n'a pas d existence. — . Mais si la matière n'est rien, comment peut-elle propager quelque chose? » Dans sa compassion elle eut presque un sourire, elle eût souri complètement si le sourire eût été quelque chose : « C'est tout à fait simple, dit-elle, les quatre propositions fondamentales de Christian Science expliquent cela très bien : 

1° Dieu est tout dans tout ; 
2° Dieu est le bien, le bien est esprit ; 
3° Dieu, l'esprit étant tout, la matière n'est rien ; 
4° la vie, le Dieu tout-puissant, le bien contredisent la mort, le mal. le péché, la maladie ;

ces propositions sont évidentes, même lues à l'envers, même lues dans tous les sens... Voilà, maintenant vous comprenez tout. » Le malade complètement abasourdi finit par répéter avec la doctoresse toutes les formules et s'affaisse en murmurant : « C'est étonnant. » Comme la guérisseuse lui demande en payement 234 dollars, il essaye de lui donner un chèque imaginaire, mais elle exige des dollars substantiels, ce que le pauvre blessé trouve inconséquent.

Il y a évidemment beaucoup de vrai dans cette description humoristique : ni les médecins « scientists », ni leurs pauvres malades ne comprennent un mot à ce qu'ils disent. Ce sont de part et d'autre de vagues bégaiements sur Dieu, l'esprit, la matière, le péché, la maladie, la santé, l'harmonie, la négation de l'erreur, etc. Mais il ne faut pas oublier que ces vagues et absurdes déclamations ont réussi à fonder des cathédrales et à soulager des millions d'hommes. Le dernier chapitre de Science and Health, intitulé « Fruitage, la récolte » contient la description de 80 observations des guérisons les plus remarquables et de nombreuses lettres de remerciements et d'actions de grâce. Ces observations sont choisies parmi la grande quantité de documents de ce genre que le Journal publie incessamment. Dans ces observations, il s'agit de la guérison d'une foule de maladies de toute espèce depuis la migraine,- la constipation, l'alcoolisme, l'eczéma, la cataracte, jusqu'à la folie,  l'épilepsie, les lésions des valvules cardiaques, les cancers, la consomption du poumon réduit à « l'état de papier mouillé et entièrement restauré » ; il y a même des cas de « chirurgie mentale » où l'on voit que des bras cassés se sont recollés tout de suite. Ajoutons qu'il ne s'agit pas seulement des maladies, mais que les troubles de la conduite morale, les vices et les péchés sont également supprimés d'une manière radicale : « le péché comme la maladie n'est qu'illusion et le réveil de ce rêve mortel nous conduit à la santé, à la sainteté et à l'immortalité. La science humaine a voulu faire Dieu semblable à l'homme, la Christian Science fait l'homme semblable à Dieu » (230). Jamais un système métaphysique n'a encore produit de si remarquables résultats et, si à bien des points de vue le système de Mrs. Eddy nous paraît rappeler un idéalisme banal et peu logique, ses résultats pratiques le mettent hors de pair et lui assurent une remarquable originalité.

Il me semble juste de rattacher au mouvement de la Christian Science des tentatives en apparence différentes, mais qui sont fondées sur le même principe. Elles essayent de se distinguer de l'école de Mrs. Eddy et même de s'opposer à elle, mais en réalité elles l'imitent et cherchent à profiter de son succès. Une des plus intéressantes me semble être l'école américaine de métaphysique dirigée par M. Leander Edmund Whipple (The Philosophy of Mental Healing, 1893, 1904, Practical Health, 1907). Ici aussi on affirme que « la santé est la conclusion naturelle d'un principe métaphysique indiquant la véritable relation de l'homme avec l'univers », ici aussi on soutient que la maladie résulte des idées fausses que nous avons à son propos : « C'est parce que l'homme y pense qu'il y a des microbes dans le sang du lapin... Si l'on suggérait à temps au cobaye de ne plus tant penser au bacille de Koch, il ne serait plus tuberculeux. ». Ce qu'il y a de plus curieux dans cette école c'est que son programme d'enseignement constitue un véritable cours de philosophie analogue à celui des classes de nos lycées. L'enseignement se compose de sept cours : 1° Philosophie générale, 15 leçons ; 2° symbologie, 12 leçons ; 3° éthique, 16 leçons ; 4° mentalité, 16 leçons ; 5° science, 16 leçons ; 6° le cours normal de traitement métaphysique en 12 leçons ; 7° instructions orales pratiques en 24 leçons. Ce cours complet de philosophie doit être intéressant, mais nous avons quelque peine à comprendre comment on peut présenter tout cet enseignement comme un enseignement médical et en faire la seule introduction à la pratique de la médecine. Il me semble qu'il y a là un exemple frappant de l'influence persistante de Mrs. Eddy.


On pourrait faire aussi une étude curieuse sur un personnage nommé Antoine le guérisseur, qui a joué récemment un rôle assez important à Jemmapes-lès-Liège en Belgique et dans le Nord de la France. C'est l'auteur d'un petit livre bizarre qui a pour titre : Le couronnement de la révélation d'Antoine le guérisseur. L'auréole de la conscience, 1907-09. Dans sa Revue mensuelle de l'enseignement du nouveau spiritualisme, Antoine le guérisseur propose « un seul remède pour guérir l’humanité » et il est singulier de remarquer que ce remède c'est « la négation de la maladie et de la souffrance, la négation du mal, cette chose qui n'existe pas ». Sans doute il s'agit d un enseignement beaucoup plus simple et de pratiques qui se rapprochent davantage des simples guérisons miraculeuses, mais on y retrouve bien des expressions analogues à celles de la Christian Science. Il se peut qu'il y ait encore là, d'une manière plus ou moins indirecte, une influence du même genre. Aussi n'y a-t-il pas lieu de séparer ces écoles métaphysiques ou spiritualistes : les réflexions rapides que je désire présenter à propos de la Christian Science s'appliqueront aussi à ces diverses imitations de son enseignement.

 

5. — La valeur de la thérapeutique philosophique.

Si nous voulons essayer de comprendre et d'apprécier le singulier mouvement d'idées qui a constitué la Christian Science et les thérapeutiques métaphysiques, nous pouvons nous placer à trois points de vue différents. En premier lieu il faut comprendre quelles sont les idées fondamentales qui ont inspiré ces doctrines et qu'elle est leur véritable origine. Deuxièmement nous chercherons quelles ont été les raisons qui ont favorisé leur succès et qui ont déterminé cet énorme mouvement de croyances populaires. Enfin, nous apprécierons l'importance de ces doctrines au point de vue pratique en les comparant aux thérapeutiques que nous connaissons déjà, les thérapeutiques par les miracles.

Cette doctrine prend le nom de « chrétienne » et se présente avec des apparences religieuses : cependant il ne faut pas s'y tromper, ce n'est pas en réalité une religion. Ce point a été relevé par divers auteurs et en particulier par Mark Twain. On ne trouve jamais dans ces écrits rien qui fasse penser à la crainte, à l'amour, à l'adoration d'une puissance surhumaine; il n'y a jamais aucune trace d'un sentiment du mystère, d'un sentiment d’humilité qui convient à l'impuissance humaine aux prises avec les problèmes de la vie. Il n'y a pas non plus d'affection véritable pour la pauvre humanité, la charité n'a pas de place dans la Christian Science. « C'est bien la seule église, remarque Mark Twain, qui reçoive des millions de dollars par jour et qui n'ait pas une charité à supporter, car jamais elle n'a donné un centime à qui que ce soit (6). » Les formules religieuses qui apparaissent çà et là ont peu d'importance, elles sont empruntées soit à la religion régnante, soit à des superstitions locales. M. Woodbridge Riley (7) a bien montré l’influence des Shakers et les formules empruntées à l'enseignement de la prophétesse Anne Lee. On reconnaît nettement un décor religieux surajouté à un enseignement qui n'a au fond rien de véritablement religieux.

On croirait être plus près de la vérité en considérant la Christian Science comme un système de philosophie et surtout comme un système de philosophie idéaliste. Je crois que l'on se tromperait également en donnant à cette philosophie idéaliste une grande importance et en la mettant au premier plan dans les préoccupations de Mrs. Eddy et de ses disciples. Cet idéalisme est très peu cohérent et très peu logique, il est trop facile de montrer à chaque ligne des contradictions ridicules. Dire perpétuellement que la matière est une illusion, c'est toujours parler d'elle, c'est une autre manière d'affirmer son existence et son importance. Il faudra toujours expliquer cette illusion et les apparences variées de cette illusion. Cette apparence est un produit de « l'esprit mortel », soit, mais qu'est-ce que cet « esprit mortel » qui remplace la matière et qui soulève à son tour exactement les mêmes problèmes ? D'où vient- il, comment agit-il pour engendrer l'illusion ? Mrs. Eddy donne tout le temps la même réponse : « l'esprit mortel n'a pas d'origine, ni d'action, puisqu'il n'existe pas ». Mais s'il n'existe pas non plus, comment explique-t-il quelque chose ? Nous en revenons toujours au problème pratique, si la matière n'existe pas, comment et pourquoi vous conduisez-vous comme si elle existait? Du commencement à la fin de la Christian Science, dit Mark Twain, il n'y a pas une seule chose qui soit reconnue réelle, excepté le Dollar. Pourquoi donc veut-elle être payée en dollars réels ? Comme dit également M. Ch. G. Pease, dire qu'il n'y a pas de matière et offrir une chaise à son interlocuteur, c'est faire un mensonge. Jamais Mrs. Eddy ne se préoccupe de ces objections évidentes, jamais elle n'essaye de donner de sa doctrine une exposition systématique. C'est nous qui mettons sur leurs pieds les principes de ce système idéaliste et qui lui donnons une forme philosophique afin de pouvoir le résumer; mais en réalité ce système n'a jamais été exposé, il est disséminé au milieu de mille autres choses et il semble bien comme les formules religieuses elles-mêmes être surajouté à quelque autre édifice dont il ne constitue qu'une partie insignifiante.

Il ne faut pas oublier que la Christian Science est avant tout une méthode médicale, un système thérapeutique et que c'est toujours et uniquement la préoccupation du traitement des malades qui dirige toutes les conceptions de l'auteur. Or la conception fondamentale de cette thérapeutique est la notion de l'influence essentielle que peut avoir sur l’évolution de la maladie l'idée que le malade a de son propre mal. Si le malade se croit perdu, la maladie devient par là même beaucoup plus grave, s il a confiance dans sa guérison, le rétablissement est beaucoup plus facile. C'est cette remarque banale, démesurément agrandie, qui est au fond toute l'inspiration de Mrs. Eddy. Il lui faut donc arriver à donner au malade le mépris de son mal, à lui inspirer le sentiment que sa maladie n'est pas dangereuse, qu'elle n'a pas d'importance, qu'elle n'est rien, qu'il est lui-même quelque chose de grand, de supérieur, mille fois capable de terrasser ce mal méprisable. Nul n'a mieux relevé que William James ce caractère essentiel de la Christian Science. Dans son livre sur L’expérience religieuse, il montre que l'essentiel de cette doctrine est le sentiment de l'optimisme, de la confiance en soi-même et dans l'univers : « les initiateurs de la nouvelle foi, dit-il, ont eu l’intuition profonde de la puissante vertu des attitudes optimistes de l'âme pour nous sauver de tous les maux. Ils croyaient ardemment à l’efficacité du courage, de la confiance, ils méprisaient la crainte, la défiance de soi, l'inquiétude maladive : le pessimisme rend fainéant, et l'optimisme rend fort. »

Tout le système de Mrs. Eddy me paraît simplement destiné à donner à cette idée fondamentale une sorte de justification logique et à développer ce sentiment de la confiance en soi et du mépris du mal. C'est pour enlever à la maladie sa puissance apparente que l'on protestera contre la tyrannie de la chair, que l'on niera la douleur, la fatigue, les lésions, que l'on supprimera le corps lui-môme en le réduisant à une illusion insignifiante. C'est pour fortifier la confiance du malade en sa propre personnalité qu'on fera de lui un pur Esprit, éternel, tout puissant, inaccessible à la douleur et à la mort. De tout cela va résulter un système idéaliste, mais c'est au grand étonnement de l'auteur lui-même, fort indifférent à la philosophie. La religion va s’y trouver mêlée, car on ne peut pas parler d'Esprit, d'âme éternelle, sans évoquer les pensées religieuses. Tant mieux, car on trouvera dans les sentiments religieux accidentellement évoqués une force nouvelle. Mais tout cela est fort peu cohérent et cela importe peu, car l'auteur ne tient pas à faire un système philosophique ou religieux. Il lui suffit qu'il ait évoqué dans l'esprit du malade l'idée d'une puissance merveilleuse, celle de son âme planant bien au-dessus de misères corporelles insignifiantes.

