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samedi 30 janvier 2016

Le socialisme, fils naturel du christianisme, par É. de Laveleye, 1881


Émile de Laveleye (1822-1892)
Mais c'est de la Judée qu'émanent la protestation la plus persistante contre l'inégalité et l'aspiration la plus ardente vers la justice qui aient jamais soulevé l'humanité au-dessus du réel. Nous en vivons encore. C'est de là qu'est sorti ce ferment de révolution qui travaille le monde. 
 
Job voit le mal triomphant et espère en la justice. Les prophètes d'Israël tonnent contre l'iniquité et annoncent un ordre meilleur. 
 
Dans l’Évangile, ces idées sont exprimées en ce langage simple et pénétrant qui a remué et transformé les hommes qui l'ont entendu et compris. « La bonne nouvelle » (Ευαγγελιον, Euaggeliov) est annoncée aux pauvres ; les premiers seront les derniers ; heureux les pacifiques, car ils posséderont la terre ; malheur aux riches, le ciel n'est pas pour eux ; le règne de Dieu est proche ; une génération ne se passera pas avant que le justicier ne vienne en sa puissance. 
 
Et c'est bien sur cette terre que la transformation devait s'accomplir. Les premiers chrétiens croient tous au millenium. 
 
D'instinct et comme conséquence naturelle de leur foi, ils établissent parmi eux le communisme. On se rappelle ce tableau touchant que les Actes des apôtres tracent de la vie commune des disciples de Jésus, à Jérusalem (Ac 2, 40-47 ; 4, 32-35). 
 
Quand le temps fut passé et qu'il fallut renoncer à la venue du « Royaume » ici-bas , on ne l'espéra plus que dans un « autre monde», dans le ciel ; toutefois l'amour de la justice et de l'égalité des prophètes et de l'Évangile continua à gronder dans les écrits des Pères.de l'Église en accents terribles. 
 
Chaque fois que le peuple prend en main la Bible et se pénètre fortement de son esprit, il en sort comme une flamme de réforme et de nivellement. Quand le sentiment religieux implique la croyance en la justice divine et le désir de la voir se réaliser ici-bas, il conduit nécessairement à condamner l'iniquité qui règne dans les relations sociales et, par conséquent, à des aspirations égalitaires et socialistes. 
 
Les idées communistes des millénaires se perpétuent, durant le Moyen Âge, chez les gnostiques, chez les disciples de Waldo, dans les ordres mendiants, chez les taborites en Bohême, chez les anabaptistes en Allemagne, chez les niveleurs en Angleterre. Elles inspirent aussi les rêves d'une société parfaite, comme l'Évangile éternel de Joachim de Flore, l' Utopie de Morus, la Civitas solis de Campanella, l'Oceana de Harington et la Salente de Fénelon. 
 
Ainsi que le dit Dante, saint François d'Assise relève et épouse la pauvreté, délaissée depuis le départ de Jésus-Christ. Le couvent d'où est bannie la source de toute discorde, la distinction du « tien » et du « mien », apparaît comme la réalisation de l'idéal chrétien. 
 
Le droit canonique dit lui-même : « Dulcissima rerum possessio communis [la propriété commune est la plus douce des choses] » et toutes les sectes d'un spiritualisme exalté rêvent de transformer la société en une communauté de frères et d'égaux. 
 
Nous trouvons ces idées clairement exprimées dans un poète flamand du XIIIe siècle, Jacob Van Maerlant (1235). Dans un poème intitulé : Wapene, Martyn !, il dit faisant allusion au Sachsen-Spiegel [Miroir des Saxons] : 
 
Martyn, die deutsce Loy vertelt 
Dat van onrechter Gewelt 
Eygendom is comen. 
 
« Martin, la loi germanique rapporte 
Que de l'inique violence, 
La propriété est née. » 
 
 Plus loin Maerlant s'écrie : 
 
Twee worde in die werelt syn : 
Dats allene myn ende dyn. 
Moeht men die verdriven, 
Pays ende vrede bleve fyn ; 
Het ware al vri, niemen eygin. 
Manne metten wiven ; 
Het waer gemene tarwe ende wyn. 
 
« Deux mots en ce monde existent : 
Mien et tien. 
Si on pouvait les supprimer, 
La paix et la concorde régneraient ; 
Chacun serait libre ; nul serf, 
Ni homme, ni femme. 
Blé et vin seraient en commun. » 
 
Quand ces idées, empruntées à l'idéal chrétien et à la vie monastique, descendaient dans le peuple au moment où ses souffrances devenaient plus intolérables, elles provoquaient des soulèvements et des massacres : les Pastoureaux et les Jacques en France, Watt Tyier en Angleterre, ou Jean de Leyde en Allemagne (v. l'histoire du socialisme, De Socialisten, personen en stelsels [Les Socialistes, hommes et systèmes], malheureusement non terminée, de M. [H.-P.] Quack, et celle de M. B[enoît] Malon). 
 
Voyons maintenant, comment le socialisme, sortant de la région mystique des rêves communistes et des aspirations égalitaires, est devenu un parti politique. 
 
