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samedi 28 novembre 2015

L'inexistence du libre arbitre et la Volonté cachée de Dieu, selon Martin Luther, 1525


M. Luther, par Lucas Cranach l'Ancien, 1526
 
Vous trouverez ci-dessous un petit florilège tiré du De servo arbitrio ou De l'arbitre esclave de Martin Luther (Eisleben, 1483-Eisleben, 1546).

Ce florilège veut illustrer les positions du célèbre docteur théologien protestant sur l'inexistence du libre arbitre humain et sur la Volonté cachée de Dieu qui dirige et prédestine en toutes choses quelques soient les dispositions connues de sa Parole révélée. Cette réflexion anticipe clairement celle d'un autre célèbre théologien protestant, Jean Calvin (Noyon, 1509-Genève 1564) bien connu pour sa théorie de la double prédestination...





1) Martin Luther, De servo arbitrio, in D. Martin Luthers Werke. Kritische Gesamtausgabe, volume 18, Weimar, 1883ff., p. 615.

Est itaque et hoc imprimis necessarium et salutare Christiano, nosse, quod Deus nihil præscit contingenter, sed quod omnia incommutabili et æterna, infallibilique uoluntate et præuidet et proponit et facit. Hoc fulmine sternitur et conteritur penitus liberum arbitrium.

C'est pourquoi, principalement, il est nécessaire et salutaire, pour le chrétien, de reconnaître ceci, à savoir que Dieu ne connaît pas d'avance de manière contingente mais il prévoit, dispose et fait toutes choses par une Volonté immuable, éternelle et infaillible. Par cette foudre, le libre arbitre est terrassé et broyé entièrement.


2) Martin Luther, De servo arbitrio, in D. Martin Luthers Werke. Kritische Gesamtausgabe, volume 18, Weimar, 1883ff., p. 615-616.

Ex quo sequitur irrefragabiliter: omnia quæ facimus, omnia quæ fiunt, etsi nobis uidentur mutabiliter et contingenter fieri, reuera tamen fiunt necessario et immutabiliter, si Dei uoluntatem spectes. Voluntas enim Dei efficax est, quæ impediri non potest, cum sit naturalis ipsa potentia Dei, deinde sapiens, ut falli non possit. Non autem impedita uoluntate, opus ipsum impediri non potest, quin fiat, loco, tempore, modo, mensura, quibus ipsa et præuidet et uult.

De cela, il s'en suit irréfutablement que toutes les choses que nous faisons, toutes les choses qui se produisent, même si elles nous semblent produites de façon inconstante et contingente, se produisent, cependant, en réalité, de façon nécessaire et immuable, si tu considères la Volonté de Dieu. En effet, la Volonté de Dieu est efficace, qui ne peut être empêchée, étant donné qu'elle est la Puissance naturelle même de Dieu ; ensuite Elle est intelligente, de telle manière qu'Elle ne peut être trompée. Or, la Volonté n'étant pas empêchée, l'action elle-même ne peut être empêchée sans qu'elle ne se produise en lieu, temps, mode et mesure selon lesquels Elle-même l'a prévue et voulue.


3) Martin Luther, De servo arbitrio, in D. Martin Luthers Werke. Kritische Gesamtausgabe, volume 18, Weimar, 1883ff., p. 633.

Sic ætemam suam clementiam et misericordiam abscondit sub æterna ira, Iustitiam sub iniquitate. Hic est fidei summus gradus, credere ilium esse clementem, qui tam paucos saluat, tam multos damnat, credere iustum, qui sua uoluntate nos necessario damnabiles facit, ut uideatur, referente Erasmo, delectari cruciatibus miserorum et odio potius quam amore dignus.

Ainsi [Dieu] cache sa clémence et sa miséricorde éternelle sous sa colère éternelle, la justice sous l'injustice. Là est le degré le plus haut de la foi : croire qu'Il est clément, Lui qui [en] sauve un si petit nombre, et [en] condamne de si nombreux ; croire qu'il est juste, Celui qui, par sa Volonté, nous rend nécessairement condamnables, si bien que l'on considère, comme le rapporte Érasme, qu'Il s'amuse des souffrances des malheureux et [qu'Il est] digne de haine plus que d'amour.


4) Martin Luther, De servo arbitrio, in D. Martin Luthers Werke. Kritische Gesamtausgabe, volume 18, Weimar, 1883ff., p. 684.

Cæterum, Cur alii lege tanguntur, alii non tanguntur, ut illi suscipiant et hi contemnant gratiam oblatam, alia quæstio est, nec hoc loco tractatur ab Ezechiele qui de prædicata et oblata misericordia Dei loquitur, non de occulta illa et metuenda uoluntate Dei, ordinantis suo consilio, quis et quales prædicatæ et oblatæ misericordiæ capaces et participes esse uelit.

D'ailleurs, pourquoi les uns sont touchés par la Loi et les autres n'[en] sont pas touchés, de telle sorte que ceux-là reçoivent la grâce offerte et ceux-ci [la] méprisent, c'est une autre question, et elle n'est pas traitée en cet endroit par Ézéchiel qui parle de la miséricorde prêchée et offerte de Dieu et non de cette Volonté de Dieu, cachée et qu'il faut craindre, [de ce Dieu] qui ordonne, par son dessein, qui et lesquels il veut rendre capables et participants de la miséricorde prêchée et offerte.


5) Martin Luther, De servo arbitrio, in D. Martin Luthers Werke. Kritische Gesamtausgabe, volume 18, Weimar, 1883ff., p. 685-686.

Aliter de Deo uel uoluntate Dei nobis prædicata, reuelata, oblata, culta, Et aliter de Deo non prædicato, non reuelato, non oblato, non culto disputandum est.
Quatenus igitur Deus sese abscondit et ignorari a nobis uult, nihil ad nos. Hic enim uere ualet illud: Quæ supra nos, nihil ad nos.
Et ne meam hanc esse distinctionem quis arbitretur, Paulum sequor, qui ad Thessalonicenses (2 Thes 2,4) de Antichristo scribit, quod sit exaltaturus sese super omnem Deum prædicatum et cultum, manifeste significans, aliquem posse extolli supra Deum, quatenus est prædicatus et cultus, id est, supra uerbum et cultum, quo Deus nobis cognitus est, et nobiscum habet commercium, sed supra Deum non cultum, nec prædicatum, ut est en sua natura et maiestate, nihil potest extolli, sed omnia sunt sub potenti manu eius.
Relinquendus est igitur Deus in maiestate et natura sua, sic enim nihil nos cum illo habemus agere, nec sic uoluit a nobis agi cum eo; Sed, quatenus indutus et proditus est uerbo suo, quo nobis sese obtulit, cum eo agimus, quod est decor et gloria eius, quo Psalmista eum celebrat indutum. (Ps. 21,6).
Sic dicimus: Deus pius non deplorat mortem populi, quam operatur in illo, Sed deplorat mortem, quam inuenit in populo et amouere studet. Hoc enim agit Deus prædicatus, ut ablato peccato et morte, salui simus.
Misit enim uerbum suum et sanauit eos. (Ps. 107,20) Cæterum Deus absconditus in maiestate, neque deplorat neque tollit mortem, sed operatur uitam, mortem, et omnia in omnibus. Neque enim tum uerbo suo definiuit sese, sed liberum sese reseruauit super omnia.
Illudit autem sese Diatribe ignorantia sua, dum nihil distinguit inter Deum prædicatum et absconditum, hoc est, inter uerbum Dei et Deum ipsum. 
Multa facit Deus, quæ uerbo suo non ostendit nobis, Multa quoque uult, quæ uerbo suo non ostendit sese uelle. Sic non uult mortem peccatoris, uerbo scilicet, Vult autem illam uoluntate illa imperscrutabili. . 
Nunc autem nobis spectandum est uerbum, relinquendaque illa uoluntas imperscrutabilis, Verbo enim nos dirigi, non uoluntate illa inscrutabili, oportet.
Atque adeo, quis sese dirigere queat ad uoluntatem prorsus imperscrutabilem et incognoscibilem? Satis est, nosse tantum, quod sit quædam in Deo uoluntas imperscrutabilis, Quid uero, Cur et quatenus illa uelit, hoc prorsus non licet quærere, optare, curare, aut tangere, sed tantum timere et adorare.
Igitur recte dicitur: Si Deus non uult mortem, nostræ uoluntati imputandum est, quod perimus. Recte, inquam, si de Deo prædicato dixeris; Nam ille uult omnes homines saluos fieri, dum uerbo salutis ad omnes uenit, uitiumque est uoluntatis, quæ non admittit eum, sicut dicit Matth. 23[,37]: Quoties uolui congregare filios tuos et noluisti ?