Quelle est l'origine de cette conception fondamentale? La réponse est aujourd'hui facile grâce aux études précises de plusieurs auteurs (8). Cette conception est celle du Dr P. P. Quimby qui soigna et guérit en 1861 la paraplégie hystérique de Mrs. Eddy, qui lui expliqua son enseignement et lui confia ses manuscrits. On retrouve dans les livres et dans les manuscrits de P. P. Quimby tout l'essentiel de ce qui a jamais été écrit par Mrs. Eddy, simplement avec moins de déclamations. Comme on l'a déjà vu cet ancien ouvrier horloger, devenu magnétiseur, en était arrivé peu à peu à supprimer tout traitement médical et même à renoncer aux pratiques du magnétisme ; il n'avait plus confiance que dans sa parole et dans l'instruction du malade. « Je ne donne pas de remèdes, écrivait-il déjà en 1869, je m'asseois simplement près du malade, je lui explique la vérité sur lui-même et sur les choses, je lui explique ce qu'il croit être sa maladie et mon explication est tout mon traitement. Si je réussis à corriger ses erreurs, je change l'état de tout son système et je rétablis en lui la vérité et la santé : la vérité est mon seul traitement... Quand je mesmérisais le sujet, il se prescrivait quelques simples qui ne lui faisaient ni bien ni mal et dans quelques cas le malade guérissait : je crus donc à cette époque que certaines médecines guérissaient dans certains cas si le malade se les ordonnait à lui-même. Mais bien des erreurs et des médicaments inutiles me conduisirent à examiner cette question et m'amenèrent à la position que j'occupe maintenant : la guérison ne dépend pas de la médecine, mais de la confiance que le malade a dans le docteur ou le médium. Maintenant je me borne à nier la maladie comme une vérité, je ne l'admets que comme une erreur, comme les autres histoires sans fondement que l'on se transmet de génération en génération et qui deviennent une part de la vie des peuples. » Pour arriver à nier ainsi l'existence de la maladie Quimbv insistait aussi sur la supériorité de l'esprit, sur la non-réalité de ce qui est inférieur et matériel et développait lui aussi un vague système idéaliste tout à fait analogue à celui que nous avons vu chez son élève. Déjà en 1863, Quimby appelait son système Christian Science et il employait les formules qui vont remplir le livre Science and Health : « Error is sickness, truth is health ; Error is matler, truth is God ; God is righ, terror is wrong, etc. »

Au début d'ailleurs pendant les premières années après sa propre guérison et même après la mort de Quimby, Mrs. Eddy lui rendait justice : elle répétait sans cesse qu'elle se bornait à faire connaître l'œuvre du Dr P. P. Quimby, elle a écrit des lettres qui ont été retrouvées et dont la photographie a été publiée par M. G. Milmine. Dans ces lettres la future fondatrice de Christian Science se bornait à célébrer la gloire de Quimby, elle déclarait qu'il ne mesmérisait pas, mais qu'il guérissait de la même manière que le Christ; elle a même composé une pièce de vers sur ce sujet. C'est à partir de 1872 qu'elle commença à supprimer Quimbv de plus en plus. Au commencement elle disait qu'elle écrivait seulement une préface au livre de son maître, puis elle admit qu'elle incorporait la préface au texte et que le livre était en partie l'œuvre de Quimby. Enfin elle en vint à l'idée que sa propre interprétation était supérieure au manuscrit qu'elle publiait et en 1875 elle déclara que le tout était son œuvre. Quand elle publia son livre neuf ans après la mort de Quimby elle prétendit que cet ouvrage était déjà prophétisé dans les Évangiles de saint Jean et qu'il lui avait été inspiré directement par le Saint-Esprit qui était descendu sur elle. Elle place la date de cette révélation tantôt en 1844, tantôt en 1853, tantôt en 1864. Quand elle parlait de Quimby elle commençait à l'accuser de tous les crimes possibles et en particulier de « magnétisme malicieux ». S'il y avait quelque chose de bien dans ses livres, c'est qu'elle le lui avait appris elle-même. Si on a retrouvé et publié des lettres écrites par elle et vraiment trop compromettantes c'est qu'elle a été contrainte de les écrire par une influence mesmérique (9).

Peu importent ces protestations puériles : tout ce que l'on peut dire de mieux pour excuser Mrs. Eddy c'est. qu'en sa qualité d'hystérique délirante elle avait plus que d'autres le pouvoir de transformer en croyances sincères ses propres désirs. Il reste acquis pour l'histoire de la psychothérapie que cette doctrine curieuse est celle de P. P. Quimby. Cela est intéressant pour comprendre la filiation des idées, car Quimby est avant tout un élève du magnétiseur français Ch. Poyen qui avait introduit en Amérique les doctrines de Deleuze. On retrouve d'ailleurs encore dans la Christian Science la trace du magnétisme dans les théories sur l'inconscience, sur le rapport entre le médecin et le malade, sur le pouvoir de la volonté, sur la communication des pensées, sur le diagnostic à distance dans absent treatment (10). Les attaques grossières contre le magnétisme n'ont pas d'importance, ce sont des querelles de frères ennemis et il est intéressant de constater qu'en Amérique la Christian Science est sortie du magnétisme animal de même qu'en France l'hypnotisme en est sorti. Ce qui reste de personnel à Mrs. Eddy dans l'œuvre étrange de la Christian Science, c'est son organisation pratique, c'est la transformation du petit cabinet de consultation du pauvre Dr Quimby en l'église colossale de Boston. Il me semble que l'on ne peut pas mieux caractériser son œuvre qu'en la définissant l'exploitation industrielle d'une idée de Quimby et c'est déjà en réalité une œuvre fort remarquable et véritablement surprenante.

C'est le succès extraordinaire de cette exploitation qu'il faut maintenant chercher à comprendre. Quelle est la raison qui a déterminé en Amérique cet extraordinaire développement de la Christian Science ? Les raisons qui ont été indiquées par divers auteurs sont assez nombreuses et ont toutes quelque intérêt. Ainsi il est juste de reconnaître que le pays et l'époque où a vécu Mrs. Eddy était particulièrement favorable au développement des doctrines mystiques et quelque peu superstitieuses. Les Shakers avaient eu beaucoup d'influence et une de leurs colonies florissantes se trouvait à Canterbury non loin de Tilton où habita longtemps Mrs. Eddy. Les guérisons miraculeuses étaient fréquentes à cette époque : John Alexander Dowie, né vers 1850, linventeur du Divine Healing, puis le révérend A. B. Simpson de New-York ressemblent fort à des faiseurs de miracles. Des illuminés guérisseurs, les Schrader, les Bradley, les Newell parcouraient les campagnes de village en village ; le plus illustre d'entre eux, Francis Schlatter, se figurait être le Christ. Il en portait le costume et en copiait les attitudes, il se présentait comme un envoyé de Dieu chargé par son père de guérir les maux de la pauvre humanité. Le public était préparé et ne devait pas trouver surprenants le langage et les procédés de Mrs. Eddy.

Si la Christian Science pouvait satisfaire quelques tendances mystiques elle présentait aussi un caractère éminemment pratique bien fait pour plaire à des hommes ambitieux et actifs, préoccupés avant tout du succès matériel. Ce n'est pas une religion de faibles et de gémisseurs, on n'y reconnaît, on n'y admet que la santé, la force et le courage. La maladie, la souffrance, la faiblesse n'existent pas, c'est bien simple : par conséquent il n'y a pas lieu de s'en occuper. Il n'y a pas d'enterrements dans ces temples, car la mort n'étant qu'une illusion, on ne doit pas la reconnaître, ni la célébrer. La pauvreté n'est pas non plus reconnue, elle n existe pas davantage : aussi les temples sont beaux, les cérémonies luxueuses, tout doit être large et bien payé et cette religion ne pratique aucune charité. D'ailleurs la Christian Science assure à ses fidèles la richesse comme la santé : « Le livre, dit Mark Twain, vous dirige vers des professions où vous acquerrez de la fortune. Tout est nié, gouvernement, civilisation, science, mais l'importance du business n'est jamais mise en doute. » « Cette religion, dit aussi M. G. Milmine, apporte un message de joie à tous, elle exalte la santé, la vanité, la prospérité matérielle comme de hautes vertus. Elle en fait la manifestation de l'union avec Dieu. Loin de repousser les riches elle les vante et parle toujours du mérite de la vie, de sa valeur, de sa sécurité : c est l’inverse des vieilles religions. Elle contribue ainsi au sens général de satisfaction et de bien-être qui caractérise cette société économe. » Tout cela est fort juste et il est évident que s'adressant au peuple américain la Christian Science trouvait dans ces caractères pratiques un grand élément de succès. C'est un caractère pratique de ce genre qui a multiplié les élèves autour de Mrs. Eddy et qui lui a permis de grouper autour d'elle un si grand nombre de guérisseurs fidèles. La loi qui règle en Amérique l'exercice de la médecine n'est pas absolument comparable à la nôtre : elle permet à diverses écoles de médecine de valeur inégale de décerner le titre de docteur en médecine : c'est au public à apprécier la valeur du titre décerné par telle ou telle école. Mrs. Eddy assurait une belle clientèle à celui qui serait pourvu du titre qu'elle décernait et elle accordait ce titre moyennant finance après quelques vagues et rapides études de métaphysique. Les guérisseurs sont ainsi recrutés très facilement dans toutes les classes de la population. « Ce sont d'anciens maîtres d'école, des modistes, des tailleurs, des musiciens, des mères de famille et des jeunes femmes sans vocation. » Il faut voir, dans l'étude de M. G. Milmine, l'enthousiasme d'un vieux marin quand il apprend qu'il peut, après avoir il est vrai versé 800 dollars, devenir en trois semaines un médecin merveilleux. Il y a là une séduction irrésistible pour une foule de pauvres diables qui cherchent à gagner leur vie et le succès de l'école une fois bien reconnu, Mrs. Eddy était assurée de ne jamais manquer de disciples.

Mais il fallait établir le succès de l'école et c'est là qu'était la difficulté essentielle : c'est pourquoi ces explications précédentes du succès de la Christian Science me semblent insuffisantes. Quelle que soit l'importance des circonstances accessoires, il faut accorder dans cette œuvre une grande part au caractère et à la volonté de la fondatrice, sinon à son génie. Une chose qui a toujours frappé les historiens, c'est l'organisation de l'école et la discipline établie par Mrs. Eddy parmi tous ces guérisseurs. « Il n'y a dans cette église qu'un prêtre, qu'un maître, qu'un juge, qu'un propriétaire, c'est elle. Elle est un souverain absolu, le seul accusateur, le seul juge sans appel, elle se fait payer pour tout, elle exige une redevance de tout le monde pour toute chose. Les étudiants la payent pour suivre les cours, puis quand ils sont guérisseurs ils la payent pour avoir le droit de guérir en son nom, jamais ils n'obtiendront leur indépendance. Cette femme a eu toute- sa vie un merveilleux appétit du pouvoir et un besoin de domination insatiable. »

Nous connaissons bien cette passion de l'autorité, ce despotisme jaloux qui devient une monomanie chez certains névropathes, mais d'ordinaire cette impulsion reste chez eux une passion malheureuse qui n'étant jamais satisfaite devient une des sources du délire de persécution. Ce qui est merveilleux chez Mrs. Eddy, c'est qu'elle a réussi à établir réellement la domination qu'elle rêvait. Tous lui obéissaient d'une façon vraiment étrange : les jeunes gens qui suivaient ses cours devenaient étrangers à leur propre famille et abandonnaient leur personnalité, ils sacrifiaient tout pour elle, leur fortune et leurs affections les plus chères, ils se laissaient traiter très durement et même loin d'elle ne réussissaient pas à lui échapper. « Mrs. Eddy leur interdisait tout intérêt et toute ambition en gardant tous ces sentiments pour elle. »

Sur quoi donc reposait un tel pouvoir de séduction et de domination? Cette femme n'avait aucune instruction; si on en juge par ses écrits, en retirant quelques idées intéressantes qui ne lui appartiennent pas, elle avait peu d'intelligence générale. Elle n'a jamais eu aucun sentiment généreux et il ne semble pas qu'elle ait jamais eu de l'affection pour personne. Elle a abandonné tout jeune le fils qu'elle avait eu de son premier mariage et n'a jamais voulu s'y intéresser plus tard; elle n'a jamais manifesté que le plus étroit égoïsme. Je ne trouve de puissant et de séduisant en elle que son inébranlable volonté : dans la plus grande misère, au milieu des humiliations les plus pénibles, après des révoltes de ses élèves qui ont trois fois détruit son œuvre, quand elle avait plus de soixante ans, jamais elle n'a été abattue. Elle conservait toujours une fierté inouïe, un orgueil inflexible, une confiance en soi inébranlable. Ce sont des qualités maîtresses qui, jointes à une intelligence pratique, font les grands hommes d'affaires et les conquérants. « Elle était née, dit Mark Twain, avec un œil d'homme d'affaires et un grand appétit du pouvoir : si elle était entrée comme sous-chef de cuisine dans un hôtel, elle aurait en deux ans acheté tous les hôtels de la ville et en vingt ans tous ceux de l'Amérique (11). » C'est là la véritable origine de la fortune de la Christian Science.

Il n'en est pas moins bien curieux de constater cette volonté et cette ténacité chez une femme qui jusqu'à cinquante ans passés a eu des attaques et des paralysies hystériques ; il semble que sa volonté jusque-là si insuffisante n'ait pu prendre toute sa puissance qu’après la révélation qu'elle a eue chez Quimby. C’ est qu’à ce moment seulement elle a conçu l’idée d'un but, elle a acquis une idée directrice de sa vie. Elle a pu alors surmonter complètement la névrose et faire montre d'une volonté indomptable. Dans nos études de psychothérapie Mrs. Eddy nous instruit encore mieux par l'histoire de sa vie que par son livre.

