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vendredi 25 août 2023

La mentalité et la situation des populations maghrébines en Afrique du Nord et en Europe, selon Driss Ghali, 2021-2022

 

Driss Ghali
chaîne Youtube Livre Noir
Entretien publié le 7 août 2023


Les textes suivants sont une retranscription de trois interventions orales de Driss Ghali, publiées sur Youtube. Pour faciliter la lecture et la rendre plus agréable, tout ce qui correspond aux interjections et mots de discours a été supprimé ; les mots et expressions familières ou grossières ont été remplacés par les mots et expressions corrects correspondants ; certains sous-entendus adoptés par l’expression orale ont été explicités ; les répétitions liées au discours oral ont été supprimées ; les contractions ont été développées ; les troncations ont été supprimées.


Nous ne pouvons pas nous développer. Demain, en l'Algérie, même avec un baril à mille dollars, cela sera la pagaille. Nous avons trois grandes maladies.

D'abord, Dieu nous a donné l'islam, qui a un milliard de défauts, mais qui a, en lui, en tant que foi, une force de mobilisation, de motivation. Si nous prenions 10 % du djihad et que nous le mettions dans un djihad de l'éducation pour que les gens sachent lire et comprendre un texte dans n'importe quelle langue, juste l'arabe [par exemple]. Je voudrais bien qu'au lieu de faire des prières collectives à Casablanca le vendredi, qui bloquent la ville, qu'au nom de l'islam, nous envoyions des gens planter des arbres pour arrêter le désert. Déjà, nous trahissons ce message divin qui, par hasard, est tombé chez nous ; il est venu d'Arabie, mais nous l'avons accueilli. Nous en faisons un poids, un obstacle au développement, alors qu'il pourrait – j'aime bien le terme hamas, l'enthousiasme – nous donner l'enthousiasme. Notre nature profonde est magique, imbibée de pensée magique. Nous croyons aux djinns, nous croyons aux marabouts. Pourquoi pas ?! C'est notre côté africain. Nous croyons au merveilleux.

Tout développement économique a besoin d'un sacrifice. N'est pas japonais qui veut, n'est pas coréen du Sud qui veut, n'est pas russe bolchevique qui veut. Pour que tu fasses le sacrifice, il faut que tu croies à quelque chose qui soit meilleur que toi ! À quoi croyons-nous aujourd'hui au Maroc ? À la BMW que je vais m'acheter, à l'iphone, aux moutons – nous venons de tuer dix millions de moutons. Je suis désolé : c'était ridicule ! Si tu veux développer un pays, il faut que tu apprennes aux gens à faire un sacrifice. Cela veut dire que moi, je vais me faire avoir, mais que mon fils vivra dans un Maroc meilleur, dans une Égypte meilleure. Premier point.

Deuxième point : nous n'avons aucune empathie les uns envers les autres : ni les Arabes, ni les Berbères. C'est « chacun pour soi ». Même chez les Berbères, tu n'as pas d'empathie. Tu comprends cela quand tu vas dans un hôpital marocain. C'est l'enfer sur terre ! C'est une machine à cash : tu es au casino et tu perds tout le temps. Il faut payer le gardien, le vigile, le médecin, l'infirmier. Je ne veux insulter personne : il y a de très bons infirmiers et médecins au Maroc. Mais j'ai été à l’hôpital de Sefrou, ville berbère, à vingt kilomètres de Fès. Je l'ai visité un vendredi matin à dix heures. Il n'y avait pas une blouse blanche. Pourquoi ? Parce les gens enlèvent leur blouse blanche et se baladent, comme toi, en civil : comme cela, tu ne les dérangent pas. J'ai vu cela. Le seul homme en uniforme était le vigile. J'ai visité tout l’hôpital. Tu te rends compte, le manque d'empathie ?! Cela, ce n'est même plus [une question] d'islam. Là, on parle d'humanité. Nous avons un manque d'empathie. On ne peut pas se développer quand on n'a pas d'empathie. Car, pour se développer, il faut collaborer. Quand tu méprises l'être humain, quand tu méprises ton prochain, tu ne peux rien faire. Tu peux le tromper, le duper, le voler, mais tu ne vas pas construire avec lui.