Il faut examiner d'une façon [le sujet] de Dieu et [de] la Volonté de Dieu [qui] nous est prêchée, révélée, offerte et [qui est] honorée ; et d'une autre façon [le sujet] de Dieu non prêché, non révélé, non offert, non honoré.
Puisque, donc, Dieu se cache et veut être ignoré de nous, cela ne nous concerne pas. En effet, cet [adage] [montre] vraiment sa valeur : « Ce qui est au-dessus de nous ne nous concerne pas. »
Et afin que personne ne croit que cette distinction soit la mienne, je suis [l'avis] de Paul qui écrit aux Thessaloniciens (Th 2, 4) au sujet de l'Antéchrist, qu'il s'élèvera au-dessus de tout Dieu prêché et honoré, signifiant manifestement que quelqu'un peut être élevé au-dessus de Dieu en tant qu'Il est prêché et honoré, c'est-à-dire, au-dessus de la Parole et du culte par lequel Dieu nous est connu et est en relation avec nous. Mais au-dessus de Dieu non honoré ni prêché, comme Il est en sa nature et [en sa] majesté, rien ne peut être élevé mais toutes choses sont sous sa main puissante.
Il faut donc laisser de côté Dieu en sa majesté et [en sa] nature ; ainsi, en effet, nous n'avons rien à faire avec Lui, et ainsi Il n'a pas voulu que nous traitions avec Lui. Mais, dans la mesure où Il est revêtu de sa Parole et révélé [par Elle], par laquelle Il s'est offert à nous, nous avons affaire à Lui parce qu'Elle est sa parure et sa gloire, Elle par laquelle le Psalmiste fait connaître qu'Elle en est revêtue (Ps. 21, 6).
Ainsi nous disons : Dieu bienveillant ne pleure pas la mort du peuple, [mort] qu'Il produit en lui ; mais il pleure la mort qu'Il trouve dans le peuple et s'applique à écarter. C'est, en effet, ce que fait Dieu prêché afin que nous soyons sauvés, le péché et la mort ayant été supprimés. En effet, Il a envoyé sa Parole et nous a guéris (Ps. 107,20). Du reste, Dieu caché en [sa] majesté ne pleure ni n'enlève la mort ; mais Il produit la vie, la mort et toutes choses en tous. Et, en effet, Il ne s'est pas limité par sa Parole, mais Il s'est gardé libre [de dominer] sur toutes choses. Le Diatribe [d'Érasme] a illustré son ignorance en ne faisant pas la distinction entre le Dieu prêché et le [Dieu] caché, c'est-à-dire entre la Parole de Dieu et Dieu lui-même. Dieu fait de nombreuses choses pour lesquelles Il ne nous montre pas par sa Parole qu'Il les veut Lui-même. Ainsi Il ne veut pas la mort du pêcheur par sa Parole, cela va sans dire ; mais Il la veut par cette Volonté insondable.
Maintenant donc, il nous faut considérer la Parole et cette Volonté insondable doit être laissée de côté. Il convient, en effet, que nous soyons dirigés par la Parole et non par cette Volonté insondable. Et bien plus, qui pourrait s'aligner tout à fait sur cette Volonté insondable et inconnaissable ? C'est assez de reconnaître seulement qu'il existe en Dieu une certaine Volonté insondable. Ce qu'elle veut vraiment, pourquoi et jusqu'où, cela n'est absolument pas permis de le chercher, de l'examiner, de s'en occuper ou d'y toucher, mais seulement de la craindre et de l'adorer.
Donc, il est juste de dire : si Dieu ne veut pas la mort, il faut imputer à notre volonté le fait que nous périssions. Juste, dis-je, si tu avais dit [cela] du Dieu prêché. En effet, Celui-ci veut que tous les hommes soient sauvés, lorsqu'Il vient vers tous par la Parole du salut, et c'est un vice de la volonté qui ne laisse pas venir, ainsi que le dit Matthieu 23[,37] : « Combien de fois ai-je voulu rassembler tes fils et tu n'as pas voulu ? »


6) Martin Luther, De servo arbitrio, in D. Martin Luthers Werke. Kritische Gesamtausgabe, volume 18, Weimar, 1883ff., p. 689-690.

Deus igitur incarnatus hic loquitur: Volui et tu noluisti, Deus, inquam, incarnatus in hoc missus est, ut uelit, loquatur, faciat, patiatur, offerat omnibus omnia, quæ sunt ad salutem necessaria, licet plurimos offendat, qui secreta illa uoluntate maiestatis uel relicti uel indurati non suscipiunt uolentem, loquentem, facientem, offerentem, sicut Iohan. dicit: Lux in tenebris lucet, et tenebræ eam non comprehendunt. Et iterum: In propria uenit, et sui non receperunt eum. Huius itidem Dei  incamati est flere, deplorare,  gemere super perditione impiorum, cum uoluntas maiestatis ex proposito aliquos relinquat et reprobet, ut pereant.

Dieu incarné dit donc ici : « J'ai voulu et tu n'as pas voulu ». Dieu incarné, dis-je, a été envoyé pour cela, [à savoir] afin qu'il veuille, parle, fasse, souffre, offre à tous toutes les choses qui sont nécessaires au salut, bien qu'il [en] blesse un très grand nombre qui, délaissés et endurcis par cette Volonté secrète de la majesté, ne Le reçoivent pas, [Lui] qui veut, parle, fait, offre, comme le dit Jean : « La lumière a brillé dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas reçue. » Et encore : « Il est venu chez lui et les siens ne l'ont pas reçu. » De même, [le propre] de ce Dieu incarné est de pleurer, se lamenter, gémir sur la perdition des impies, alors que la Volonté de la majesté, selon son dessein, abandonne et condamne les autres, afin qu'ils périssent.


7) Martin Luther, De servo arbitrio, in D. Martin Luthers Werke. Kritische Gesamtausgabe, volume 18, Weimar, 1883ff., p. 719.

Primo Deum esse omnipotentem non solum potentia, sed etiam actione (ut dixi), alioqui ridiculus foret Deus. Deinde ipsum omnia nosse et præscire, neque errare neque falli posse. Istis duobus omnium corde et sensu concessis, coguntur mox ineuitabili consequentia admittere, nos non fieri nostra uoluntate, sed necessitate, ita nos non facere quodlibet pro iure lib. arb., se prout Deus præsciuit et agit consilio et uirtute infallibili et immutabili. Quare simul in omnium cordibus scriptum inuenitur, liberum arbitrium nihil esse, (…).
Premièrement, [les hommes trouvent inscrit dans leurs cœurs] que Dieu est tout-puissant, non seulement en puissance mais en action (comme je l'ai dit), sans quoi Dieu serait risible ; ensuite, qu'il connaît et sait par avance toutes choses et qu'il ne peut errer ni se tromper. Ces deux choses admises par le cœur et l'intelligence de tous, [ces derniers] sont bientôt forcés, par une conséquence inévitable, d'admettre que nous ne sommes pas faits par notre volonté, mais par nécessité, de telle manière que nous ne faisons pas n'importe quoi, par l'autorité de notre bon plaisir mais selon ce que Dieu voit par avance et conduit avec un dessein et une force infaillible. C'est pourquoi, simultanément, dans tous les cœurs, on trouve écrit que le libre arbitre n'est rien (…).

Référence

Pour la source du texte latin : voyez : http://www.martinluther.dk/serv-arbit01.html. 

La version française du texte latin est le fait de l'auteur de ce blog.

mardi 4 août 2015

Sens transcendant et communauté politique, selon Jean Kamp, 1974


(…) quand le sens se perd, la communauté se désagrège ou se déshumanise. Quand un État, une cité, se réduisent à leur réalité objective, quand ils n'ont plus conscience d'être autre chose que ce qu'ils sont dans l'objectivité de leurs réalisations humaines, alors ils restent, bien sûr, œuvres humaines, mais ne sont plus sens pour les humains qui les composent. Et au cœur de ces communautés politiques, dépourvues de tout sens transcendant, l'égoïsme et les intérêts particuliers auront tôt fait de resurgir, et de les détruire. Les communautés politiques les plus pauvres, les plus malheureuses, les plus fragiles ne sont pas nécessairement celles qui seraient économiquement les moins défavorisées : ce sont celles qui ont perdu tout idéal transcendant.

Référence

Jean Kamp, Credo sans foi, foi sans credo, coll. « présence et pensée », Aubier Montaigne, 1974, p. 183-184.

La crise mondiale de la dette et les classes d'âges démographiques, selon François Lenglet, 2012


En réalité, derrière le tabou de la dette se joue la lutte entre les détenteurs de capitaux et les contribuables. Cette autre fracture, fondamentale, sépare les classes d’âge démographiques. 

Ceux qui détiennent le capital et l’épargne sont, en majorité, les plus de cinquante ans, qui ont eu le temps d’accumuler ou d’hériter. Ils ont intérêt à ce que les dettes soient payées, car, s’ils ne sont pas encore rentiers, ils vont le devenir bientôt, lorsqu’ils seront à la retraite. Ils tiennent bon nombre des leviers de contrôle politiques et économiques dans nos sociétés. Les solutions qu’ils préconisent pour sortir de la crise ne font que protéger leurs intérêts, au détriment de ceux des classes d’âge qui suivent. Le chômage des jeunes en âge de travailler, en Europe du Sud, est leur cadeau sournois à leurs enfants et petits-enfants. Le sauvetage de l’euro à tout prix est leur seul credo pour sauver leur épargne et, donc, la dette. 
 