C'est grâce à ces circonstances que l'exploitation industrielle du principe thérapeutique de Quimby a aussi bien réussi et a été si avantageuse pour les chefs de l'exploitation. Mais il reste à rechercher ce que vaut le principe en lui-même et s'il a été aussi avantageux pour les malades. C'est là un problème encore plus délicat et qu'il est bien plus difficile de traiter avec quelque précision. Évidemment des réflexions faites un peu à priori nous causent des inquiétudes. Il nous semble qu'il ne suffit pas de nier la maladie et la mort pour en supprimer la triste réalité. En refusant de voir le mal réel on se conduit comme les autruches qui se cachent la tête pour ne pas voir le danger et d'ordinaire un pareil procédé n'est pas très sur, il ne protège guère et risque d'aggraver des maux qui auraient pu être évités. Quelle que soit l'impuissance de la médecine traditionnelle, il y a pourtant des choses qu'elle sait faire et bien faire; il y a des accidents qui sont infiniment mieux guéris par une opération simple ou par l'usage du mercure que par la psychologie la plus savante. Demander la guérison de ces accidents à des exhortations morales, c'est s'exposer aux plus grands dangers. Sans cesse les médecins Américains citent des cas où les « scientists » ont laissé mourir des individus d'infection septicémique sans vouloir ouvrir les abcès ni essayer la moindre désinfection, où ils ont déterminé des péritonites en alimentant des typhiques, où ils ont infecté des écoles entières en refusant d'éloigner des enfants contagieux et il serait surprenant qu'il en fut autrement.

Mais nous ne devons pas trop insister sur ces réflexions quand on nous présente des faits qui ont la prétention d'être nouveaux, si ces faits sont éclatants, il faudra bien nous incliner. Le sont-ils ?... M. Goddart fait tristement remarquer que la puissance curative de cette nouvelle médecine ne doit pas être bien grande, puisque la mortalité par les principales maladies n'a pas diminué dans les régions de l'Amérique où la Christian Science a pris le plus grand développement et qu'au contraire elle a plutôt augmenté. On ne peut se contenter de cette observation générale et il faudrait juger la méthode sur des cas particuliers, c'est-à-dire sur les observations qu'elle nous présente.

Les matériaux d'études ne manquent pas, car on est véritablement submergé par un déluge d'observations merveilleuses. Toutes les maladies possibles et imaginables sont admirablement guéries après quelques conversations ; des gens qui étaient couchés depuis trente ans et déclarés incurables par toutes les Facultés se lèvent et dansent immédiatement autour de la chambre. Il y a là de quoi satisfaire les plus difficiles, pourquoi ne sommes-nous pas convaincus ?

C'est parce que ces observations sont rédigées d'une manière inquiétante et ne contiennent rien de ce qui pourrait nous rassurer sur leur exactitude. On voit qu'elles sont écrites par de pauvres diables qui s'improvisent médecins et qui n'ont aucune notion, je ne dis pas de l'observation médicale mais d'une observation pratique quelconque. Certaines de ces observations sont simplement comiques, voici une perle recueillie par M. G. Milmine : « un jeune poulain de quatre ans avait trop mangé et il était fort malade d'une indigestion. Elle lui dit : vous êtes le cheval du bon Dieu, parfait comme tout ce que Dieu a fait. En tant qu'œuvre de Dieu, vous ne pouvez pas manger trop, ni avoir la colique ; la nourriture matérielle ne peut pas lutter contre l'activité, la liberté de ce qui est spirituel. — Avant le traitement, ce pauvre petit cheval avait la tète basse, la respiration courte et rapide, une heure après il était all right. » Les autres observations ne sont pas aussi charmantes, mais il s'agit toujours de pauvres malheureux qui depuis des années souffrent de tout leur corps, qui ont perdu tous les sens, dont tous les organes intérieurs sont déplacés et qui guérissent admirablement « parce que tout se remet en place ». Pour discuter des cas semblables dit très bien A. T. Myers, il suffit de rappeler l'histoire de Mary Jolly qu'on lisait autrefois à la quatrième page de tous les journaux, laquelle après trente ans d’une agonie indescriptible, déterminée par la décomposition de ses sangs tournés a été guérie tout d'un coup par une assiette d'une excellente soupe à la Révalescière arabique (12). »

Le même auteur a très bien mis en évidence par une expérience très curieuse l'impuissance de ces excellents guérisseurs à dire exactement ce qu'ils ont vu et de quoi il s'agit. Il avait remarqué dans une liste de cas merveilleux une observation intitulée « guérison complète d'une ancienne paralysie infantile ». Or les paralysies infantiles laissent ordinairement à leur suite de tristes séquelles parfaitement caractérisées par des symptômes très nets et que nous ne sommes guère capables de faire disparaître : une guérison de ce genre semblait facile à contrôler. Malheureusement l'observation, telle qu'elle était publiée, donnait des détails curieux sur les souliers spéciaux à semelle de liège, coûtant dix dollars, sur les pantalons tout particuliers que le pauvre homme était obligé de porter, mais omettait complément, par oubli sans doute, de nous donner les indications qui nous auraient été utiles sur le début des accidents, sur l'état actuel des os, des articulations, des muscles, sur les réflexes, sur les atrophies, sur les réactions électriques, etc.. A. T. Myers se crut permis d'écrire une lettre très aimable à l'auteur de l'observation pour le prier de lui donner ces quelques renseignements complémentaires ainsi que l'on ferait d'ailleurs avec un médecin, auteur d'une observation qui nous intéresse. A. T. Myers reçut en réponse une lettre bien extraordinaire qu'il a publiée (13).

Le guérisseur bien entendu ne lui donnait aucun des renseignements demandés et probablement ne savait pas du tout de quoi il s'agissait, mais il traitait de haut en bas son questionneur indiscret en lui montrant ce qu'il devait faire pour arriver à comprendre ces belles observations : « le prophète Jonas, lui disait-il a dû entrer dans le ventre de la baleine et y demeurer trois jours avant de voir la lumière. Il faut que vous fassiez comme Jonas, c'est-à-dire que vous sortiez de votre croyance à la vie, à la substance, à l'intelligence de la matière avant de comprendre les opérations de l'Esprit ». Ce pauvre A. T. Myers, qui ne pouvait pas faire comme Jonas, dut renoncer à savoir l'état des muscles avant et après la guérison et dut par conséquent renoncer à se faire une opinion sur le diagnostic de cette prétendue paralysie infantile.

Hélas, il en est presque toujours de même quand nous voulons étudier scientifiquement les observations de la Christian Science, il s'agit là de diagnostics populaires que le malade fait lui-même d'après ses propres sensations et qu'il dicte à son guérisseur. Celui-ci admet d'autant mieux le diagnostic qu'il s'agit d'une maladie plus terrible dont la guérison lui fera plus d'honneur et le lecteur ne sait plus du tout ce que les mots employés signifient. Ajoutez, comme l'ont montré bien des auteurs, que ces observations sont remplies de contradictions, que les médecins et les malades eux-mêmes ont bien souvent protesté contre la publication de guérisons fausses, que l’on a publié des cas où des malades déclarent avoir été traités pendant neuf ans sans parvenir à une amélioration malgré leur foi ardente et l'on comprendra qu'il est bien difficile de se faire une opinion raisonnée sur la Christian Science malgré les innombrables observations qu'elle a publiées.

Une conclusion complètement négative serait je crois tout aussi peu raisonnable qu'une admiration enthousiaste, beaucoup d'observations ne sont pas aussi ridicules que les précédentes et se présentent avec une certaine vraisemblance, nous n'avons pas le droit de les rejeter complètement. D'ailleurs nous avons nous-même connu des personnes qui semblent avoir éprouvé un soulagement réel dans divers troubles névropathiques de la pratique de la Christian Science : des ivrognes ont réellement cessé de boire, des morphinomanes ont renoncé à la morphine sans avoir besoin d'une cure d'isolement, des crises de dépression semblent avoir été arrêtées dans leur évolution. Nous sommes disposés à croire que ces guérisons auraient pu être obtenues autrement, c'est possible. Mais cela ne nous empêche pas de constater qu'elles ont été produites de cette manière. Il y a surtout un effet remarquable qu’il faut compter à l'actif de ces entretiens idéalistes, c'est leur influence sur les craintes chimériques, sur les précautions exagérées que tant de gens prennent pour conserver leur petite santé. « Être débarrassé de la crainte des fièvres et de la crainte des rhumes de cerveau, nous dit Mark Twain, être débarrassé de la crainte d'avoir mangé des choses horribles et d'avoir attrapé une indigestion, de la terreur d'avoir les pieds humides et de s'être mis en sueur, être toujours contents et gais, contented and happy, n'est-ce pas quelque chose et qui ne payerait pas pour cela (14) ? » Enfin, comme nous avons déjà eu l'occasion de le remarquer à propos des miracles, un tel succès, bien plus considérable que celui de Lourdes, ne serait pas intelligible s'il n'y avait pas dans les méthodes thérapeutiques de Mrs. Eddy quelque influence bienfaisante et malgré toutes les critiques très nécessaires je suis convaincu que la Christian Science a apporté des notions utiles dont la thérapeutique morale doit tirer parti.

Il semble résulter de ces remarques que la thérapeutique métaphysique de Quimby, de Mrs. Eddy et de leurs successeurs se rapproche étrangement de la thérapeutique par les miracles. Nous retrouvons un même traitement uniforme appliqué à tous les cas possibles, la même incertitude dans les constatations, la même ignorance des conditions particulières qui jouent un rôle dans les transformations constatées. Il y a évidemment de l'analogie : les deux thérapeutiques dérivent l'une de l'autre et cela est bien mis en évidence par le caractère religieux que conserve encore la Christian Science.

Cependant il serait injuste de confondre complètement ces deux pratiques et de ne pas voir le progrès qui s'est accompli en passant de l'une à l'autre. Dans les miracles l'opérateur et le malade agissent complètement à l'aveugle : ils savent qu'ils ont affaire à un grand pouvoir susceptible de devenir très utile, mais ils ne savent pas du tout où est ce pouvoir, ni de quelle nature il peut bien être. C'est pourquoi ils l'attribuent vaguement à Apollon où à la sainte Vierge. Les auteurs des traitements métaphysiques sont déjà plus avancés, ils ont fait une grande découverte c'est que ce pouvoir mystérieux est dans l'esprit de l'homme. Ils ne font pas appel à une force entièrement occulte et extérieure, ils savent qu'il faut faire appel à une force intérieure à l'homme lui-même, à sa pensée. Cette idée que la pensée humaine est puissante même contre les maladies du corps a germé peu à peu dans les études du magnétisme animal, elle s'est épanouie en plein jour pour la première fois dans la Christian Science et c'est là un mérite qu'il faut savoir reconnaître.

Quand il a fallu préciser ce pouvoir de la pensée, dire en quoi il consistait, comment on pouvait distinguer les pensées puissantes et efficaces de celles qui ne l'étaient pas, ces premiers guérisseurs sont arrivés à une conception qui nous semble aujourd'hui singulière et dangereuse. Ils ont imaginé que la pensée puissante était la pensée vraie, que le pouvoir de la pensée était en raison de sa vérité, et surtout de sa vérité objective et métaphysique. Cela les a amenés à imaginer que pour se guérir l'homme devait savoir le fond des choses et connaître le principe du monde. Puisque la pensée devait être vraie, plus elle pénétrerait la réalité, plus elle serait puissante. Voilà, à mon avis, le point de départ de ces singuliers cours de philosophie transformés en cours de médecine et de ces systèmes idéalistes appliqués à la guérison des maux d estomac.

Cette illusion qui nous semble singulière était cependant assez naturelle : la pensée était surtout connue autrefois sous la forme d’intelligence, comme faculté de connaissance : sa plus grande force était la connaissance de la vérité et de la vérité absolue. D'autre part la vérité tout en étant une pensée de l'homme était en même temps une réalité extérieure, c'était une chose mal définie à la fois subjective et réelle au dehors. Pour des esprits qui partaient de la notion de miracle et des pouvoirs mystérieux extérieurs à l'homme pour en arriver à l'étude de la pensée humaine, la notion de la vérité, de la vérité métaphysique était un intermédiaire plus aisé à concevoir. La métaphysique a partout précédé la science et les traitements métaphysiques ont préparé les traitements psychologiques.

Les absurdités auxquelles ont abouti les traitements métaphysiques ont montré combien ces premières conceptions qui remplaçaient l'ancien recours au miracle étaient insuffisantes. Il est bien probable que la prédiction de Mark Twain ne se réalisera pas. Loin d’envahir toute l'Amérique et de s'emparer bientôt du gouvernement, la Christian Science est arrivée à mon avis à son apogée et ne tardera pas à décliner ; il est peu probable qu'elle survive longtemps à son illustre fondatrice. Tant que Mrs. Eddy était présente, cette grande prêtresse autoritaire ne permettait aucune réflexion, aucune discussion et maintenait l'union parmi ses fidèles. Il sera bien difficile désormais d'imposer uniformément à tous l'acceptation de dogmes aussi absurdes: les discussions et les hérésies amèneront vite la dissolution. D'autre part la Christian Science rencontre de tous les côtés une hostilité de plus en plus grande. Les médecins d'abord vaincus par surprise organisent contre elle de véritables croisades. M. Llyod Tuckey au dernier congrès d'Amsterdam en 1907 (15), déclarait que cette secte constituait un danger public. Déjà les poursuites judiciaires commencent à être plus sérieuses, ainsi que le montre la condamnation d'un scientist en Angleterre, et même la condamnation d'une mère de famille coupable d'avoir laissé mourir sa fille d'une pneumonie sans secours médical autre que celui des scientists (16). M. Stephen Paget dans un discours à la « congregational union » de Sheffield déclare que la Christian Science est rouge du sang de ses victimes. Les malheureux scientists privés de leur chef ne pourront guère résister. Enfin ce qui contribuera plus que tout le reste à leur dissolution ce sera le développement d'une véritable thérapeutique psychologique. Quand cette psychothérapie remplacera la Christian Science, elle ne devra pas trop oublier ce qu'elle lui doit.