La troisième maladie que nous avons, c'est que nous éradiquons les bonnes élites, les Mahdi Elmandjra, mort ostracisé... Et nous portons au pinacle les joueurs de football, les pseudo-djihadistes, les pseudo-imams qui ne servent à rien. (...)

Grande honte à nous les Arabes, que, pour faire Dubaï, les Émirats, le Qatar, Al Djazira, nous avons eu besoin de ramener les Britanniques et les Français. C'est une honte ! C'est une colonisation V.I.P. ! Nous les Maghrébins, les Palestiniens, les Irakiens, nous avons sorti le colon britannique et français. On a dit : « Vive la patrie, vive la République, vive l'Indépendance ! » Et qu'est-ce qu'ont fait mes amis de Dubaï : ils ont ramené les mêmes, trente ans plus tard pour leur dire : « Faites-nous un pays. » ! C'est une honte ! (...)

(...)

La situation est vraiment très dégradée [dans nos régimes arabes]. Si tu touches quelque chose, cela peut vraiment exploser. Tu as une jeunesse énorme, – il n'y as jamais eu autant d'Arabes : on est 400 millions –, il n'y a plus d'eau, le désert avance. Tu as des islamistes qui n'ont jamais été aussi forts, aussi puissants : ils ont gagné une grande partie de la bataille des idées.

Tu ne sais pas par où commencer. Tu vois, au Maroc, nous voulons, l'islam, parce que nous voulons aller au paradis. Qu'est-ce que tu peux dire, toi laïc, [partisan de la sécularisation], à quelqu'un qui veut aller au paradis ? Tu peux lui ramener la reine d'Angleterre pour se marier avec lui, ou Paris Hilton ou les Kardachian, [mais] tu ne peux pas lutter contre cela. À la limite, c'est légitime de vouloir aller au paradis : moi aussi, je veux y aller ! La même personne qui veut aller au paradis, – souvent, c'est une femme –, te dit qu'elle veut l'égalité homme-femme. Tu lui dis alors qu'on va réformer la moudawana, qu’on va réformer le code civil, pour que la femme hérite comme l'homme. Elle répond alors qu'elle ne veut pas parce qu'elle veut aller au paradis ! Je me mets donc dans la peau d'un dirigeant marocain : c'est très difficile.

C'est pourquoi nous avons besoin, – je vais exagérer –, de demi-dieux, de Bolivar pour gérer la chèvre et le choux et à imposer les choses. Car, démocratiquement, les gens ne sont pas cohérents. Au Maroc, je le vois, du lundi au jeudi soir, c'est la guerre sociale. Par exemple, si tu loues un appartement à quelqu'un, tu as sept chances sur dix pour qu'il ne te paye pas. Et je parles d'expérience... Le vendredi, tout le monde est musulman. Tout le monde s'arrête [pour aller à] la mosquée, [à] la prière collective. Le Ramadan, c'est trente jours d'arrêt économique, tout le monde est hagard. Et cela repart.

Si tu gères un pays comme cela, toi aussi, tu as besoin de vivre, de jouir de la vie : tu as besoin de vacances, tu veux dormir tranquille. Comment peux-tu gérer un pays comme cela, où les gens veulent une chose et son contraire ? C'est plus facile de gérer la France ou l'Europe, beaucoup plus facile... Car, là, tu as un alignement des aspirations, pour le bien ou pour le mal, peu importe. Mais les gens sont cohérents. Chez nous, on veut tout.

(...)

Le monde arabe a une logique de colonisé. Tu prends l'Égypte : elle n'a pas été souveraine depuis l'an mil. Le premier président souverain d'Égypte, c'est Nasser ou, disons, la junte militaire des Officiers Libres, avant Nasser, en 1952. En mille ans, tu perds l'envie de viser juste, puisque tu es un simple colonisé. Au Moyen-Orient, les Seldjoukides, [et surtout] les Mongols nous ont fait beaucoup de mal : Bagdad a été pillée. Les pays du Golfe ont toujours été plus ou moins envahis par la Perse, les Turcs, les Portugais, etc. Nous avons, d'un côté, des défis immenses (la religion, la lecture des textes [sacrés]) et de l'autre une habitude, non pas de soumission ou de paresse, mais [qui vient de ce que,] quand tu es esclave toute ta vie, il y a toujours quelqu'un au-dessus de toi qui as un papa qui va régler les problèmes.