Cette génération – c'est un comble – est en grande partie à l'origine de la crise mondiale de l'endettement, parce qu'elle a consacré une bonne part de son intelligence et de son énergie à la déclencher. Les baby-boomer, nés dans les vingt années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, ont voulu plus de liberté et moins de frontières, parce que leurs pères, au sortir de la guerre, avaient reconstruit le monde en le bornant de limites morales et géographiques.

La génération libérale a patiemment déréglementé, assoupli, libéralisé, rongé les protections, abaissé barrières et frontières, avec la puissance sans frein d'une colonie de termites. Toutes les idées et toutes les technologies disponibles ont été asservies à son objectif. L'internet, bien sûr, qui a fait voler en éclat les limites géographiques et a offert à l'individu un espace de liberté sans précédent. La construction européenne qui a été littéralement phagocytée par la génération libérale, alors qu'elle avait été initiée par ses pères.

La libéralisation de l'économie et de la finance a évidemment déclenché la fureur de l'endettement. Ménages, entreprises, États, tout le monde est endetté, sur tous les continents. Endettement privé ici, public là, chaque région de la planète a développé sa spécialité. L'Occident et l'Europe en particulier ont poussé l'endettement des États jusqu'aux dernières limites. De temps en temps, le krach menace. Les maîtres du monde trouvent alors un nouveau subterfuge pour différer l'inévitable. Mutualisation des dettes, création monétaire, actions « non-conventionnelles » des banques centrales, tout est bon pour ne pas se trouver face à l'explication finale qui serait la ruine des « épargnants », alors qu'il s'agit précisément de ceux qui se sont gavés de richesses au festin financier.

La crise de l'euro est une variante régionale de la crise mondiale de la dette, patiemment et délibérément déclenchée par une génération intempérante qui a dépensé bien plus qu'elle n'aurait dû. Aujourd'hui vieillissante et au faîte du pouvoir, cette génération veut qu'on paye les dettes accumulées, même si c'est au prix d'une croissance plus faible et d'un chômage plus élevé, parce qu'elle en vit. Alors que ces dettes sont bien trop lourdes pour être jamais remboursées – si la crise dure, c'est parce que nous refusons d'admettre cette évidence.

Pour la suite et pour plus d'approfondissement, on se reportera à l'ouvrage de l'auteur.

Référence

François Lenglet, Qui va payer la crise ?, Fayard, 2012, p. 14-16.

mardi 23 juin 2015

Névrosisme et neurasthénie, les maux de la modernité au début du XXe siècle, selon Louis Delmas, 1904

Que dirait l'auteur aujourd'hui ?!!! Déjà il se plaignait des abus de la vie moderne, les analysait et tentait d'en cerner les causes.  Juste ou exagérée, cette réflexion met le doigt sur l'inadéquation ressentie depuis longtemps entre la nature humaine et la vie agitée à laquelle il est désormais difficile d'échapper. On parlait alors de surmenage... Dire burn out, comme aujourd'hui, cela doit faire plus coo-ool... !



Photo publicitaire vantant Charlie Chaplin dans Modern Times (1936)


Le mal du siècle

Nervosisme — neurasthénie

En pathologie, comme en histoire, chaque siècle a son caractère indépendant et précis ou tend à le revêtir. Celui qui vient de finir paraît, plus que tout autre, s'être donné le tort ou le mérite de continuer activement la tradition. Poursuivant avec une inlassable énergie sa marche en avant sur la voie du progrès universel, son heureuse étoile lui a permis de brûler les étapes et de jalonner ostensiblement les approches du but. Nul de ses devanciers n'a bouleversé par suite, au même degré que lui, les idées, les mœurs et les coutumes que les générations se transmettaient avec un pieux souci, mais faussé par la conception erronée d'une intangible stabilité.

Les effets naturels de cette réaction excessive contre la torpeur du passé devaient inévitablement se traduire par la rupture de l'équilibre normal, sans lequel l'intime collaboration du moral et du physique aboutit fatalement au surmenage de l'un ou de l'autre, et, le plus souvent, de ces deux indissolubles facteurs du bien-être social ou individuel. Nous allons nous efforcer dans cette étude de déterminer quelles ont été, au point de vue strict de l'observation scientifique, les conséquences physiologiques et pathologiques de cet entraînement général et irrésistible vers la « toujours plus grande civilisation ».

I

Sommes nous plus « nerveux » que nos pères ?. Il semble difficile d'en douter. On regretterait même jusqu'à un certain point qu'il n'en fût pas ainsi. C'est un effet obligé de l'évolution intellectuelle et morale de l'humanité à travers les siècles. Nos pères ont été, eux aussi et de toute nécessité, plus « nerveux » que les leurs. Le tout est de savoir si nous ne les avons pas abusivement distancés.

Ce n'est guère qu'à partir de 1850, soit vers le milieu du dix-neuvième siècle, que la crise dont le terme est dans le secret de Dieu et du temps est devenue soudainement intense et menaçante. Malgré le terrifiant cataclysme de la Révolution, prolongé en quelque sorte par la sanglante et féerique épopée de l'Empire, la vie sociale s'était d'une façon générale conservée sensiblement pareille à celle du siècle précédent. Pénétrer, sous la Restauration et sous la monarchie de Juillet, dans une de ces familles bourgeoises, si profondément honnêtes et dignes, où l'aisance fertilisée par l'économie maintenait au degré compatible, avec la légitimité des aspirations, un bien-être sans raffinement, mais sain et confortable ; — c'était à peu de chose près voir la vivante reproduction d'une scène familiale de l' « ancien régime ». Le costume seul s'était modifié, mais dans de sages limites qui, chez les gens âgés, rappelaient encore un vague souvenir des lointaines élégances du grand siècle. Pour tout le reste, statu quo presque absolu. Mêmes habitudes domestiques ; mêmes patriarcales relations entre maîtres et serviteurs. Ni la poste ni la diligence ne soupçonnaient encore qu'il pût jamais être question de se disputer le « record » de la vitesse. La parfaite impossibilité apparente d'une transmission plus accélérée sauvegardait l'esprit des préoccupations prématurées et laissait bien souvent au temps la plénitude et l'opportunité de ses moyens correcteurs. Les routes carrossables n'avaient pas notablement progressé. On continuait à s'accommoder, dans les relations de voisinage, de l'allure calme et mollement rythmée de montures éprouvées, au jarret toutefois plus sûr que le caractère. L'inutilité de l'agitation servait de frein naturel aux entraînements irréfléchis. « Aller doucement; ménager sa monture », c'était en France autant qu'en Italie la condition sine qua non d'une entreprise bien conduite.

Comme nous voilà loin de cet état d'âme et de corps !... Et que l'on a du mal à se convaincre que moins d'un demi-siècle nous sépare de ce temps fabuleux !... Au point que la physionomie typique de l'adulte contemporain de la classe aisée diffère plus catégoriquement de celle de son prédécesseur immédiat que celui- ci n'était opposé d'aspect et de mœurs à son devancier du seizième siècle. Froid, guindé, d'une correction méticuleuse, hypnotisé par l'objectif fascinateur du « chic », n'appréciant par suite que les moyens matériels de l'atteindre et même de le dépasser ; détourné par la force des choses des grands enthousiasmes d'autrefois; ne pouvant à aucun titre soupçonner ce que ce nom, aujourd'hui banal, de « Français » a longtemps inspiré d'orgueil patriotique et de prestige mondial ; spectateur blasé de nos troubles politiques ; absorbé par les exigences de la lutte pour la vie; se livrant au plaisir par « snobisme » et cérébralité plutôt que par entraînement physique ; ne voyant plus dans le mariage que l'occasion de réaliser son obsédante soif du luxe et du faste mondain et, comme conséquence logique, la nécessité d'en restreindre les charges naturelles d'où la stérilité d'abord conditionnelle et voulue des unions, puis fatalement irrémédiable du fait de la suppression abusive de la fonction ; tel est sans exagération aucune l' « instantané » moral et physique du jeune candidat au concours obligé de l' « arrivisme ».

La transformation féminine n'est pas moins appréciable. On peut dire tout d'abord qu'il s'est fait de ce côté une sorte de déplacement du « dynamisme sexuel » qu'on avait si longtemps et à tort considéré comme irréductible. Un trait de mœurs bien suggestif en prodigue à toute heure, sur nos promenades à la mode, la convaincante démonstration. Jeune ou prétendant le paraître, c'est aujourd'hui la femme qui, en public et avec la secrète préméditation que « nul n'en ignore », offre le bras à l'homme et lui sert d'appui. Et qu'on ne se trompe pas sur la signification de ce détail dont le « snobisme », autre forme de l'affaiblissement progressif du vouloir individuel, a certainement précipité le succès. Inconsciemment ou de parti-pris, mais « féministe » résolue, la jeune fille moderne a définitivement rompu avec les aimables traditions de modeste passivité qui rendaient jadis si facile à l'homme l'exercice de sa suprématie conventionnelle. Aussi, plus encore que ne le répète aux échos de nos carrefours l'entraînante ritournelle de Froufrou, la « culotte » tend-elle à devenir, au propre comme au figuré, partie prépondérante du costume féminin. Arboré avec quelque apparence de raison par nos intrépides « pédaleuses », cet emblème disgracieux mais caractéristique s'est successivement augmenté des accessoires obligés de la toilette masculine qui en complètent le sens moral et la portée sociale. Cette extériorisation habilement graduée des prérogatives masculines est en bonne voie d'aboutir à la parfaite équivalence des droits généraux des deux sexes, en attendant le règne absolu de l'autocratisme féminin qu'il ne convient plus de traiter avec l'ironique dédain de jadis.