Il en est des idées comme des microbes. Pour qu'elles se développent, il faut qu'elles trouvent un milieu favorable. Ce milieu favorable a été produit par diverses causes. 
 
Les principales sont les croyances et les aspirations du christianisme, les principes politiques inscrits dans nos constitutions et dans nos lois et la transformation des modes de production. 
 
De toutes ces influences propices au développement du socialisme, la plus puissante est celle de la religion, parce que celle-ci a mis en nous certains sentiments qui font partie désormais de notre nature même. Les revendications socialistes y trouvent à la fois une source, pour ainsi dire instinctive, et une justification rationnelle. 
 
Nul ne contestera que le christianisme ne prêche le relèvement des pauvres et des déshérités. Il s'élève contre la richesse en termes aussi véhéments que les socialistes les plus radicaux. Faut-il rappeler tant de paroles gravées dans la mémoire de tous ? Même alors que l'Église catholique a déjà fait alliance avec la royauté absolue, écoutez comment elle parle par la bouche de Bossuet, dans le Sermon sur les dispositions relativement aux nécessités de la vie :  « Les murmures des pauvres sont justes. Pourquoi cette inégalité des conditions ? Tous formés d'une même boue nul moyen de justifier ceci, sinon en disant que Dieu a recommandé les pauvres aux riches et leur a assigné leur vie sur leur superflu, ut fiat equalitas [pour qu'advienne l'égalité], comme dit saint Paul (Co 8, 14). »
 
Bossuet ne fait que reproduire ce qu'on lit à chaque page dans les pères de l'Église.
 
« Le riche est un larron. » (Saint Basile) 
 
« Le riche est un brigand. Il faut qu'il se fasse une espèce d'égalité, en se donnant l'un à l'autre le superflu. Il vaudrait mieux que tous les biens fussent en commun. » (Saint Jean Chrisostome) 
 
«L'opulence est toujours le produit d'un vol ; s'il n'a été commis par le propriétaire actuel, il l'a été par ses ancêtres. » (Saint Jérôme) 
 
« La nature a établi la communauté ; l'usurpation, la propriété privée » (Saint Ambroise). 
 
« En bonne justice tout devrait appartenir à tous. C'est l'iniquité qui a fait la propriété privée. » (Saint Clément)
 
Le christianisme a donc gravé profondément dans nos cœurs et dans nos esprits les sentiments et les idées qui donnent naissance au socialisme. Il est impossible de lire attentivement les prophéties de l'Ancien Testament et l'Évangile, et de jeter en même temps un regard sur les conditions économiques actuelles, sans être porté à condamner celles-ci au nom de l'idéal évangélique. Dans tout chrétien qui comprend les enseignement s de son maître et les prend au sérieux, il y a un fonds de socialisme et tout socialiste, quelque puisse être sa haine contre toute religion, porte en lui un christianisme inconscient. 
 
Les darwinistes et les économistes [= les libéraux] qui prétendent que les sociétés humaines sont régies par des lois naturelles auxquelles il faut laisser libre cours, sont les vrais et seuls adversaires logiques à la fois et du socialisme et du christianisme. 
 
D'après Darwin, parmi les êtres vivants le progrès s'accomplit, parce que les espèces les mieux adaptées aux circonstances l'emportent dans la lutte pour l'existence. Les plus forts, les plus braves, les mieux armés éliminent peu à peu des plus faibles et ainsi se développent des races de plus en plus parfaites. Cet optimisme naturaliste est au fond de toute l'économie politique orthodoxe. 
 
Dans les sociétés humaines, dit-elle, le but est le plus grand bien général, mais on y arrive en laissant agir les lois naturelles, et non en poursuivant des plans de réforme qu'inventent les hommes. Laissez faire, laissez passer. Au sein de la libre concurrence les plus habiles triompheront. Et c'est ce qu'il faut désirer. Rien de plus absurde que de vouloir, par une charité mal entendue, sauver ceux que la nature condamne à disparaître; c'est faire obstacle à la loi du progrès. Place aux forts, car la force est le droit. 
 
Le christianisme et le socialisme tiennent un tout autre langage. Ils déclarent la guerre aux forts, c'est-à-dire aux riches, et ils prétendent relever les pauvres et les déshérités. Ils soumettent les prétendues lois naturelles à la loi de justice. Pleine liberté, soit ; mais sous l'empire du droit. Comme le dit le Sermon sur la montagne : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. » 
 
On ne peut comprendre par quel étrange aveuglement les socialistes adoptent les théories darwiniennes qui condamnent leurs revendications égalitaires et repoussent le christianisme d'où elles sont issues et qui les légitime. En tout cas, ce que l'on peut affirmer, c'est que la religion qui nous a tous formés, adeptes comme adversaires, a formulé dans les termes les plus nets, les principes du socialisme, et que c'est précisément dans les pays chrétiens que les doctrines socialistes ont pris le plus grand essor.
 

Référence
 
Émile de Laveleye, Le socialisme contemporain, 2e édition, Librairie Germer-Baillière et Cie, Paris, 1883, p. V-XI.