Le papa, aujourd'hui, c'est le reluctant sheriff, comme disait Clinton. Nos chefs ne veulent pas régler le problème. Ils veulent vivre, avoir un yacht, aller à Ibiza, mettre leur argent en Suisse. Donc ils nous maintiennent dans une espèce de story telling : le développement, l'émergence, « on va y arriver », le corona[virus], le vaccin, etc. Et nous avons un nouveau papa qui est l'Occident : nous y avons envoyé vingt millions de musulmans. Nous avons sous-traité à l'Occident notre éducation supérieure (nous envoyons des Marocains, des Tunisiens, des Algériens se faire former en France), la santé (tu as du tourisme médical), la pensée politique (la laïcité, la démocratie, les droits de l'homme, c'est l'Occident, cela n'est pas nous). Notre grand malheur, c'est que l'Occident est en train de s'écraser ; notre béquille est en train de flancher. Notre génération, malheureusement et heureusement en même temps, aura le déplaisir et le privilège de voir l'Occident flancher et être remplacé par autre chose. J'espère que nous serons invités à la table des négociations, au « Congrès de Versailles », une fois que cela sera terminé.

(...)

La Tunisie restera ce qu'elle a toujours été : un pays urbain autour de Tunis, [un pays] de gens bien élevés, de commerçants qui sont, à la fois, musulmans et plutôt arabes. Le Maroc restera ce qu'il a toujours été : un pays plutôt berbère qui a des convulsions périodiques, avec les changements de dynasties mais qui a, quand même, une colonne vertébrale et une envie de « vivre ensemble ». Tu prends un Marocain de Hoceïma, – du Rif –, un Marocain de Dakhla, ou un Marocain de chez moi, de la région du Moyen-Atlas : nous voulons vivre ensemble. On va se chamailler, se traiter de tous les noms, quand une fille de chez nous, de Bahlil, se mariera avec un Berbère, on va l'embêter ; mais on vit ensemble. Alors qu'en Algérie et en Libye, il y a un risque non illusoire de division. À un moment, tu pourras voir la Kabylie partie faire cavalier seul et le reste du pays qui se divise, comme au XIXe siècle. En Libye, maintenant déjà, tu as l'Est, l'Ouest et le Fezzan, le désert.

Sur la colonisation, je pense que l'Homme européen, – je ne parle pas du Russe – l'Homme blanc – même si je n'aime pas « racialiser » les choses –, est tellement fatigué, déprimé, ramolli par cinquante ans d'État-Providence et de gauchisme qu'il n'est plus capable de tenir ne serait-ce que sa maison. Donc je ne le vois pas nous coloniser. C'est nous qui le colonisons aujourd'hui. Malheureusement, nous n'avons pas de projet colonial : qu'est ce que le Maghreb va apporter à l'Europe ? Rien ! Nous exportons nos problèmes.

(...)

L’amour, c’est la vérité ; ce n’est pas de distribuer des entrées au match de football ou des voyages au Hajj comme on fait chez nous. La vérité, c’est que nous avons une civilisation qui est malade. Elle est malade au Maroc, en Algérie, comme elle est malade en Seine-Saint-Denis. La grande vérité ou la grande utilité de l’émigration, c’est qu’elle nous montre que notre problème n’est pas l’infrastructure, que ce n’est pas l’internet, que ce n’est pas les écoles ; c’est que, où que nous soyons, nous transportons nos maladies mentales. C’est comme un dépressif. J’ai été dépressif. Je sais très bien de quoi je parle. J’ai été dépressif en France, au Maroc, au Brésil. Pourtant, il n’y a pas [de pays] plus différents. Mais je me suis sauvé, – je parle bien de « sauver » – , le jour où j’ai dit : « Le problème vient de moi. Je suis responsable de ma vie, non pas le Juif, Israël, la France, la police, les violences policières, le grand complot sioniste mondial, pas les Américains ! » Le jour où j’ai appliqué cela à ma vie, je me suis sauvé. Le problème, c’est que nous, – et chaque civilisation, notamment la maghrébine, – avons le plus grand mal à nous regarder dans un miroir et à nous dire : « Regarde, je ne suis pas assez bonne en études ; je ne valorise pas l’excellence académique ; je cohabite facilement avec la corruption, avec le népotisme ; je n’ai d’empathie ; je n’ai pas la solidarité ; je n’aime pas beaucoup le sacrifice. » Comme on ne veut pas faire cela, que dit-on ? « C’est la faute aux Français ! »