Ainsi, plus forte en apparence, plus instruite et plus « intellectuelle », la femme d'aujourd'hui devrait être a priori moins banalement « nerveuse » que son aînée, dont la futile oisiveté laissait si facilement prise aux énervants écarts de l'imagination. De même le « positivisme » communicatif et le « sportisme » rituel de nos jeunes « suffisants » semblerait-il à première vue les garantir sans réserve des humiliations d'une certaine impressionnabilité. La réalité est tout autre. En dépit du succès toujours croissant de la gymnastique et de l'hygiène, malgré les impérieuses obligations mondaines des villégiatures qui compensent dans la mesure du possible les anémiants effets de la vie urbaine; quels que soient les efforts et les progrès de la lutte de la raison contre le sentiment, on est bien obligé de convenir que la vigueur objective de notre jeunesse des deux sexes n'est, au double point de vue physique et moral, qu'une simple illusion d'optique, lamentablement dissipée au moindre heurt des contrariétés journalières de l'existence. C'est exclusivement la « surface » qu'on tient à sauvegarder maintenant. Et l'on doit reconnaître sans hésitation qu'elle ne laisse généralement rien à désirer. Avoir l'air d'être fort autant que paraître riche, voilà ce qui importe. On ne vous en demande pas davantage. Aussi n'est-il pas un seul détail de la vie extérieure des familles et des individus de toute catégorie sociale qui ne soit inspiré par cette tyrannique préoccupation. D'où la vogue extraordinaire des pratiques sportives, si peu répandues il y a trente ans, mais dont on ne subit la pénible initiation qu'en vue des exhibitions publiques qu'elles occasionnent, sans en attendre d'autre bien que la fugitive satisfaction de s'être montré en état d'irréprochable « performance ». De là ces excès parfois tragiques d'entraînement poussé jusqu'au surmenage le plus insensé; excès auxquels on se garderait bien d'exposer les animaux même de peu de valeur, tant on serait certain de les voir succomber avant la fin de leur « record ».

Inutile d'insister sur les troubles organiques hâtivement développés par un pareil genre de vie. Condamné au travail forcé » d'un moteur idéalement actionné par une force toujours renaissante et garantie du moindre aléa mécanique, le cœur, qui ne bénéficie en aucune façon d'aussi invraisemblables prérogatives, paraît d'abord faire bonne contenance, grâce à ses réserves naturelles d'influx nerveux et de tonicité musculaire. Se raidissant contre l'obstacle, il parvient quelque temps à réfréner l'affolement de l'irrigation pulmonaire et à la refouler vers la périphérie. Mais ce n'est là qu'une suractivité d'ordre psychique, et par suite forcément éphémère. Trop délicate pour supporter sans répit et sans réconfort une tension exagérée, la fibre cardiaque ne tarde pas à se relâcher. Les parois s'amollissent et se distendent et l'on apprend soudain qu'au cours d'une promenade à bicyclette ou d'une partie de tennis un peu mouvementée, M. X..., Mlle Z... ont brusquement succombé à la rupture d'un anévrisme, lisez éclatement du cœur, sous l'aveugle poussée d'un contenu qui cherche à se dégager à tout prix.

Trop rares encore pour déterminer autre chose qu'une émotion fugitive, ces dramatiques événements paraissent bien imputables au genre de la vie actuelle. La jeunesse d'autrefois n'en soupçonnait même pas l'éventualité. Non moins, pour ne pas dire plus turbulente que celle de nos jours, mais fidèle aux distractions traditionnelles qui calmaient, sans l'épuiser avant l'heure, son ardeur innée pour le bruit et le mouvement : la danse, l'escrime, la déambulation plus ou moins carnavalesque suffisaient à la garantir des abus de sa double et contradictoire évolution physique et intellectuelle. Et, comme d'autre part, les études scientifiques étaient infiniment moins chargées, les carrières libérales et les fonctions rétribuées moins courues et par suite beaucoup plus abordables, on s'explique aisément pourquoi la jeunesse d'autrefois restait si opiniâtrement insouciante et gaie. Heureux temps que nous ne reverrons plus !... Les sévères préoccupations de celle d'aujourd'hui ne sont, hélas! que trop justifiées, et nous sommes encore bien loin du terme de la progression effroyablement rapide du struggle for life [lutte pour la vie].

Voilà comment, par une déroutante antithèse, l'énervement général, loin d'être modéré par la vogue toujours croissante de l'entraînement physique, semble au contraire en suivre parallèlement l'allure. Jamais moyens plus scientifiques en théorie n'ont été opposés aux amollissants effets d'une civilisation débordante : jamais on n'a certainement mieux formulé les règles élémentaires de la santé corporelle, si justement considérée comme le substratum obligé de celle de l'esprit ; jamais on ne s'est vu, dans la pratique expérimentale, plus près que nous de la fatale déclaration d'une irrémédiable « faillite ».

C'est que les nécessités par trop complexes de la vie moderne viennent à chaque instant annihiler les séduisantes promesses qu'on ne peut s'empêcher d'attendre des merveilleuses conquêtes de nos laboratoires. À voir les choses de près on s'aperçoit bien vite que tout est contradictoire dans notre mécanisme social. Rien de plus sage et de plus judicieux que la réglementation des exercices physiques en vue du développement de la souplesse et de l'endurance du corps ; rien de plus dangereux que les excès parallèlement imposés par l'obligation de faire étalage de qualités sportives hors de proportion avec les aptitudes naturelles. — Surmenage à répétition, anxiété morale, tension nerveuse entrecoupée de détentes excessives, éphémère griserie des succès, dépression bien autrement prolongée des revers ; tel est l'inévitable aboutissant de ce régime antiphysiologique.

En somme, dépense organique exagérée et « réparation illusoire » quand elle n'est pas totalement insuffisante. Car, par un comble de malechance [sic] accidentelle mais générale, à peu près toutes les conditions et toutes les habitudes de l'existence moderne tendent visiblement au même but : la déchéance physique de la race. On connaît beaucoup mieux sans doute qu'autrefois les moyens de préservation collective et individuelle contre les causes sans nombre de destruction prématurée. Le « mystère microbien » s'est enfin révélé au grand jour des projections de nos microscopes perfectionnés. Mais, en définitive, si nous savons presque à coup sûr comment nous sommes exposés à périr, nous n'évitons encore que très imparfaitement les incessantes occasions de chute. D'autant que ce que nous avons gagné en savoir est fort loin de compenser ce que nous avons perdu en résistance native. Et cela en grande partie du fait du déplorable régime alimentaire dont nous sommes redevables aux progrès déréglés de l'industrie et à la multiplicité démesurée des besoins factices de ce qu'on est convenu d'appeler le « confort moderne ». Rien en réalité de moins réconfortant que ce prétendu confort. Et ne dirait-on pas qu'en toute chose un vent de folie nous pousse à nous dépouiller nous-mêmes jusqu'aux derniers vestiges du solide et vrai « bien-être » de nos pères. Aussi cette longue succession de robustesse ethnique qu'ils se sont si fidèlement transmise ne se montre-t-elle plus aujourd'hui que sous la forme incertaine d'un « atavisme » en voie de rapide disparition.

Déjà considérablement déchus de leur pouvoir nutritif naturel par les fraudes de toute sorte que ni lois ni expertises ne parviennent à réprimer, nos aliments de première nécessité subissent un supplément de spoliation diététique du fait des nouveaux procédés culinaires à peu près uniformément adoptés par l'ensemble des villes et des campagnes. L'invasion presque achevée des fourneaux « économiques » a partout, en effet, substitué à la recherche traditionnelle de la « saveur celle du maximum de rapidité et de simultanéité des préparations — soit la négation absolue de l'objectif fondamental de la bonne cuisine. Nos « chefs » en renom ne paraissent plus avoir d'autre préoccupation que celle de se poser en émules des « chauffeurs » brevetés dont il serait vraiment superflu de leur imposer l'examen probatoire. Ils font à leur façon et très exactement du « 60 à à l'heure, en attendant mieux, ce qui ne saurait tarder. Pénétrez intentionnellement ou par hasard dans un de ces laboratoires « fin de siècle » tout reluisants des chauds reflets du cuivre, du nickel et des émaux aux teintes et aux formes variées, rien ne vous indiquera d'emblée, si l'heure est matinale ou si l'après-midi n'est pas sur le point de finir, que c'est de là que vont sortir, en moins de soixante minutes, les ragoûts et les rôtis aux multiples combinaisons, aux dénominations pompeuses dont un menu décoratif vous donnera en vous asseyant à la « table d'hôte » l'illusionnant avant-goût. Et c'est pire encore avec les appareils à gaz. Leur combustion presque irréfrénable porte à peu près d'emblée les aliments au maximum de coction exigée pour les plus endurcis. Ici la momification est immédiate et les « boucaniers » des pampas ne pourraient qu'envier l'ingénieuse prestesse avec laquelle nos cuisiniers « modern-styl [sic]» nous servent les grillades carbonisées qui semblent défier toutes les agressions (1).