LA MORALISATION MÉDICALE

Après avoir examiné cet étrange mouvement religieux et médical de la Christian Science américaine, il est intéressant de chercher s'il n'existe pas en Europe un enseignement qui lui soit comparable. Plusieurs auteurs ont rapproché ces pratiques américaines de nos miracles de Lourdes : je ne trouve pas que ce soit très juste, car il y a dans le Mental Healing quelque chose de plus que dans les miracles de Lourdes, c'est la notion d'un déterminisme moral qui intervient dans ces guérisons. D'autres ont voulu rapprocher ce mouvement américain de l'hypnotisme français : je ne crois pas non plus que ce soit très exact, car l'hypnotisme est beaucoup plus précis psychologiquement et cliniquement. Il suppose une observation et un diagnostic beaucoup plus nets et il est au delà de la Christian Science.

Si je ne me trompe, on trouverait quelque chose du même genre qui serait mieux comparable à la Christian Science en examinant un mouvement plus restreint sans doute, mais qui n'est pas sans importance. Je veux parler de la thérapeutique morale, telle qu'elle est pratiquée non sans succès dans certains sanatoriums de la Suisse et telle qu'elle est adoptée par un grand nombre de médecins surtout en Amérique.

Ce genre de traitement qui fait appel pour restaurer la santé à l'intelligence de l'homme, à sa raison, à ses sentiments moraux et même religieux est en réalité fort ancien, c'est lui que nous avons signalé au début de toutes les tentatives de psychothérapie des siècles précédents. Cependant, si l'on ne tient pas compte uniquement de la conception des idées, mais encore de leur mise en pratique et de leur divulgation, je crois qu'il est juste de mettre cette forme de thérapeutique sous le patronage d'un célèbre médecin suisse, M. Dubois (de Berne). C'est d'après ses livres que j'exposerai d'abord les idées directrices de cette thérapeutique par la moralisation avant d'étudier les modifications qui ont été apportées par quelques continuateurs et de chercher à en examiner la valeur.


I. — La thérapeutique de M. Dubois (de Berne).

M. le Dr Dubois (de Berne) n'a pas une histoire aussi remarquable que celle de Mrs. Eddy et il suffit de rappeler les études qui ont déterminé la direction de ses travaux. Il s'intéressa de bonne heure aux maladies nerveuses qu'il traitait au début par l'électricité, mais il se fatigua vite de ce mode de traitement : « l'occupation monotone de promener une électrode sur le corps du malade me parut fastidieuse. Parfois je m'arrêtais pour causer avec lui et bientôt je m'aperçus qu'un mot bienveillant, un conseil de philosophe était plus précieux qu'une demi-heure de faradisation : la seule arme efficace c'est la parole entraînante. » Pour étudier ces traitements moraux vers lesquels il se sentait entraîné, il s'occupa pendant quelque temps de l'hypnotisme, alors à la mode comme le seul traitement psychologique, et il suivit l'enseignement de M. Bernheim (de Nancy). Mais là encore il se sentit peu satisfait, car, bien à tort à mon avis, il crut voir dans la suggestion hypnotique un procédé peu scrupuleux qui abusait de la crédulité du malade, qui le guérissait sans doute, mais en le trompant. Cela parut à M. Dubois insupportable et humiliant et il résolut de lutter contre la maladie d'une manière plus franche, à ciel ouvert, simplement par le raisonnement et la moralisation.


C'est dans cet esprit qu'il enseigna la psychothérapie à l'université de Berne et qu'il dirigea le traitement de nombreux malades dans sa maison de santé. Ses conceptions sur le traitement des maladies par la modification de l'état moral des malades et quelques-unes de ses nombreuses observations de guérisons remarquables sont contenues dans son ouvrage principal, Les psycho-névroses et leur traitement moral. Leçons faites à l'université de Berne, 1904, dans son livre sur L'éducation de soi-même, in-8, 1909, dans une série d'articles intéressants publiés dans le grand compendium de psychothérapie de M. Parker, sous le titre de « Traitements par la méthode de la persuasion » (II, III, 5 ; II, IV, 22 ; III, I, 33 ; III, II, 31) et dans divers autres articles en particulier, « la pathogénie des états neurasthéniques », Rapport au Xe Congrès de médecine, Genève, septembre 1908.

Dans ces études, se manifeste tout d'abord un caractère négatif, une disposition frappante à éliminer bien des choses auxquelles d'ordinaire les médecins attachent une grande importance. Ainsi, il est évident que M. Dubois ne se préoccupe pas beaucoup de l'étude des symptômes et du diagnostic précis. Sans doute, je ne lui ferai pas l'injure de croire qu'il supprime le diagnostic aussi complètement que P. P. Quimby ou que Mrs. Eddy : il ne veut pas appliquer sa méthode à toute espèce de maladie et il prétend ne s'occuper que de psycho-névroses (p. 19) (17), il y a là un progrès évident. Mais d'abord, ces psycho-névroses ne sont caractérisées que d'une manière bien vague par le rôle que joue l'esprit dans la maladie et ensuite il ne cherche en aucune manière à distinguer ces psycho-névroses les unes des autres. « Il est inutile de s'efforcer de donner à l'hystérie le caractère d'une entité morbide, de la séparer artificiellement de la neurasthénie avec laquelle elle est presque toujours combinée; on retrouve souvent aussi chez ces malades des symptômes évidents d'hypocondrie et de mélancolie » (p. 210). Tous ces problèmes relatifs à l'interprétation des symptômes névropathiques, à leur hiérarchie, à leur pathogénie dans lesquels, il faut l'avouer, je me débats depuis bien des années, ne le préoccupent guère et il ne semble pas en voir l'intérêt. Tous ces individus sont simplement des malades, des malades dont l'esprit est troublé d'une manière quelconque. Les comprendre d'une manière précise importe peu, il s'agit de les guérir et voilà tout, rien n'est vraiment intéressant que le traitement.

Paul Dubois (1848-1918)


M. Dubois semble d'ailleurs également sévère et exclusif dans le choix des traitements. Les diverses interventions chirurgicales si souvent usitées dans le traitement des affections du ventre ou dans les maladies des organes des sens lui semblent bien souvent exagérées et fâcheuses. « Dans certaines spécialités, ne serait-il pas bon de moins opérer, cautériser, racler et de reconnaître même dans ces maux qui semblent si locaux, l'influence énorme des auto-suggestions maladives » (113). Les pratiques hydrothérapiques, dont on a tant abusé, ne trouvent pas grâce devant lui, les massages, les injections sous-cutanées, les traitements par les extraits d'organes, tout cela est traité de charlatanisme (23 ; Psychotherapy, II, 4, 33). « Après avoir vu partout des microbes, nous ne rêvons que sécrétions internes et nous voici partis dans le domaine fantastique de l'opothérapie (8). ... Il faut supprimer tout cela et s'avancer vers la maladie sans armes, sans médicaments : cela donne au malade plus de conviction qu'il n'y a pas de danger, ce qui est extrêmement important (487). ... La seule arme doit être la parole entraînante » (301).

Nous sommes donc réduits aux seuls traitements moraux, mais même parmi ceux-ci il faut faire des exclusions. Bien entendu, les traitements miraculeux comme ceux de Lourdes sont tournés en dérision (247). Mais surtout les critiques les plus sévères sont dirigées contre l'hypnotisme et la suggestion : « la psychothérapie rationnelle n'a pas besoin de cette espèce de narcose préparatoire de l'hvpnose, de cette hypersuggestibilité suggérée elle-même ». C’est surtout la pauvre suggestion, préconisée autrefois par son maître M. Bernheim que M. Dubois attaque avec une sorte de fureur. M. Dubois ne nous dit jamais nettement ce qu'il entend par suggestion, mais ce doit être quelque chose d'horrible, car il l'accable d'outrages. « J'ai résolu de renoncer à la suggestion, non que je doute de son efficacité, mais parce que je la trouve artificielle : mon respect pour l'honnêteté m empêche de me servir de subterfuges, si prompts et si complets que puissent être les résultats,... l'opérateur qui se sert de la suggestion n'a en vue que le résultat final et ne fait pas attention au caractère plus ou moins irrationnel des moyens,, c'est déjà trop que de mettre la main sur le front du malade, cela se rapproche d'une thérapeutique physique (18)... » Mrs. Eddy également avait des accès de rage quand ses élèves mettaient la main sur le front du malade et elle appelait ces pratiques du magnétisme malicieux. « Le but à atteindre n'est pas de rendre le malade bêtement suggestible, mais de lui restituer la maîtrise de lui-même » (131). Si parfois, sans que l'on sache très bien pourquoi, M. Dubois se résoud à recourir à la suggestion, comme il le fait par exemple dans le traitement de l'incontinence nocturne d'urine, il en est tout honteux et il en a « le rouge aux joues » (380). De même qu'il repousse toutes les formes de la suggestion, M. Dubois se défie également de la méthode d'autorité. Il est bien obligé d'y recourir lui aussi de temps en temps, quand il a affaire, par exemple, à une jeune personne qui refuse obstinément de manger, mais il en est désolé et il voudrait supprimer complètement, si cela était possible, toute influence capable d'émouvoir le malade et d'agir exclusivement sur ses sentiments.

Tout cela étant éliminé, que reste-t-il ? Le malade est placé tout d'abord dans la maison de santé de M. Dubois à Lausanne, plus ou moins isolé de sa famille et de son milieu; il reste au lit huit jours nourri exclusivement avec cinq litres de lait par jour, puis il est levé et remis au régime ordinaire (310, 315). Mais ce sont là des procédés accessoires que M. Dubois accepte, mais qu'il croit sans importance (489). L'essentiel du traitement consiste dans une conversation intime et quotidienne qui vaut mieux pour le malade que les douches et le chloral... le vrai médecin fait plus de bien par sa parole que par ses ordonnances... aussi doit-il se borner à s'asseoir près du malade pour le guérir par des entretiens moralisateurs » (27). Il est curieux de remarquer l'analogie de ces expressions avec celles de P. P. Quimby.

Quel va être l'objet de ces entretiens ? « Leur objet principal doit toujours être la raison et la vérité... nous ne communiquons au malade une idée que si nous l'acceptons dans son intégralité... il faut avant tout respecter le malade et ses facultés psychiques » (27). Mais encore quelle vérité allons-nous lui communiquer ? La vérité sur sa maladie qu'il faut lui faire comprendre, dont il faut lui donner la théorie. Cela est important, car il arrive avec des idées fausses sur les troubles dont il souffre, il arrive avec deux idées fondamentales sur son mal, la première c'est qu'il y a dans son organisme une lésion, un désordre qui dépend de quelque altération des organes et qu'il subit les conséquences de cette lésion sans pouvoir le moins du monde les supprimer par la volonté, la seconde c'est que ces lésions sont irréparables (19). Par une discussion prolongée et infatigable, il faut lui démontrer son erreur : ni son estomac, ni son intestin, ni son cerveau n'ont en réalité aucune lésion. Il y a une foule de troubles nerveux qui font croire à tort à des maladies du cœur, à des méningites, à des néoplasmes cérébraux, à des péritonites tuberculeuses quand
il n'existe dans l'organisme rien de semblable (117).