Banquets et dîners de gala ne sont plus aujourd'hui que des motifs de manifestations politiques ou mondaines, des occasions d'exhibitions fastueuses où le luxe de la toilette rivalise follement avec celui du service. On y mange du bout des dents des plats peu nutritifs, mais artistement décorés et façonnés en vrais tableaux de genre. Le plaisir de la bonne chère, si goûté de nos aïeux, est totalement absent de ces agapes théâtrales où l'on se contentera peut-être un jour, comme sur nos grandes scènes, de l'économique illusion du « carton-pâte ».

Quels changements aussi dans nos repas de famille!... mais dans un sens diamétralement opposé. L'absence du souci de « paraître » et d'être taxé d'après l'effet visible donne ici « carte blanche » à la réduction, voire à la suppression radicale des frais que le snobisme impose dans ce but. C'est autant de disponible pour le « superflu » qui, lui, ne se prête pas si aisément aux transactions. On mange de la sorte « vite et mal » une préparation quelconque, toujours simplifiée, faute de temps et de main-d'œuvre ; et l'estomac, asservi à ce régime expéditif, finit par perdre le goût et le besoin des mets savoureux et réconfortants. D'où la nécessité finale de demander à des moyens artificiels le complément de stimulation dont l'insuffisance de notre alimentation augmente chaque jour le coefficient.

II

Tout contribue donc, dans l'état actuel de la vie sociale, à précipiter l'usure et à ralentir la réparation organique. L'ébranlement excessif de la machine humaine se traduit inévitablement par un surcroît d'impressionnabilité aux divers agents excitateurs. Comme une corde trop tendue, notre système nerveux vibre au plus léger contact. Ayant à peu près totalement perdu, sous l'influence des appels répétés qu'il reçoit, le pouvoir de mesurer à chacun d'eux le degré de réaction qui devrait normalement lui convenir, il s'épuise à soutenir ce rôle d'auto-accumulateur toujours chargé. Ne recevant d'un sang mal entretenu que des secours illusoires, il est prématurément réduit à l'existence aventureuse des « viveurs » ruinés qui ne soutiennent plus que par de précaires expédients un décorum conventionnel. Constamment en éveil quand il n'est pas en fonction, il est fatalement condamné à la déchéance progressive, en franchissant plus ou moins vite, selon les résistances individuelles, les deux grandes étapes de l'irritabilité et de l'atonie. C'est affaire de temps ou de réaction psychique.

On est en droit de donner à ce premier degré de dérèglement fonctionnel le nom suffisamment expressif de « nervosisme ». Ce terme qui fait image s'applique indistinctement à l'ensemble des physionomies contemporaines de toute catégorie. Paysans et gentilshommes, ruraux et citadins, ouvriers et bourgeois, artistes et industriels en portent collectivement l'empreinte. Les anciennes barrières sociales se sont fissurées : la pénétration est aujourd'hui universelle. Mais si le déluge grandit, on ne voit poindre à l'horizon la moindre silhouette d'arche libératrice.

Le signe extérieur le plus général de cette modification ethnique, c'est incontestablement la diminution progressive des « tempéraments sanguins » exclusifs. Les faces rubicondes et rabelaisiennes, qui fourmillent et s'agitent si joyeusement dans tous nos vieux tableaux, se font de plus en plus rares, même à la campagne, ce milieu réputé classique des figures enluminées et épanouies. Les traits s'affinent, la peau se lave, les joues s'affaissent, les cheveux tombent prématurément, les physionomies allégées deviennent naturellement plus mobiles. De même le corps, moins massif, moins chargé de graisse, se façonne avec une remarquable souplesse aux impatientes manifestations du désir de « vitesse » en toute chose qui obsède maintenant la presque totalité des cerveaux. Mais la promptitude de réaction du ressort musculaire étant incompatible avec la continuité de l'effort, l'aptitude au travail soutenu diminue de plus en plus, et les bruyantes revendications de journées écourtées pourraient bien, sous peu, bénéficier officiellement d'une justification physiologique inattendue (2). Se fatiguant plus vite qu'autrefois, surtout à la ville où la réparation nutritive se réduit à son minimum, l'ouvrier est logiquement incité à demander une réduction proportionnelle de ses heures de travail. Rien de « révolutionnaire » dans l'expression de ce sentiment encore mal défini, et dont les « agitateurs seuls semblent avoir entrevu la réalité. Mais on ne saurait en dire autant de la prétention abusive de rompre les rapports normaux du salaire et de la production. Avec un travail restreint conviendrait-il, pour le moins, de ne pas exiger une rémunération inversement proportionnelle.

« Aller au plus vite » est une autre conséquence de cette diminution d'aptitude à l'effort matériel. C'est encore un moyen assuré de réduire la fatigue physique. D'où le caractère superficiel et éphémère des œuvres contemporaines. Du petit au grand, depuis l'humble labeur de ménage jusqu'aux superbes projections de ces immenses treillis métalliques qui remplacent aujourd'hui les lourdes et lentes superpositions de la maçonnerie, c'est la recherche pour ainsi dire passionnée de « l'instantanéité » qui fait surgir comme par enchantement les plus ingénieux moyens d'exécution. Mais ces chefs-d'œuvre d'édification hâtive opposeront-ils aux injures du temps la stoïque invulnérabilité des anciens monuments ? Seront-ils encore debout au siècle qui va suivre ?... Il est grandement permis d'en douter d'autant que ce n'est plus l'idée de « durée » qui suggestionne nos fébriles ingénieurs. Satisfaire immédiatement aux besoins du jour, sans le moindre souci de ce qu'il en adviendra par la suite, tel est le mot d'ordre. Le déluge n'est pas imminent, qu'avons-nous à nous en préoccuper !... L'ære perennius n'est qu'une vieillerie démodée, mais surtout par insurmontable aversion du labeur prolongé.

« L'impatience de la réalisation », telle est donc la dominante psychologique de l'époque. Conception et exécution n'apparaissent plus que comme deux termes indépendants et paradoxalement isochrones. Et le cercle vicieux ne fait que se rétrécir. Le « nervosisme » augmente la fièvre de la pensée : celle-ci exaspère à son tour l'impressionnabilité, au point qu'il devient presque impossible de noter la valeur individuelle de ces deux facteurs.

Cette suractivité des cellules cérébrales ne pouvait manquer de déterminer, dans l'ordre moral, une égale mobilité de réaction. L'émotivité à l'égard de certains sujets est devenue si peu mesurée que les simples contrariétés de la vie, les insignifiantes déceptions, les inévitables froissements d'amour-propre, prennent habituelle ment la proportion de peines insoutenables. Un examen manqué, un reproche inattendu, une affection dédaignée ébranlent si violemment le cerveau de nos adolescents que certains préfèrent renoncer d'emblée à la lutte et se précipitent tête baissée dans le stérile refuge du suicide. C'est chose vraiment désolante de voir des enfants de dix ans à peine devenir la proie de ce stupéfiant pessimisme.

Telle est aussi la raison psycho-physiologique de cette précoce et déconcertante criminalité dont les colonnes journalières des faits divers publient avec un dangereux empressement les révoltants détails. Les cambrioleurs et les assassins de profession n'attendent plus aujourd'hui l'âge de la virilité pour accomplir, avec l'habileté que l'on sait, leurs sinistres exploits. Bien mieux encore que les héros du Cid, ils s'appliquent à devancer le temps de la renommée et à se signaler par des traits d'audace que les Mandrin et les Cartouche de jadis leur eussent maintes fois enviés. Il en résulte que, sans augmentation bien appréciable de nombre, les crimes contemporains se sont massivement déplacés sous le rapport de la catégorie sociale de leurs auteurs. Ce n'est plus de nos jours le groupe traditionnel des illettrés ou des hommes faits qui défraie les chroniques judiciaires. Les bandes du vol et du meurtre qui terrorisent à leur aise la banlieue parisienne ont pour chefs des capitaines de vingt ans et pour soldats non moins disciplinés qu'intrépides, des recrues de quinze à dix-huit ans, tous suffisamment instruits, assez souvent même échappés du collège, également animés d'une passion effrénée de jouir sans travailler. Si bien que, par une ironique inconséquence de la mentalité actuelle, la vie humaine n'aura jamais été, à aucune époque de barbarie, aussi froidement traitée en chose de peu de valeur. Une simple contradiction, le plus léger aiguillon de jalousie, l'insignifiant appât d'une humble pièce de monnaie suffisent à causer la mort, parfois atroce, des malheureux qui ont inconsciemment provoqué cette monstrueuse suggestion. Ajoutons que, par une réciprocité d'aberration non moins déplorable, le même individu n'hésitera pas à se faire, avec aussi peu de raison, son propre meurtrier. Il faut, en effet, remonter la longue série des siècles qui nous séparent des Romains de la décadence pour retrouver une époque où la mort volontaire et précoce, sous toutes ses formes, soit à ce point tombée dans le domaine des « faits courants ». L'excès d'impressionnabilité à la douleur physique ou morale ne reconnaît plus à l'existence d'autre raison d'être que le succès facile ou le plaisir sans fin.