Les troubles que le malade a constatés sont simplement des troubles fonctionnels, ils n'ont en eux-mêmes ni gravité, ni importance; on le comprend très bien quand on se rend compte de leur véritable nature et de leur origine. « Ne prenez pas au sérieux les palpitations de votre cœur, elles dépendent d'un état continuel d'inquiétude et n'offrent aucun danger... c’est l'émotivité qui amène ces variations dans la fréquence et dans la tension du pouls et même ces intermittences » (360). « Les troubles gastriques et intestinaux que présentent les nerveux n'ont pas de conséquences, ils dépendent de l'influence des représentations sur les viscères. Rien ne trouble l'estomac comme les passions tristes ainsi que le montrait déjà très bien Barras dans son traité sur Les gastralgies et les entéralgies ou maladies nerveuses de l'estomac et des intestins, Paris, 1820 ». La principale cause de l'entérocolite est une représentation mentale défectueuse, la fixation de la pensée sur l'intestin. Les insomnies dont les malades se plaignent si souvent et qui dépendent de l'inquiétude persistante ne signifient rien et il ne faut pas s'en occuper. Il n'y a pas grand mal à avoir quelques nuits d'insomnie, que le malade arrive donc à propos du sommeil à l'indifférence complète qui se résume dans ces mots : « si je dors, tant mieux, si je ne dors pas, tant pis » (400). Les modifications de la sensation ne méritent pas de retenir un instant notre attention : « la sensation . peut être annihilée par la distraction ou par l'auto-suggestion inhibitrice, elle peut être rendue plus aiguë et grossie par l'attente, elle peut être créée de toutes pièces par la représentation mentale » (155). Les crises convulsives ne sont que l'expression exagérée d'un malaise moral, les paralysies, les impuissances n'ont rien de plus sérieux : « paralysé, que dites-vous ? vous n'avez guère que de la fatigue nerveuse, bien explicable après les ennuis auxquels vous avez été exposé, ne vous en inquiétez pas, demain tout ira mieux » (449). « Les barrières qui vous arrêtent ne sont pas dans votre système nerveux, elles sont dans votre imagination, voilà tout... vous croyez que vous ne pouvez pas uriner, l’impuissance de la fonction urinaire vient d une attention excessive » (376, 379). Mais surtout qu'on ne parle jamais de douleurs ou de sensations pénibles : « La machine humaine est si compliquée qu'il ne se passe pas un jour sans que nous percevions quelque grincement dans son fonctionnement, tantôt c'est un trouble gastrique, une douleur vague, un battement de cœur, une névralgie fugace. Pleins de confiance dans notre santé, il faut passer en souriant sur tous ces bobos. »

Au moins les troubles moraux dont souffrent ces malades sont-ils plus sérieux? Pas davantage, c'est à tort qu'ils se plaignent tous de bouleversements émotifs : « Ce ne sont pas de vrais malheurs qui troublent leur âme, ce sont des riens, de petites contrariétés, des piqûres d'épingle de la vie : un peu de philosophie facile à inculquer suffit à rétablir l'équilibre mental » (111). C'est à ces troubles moraux qu'il faut rattacher un sentiment dont les nerveux se plaignent constamment, le sentiment de la fatigue. Celui-ci se sent épuisé dès qu'il a fait vingt pas et ne peut plus avancer : s'il essaye de se contraindre il éprouve des angoisses terribles et des troubles de toute espèce, celui-là éprouve les mêmes fatigues dans les relations sociales, il ne peut tolérer la société que quelques minutes, un autre ne peut continuer le moindre travail mental et il est forcé d'abandonner une lecture au bout de quelques pages ; beaucoup de sujets ont des épuisements rapides des organes des sens, ils ne peuvent voir et surtout regarder que quelques instants. Ce sont là des faits bien connus et à mon avis essentiels : comment M. Dubois les interprète-t-il et quelle explication en donne-t-il au malade ? Tout cela est bien simple, ce sont là des fausses fatigues, des fatigues mentales, des convictions de fatigue et non pas des fatigues vraies. «  Il nous arrive à tous d'être fatigués, nous savons ce que c'est et nous sommes assurés d'avance qu'un peu de repos suffira ; le neurasthénique prend peur, il constate avec dépit sa lassitude et il la rend durable par l'attention qu'il lui prête » (118). Il est évident que ce problème de l'épuisement des névropathes, qui pour moi est malheureusement si compliqué et qu'il faudra étudier dans un prochain chapitre, est au contraire aux yeux de M. Dubois étonnamment simple. Il en est de même de tous les autres troubles de la pensée : « Ils sont légion ces névrosés qui ont des maux de tête dès qu'ils voient un calorifère... qui ont mal au cœur dès qu'ils voient une fleur... qui souffrent du froid en plein été, qui mettent des gants pour toucher une tasse de lait (157)... Le fait capital est toujours dans les névroses l'intervention des représentations mentales... c'est l'idéation qui crée ou entretient les désordres fonctionnels » (18).

Ajoutez pour bien comprendre ces malades que sous l'influence des idées fausses ils ont pris une foule de mauvaises habitudes mentales. Ils accordent une attention excessive à certaines sensations qui existent chez tous les hommes, mais dont on ne se préoccupe pas, « aux impressions vagues déterminées par les instincts sexuels, aux sensations de fatigue, aux légères douleurs de l'estomac ». Ils ont pris l'habitude d'attendre un phénomène, de le prévoir, de le chercher, « on attend les palpitations (364) ... la toux nerveuse (369)... C'est l'attention expectante, c'est un état continuel d'inquiétude qui transforme l'idée en acte à l'insu de la personne » (439). Ajoutez encore des habitudes d'émotion, de terreur, de colère, de contrariété, de bouderie et vous comprendrez comment toutes sortes de maladies très compliquées se développent à la suite de quelques idées fausses. Au fond il n'y a rien de réel dans ces maladies en dehors des idées fausses elles-mêmes : le pauvre homme « est dans l'erreur » tout simplement comme les malades de Mrs. Eddy.

Ce sont des vérités qu'il faut faire bien pénétrer dans la tête du patient. On y parviendra d'abord par notre attitude vis-à-vis des divers symptômes qu'il accuse et que l'on ne prendra pas au sérieux, que l'on ne traitera pas. « Il faut renoncer aux sondages de l'estomac, aux déjeuners d'essai, aux recherches chimiques... il faut négliger l'aphonie des hystériques aussi bien que leurs anesthésies... Je ne regarde plus les jambes paralysées, je n'interroge plus la sensibilité au moyen de l'aiguille, j'admets tout de suite que ces désordres n'existent plus » (373, 209). En outre il faut discuter de toutes manières : « La persuasion par la voie logique est une vraie baguette magique » (109). « Il faut discuter avec eux en avocat convaincu qui sait présenter ses arguments, les multiplier, marteler dans la tête du malade l'idée de la vérité (272)... Le médecin doit détruire tout cet échafaudage de craintes, de théories fausses, surprendre le mécanisme mental par lequel le malade est arrivé à ses idées fausses » (164), et toujours il doit répéter : « n'y pensez pas, faites comme si cela n'existait pas... passez en souriant sur ces bobos » (436).

En même temps que l'on poursuit cette discussion médicale et psychologique, il faut éveiller dans l'esprit du malade l'idée de la guérison. Sans doute il peut paraître bizarre de parler de guérison à un individu quand on a commencé par lui prouver qu'il n'avait aucune maladie. Mais on peut lui accorder comme Mrs. Eddy, qu'il a l'illusion de la maladie et qu’il doit guérir de cette illusion, « il faut inculquer au malade l’idée fixe qu'il guérira, il faut maintenir la fixité de cette idée jusqu'à la guérison complète, il faut en amener la conviction par des raisons toujours plus impérieuses (273)... Le névrosé est sur la voie de la guérison aussitôt qu'il a la conviction qu'il va guérir, il est guéri le jour où il se croit guéri » (245). Pour y parvenir il faut lui indiquer des petits procédés qui permettront d'obtenir une amélioration partielle. M. Dubois donne à ce propos quelques conseils pratiques pour diminuer la constipation des névropathes (344), c'est une des rares choses qu'il daigne traiter d'une façon pratique. « Il faut noter avec optimisme tous les petits progrès obtenus et il faut les grossir pour encourager le malade » (289). C'est ainsi que l'idée de guérison remplacera dans son esprit l'idée de maladie avec lésions incurables et qu'elle se réalisera en amenant une transformation complète.

Les rechutes pourraient être rapides et fréquentes : les sujets ne conserveraient pas indéfiniment dans l'esprit l'idée de leur guérison sans penser à autre chose et il faut se défier des pensées qui les envahiraient de nouveau. C'est ici que nous arrivons à l'essentiel du traitement qui consiste à remplacer les idées absurdes des névropathes par de hautes pensées philosophiques. Il faut faire comprendre au malade l'importance de la pensée, la puissance de son âme, la supériorité de l'esprit sur le corps : « Il faut être prêt à discuter sur la fatalité, la liberté, la responsabilité, la religion naturelle, etc., car le malade vous entraîne vite sur le terrain de la philosophie et il faut avoir des idées » (40). On insistera surtout sur la puissance et la liberté de la volonté : « Si vous êtes déterminé par vos fâcheuses tendances, vous êtes aussi esclave de vos impulsions heureuses, de vos bonnes sensibilités, de vos idées claires du vrai, du bien, du beau : la vue claire du but doit suffire à assurer votre marche » (57).

L'essentiel, en effet, c'est d'acquérir des idées morales capables de diriger notre vie, de régler notre conduite vis-à-vis de nous-mêmes et vis-à-vis des autres. La morale est indispensable à ces malades, elle seule « peut amener un changement profond dans leur mentalité. Il faut faire l'éducation de leur raison, leur faire comprendre le danger qu'il y a à trop penser à soi-même : « Montrez-lui par des exemples bien choisis de votre expérience d'homme et de médecin ce que valent le courage moral, la tendance naturelle au perfectionnement de notre personnalité morale » (40). « Ce dont nous avons besoin dans notre vie, ce n'est pas de volonté,... c'est de l'intelligence qu'il nous faut... formons avant tout cette intelligence morale qui nous permet de distinguer le bien du mal et d'éclairer notre marche dans le chemin de la vie bordé de fondrières (20)... Oubliez votre estomac et votre intestin, supportez gaiement les malaises... et mettez-vous au cœur l'ambition de vivre une vie active et courageuse (336)... Il faut se laisser vivre avec une imperturbable confiance dans sa résistance, dans son incassabilité, il faut prendre de bonnes habitudes, mais telles que l'on puisse les déranger sans crainte, s'intéresser à tout, développer toutes ses aptitudes, perfectionner son être moral, il faut vouloir être en bonne santé... et savoir jeter tous les malaises dans la boîte aux bobos (541, 499)... Il faut que le cabinet du médecin devienne un dispensaire psychothérapique où l'on ne distribue pas l'ordonnance pour le pharmacien, mais où l'on jette sans compter dans l'entendement du malade toutes ces semences de vaillance stoïque, ces motifs de la raison non froide, mais sereine, qui seuls peuvent corriger les défauts de notre mentalité innée ou acquise (21). »

Le meilleur moyen de s'oublier soi-même, c'est de penser un peu plus à autrui, le meilleur moyen d'acquérir notre propre bonheur, c'est de nous préoccuper de celui des autres. « Il y a un égoïsme qu'on ne saurait trop recommander, c'est l'altruisme, lequel n'est qu'un égoïsme perfectionné (22)... Soulagez donc ceux qui souffrent au lieu de leur donner le spectacle de votre affolement... le devoir si pénible soit-il doit être accompli joyeusement (23). » Le petit livre sur L'éducation de soi-même contient de très belles pages sur la tolérance, l'indulgence, la modération, la pitié, la bonté ; ces excellents sermons écrits pour des malades seraient peut-être, à mon avis encore plus utiles pour les individus bien portants. Si M. Dubois réussissait à répandre d'aussi nobles règles de conduite, il aurait bien raison de dire que « l'on a tort de parler de dégénérescence et que l'humanité est en progrès continu » (239). L'exposé que je viens de faire pourrait laisser croire que la thérapeutique morale de M. Dubois s'adresse uniquement à l'intelligence et qu'elle ne fait appel qu'à de froids raisonnements. C'est le reproche que lui adresse d'ailleurs Déjerine, qui se figure apporter, une modification nouvelle à cette thérapeutique en y joignant l'action de quelques sentiments. Ces critiques ne me semblent pas justes : M. Dubois insiste sur le raisonnement car il croit important d'obtenir une certaine intelligence de soi-même, mais il y joint sans cesse l'action de tous les sentiments. Il veut que l'on obtienne la confiance, que l'on excite même l'orgueil du malade en lui faisant constater tout ce qu'il y a en lui de beau et de bon (289). « Efforcez-vous de découvrir en lui des supériorités, faites-lui comprendre qu'il est intelligent, qu'il a du bon sens, réveillez et utilisez ses sentiments religieux (285)... Il faut que le médecin jouisse lui-même d'une euphorie mentale et soit capable d'inspirer des sentiments optimistes » (106). Enfin il faut savoir obtenir plus que la confiance, l'amitié du malade, et pour cela il faut lui faire sentir la sympathie, l'affection réelle que l'on éprouve à son égard. « Pour modifier l'état d'âme de celui qui est tombé, il ne suffît pas de lui accorder les circonstances atténuantes, de lui montrer une pitié voulue, il faut l'aimer comme un frère, le prendre dans ses bras avec un sentiment profond de notre débilité commune (242)... Il faut dans ces conversations manifester à notre malade une sympathie si vivante, si enveloppante, qu'il aurait vraiment mauvaise grâce à ne pas guérir » (264). M. Dubois a raison de répéter à plusieurs reprises que « dans son traitement il fait vibrer à l'unisson les cordes de tous les sentiments moraux et de la raison » (264).


2. — Les autres traitements par la moralisation.

C'est dans les ouvrages de M. Dubois (de Berne) que j'ai trouvé l'expression la plus complète et la plus typique jusque dans ses exagérations de cette forme de psychothérapie par la moralisation du malade et c'est par des citations de ses livres que j'ai essavé de la résumer. Mais il ne faudrait pas croire que cette conception à la fois médicale et morale soit uniquement propre à cet auteur. En réalité des méthodes de traitement tout à fait analogues ont été proposées de divers côtés à peu près à la même époque et il est intéressant de comparer ces diverses expressions de la même pensée fondamentale.

En Allemagne plusieurs auteurs, en particulier MM. Strumpell, Oppenheim, Jolly insistaient depuis longtemps sur l'influence des phénomènes psychologiques dans la genèse des maladies nerveuses, ils soutenaient que ces mêmes phénomènes pouvaient avoir une influence sur la guérison de ces troubles et qu il fallait l'utiliser. En 1906 M. H. Oppenheim publia Les lettres sur la psychothérapie qui ont été traduites en anglais par M. A. Bruce, dans lesquelles il donne des conseils très pratiques aux jeunes médecins sur la manière dont ils doivent utiliser leur influence morale. M. Buttersack (de Berlin), en 1903, insiste sur l'action morale que le médecin doit avoir, il analyse finement l'action des facteurs psychiques et insiste sur la grande valeur d'une philosophie optimiste. En Suisse, M. A. Forel (de Zurich) publiait en 1905, Hygiene der Nerven und des Geistes im gesunden und kranken Zustande, et en 1906, L'âme et le système nerveux, hygiène et pathologie.