III

Sérieuses et diverses sont les conséquences pathologiques de cette exaltation nerveuse, passée à l'état de modus vivendi normal.

Si nous pouvons encore considérer comme exceptionnels les cas extrêmes, à dénouement tragique ou prématuré, nous n'avons que trop le droit de dénoncer dans la plupart des manifestations morbides habituelles l'empreinte, souvent brutale, d'une immixtion qui ne peut jamais être indifférente. En chirurgie comme en médecine, la première préoccupation du praticien est, aujourd'hui, de chiffrer d'un coup d'œil exercé l'étiage nerveux d'un nouveau « sujet ». On se fût autrefois non moins rationnellement appliqué à évaluer sa richesse sanguine. L'agitation, le délire, le méningisme vrai ou faux sont devenus partie intégrante de toute explosion fébrile. L'impatience du blessé et sa frayeur de la moindre douleur opératoire donnent maintenant plus de soucis au chirurgien que jadis la terrible éventualité de l' « infection purulente ». Il est absolument certain que, sans le complaisant mais parfois dangereux artifice de la sidération anesthésique, les grandes interventions seraient, de nos jours, impraticables.

Nous n'insisterons pas ici sur le rôle, de plus en plus actif, qu'une pareille modalité physiologique exerce dans la progression désespérante des maladies « mentales ». Comment, en effet, un cerveau, si habituellement et si facilement ébranlé, pourrait-il résister au choc ininterrompu de la lutte pour la vie, dont la sauvage âpreté ne le cède en rien à celle des âges préhistoriques. Perpétuelle démonstration de la latente réalité de notre tare originelle.

Mais l'aboutissant ordinaire en quelque sorte obligé du mal dont nous souffrons presque tous plus ou moins, c'est cet état hybride et complexe, aux insidieuses allures, à l'insaisissable curabilité qui, sous le nom de « neurasthénie » a reçu, vers la fin du dernier siècle [XIXe siècle], l'honneur du rang individuel dans le cadre nosologique Si le terme est neuf, la chose ne l'est cependant pas au même point. La faiblesse irritable, — l'épuisement nerveux, — qui soulevaient déjà les doléances des générations précédentes, remontent assez haut pour qu'Hippocrate, notre grand et lointain aïeul, leur ait donné l'hospitalité de quelques lignes dans ses immortels Traités. Ce qui est incontestablement nouveau et bien de notre époque, — c'est la multiplicité des atteintes de ce genre. Il en est exactement de même de l' « appendicite », cette autre production typique en apparence des conditions sociales contemporaines. Connue de tout temps sous l'étiquette moins suggestionnante de « typhlite », mais discrète et habituellement bénigne, elle n'est réellement nouvelle que par l'expansion et la gravité que lui ont imprimées les écarts de notre régime alimentaire. N'oublions pas aussi que la maladie fait, au même titre que la mort, partie intégrante du vice natif de l'humanité; et que si, sous ce rapport, nous avons le droit et le devoir de nous défendre énergiquement contre les maux qui nous assaillent, il serait absolument chimérique d'espérer en une libération sanitaire complète. Nos prétentions doivent sagement se borner aux bénéfices plus ou moins appréciables d'une dérivation pathologique. C'est ainsi que nos pères, tout particulièrement assujettis à la néfaste tyrannie de la « variole » et des « fièvres telluriques », moins délicats et moins citadins, ne donnèrent que fort peu de prise à la diffusion infectieuse et névropathique qui sévit lourdement aujourd'hui sur nos villes trop peuplées. « Un clou chasse l'autre », dit trivialement un vieux proverbe. On peut en dire autant en pathologie. Le tout est de tâcher d'être moins durement « cloué ».

C'est à l'Américain Beard que nous sommes redevables, depuis environ vingt ans, de cette élégante appellation de « neurasthénie » dont la suggestive imprécision a rapidement captivé notre incommensurable snobisme. Quelle plus belle preuve de distinction personnelle que d'offrir manifestement les signes d'une maladie aussi bien « portée » !... La presque totalité de nos gloires artistiques n'appartient-elle pas, de droit et de fait, à cette éminente catégorie morbide ?... Le titre si envié d' « intellectuel » n'est-il pas d'ailleurs la consécration officielle d'une impressionnabilité cérébro-nerveuse toujours prête à franchir les étroites limites du fonctionnement normal ?... Et l'on s'engage d'un pas léger, presque joyeux, sur la voie semée de fleurs trompeuses qui mène tout droit 'et très vite à ce but trop peu redouté.

Malgré son exotique baptême, l'état civil de la « neurasthénie » n'a été parachevé qu'en France par Charcot. Nul n'aurait pu, au même degré que cet incomparable neurologiste, démêler, classer et identifier les symptômes assez diffus qui jusqu'à présent avaient masqué la réelle personnalité de ce mal insinuant et capricieux. Les ténèbres qui l'enveloppaient depuis tant de siècles étaient surtout entretenus par la multiplicité de ses facteurs. Rien de variable et de contradictoire, à première vue, comme ses origines : hérédité nerveuse, surmenage, sexualité, infections, intoxications, artério-sclérose, maladies de l'estomac, traumatisme, éducation et milieu social, etc., tel est le champ illimité où germent et se développent sans bruit les manifestations plus ou moins précoces dont les premiers signes passent généralement inaperçus.

Avec une pareille profusion de causes déterminantes on a grandement le droit de s'étonner que la « neurasthénie » ne soit pas encore beaucoup plus répandue. Elle devrait être en quelque sorte le reliquat constant de toute agression morbide un peu sérieuse et compter normalement autant de sujets que d'individus. Tel sera peut-être un jour l'état régulier de l'humanité. Il est de toute justice de reconnaître que nous ne négligeons aucune des conditions favorables à l'achèvement de cette uniformisation pathologique.

Nous pouvons cependant encore, — tout au moins provisoirement, — affirmer qu'en dépit de la multitude des occasions compromettantes, les prédisposés seuls deviennent sûrement « neurasthéniques ». Et par « prédisposés » nous entendons tous les héritiers sans exception des nombreuses tares nerveuses, dont les plus graves ne sont pas nécessairement celles qui s'exposent le mieux au grand jour. L'éclosion d'emblée de la névrose chez un sujet indemne d'antécédents suspects n'est sans doute pas impossible mais ce n'est là, comme pour la plupart des règles fondamentales, qu'une exception confirmative. N'oublions pas toutefois que la prédisposition ne confère rien de plus que l' « aptitude ». Elle ne crée pas la maladie de toute pièce, et le fils de parents neurasthéniques n'en continue pas immédiatement la succession. Il parviendrait même, sans trop de peine, à secouer le joug de la fatalité originelle, s'il pouvait se soustraire efficacement aux influences qui ont fait le malheur de sa famille. Mais le cercle qui l'étreint ne lui laisse que de vagues espérances de rédemption, vu l'entière similitude des facteurs initiaux de ses tares natives et des influences occasionnelles qui, par la suite, s'empresseront de les développer.

Parmi ces influences, une des plus actives est certainement, de nos jours, ce qu'on est convenu d'appeler le « surmenage intellectuel ». Par ces temps d'égatitarisme outrancier, chacun se tenant pour aussi et même plus intelligent que son voisin, nul ne doute de la souplesse et de la vigueur de son effort cérébral. Le but convoité étant identique, comment la possibilité de l'atteindre serait-elle l'apanage abusif de quelques privilégiés ? Et l'on se lance aveuglément à la poursuite d'une instruction indigeste et à la conquête de diplômes improductifs. Relativement heureux encore ceux qui parviennent à goûter ces illusoires succès : ils ne donnent à la « neurasthénie » qu'un apport assez modeste. Le clan des « ratés », au contraire, surtout de ceux qui n'ont pas su ou voulu se convaincre de l'inopportunité de leurs prétentions, grossira démesurément les rangs des « névrosés ». Car c'est bien plus à la dépression cérébrale, résultant de l'insuccès, qu'à la fatigue réelle, causée par le travail intellectuel, qu'il convient d'imputer l'extension de ce malencontreux surmenage. À égalité d'efforts et de résistance nerveuse, le candidat triomphant paraîtra habituellement aussi sain et dispos que son rival éconduit malade et harassé. « La véritable cause de l'épuisement nerveux, disent Proust et Ballet, c'est l'inquiétude et l'anxiété au milieu de laquelle ce labeur a été accompli ; ce sont les préoccupations morales qui l'ont précédé, accompagné ou suivi. » On ne saurait mieux dire. Malheureusement les conditions précisées par ce précieux correctif tendent surtout à faire ressortir combien il doit être difficile aujourd'hui de ne justifier, à aucun degré, la banale qualification de « surmené ».