Dans ces ouvrages M. A. Forel donne des conseils relatifs à l'éducation intellectuelle des enfants qu'il désire plus concrète, mais il insiste surtout sur l'éducation du sentiment : « Il faut inculquer à l'enfant le mépris et l'horreur de tout ce qui est mauvais et faux, du mensonge et de l'égoïsme exploiteur (24). » Il admet que « le deuil et le désespoir inactifs relatifs à un bonheur perdu prennent leurs racines dans l'étroitesse et dans l'égoïsme exclusif de notre amour concentré si souvent sur certains objets spécialement choisis... Marchons toujours vers un idéal humain élevé, grand et large et ne regardons jamais en arrière » (311). Un point important à observer dans l'hygiène cérébrale est « de faire aussi peu attention que possible aux troubles nerveux fonctionnels de quelque nature qu'ils soient, afin de ne pas les grossir par l'habitude... Même les infirmités douloureuses peuvent être fortement atténuées lorsqu'on en détourne son attention par le travail, si bien qu'on peut même arriver à ne plus en souffrir (812)... Le temps libre dont dispose tout homme même très occupé doit être employé à équilibrer sa mentalité d’une façon harmonique en la faisant travailler autant que possible dans d'autres domaines (313). Si l'on veut arriver autant que possible à une vieillesse heureuse, il faut avant tout ne jamais renier son optimisme, secondement ne jamais perdre son temps à ruminer sur le passé, ni à pleurer ses morts, troisièmement travailler jusqu'à son dernier soupir afin de maintenir l'élasticité de son activité cérébrale » (318). On reconnaît dans ces ouvrages la même inspiration que dans les livres de M. Dubois: la santé et le bonheur sont encore obtenus par l'hygiène de l'âme, par le développement de l'intelligence et par l'exercice des vertus morales ; mais ces préceptes sont appliqués moins brutalement à une thérapeutique qui n'est pas aussi exclusive. Ce sont des pensées analogues, mais qui manifestent une inspiration indépendante.

Au contraire, quelques écrivains français ont été les disciples immédiats du professeur de Berne et n'ont fait que reproduire mot à mot son enseignement avec des modifications insignifiantes. Déjerine qui avait connu à Berne l'enseignement et la pratique médicale de M. Dubois entreprit de faire connaître cette méthode en France et de l'appliquer. Il écrivit en 1904 une préface pour l'ouvrage de M, Dubois : « Le rôle primordial, sinon unique dans le traitement des psychonévroses incombe à ce que j'appellerais volontiers la pédagogie psychique, c'est-à-dire la rééducation de la raison. Le premier, il (M. Dubois) a résolument basé toute sa thérapeutique sur cette idée directrice. » Dans le Journal de médecine de Paris (12 mars 1910), Déjerine écrivit une déclaration de foi spiritualiste, éloquente et exposa les idées de M. Dubois sur le traitement par la persuasion. « Pour guérir les troubles nerveux qui dépendent toujours de l'émotivité il faut combattre les doctrines décevantes et stériles du monisme, du fatalisme, du scepticisme, du déterminisme, il faut raisonner peu à peu, détruire les préoccupations obsédantes du malade, lui refaire une mentalité nouvelle. Tout homme doit offrir à ses facultés supérieures un idéal qui lui permette de trouver en lui un soutien dans les épreuves de chaque jour. Il faut donc rappeler au malade les notions du beau, du juste, du noble, insister sur la satisfaction que laisse après lui l'accomplissement du devoir, développer la notion de solidarité et de charité, ne pas oublier que le cerveau doit toujours se laisser guider par le cœur. C'est là que sera la véritable médecine de l'avenir. » Déjerine a eu l'idée intéressante de chercher à réaliser dans un service d'hôpital l'organisation des traitements moralisateurs qu'il avait admirée à Berne et il a fait à ce propos dans son service de la Salpêtrière une expérience des plus remarquables. L'organisation curieuse de cette salle de malades destinée à la moralisation curative a été indiquée dans la thèse de médecine de M. Manto ; elle a été décrite d'une manière plus complète dans le livre de MM. J. Camus et P. Pagniez, Isolement et psychothérapie, 1904. Dans cette salle, les malades doivent rester constamment couchées dans un lit entouré de rideaux fermés, ils ne reçoivent, ni n'écrivent aucune lettre, ne voient aucune personne du dehors jusqu'à ce que leur santé soit améliorée d'une façon notable. Une de ces malades, car il s'agit d'un service de femmes, ne peut parler à personne si ce n'est au chef de service, à l'interne ou à la surveillante. Les infirmières ne s'approchent du lit de la malade que sur l'ordre de la surveillante et ne doivent pas lui adresser la parole. Sauf quelques cas particuliers l'isolée est alimentée exclusivement avec du lait pendant les premiers temps... Au début du traitement elle ne peut lire ni journaux, ni romans, ni livre d aucune sorte. Matin et soir le chef de service ou son interne font à chaque malade au pied de son lit des séances de psychothérapie. Les auteurs ajoutent qu'il est imprudent de cesser ce traitement avant quatre semaines d'isolement complet et qu'il n'y a pas grand avantage à le prolonger au delà de trois ou quatre mois (25).

Dans ce traitement, le repos au lit entouré de rideaux fermés, l'isolement sévère sont organisés en partie pour soustraire le sujet à l'influence des autres malades qui pourrait être mauvaise et surtout pour le mettre plus complètement sous l'influence morale du médecin qui pratique sur lui dans ses entretiens biquotidiens le traitement moralisateur. Quel est donc ce traitement et que fait le thérapeute au lit du malade ? Nous ne trouvons dans le livre de MM. Camus et Pagniez aucun enseignement nouveau sur ce point : ce sont toujours les mêmes idées et les mêmes expressions que dans le livre de M. Dubois (de Berne). Ce sont les mêmes proscriptions de tous les traitements chirurgicaux et médicaux, les mêmes attaques un peu déclamatoires contre la pauvre suggestion « dans laquelle le sujet obéit sans critiquer, sans réfléchir, sans raisonner, sans juger, sans avoir ni à accepter, ni à contrôler » (p. 26). Il faut absolument la remplacer au plus vite par la persuasion, « un discours dialogué où le médecin s’efforce de détourner la pensée du malade de son mal, de relever son courage, de ranimer son espérance, de changer son état d'esprit, de lui faire comprendre la possibilité de la guérison, l'importance de sa collaboration ». Pour diriger de tels traitements, ces auteurs reconnaissent avec plus de netteté que ne le faisait M. Dubois que toute science, toute étude de quelque nature qu'elle soit est parfaitement inutile : cette thérapeutique « ne demande plus au médecin d'être une sorte de prêtre d’une science d'initiés, mais d'être simplement un honnête homme au sens élevé que le XVIIe siècle donnait à ce mot et instruit de tout ce que peut le langage de la raison adressé à un malade confiant » (p. 82). Je ne parlerai pas ici du dernier livre de Déjerine et de M. Gauckler, Les manifestations fonctionnelles des psycho-névroses et leur traitement par la psychothérapie, 1911. « Quoique ce livre soit du même genre que les précédents, il contient cependant quelques idées un peu plus précises qui me semblent le placer parmi les études sur les traitements éducatifs.

D'autres auteurs français, avec un peu plus de retard, il est vrai, ont suivi l'exemple de Déjerine et ont essavé de remplacer tous les traitements par la simple moralisation des névrosés. M. Bernheim lui-même qui jadis avait fait de si belles études sur la suggestion et qui n'avait eu qu'un tort, celui de dire que la suggestion était tout, préfère dire maintenant que la suggestion n'est rien et qu'il n'a jamais voulu faire que de la persuasion. M. Dubois s’indigne de ce changement de front, il lui reproche « de chercher à purifier (!), à rendre plus rationnelle son influence psychique (26) », à vouloir lui aussi se rattacher à la psychothérapie, comme si M. Bernheim n'en avait pas le droit. Singulière querelle de mots et de mots auxquels les deux auteurs ne donnent aucune signification. M. Paul-Emile Lévy en 1898 employait encore un certain simulacre d'hypnotisme qui n'était pas bien méchant ; il demandait seulement au malade de fermer les yeux pendant le fameux entretien moralisateur. M. Dubois le lui reproche sévèrement : « Il y a là encore trop d'artifice — On reconnaît là un élève de M. Bernheim (27). « MM. Camus et Pagniez s'indignent aussi contre ce crime (28). Depuis cette époque M. P.-E. Lévy a fait de louables efforts pour se corriger et pour mieux suivre la mode, il déclare maintenant que l'hypnotisme est en défaveur « parce qu'il est considéré comme un état nerveux spécial » (?). Il veut lui aussi que le malade participe à sa cure qui sera « rationnelle » bien entendu, il lui apprendra à se discipliner moralement et physiquement ; en un mot toute sa thérapeutique va se faire « par éducation et rééducation rationnelles (29) ».

On pourrait facilement citer dans d'autres pays bien des études qui se rattachent à la même tendance par exemple, les articles de M. Canfield de Bristol, « Practical Considerations in the Treatment of Neurasthenia », Boston Medical and Surgical Journal, 1907, les articles de M. J. Antonio Agrelo, « Psicoterapia y reeducacion psiquica » et ceux de M. Bravo y Moreno « Notas de psicoterapia » dans les Archives de psiquiatria de M. J. Ingegnieros, 1908, p. 452 et 376, nous n'y trouverions rien de bien différent des études précédentes.

C'est encore aux États-Unis d'Amérique qu'il nous faut revenir pour trouver un développement plus original et plus intéressant de la méthode de la moralisation. Pour comprendre ce curieux mouvement qui maintenant se rattache très directement à l'enseignement de M. Dubois, il nous faut remonter un peu en arrière.
Mrs. Eddy en soutenant que tout traitement moral en dehors du sien était mauvais et dangereux a cherché à accaparer une idée fort générale pour en faire une propriété personnelle (30) : elle a assez bien réussi, puisque « aujourd'hui des milliers de gens croient qu'ils doivent leur santé et leur bonheur à un pouvoir guérisseur révélé par Dieu à Mrs. Eddy et par Mrs. Eddy au genre humain ». Mais il n'en est pas moins vrai que le principe de la psychothérapie subsistait en dehors d'elle, que plusieurs disciples de Quimby avaient conservé et développé cet enseignement sans se mettre à sa remorque. Trois ans avant la première édition de Science and Health, le Dr Warren T. Evans (The Mental Cure, 1869, Mental Medicine, 1872) disait déjà que la maladie a son origine dans une fausse croyance et qu'il suffit de changer cette croyance pour guérir la maladie. Julius A. Dresser développait ces idées dans The True History of Mental Science, M. Wood dans The New Thought. Ces travaux sont devenus l'origine du New Thought Movement et de ses nombreuses variétés. L'idée générale de ces enseignements est toujours qu'un esprit puissant peut aider un autre esprit plus faible à surmonter ses mauvaises manières de penser : « ce n'est pas par le corps qu'ils guérissent le corps, disait déjà Platon, mais ils guérissent le corps par l'âme» . Ces doctrines étaient bien plus raisonnables que la Christian Science, non seulement elles admettaient la réalité du corps, mais encore elles admettaient « que le corps est aussi bien à sa place que l'esprit est à la sienne, qu'il faut le régler, l'utiliser et non nier son existence ». Aussi donnaient-elles une place à une hygiène raisonnable, à une chirurgie nécessaire et toléraient-elles même, au moins pour le présent, quelques remèdes provisoires. Ce n'étaient là, il est vrai, que des accessoires et l'essentiel du traitement restait toujours la simple exhortation morale.

Henry Wood (1834-1908)


Parmi les auteurs qui se rattachaient à cette école, certains étaient plus aventureux et se rapprochaient singulièrement de Mrs. Eddy. C'est pourquoi j'ai cru devoir étudier l'un d'eux, M. Leander Edmund Whipple, dans le chapitre précédent à propos des imitateurs de la Christian Science. Plusieurs autres comme MM. P. M. Heubner, R. J. Ebbard, X. Lamotte Sage, William Walker Atkinson, V. Turnbull, ont exprimé des idées pratiques assez précises. Mais il me semble juste de séparer les méthodes proposées par ces derniers auteurs des traitements par la moralisation générale et de les étudier plus tard à propos des méthodes d'excitation. Tout ce mouvement de la New Thought, dérivé de l'ancien enseignement de Quimby présentait donc déjà un véritable intérêt.

Plus récemment cette forme de la psychothérapie a pris en Amérique un développement bien plus considérable à la suite d'un fait assez inattendu, l'alliance qui a été établie entre les représentants de la religion et ceux de la médecine (30). « Mrs. Eddy a réveillé les pasteurs et les médecins de leur inertie et de leur sommeil dogmatique. » Le développement invraisemblable de la Christian Science atteignait les églises constituées auxquelles il enlevait des fidèles et les médecins officiels à qui il enlevait des clients. La peur de l'ennemi commun fait les alliances les plus inattendues.

En octobre 1906, MM. Elwood Worcester et Samuel Mc. Comb, recteurs de l'église Emmanuel, église épiscopale de Boston, ont organisé ce qu'ils appellent Emmanuel Church Health Class destinée au traitement des désordres nerveux. Il ne faut pas confondre cet Emmanuel Movement avec les pratiques de la Société d'Emmanuel fondée à Londres en octobre 1905, qui sont fondées sur des principes tout à fait différents (31) et qui se rattachent plutôt au groupe des traitements miraculeux. Ce qu'il y a d'original dans la tentative de l'église de Boston, c'est que le traitement des maladies pratiqué par des prêtres dans des temples cesse pour la première fois d'être en antagonisme avec la thérapeutique des médecins décorés de diplômes officiels. Le mouvement Emmanuel se présente comme une association de pasteurs et de médecins. Ce caractère est bien manifeste dans les règlements officiels de l'œuvre rédigés par un comité où se trouvaient quatre médecins et publié dans le Boston Transcript (28 janvier 1909) : « Personne ne peut recevoir le traitement, si ce n'est après avoir été examiné par le médecin de sa famille dont le rapport doit être joint à celui du ministre religieux... Tout malade qui n’a pas de médecin doit en choisir un et se mettre sous sa direction avant de recevoir l'instruction dans l'église Emmanuel. Seuls les malades qui présentent des troubles en rapport avec l'intoxication alcoolique ou avec les névroses hystériques, neurasthéniques ou autres reconnues par le médecin peuvent être traités de cette manière (32). »

Elwood Worcester (1862–1940)
Les médecins de Boston avaient en général complètement approuvé cette tentative de l'église Emmanuel ; ils l'aidaient de toutes leurs forces, non seulement ils examinaient les malades qui s'adressaient aux pasteurs, mais ils envoyaient à l'église les malades qui s'adressaient à eux. Ils collaborèrent de toutes les manières et prirent la parole dans des réunions religieuses : M. J. J. Putnam, professeur de la clinique des maladies du système nerveux à Harvard University, fit des conférences dans un temple pour donner à ceux qui souffraient des conseils à la fois médicaux et moraux.

Un mouvement appuyé de cette manière ne tarda pas à se développer : de l'église Emmanuel de Boston il gagna les églises de Chicago, Rochester, Cambridge, Northampton, Waltham, Newark, Detroit, Buffalo, Brooklin, Jersey City. etc. Bientôt il y eut des cours de moralisation médicale à Philadelphie, puis dans deux églises renommées de New-York; à Portland et même en dehors de l'Amérique, à Tokio, au Cap, en Australie. Les traitements ne se faisaient pas seulement dans des églises épiscopales, mais aussi dans des églises Baptistes, Unitariennes, Presbytériennes et étaient approuvés sinon pratiqués dans des églises Catholiques (33).

L'ouvrage publié par M. W.-B. Parker, 1908-09, Psychotherapy, a Course of Reading in Sound Psychology, Sound Medicine and Sound Religion, formé par un grand nombre d'articles distincts rédigés soit par des ecclésiastiques, soit par des médecins, est en réalité une bonne expression de cette œuvre moralisatrice entreprise en collaboration. Parmi les articles rédigés au point de vue religieux, nous remarquerons un grand nombre d'études historiques sur les traitements spirituels dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament et des études curieuses sur le développement des « Emmanuel classes » dans diverses paroisses. Le Rév. Herbert M. Hopkins nous montre les changements que cette instruction a amenés dans certaines petites paroisses, « comment tout l'esprit de la congrégation fut changé par la diminution de la susceptibilité et par l'augmentation de la gaîté ». Le Rév. Charles A. Place, ainsi que le Rév. Lyman P. Powell nous décrivent leurs consultations tous les soirs dans l'église, leurs efforts pour débarrasser les âmes des chagrins et pour calmer les esprits troublés : ils pensent que ce nouveau travail sera très utile pour l'église et lui donnera une vie nouvelle. Parmi les études rédigées au point de vue médical il faut signaler les articles de M. Dubois (de Berne) où il expose sans modifications les doctrines que nous connaissons déjà, les remarquables études de philosophie médicale de M. J. J. Putnam et les recherches d'ordre plus pratique présentées par M. Richard C. Cabot. Dans une autre collection, celle qui constitue le Symposium publié par M. Morton Prince on trouve des études du même genre, en particulier l'article intéressant de M. E. W. Taylor, Simple Explanation and Reeducation as a Therapeutic Method. C'est dans ces diverses études que nous trouverons l'expression des idées caractéristiques de ces systèmes thérapeutiques.

Nous noterons d'abord la préoccupation constante d'écarter les exagérations, les étroitesses qui ont fait le ridicule de la Christian Science. Le respect de la médecine scientifique est indiqué à chaque pas : rien ne doit se faire contre elle, ni même sans elle et on réclame dans chaque ville, à Northampton, à Buffalo comme à Boston, l'assentiment et la collaboration des médecins de la ville. « Le corps malade a lui aussi sa réalité; comme l'a dit Kant, un rêve que tous les hommes rêvent ensemble et qu'ils sont forcés de rêver n'est plus un rêve, mais une réalité et l'église Emmanuel ne doit rien mépriser de ce qu'il y a de bon dans la médecine (34). » Cette thérapeutique doit également être très éclectique et très large, elle doit accueillir toutes les doctrines « qui font un effort pour soulager les malades par des méthodes mentales, morales ou spirituelles ; elle doit se rattacher à tous ceux qui ont étudié les maladies nerveuses ou la psychologie et doit comprendre dans son unité tous les traitements psychologiques ». Aussi doit-on se préoccuper des études psychologiques et même des études pédagogiques qui ont un rapport très étroit avec la thérapeutique. M. R. C. Cabot insiste à ce propos sur le petit livre de W. James, Talks to the Teachers et sur les études sur la formation des habitudes « car la tâche du médecin est bien souvent de reconstituer des habitudes (35) ». Il est intéressant de remarquer aussi le rôle que l'on donne aux études sociales, aux études sur les tendances criminelles, sur la paresse, le vagabondage, le découragement des travailleurs. Les chefs d'entreprise industrielle, aussi bien que les capitaines de l’armée et les chefs d'équipe des sports sont appelés à collaborer (36). Il me semble que sur tous ces points cette forme de psychothérapie se présente comme un peu différente de la moralisation telle que la proposait M. Dubois. Elle est évidemment plus large et fait une plus grande part à la médecine et surtout à la psychologie.

Cette différence existe surtout dans les principes et dans les théories générales, car si nous considérons la pratique de ce traitement nous retrouvons à peu près exactement les mêmes indications que dans le livre de M. Dubois. Ici aussi le traitement consistera en « conversations avec le malade dans lesquelles on cherchera à se bien mettre à sa portée (37) ». « Il faut, disait très bien M. Lewellys Barker, donner beaucoup de temps à chaque malade, gagner sa confiance ; la négation brutale : vous n'avez rien, allez à votre travail, ne réussit guère (38) ». Dans ces conversations il faut toujours expliquer au malade sa maladie, éloigner de lui la pensée qu'il est victime de quelque pouvoir étrange.

Pour remplacer les idées hypocondriaques et absurdes du malade, il faut lui mettre dans l'esprit de grandes et nobles pensées et travailler à son relèvement moral. Personne n'a mieux indiqué l'importance pratique de ces idées généreuses que M, J. J. Putnam soit dans ses conférences à l'institut Lowell en 1906, soit dans ses articles publiés dans Psychotherapy, « Hitch your Wagon to a Star, dirige ta voiture vers une étoile, disait Emerson, et ceux qui ont su le faire se sont libérés de bien des maladies du corps et de l'esprit... Il est important de savoir prendre de l'intérêt à beaucoup de choses et de savoir sentir l'enthousiasme... Tout homme doit avoir une philosophie... la philosophie et la métaphysique sont d'ordinaire considérées comme des études peu pratiques et peu profitables, en fait elles constituent une des plus belles avenues qui ouvrent à un esprit raisonnable le monde delà beauté, de l'ordre, de la réalité... » « Avant tout, disait aussi M. Fr. K. Hallock, il faut bien savoir la valeur de l'optimisme, et ne pas oublier que le pessimisme est un autre nom de la peur. »

Le malade ne peut pas arriver tout seul à ces templa serena, il faut l'aider à y parvenir : « il faut aider l'homme à se relever quand il tombe découragé... il faut être près de lui dans toutes les grandes crises de sa vie... il ne faut pas s'occuper seulement des idées qui flottent dans sa tête, de ses ennuis, de ses souffrances, mais aussi de ses relations personnelles, de ses amitiés, de ses affaires d'amour, de toutes ses affaires domestiques. » Toutes ces idées qui sont développées de toutes les manières dans les trois gros volumes de Psychotherapy  sont vraiment fort analogues à celles de M. Dubois et les divers auteurs n'hésitent pas d'ailleurs à se réclamer de lui.

Un point particulier cependant appartient plus en propre à cette école, c'est la part considérable que l'on donne dans ce traitement aux exercices religieux. « Les services hebdomadaires, les réunions, les prières, les hymnes chantés en commun sont des exercices très fructueux... La plus haute forme de l'acte religieux est la prière qui ne sert pas seulement à obtenir les dons de Dieu, mais qui joue un très grand rôle par elle-même... La prière religieuse donne le calme et guérit l'inquiétude (39). » W. James soutenait déjà que le meilleur traitement des désordres nerveux était la foi religieuse : « l'homme attend de l'église qu'elle prenne la première place dans cette œuvre d'amélioration qui en même temps que les maladies nerveuses supprimera l'égoïsme et les tragédies domestiques. » Ces diverses additions sur la place importante des études proprement médicales et des études psychologiques, sur le rôle des exercices religieux complètent la conception des traitements par la moralisation des malades et donnent une place importante dans l'histoire de la psychothérapie à ces diverses écoles Américaines.


3. — Les principes de la moralisation thérapeutique.

On ne doit parler de ces diverses tentatives de thérapeutique morale qu'avec beaucoup de respect et de sympathie ; les hommes qui ont dirigé ce mouvement ont une grande valeur scientifique et morale, ils ont entrepris une tâche très difficile avec conviction et désintéressement et ils ont fait faire à la psychothérapie de grands progrès. Cependant la critique est nécessaire pour le progrès même des études qu'ils ont aimées, nous étudierons d'abord les principes sur lesquels cette thérapeutique semble reposer et ensuite les résultats pratiques qu'elle semble avoir donnés jusqu'ici.

La psychothérapie nous a paru sortir peu à peu de l'analyse et de l'interprétation des miracles : déjà les Christian Scientists s'étaient bien rendu compte du caractère essentiel de la force mystérieuse qui agissait à l'insu des opérateurs primitifs et de leurs malades. M. Dubois et tous ceux qui ont développé les mêmes idées comprennent encore mieux le caractère moral de cette puissance et ils le font comprendre à ceux qu'ils dirigent. Les malades traités par Mrs. Eddy peuvent ne rien comprendre à sa métaphysique et se figurer qu'il s'agit d'une puissance miraculeuse, les malades de M. Dubois ne peuvent commettre la même erreur, car leur médecin leur explique parfaitement les forces qu'il essaye de mettre en œuvre.

Ce progrès dans l'interprétation des miracles se manifeste d'abord dans le choix des sujets auxquels on se propose d'appliquer le traitement. Mrs. Eddy appliquait encore d'une manière vague son traitement, toujours le même, absolument à tous les malades quels qu'ils fussent, c'était là un des caractères les plus évidents d'infériorité de la Christian Science. Dans ces méthodes nouvelles on semble avoir mieux analysé les effets des traitements miraculeux : on a remarqué que certaines catégories de malades guérissent mieux et plus souvent que les autres quand on les conduit aux sources miraculeuses ou quand on les magnétise ; on a observé qu'il est à peu près inutile de conduire dans ces sanctuaires d'autres catégories de malades que le Dieu ne se soucie pas de rétablir. Puisque l'on met en œuvre des puissances analogues à celles qui agissent dans les miracles, il faut les appliquer à la première catégorie de sujets et non à la seconde, on ne fera plus comme Mrs. Eddy de « l'obstétrique métaphysique » et l'on renoncera à traiter par la moralisation les membres cassés. La conception des névroses et des psychonévroses paraît déterminer avec précision la catégorie de maladies que l'on peut essayer de traiter de cette manière: il y a là, semble-t-il, une évolution remarquable dans la psychothérapie.