La troublante évolution de la « sexualité » vient en outre, fort mal à propos, chez les jeunes gens renforcer l'ébranlement cérébral auquel les condamne l'agitation inévitable de la « vie scolaire ». Nous ne nous arrêterons pas sur les effets trop certains de cette inévitable influence. Les aberrations ou les excès qui peuvent en résulter seraient plus que suffisants à créer de toute pièce une incurable « neurasthénie », s'il ne s'agissait là, fort heureusement, que d'un état transitoire dont les nécessités ultérieures de la vie ont assez habituellement raison.

Bien autrement redoutable, — parce que permanente, — est la coalition des agents morbides aigus ou chroniques, diathésiques ou infectieux, qui nous assiègent journellement. À signaler surtout comme d'actualité contemporaine, les « maladies spéciales de la femme » et celles de « l'estomac », dont les capricieuses manifestations défient avec le même succès l'ingéniosité curative des praticiens. — De plus en plus détournée de ses devoirs naturels et de ses fonctions physiologiques, la femme moderne tend à devenir trop souvent un être anormal, aspirant à s'affranchir de l'impôt sexuel, avec autant d'ardeur que les matrones bibliques s'honoraient de l'acquitter libéralement. Ce triste idéal de « stérilité », dont un trop grand nombre de nos élégantes subissent la démoralisante obsession, a déjà causé tant de désastres qu'on ne saurait trop le dénoncer. Demandez aux cinquante ou soixante mille jeunes femmes de Paris, asexuées par la criminelle complaisance d'une chirurgie éhontée, le bénéfice qu'elles ont retiré d'un sacrifice aussi absolu. L'immense majorité de ces malheureuses n'aura d'autre réponse à vous faire que la démonstrative exhibition d'une lamentable « neurasthénie ».

Malgré ce peu encourageant cortège de misères physiques ou morales, l' « infécondité » n'en est pas moins le dernier cri du féminisme intempérant. Il est devenu si « select » de ne plus subir les sujétions de la maternité que l'on dissimule soigneusement jusqu'aux signes extérieurs de l'aptitude à cette fonction démodée. Fi de ces courbes harmonieuses qui dessinaient avec grâce la taille d'une femme, au temps préhistorique de la « Vénus de Milo ». L'esthétique du jour, c'est le heurt saccadé des angles et des lignes droites, et par suite, la réhabilitation fort inattendue de la « platitude ». L'élégance de la taille se mesure exclusivement à l'exiguïté de son contour, sans que l'on ose on que l'on sache être choqué de la brusquerie des ressauts et de l'horizontalité des raccords...

Aussi effectives et non moins communes que les maladies propres de ]a femme, celles de l' estomac constituent le plus solide appoint de la « neurasthénie ». On peut même affirmer qu'elles en sont inséparables. C'est, en quelque sorte, le sceau officiel dont la névrose marque sa prise de possession d'un organisme en opportunité morbide. Leur union est à la fois si intime et souvent si immédiate qu'on tenterait vainement de déterminer leur ordre d'apparition. Tout au plus peut-on déclarer que s'il n'est pas de neurasthénie sans trouble gastrique, le contraire n'est pas aussi rigoureusement vrai. Gastralgique ou dyspeptique de fraîche date, on n'est point encore fatalement menacé, mais on est gravement exposé. — Quoi qu'il en soit, ces complications stomacales ne se distinguent en rien de leurs formes indépendantes. Il paraît cependant acquis que les neurasthéniques primitifs sont plus particulièrement atteints d' « hyperacidité » ; d'où leur penchant bien connu pour les salades et les fruits aigres. Ils sont aussi à peu près sûrement voués aux tribulations multiples de l'« entéroptose ». Autre invention terminologique, dont s'est trop aisément enrichi le langage approprié à la complexité morbide de notre récente fin de siècle. On a lu ou entendu dire, mais à coup sûr il serait difficile de deviner que ce mot sonore et peu rassurant désigne, de par l'autorité sans conteste de Frantz Glénard, un ensemble symptômatique [sic] représentant une association de lésions gastro-intestinales constantes et de troubles fonctionnels mobiles et divers comme les réactions individuelles. Le point de départ est d'une immuable précision. Débilité musculaire de la paroi abdominale ; relâchement des fibres ligamenteuses qui maintiennent la fixité topographique des organes délicats et peu protégés, entre lesquels se répartit avec une admirable notion de leurs aptitudes, le mystérieux travail de la digestion. La parfaite stabilité de ces laboratoires partiels leur est aussi nécessaire qu'aux rouages actifs d'un mouvement d'horlogerie et la moindre infraction à cette loi d'équilibre physiologique peut se traduire par des désordres manifestement disproportionnés avec l'importance de l'agent perturbateur. Le tiraillement des viscères, leur abaissement ou leur déplacement dans la cavité abdominale, la pression qu'ils exercent ainsi sur les organes voisins, les troubles circulatoires et nerveux qu'ils subissent et provoquent par suite; tel est, dans ses grandes lignes, le tableau descriptif de cet état pathologique incontestablement « moderne » et dont la « dilatation de l'estomac » constitue le symptôme le plus visible et le plus connu.

Presque au même degré de l'échelle étiologique, nous trouvons ensuite le groupe compact et toujours actif des « infections » et des « intoxications ». Très impressionnable aux poisons, la cellule nerveuse est la proie facile de tous les « virus » auxquels elle ne peut opposer le privilège exceptionnel de l' « immunisation » ou de l'état « réfractaire ». C'est dire avec quelle exemplaire régularité elle subit les effets nocifs des élaborations microbiennes, aussi foudroyantes parfois que la strychnine, le curare, l'acide prussique et autres redoutables alcaloïdes. Rapide ou lente, partielle ou générale, cette sidération nerveuse qui fait, en somme, tout le danger des atteintes infectieuses, ne manque dans aucune circonstance. Et dans les cas particulièrement graves, elle survit aux germes qui l'ont déterminée, ne cédant que peu à peu aux efforts combinés de la nature et de la thérapeutique. Elle n'en représente pas moins la forme la plus habituellement curable de la « neurasthénie aiguë ».

Une cause assez étrange, essentiellement contemporaine, parce qu'elle est la conséquence directe de l'audacieuse captation des éléments que l'industrie actuelle asservit à ses insatiables besoins ; c'est le « choc traumatique » porté à son maximum de pouvoir vulnérant et considéré dans son action générale sur l'organisme, avec ou sans lésions locales appréciables. Tels les accidents de chemins de fer, d'automobiles, les violentes explosions de mines ou de machines, qui déterminent sur l'axe cérébrospinal et sur les plexus viscéraux d'incalculables ébranlements. Et comme les effets de ce retentissement intime ne sont pas nécessairement immédiats, que souvent même ils mettent très longtemps à se produire, et qu'ils affectent une préférence marquée pour les cas sans lésions objectives, on ne pouvait se défendre tout d'abord à leur égard d'une excusable suspicion. D'autant que les questions préjudiciables qu'ils soulèvent inévitablement mettent en conflit suraigu les intérêts les plus contradictoires. Mais les faits d'observation de ce genre se sont tellement multipliés, dans ces derniers temps, qu'il n'est plus possible de les récuser. Les parties « en cause » ne peuvent aujourd'hui raisonnablement contester que leurs exagérations mutuelles. Ajoutons que ce mode neurasthénique est malheureusement aussi difficile à guérir qu'à légitimer.

Les facteurs d' « ordre physique » que nous venons de passer en revue n'auraient, malgré tout, qu'une sûreté d'action très relative, s'ils ne trouvaient dans l' « état moral » de leur victime une complicité toujours disposée à les seconder. Jamais époque n'a si orgueilleusement prétendu réaliser le maximum du développement moral de l'individu ; théories et leçons de choses s'empressent à l'envi de dénoncer le joug dégradant de la « superstition » et des préjugés surannés : « Devoirs facultatifs », « Droits intransigeants », voilà désormais le seul idéal compatible avec la dignité humaine. Pour Dieu la raison ; le bien-être pour culte ; l'égalité pour code. Des principes aussi radicaux devaient nécessairement entraîner dans le « monde moral » une révolution égale à celle que les conquêtes de la civilisation ont imposée au « monde physique ». Et déjà l'on est à même de relever les conséquences directes de ces aspirations immodérées. Relâchement progressif du respect de l'autorité chez les inférieurs et de son exercice chez les supérieurs. N'osant ni ne voulant plus ni commander ni défendre, les chefs et, ce qui n'est pas moins grave, les pères de famille, n'ont plus d'action directrice sur leurs subordonnés ou sur leurs enfants. Ceux-ci, habitués à contenter tous leurs caprices, par l'aveugle indulgence de leur entourage, arrivent bientôt à ne souffrir ni contradictions ni déceptions : par suite, à ne comprendre qu'une existence facile et à considérer comme inutile ou dépassant leurs forces de lutter pour surmonter les moindres obstacles ou les plus vulgaires mécomptes. Le succès sans effort privant la « volonté de son stimulant naturel, celle-ci s'effondre, et le cerveau n'est plus qu'un réceptacle inerte dont le premier « choc » venu, physique ou moral, ouvrira grandement l'accès à la « neurasthénie ».

IV

Nous ne donnerons pas ici la description symptomatique de la « névrose » qui fait l'objet de ce travail. Ce n'est point œuvre didactique, mais prophylactique que nous poursuivons avant tout. Qui ne sait d'ailleurs, aujourd'hui, démasquer les signes caractéristiques de cette physionomie morbide qu'il ne sera peut-être bientôt plus paradoxal de considérer comme normale ? L'expression anxieuse ou tout au moins préoccupée du visage, — la douleur en « casque », — la faiblesse musculaire, l'horreur du travail manuel ou de l'effort, l'insomnie habituelle, l'exacerbation matinale, le bien-être relatif du soir, avec leurs combinaisons infinies de troubles psychiques, névralgiques on gastro-intestinaux ; ce sont là autant de « stigmates » révélateurs et fondamentaux. L'observateur le moins exercé ne peut s'y tromper que volontairement.

Du pronostic et du traitement nous ne dirons pas davantage et pour la même raison. Quels que soient sa « forme » et son « degré », la « neurasthénie » ne compromet pas nécessairement par elle seule l'existence du patient ; elle se borne à la troubler. Bien loin de là son empreinte aurait plutôt la valeur d'un brevet de « longue vie », si l'on n'éprouvait quelque scrupule à formuler une assertion aussi peu vraisemblable au premier abord. Et cependant la réalité des faits ne permet guère de la mettre en doute, en l'appuyant au besoin d'une explication assez plausible. Obligé de s'observer minutieusement et d'éviter avec la plus vigilante attention les occasions, — combien nombreuses ! — qui pourraient lui nuire, refroidissement, fatigues, écarts de régime, etc., le « neurasthénique » échappe par là même aux causes ordinaires de maladies et de mort prématurée que le « robuste » brave avec un si présomptueux dédain. Mais combien plus sûrement celui-ci parviendrait-il à cet inappréciable résultat, s'il imitait, de ce « chétif » dont il se raille, la prudente réserve et la sage méfiance.

Toutefois, si à ce point de vue exclusif et fort discutable, la déchéance nerveuse a cela de commun avec la plupart des « maux » de n'être pas absolument dépourvue d'utilité, qui oserait soutenir que ses méfaits ne constituent pas aujourd'hui, pour l'humanité, un lourd et menaçant fléau ! Au train vertigineux de notre civilisation, qui pourrait entrevoir sans effroi la progression ininterrompue de cette impressionnabilité dont nous souffrons déjà si vivement ? L'ère des « concordats » ne semble-t-elle pas aussi virtuellement close, même en physiologie ? Et n'allons-nous pas assister à la rupture définitive des rapports diplomatiques qui limitaient, — assez péniblement, il faut bien en convenir, — les velléités d'indépendance mutuelle de ces deux collaborateurs inséparables mais rivaux, le sang et les nerfs ?

Il n'est pas, pour l'avenir de notre race, de plus inquiétante éventualité. Les conditions actuelles de sa vie sociale exposent en effet tout particulièrement la nation française à ces redoutables aléas biologiques. Prédestinés par une mystérieuse aptitude native à devancer tous les peuples dans la voie des évolutions rapides, nous sommes incontestablement, à l'heure qu'il est, les mieux préparés à subir ou à compléter cette révolution ethnique dont on ne peut calculer les suites. Mais comment la retenir ou la retarder, ou, plus sagement peut-être, l'aiguiller sur une voie moins périlleuse ? Avec l'énorme quantité de mouvement qui nous entraîne, pour ainsi dire malgré nous, chaque jour plus avant, est-il à présent possible de faire machine en arrière, ou même d'enrayer la marche ? Quel frein assez puissant pourrions-nous mettre en jeu ?

Issue d'un concours de circonstances diverses et tendant fatalement au même but, la question ne peut se résoudre que par une association soutenue d'efforts appropriés. Ne pas perdre de vue surtout la donnée fondamentale du problème qui n'est autre que la recherche de la f pondération a en toute chose. Cette conciliante formule a cela d'encourageant qu'elle n'est, a priori, exclusive d'aucune des obligations plus ou moins définitives du modus vivendi actuel. Telle quelle, pour relative et restreinte qu'elle apparaisse, elle mérite d'arrêter l'attention des « éducateurs et des « arbitres du monde » ; de tous ceux, en un mot, qui par leur naissance, leur fortune, leurs fonctions ou leurs connaissances, imposent à la société l'autorité de leurs actes et la suggestion de leurs exemples.

Ce n'est point à l'arsenal des lois répressives, plus que jamais surabondamment pourvu, que nous demanderons les moyens correcteurs d'une déviation psycho-pathologique arrivée, ou peu s'en faut, au dernier degré de tension. Les amendes et la prison, avec ou sans « sursis », même partout ailleurs qu'à l'attrayante villégiature de « Fresnes », auraient bientôt perdu, par excès de banalité, leur précaire valeur de sanction préventive. Pas n'est besoin davantage d'organiser à grand bruit des « ligues » et des « manifestations ». Elles ne sauraient trop où siéger. Œuvre de persuasion documentée et de démonstration ad hominem, c'est en « payant d'exemple », en prêchant avec conviction la bonne cause dans les conférences et dans la presse, que les « volontaires » de la vraie « défense humanitaire pourront engager le combat avec quelque chance de succès.

Est-il réellement besoin d'entrer dans les détails du thème de l'action et d'en préciser les phases successives ?... L'urgence et la nature des opérations ne peuvent guère s'accommoder d'une réglementation trop méthodique. Levée en masse avec initiative individuelle, tel doit être le mot d'ordre de cette salutaire croisade. Dénoncer en toute occasion les dangers immédiats et les pernicieuses conséquences des innovations témérairement adoptées avant épreuves suffisantes ; — crier en tous les idiomes « casse-cou » aux affolés de vitesse ; — prendre à parti les procédés culinaires soi-disant perfectionnés qui n'ont d'autre résultat que de priver les mets de leur saveur naturelle et de leurs qualités réparatrices ; veiller à la scrupuleuse conservation de l'intégrité des matières premières de la nutrition ; proscrire ou réglementer par tous les moyens la vente et la fabrication des produits impropres ou nuisibles comme l'alcool, le beurre artificiel, le lait improvisé ou additionné, les vins frelatés, les farines amidonnées, etc., qui constituent de nos jours la base de l'alimentation de la quasi totalité des populations urbaines ; répandre à profusion la notion de l'incomparable supériorité hygiénique des campagnes qui, seules, peuvent libéralement assurer l'air, le logement et la nourriture aux déshérités de la fortune, ce dont les villes, en dépit de la majoration des salaires, ne leur eurent jamais qu'un insaisissable mirage ; opposer aux diatribes des sectaires ou des utopistes la saine doctrine de la nécessité physiologique du travail manuel, si éloquemment confirmée par les exemples multipliés du surmenage précoce auquel sont inexorablement voués la plupart des « fruits secs « des études supérieures.

Tout vrai progrès social doit venir à son heure et respecter la limite d'adaptation des facultés organiques. C'est surtout en pareille matière qu'il convient de rappeler que la nature ne supporte pas d'être brusquée. Si Messieurs les politiciens voulaient bien aussi, de temps à autre, user eux-mêmes du « droit de grève » qu'ils octroient sans restriction à leurs dociles clients, les vannes accélératrices du courant ne seraient pas si imprudemment levées, et des améliorations durables, parce que opportunes, se substitueraient aux chimériques tentatives qui ne font qu'aggraver le malaise et redoubler, avec le trouble des esprits, les dérèglements de-la vie matérielle.


Notes

(1) Parmi les nombreux méfaits de ce machinisme culinaire, le plus sensible est à mon avis la disparition irrévocable du « rôti à la broche », vrai chef-d'œuvre de cuisson graduée et savoureuse qui justifiait si bien le dicton assez prétentieux au premier abord : « On naît poète, mais on devient rôtisseur », tout comme pour les orateurs de marque.

(2) Nous nous bornons à signaler, sans insister, à l'attention du lecteur, cette considération personnelle et inédite qu'il serait tout aussi imprudent dans l'état actuel de la question, de traiter en quantité négligeable que d'exposer avec trop de sollicitude.

Référence

Louis Delmas, « Le mal du siècle ; nervosisme — neurasthénie », in Le Correspondant, 76e année, Paris, 25 janvier 1904, p. 334 à 353.