On constate un autre progrès dans le choix des idées qui auront une puissance thérapeutique. Mrs. Eddy pour trouver une pensée puissante croyait nécessaire de faire appel à la pensée de la vérité par suite de l'association traditionnelle entre savoir et pouvoir, entre une doctrine vraie et une doctrine féconde ; elle pensait que seule la connaissance de la vérité métaphysique, la pensée de l'essence des choses aurait le pouvoir de guérir nos petites misères. Nos moralisateurs arrivent à une conception à la fois plus large et plus précise de la pensée efficace. Cette pensée puissante n'est pas seulement la pensée vraie, c'est aussi la pensée bonne, le bien moral s'ajoute à la vérité. il y a là au moins chez quelques-uns une sorte d'optimisme confiant : un homme qui sait la vérité et un homme qui se conduit moralement est un homme parfait, il ne peut pas être un faible ni un malade. D'autre part la notion de la vérité dont il s'agit est précisée : il ne s'agit plus d'une vérité métaphysique ou scientifique quelconque, il s'agit d'une vérité particulière dont le rapport avec la guérison de la maladie semble beaucoup plus étroit. Le malade doit simplement savoir la vérité sur le fonctionnement de son corps, sur l'origine et le mécanisme des troubles dont il se plaint actuellement. L'idée que le malade se fait de son mal a, comme on le sait, une très grande influence sur l'évolution de ce mal lui-même ; il est donc bon que le malade sache la vérité sur les symptômes qu'il présente. Cela est d'autant plus vrai qu'il s'agit de symptômes névropathiques dépendant de la pensée et dans notre conception actuelle beaucoup moins graves que des symptômes en rapport avec des lésions anatomiques. Le rôle des idées morales se précise également : il s'agit surtout de faire faire au malade des actes véritables, des actes élevés et généreux qui demandent de l'attention et de l'effort, ce qui développera la volonté et la puissance morale. Ces systèmes se présentent donc avec beaucoup de clarté et de simplicité et la thérapeutique par la moralisation générale du malade semble être le dernier terme de cette évolution qui a commencé par l'analyse des miracles. On comprend qu'elle ait séduit tant d'esprits et qu'elle se présente aujourd'hui dans beaucoup de pays comme la meilleure forme de la thérapeutique des névroses.

Cependant ces méthodes, surtout sous la forme qu'elles ont prise dans le livre de M. Dubois (de Berne), ont été de bien des côtés l'objet de violentes critiques. Je rappellerai celles de M. de Fleury, de M. Bonjour (40) (de Lausanne), de M. Sollier (41). Les critiques de ce dernier auteur débutent avec une vivacité amusante : « C'est de Suisse aujourd'hui que nous vient la lumière. Jusqu'ici le fond de la thérapeutique des maladies nerveuses en Suisse consistait dans l'altitude que l'on a reconnu mauvaise, le grand air qu'on peut trouver partout, la vue des lacs bleus, des pics blancs, et des pâturages verts avec kursaal à proximité, installation de bains, quelquefois de douches dans un hôtel déguisé sous le nom de Sanatorium. Aujourd'hui on y a ajouté le macaroni et les nouilles qu'on ne mange bien qu'à Lausanne et les entretiens philosophiques qu'on n'écoute bien qu'à Berne en se gavant de lait dans son lit.  Quelques esprits chagrins prétendent qu'on pourrait trouver mieux sans aller si loin. »

Ces critiques sévères reprochent à nos moralisateurs de ne tenir aucun compte de l'histoire de la médecine et de redécouvrir de vieilles méthodes thérapeutiques : ils sont assez disposés à assimiler complètement les traitements par moralisation avec les thérapeutiques miraculeuses et avec la Christian Science. Ces reproches ne sont vrais qu'en partie : si M. Dubois ne s'occupe pas assez de l'histoire, d'autres auteurs, comme MM. Camus et Pagniez ont publié sur les origines de la psychothérapie de bonnes études et la Psychotherapy de Parker contient un grand nombre d'articles historiques remarquables. Comme je viens de le montrer, des différences importantes séparent la moralisation thérapeutique des traitements miraculeux et des pratiques de Mrs. Eddy.

D'autres critiques formulées de diverses façons sont beaucoup plus graves; beaucoup d'auteurs reprochent aux moralisateurs de ne tenir aucun compte de la science médicale elle-même, de mépriser complètement les diagnostics et de décrire des guérisons absolument incontrôlables parce que l'on ne peut pas savoir de quoi il s'agissait réellement et quel traitement a été réellement employé. Il y a là malheureusement beaucoup de vérité, parce que ces doctrines, malgré leurs efforts, ne sont parvenues qu'à une précision tout à fait insuffisante dans les deux problèmes que je viens de signaler, la détermination des malades qu'ils prétendent traiter et la nature du traitement qu’ils emploient.

On comprend très bien que M. Dubois ne veut pas traiter tous les malades comme Mrs. Eddy et qu'il en choisit quelques-uns. Mais lesquels prend-il et pourquoi les choisit-il ? Il traite les névropathes, dit-il, parce que dans leur maladie les faits psychologiques jouent un rôle considérable. Cette réponse n'éclaircit rien : l'homme étant un être pensant, des phénomènes psychologiques interviennent à peu près dans toutes les maladies, quand ce ne serait que sous forme de douleurs, d'inquiétudes, de désespoirs, et il est absurde de dire que dans toutes les maladies de tels phénomènes ne jouent pas un grand rôle. Dans la Psychotherapy de Parker il y a même un article intéressant sur le rôle des phénomènes psychologiques dans l'évolution de la tuberculose pulmonaire et l'auteur conseille la moralisation des phtisiques. D'autre part les maladies, ,dans l'évolution desquelles les phénomènes psychologiques jouent le rôle le plus considérable sont évidemment les délires et les aliénations, et M. Dubois ne veut pas en entendre parler. J'ai déjà essayé de montrer dans mon petit livre sur Les névroses que la définition des névroses par l'intervention de phénomènes psychologiques était tout à fait vague et sans valeur (42).

En réalité les moralisateurs se servent très peu de la définition précédente et ils caractérisent le plus souvent leurs malades par deux caractères qui sont uniquement négatifs. Pour eux les névropathes sont des malades qui 1° n'ont pas de lésions et qui 2° ne sont pas aliénés. Outre les inconvénients ordinaires des définitions purement négatives, celle-ci repose sur deux conceptions vagues et même inintelligibles. Comme je l'ai déjà expliqué plusieurs fois, je renonce à comprendre ce qu'on entend quand on parle de maladies sans lésions (43). De même qu'il n'y a pas de fonction normale sans un changement organique plus ou moins passager, qu'il n'y a pas d'habitude si bonne qu'on la suppose sans une modification de l'organisme plus ou moins durable, il ne peut pas y avoir de désordre maladif sans un changement des organes, c'est-à-dire sans une lésion. La science ne la connaît pas aujourd’hui, elle la connaîtra peut-être demain, peu importe. Ces lésions sont passagères, soit, nous pouvons l’espérer; mais bien des maladies dites organiques sont dans le même cas : un rhume de cerveau également s'accompagne de lésions passagères de la pituitaire et on ne le considère pas comme une névrose. Bien plus, cette crainte des maladies à lésions fait éliminer du cadre des troubles auxquels la psychothérapie peut être appliquée un groupe énorme de phénomènes, par exemple les chorées, les migraines, les épilepsies (44), qui sont bien souvent considérées comme des névroses. L'épilepsie est vraiment aujourd'hui « le mal sacré », en ce sens que personne n'ose y toucher. Si on avait consacré à cette maladie si curieuse la dixième partie des études qui ont été consacrées à l'hystérie, on aurait fait des découvertes physiologiques et psychologiques de premier ordre. Mais on soupçonne les lésions de l'épilepsie, tandis qu'on n'entrevoit pas encore celles de l'hystérie, cela suffit pour que les observateurs psychologues se désintéressent de l'épilepsie et pour que les moralisateurs ne veuillent pas entendre parler de ces malades. « Il est inutile de s'occuper de l'épileptique, dit M. Dubois, parce qu'il retombe toujours dans la fatalité de son égoïsme pathologique (45) » (?). Il est au moins étrange de limiter le domaine de la psychothérapie dune manière aussi arbitraire et il faudra un jour renoncer à parler à tort et à travers de cette absence de lésions dans les névroses, car cela n'a aucun sens ni aucun intérêt.

Les névropathes qui seuls à l'exclusion des autres malades peuvent bénéficier de ces traitements ont encore dans l'esprit des moralisateurs un second caractère négatif. Ce sont des malades qui présentent des troubles mentaux, mais qui ne sont pas des aliénés. Cette séparation radicale du névropathe et de l'aliéné n'existe pas seulement dans l'esprit du public, mais elle est très fréquente, même dans la pensée des médecins. Récemment Déjerine a publié une leçon bien étrange dans laquelle il réclamait pour les seuls médecins neurologistes la clientèle des névropathes à l'exclusion des pauvres aliénistes auxquels il réservait les vrais fous. Ballet a eu beau jeu pour se moquer de cette amusante prétention.

On pourrait d'abord s'étonner de voir refuser les bénéfices de la psychothérapie aux malades qui en ont le plus besoin et chez qui une méthode de traitement déterminée par des considérations psychologiques est le plus à sa place. (...).


Notes.

1. Sur P. P. Quimby, on peut consulter W. F. Evans, The Mental Cure, 1869 ; Mental Medicine, 1872 ; A. T. Myers, Proceedings of. the S. f. P. R., 1893, p. 175 ; M. Goddart, American Journal of Psychology, 1898, p. 447 ; A. G. Dressner, The Philosophy of P . P. Quimby, Boston, 1899.
2. Ces derniers renseignements sur la mort de Mrs Eddy et sur l'étal actuel de l'église scientist sont tirés d'un article du journal The Sun, du 5 décembre 1910 qui m'a été aimablement envoyé de Boston.
3. Les chiffres entre parenthèses indiquent la page du livre dont il est question, ils renvoient ici à Science and Health, 176e édition.
4. Goddard, American Journal of Psychology, 1898, p. 447.
5. Mark Twain, Christian Science, Leipzig, 1907.
6. Mark Twain, op. cit., p. 65.
7. Woodbridge Riley, « Les sources personnelles de Christian Science », Psychological Review, novembre 1903, p. 606.
8. Cf., en parliculicr, Goddard, American Journal of Psychology, 1898, p. 447 ; A. G. Dresser, The True History of Mental Science, Boston, 1899; Woodbridge Riley, « Les sources personnelles de Christian Science », Psychological Review, novembre 1903 ; G. Milmine, « Mary Baker, G. Eddy », Mac Clure's Magasine, 1907.
9. À propos de cette discussion, cf. les articles de M. G. Milmine.
10. Cf. Woodbridgc Riley, op. cit., p. 607; « Mental Healing in America », Comptes rendus du Congrès de Genève, 1909, p. 772.
11. Mark Twain, op. cit., p. 211.
12. A. T. Myers, « Mind-cure, Faith-cure and the Miracles of Lourdes », Proceedings of the S. f. P. R., 1893. p.174.
13. A. T. Myers, op. cit., p. 173.
14. Mark Twain, op. cit., p. 49.
15. Comptes rendus du Congrès de neurologie d'Amsterdam, 1907, p. 869.
16. The Daily News, 15 octobre 1909.
17. Les chiffres entre parenthèses se rapportent au principal ouvrage de M. Dubois (de Berne), Les psychonévroses, 1904.
18. Paul Dubois, « The Method of Persuasion » , in Parker, Psychotherapy, II, 4, p. 22 et 35.
19. Parker, Psychotherapy, II, 4, 30 ; III, 1, 33.
20. L'éducation de soi-même, 1909, p. 73.
21. Ibid., 201.
22. Ibid., p. 101.
23. Ibid., p. 110.
24. A. Forel, L’âme et le système nerveux, 1906, p. 79.
25. Camus et Pagniez, Isolement et psychothérapie, F. Alcan, 1904, p. 101-107.
26. Dubois, Les psychonévroses, p. 25.
27. Ibid., p. 485.
28. Camus et Pagniez, op. cit., p.57
29. P. E. Lévy, L’éducation rationnelle de la volonté, son emploi thérapeutique, p. 19 ; « La cure définitive de la neurasthénie par la rééducation », Archives générales de médecine, 6 février 1906 ; « Traitement psychique de l’hystérie », Presse médicale, 29 avril 1903.
30. Woodbridge Riley, « Mental Healing in America », American Journal of Insanity, janv. 1910.
31. On peut lire à ce propos l'article de M. Goddard, American Journal of psychology, 1898, p. 449 et celui de M. Max Eastman, « The New Art of Healing », The Atlanlic Monthly, 1908, I, p. 645.
32. « La Société d'Emmanuel de Londres », in Parker, Psychotherapy, I, I, II, p. 88.
33. Cf. Richard C. Cabot, « The American Type of Psychotherapy », in Parker, Psychotherapy, I, I, I, p. 4.
34. Id., ibid., I, I, p.15.
35. Samuel Mc. Comb, Boston Weekly Transcript, February 1907.
36. R. C. Cabot, in Parker, Psychotherapy, II, I, p. 27.
37. R. C. Cabot, « Whose Business is Psychotherapy », op. cit., III, IV, p. 5.
38. Fr. K. Hallock, « Les- méthodes d'éducation et de simple conversation en psychothérapie », in Parker, Psychotherapy, II, IV, p. 5.
39. Lewellys F. Barker, On the Psychic Treatment of Some of the Functional Neuroses, 1906, p. 8.
40. Rév. Dickinson S. Miller, « What Religion has to do with Psychotherapy », op. cit., I, III, p. 42.
41. Bonjour (de Lausanne), « Psychothérapie et Hypnotisme », Revue de l’hypnotisme, juin 1906, p. 357.
42. Sollier, Archives des conférences de l'internat, 1905, p. 5.
43. Les névroses, 1909, p. 878.
44. Ibid., p. 377.
45. Dubois, Les psychonévroses, p. 17.


Référence.

Pierre JANET, Les médications psychologiques : études historiques, psychologiques et cliniques sur les méthodes de la psychothérapie, vol. I : L’action morale, l’utilisation de l’automatisme, Alcan, Paris, 1919, p. 43 et sq.