C’est cela qui alimente, en partie, – pas entièrement – , la grande frustration et révolte de certains immigrés, contre la France. Car pour nous, les Marocains du Maroc, la France, c’est l’ Eldorado. Quand tu n’y réussis pas, tu te demandes ce qui se passe. Tu dis : « Les Français sont racistes ! » Tu ne te remets pas en cause. Mon village a été détruit par l’émigration. En disant « détruit », j’exagère ! Mais il a été désarçonné. Tu prends un fils de berger ou un berger. Il part à Vérone en Italie. Deux ans plus tard, il revient. Il est avec une Alfa Roméo de luxe, ou une BMW. Tu te dis que l’Europe, c’est l’ Eldorado ! Donc, tout le village a cessé de cultiver la terre. Nous l’avons vendue et nous avons tenté notre chance à Vérone, chez Macron et à Amsterdam. Or les émigrés, en grande partie, n’ont pas réussi, pour des raisons culturelles, de mentalité, de manque de solidarité, de manque de confiance.

(…) Le pays le plus arabophile au monde, c’est la France. Nous allons nous faire soigner à Paris. Les présidents algériens, ils ne vont se faire soigner en Arabie Saoudite, mais au Val-de-Grâce. Jamais un gouvernement n’a traité des Marocains d’une manière aussi digne que le gouvernement français : l’éducation est gratuite, je ne sais pas aujourd’hui mais l’hôpital était très bon, tu as l’infrastructure, les papiers français qui te permettent d’aller partout. Que veux-tu de plus ?

(…) Nous sommes tous programmés pour regarder notre nombril. [Les émigrés] voient leur nombril : ils voient leur échec économique et social. Entre soigner cette douleur-là ou comprendre la France, tu te dis que tu préfères accuser la France de tous les maux. Comme cela, je reste un enfant, au café, tranquille, en train de regarder Al Djazira, d’être sur Facebook et de dire : « Les Français ne sont pas bons, voilà ! »

(…) Il y a, aujourd’hui, en France et, je pense, ailleurs en Europe, – je l’ai vu en Belgique, aussi –, des Français de papier, qui sont des Marocains de cœur, nés en France, qui ont fait des études normales, qui sont insérés. C’est de la petite-bourgeoisie qui vit en pavillon, dans la région de Namur, dans la région lilloise. Ils se marient, d’office, au Maroc. Ils ne veulent pas des « beurettes ». Ils le disent [directement] comme cela. Ce sont des gens intégrés, sans casier judiciaire, des petits patrons, des techniciens de télécoms. Ils vont chercher leur femme à Tanger, à Tétouan, à Constantine, etc.

Ils se marient au [pays], les Marocains entre Marocains, les Algériens entre Algériens parce que les mariages mixtes sont très difficiles. (…) Moi, je pratique le mariage mixte au quotidien : ce n’est pas facile. Même si je suis un musulman ultra-latino, c’est très dur : la nourriture, la relation à la mort, à la peur, à l’argent, les tâches ménagères, la grossesse... Quand tout va bien, quand tu fais connaissance de la personne dans un resort à Cancún, tout va bien, c’est open bar. Mais quand c’est toi qui laves la vaisselle… C’est pourquoi les mariages mixtes sont très compliqués. Pourtant, c’est cela la véritable assimilation. Elle passe par le lit. Moi, je suis un grand adepte du métissage. C’est mon côté brésilien.

(…) Je te parlais de cette diaspora qui a des papiers français, que j’ai vue en Belgique et en France, qui se marie au Maroc ou en Algérie, qui a des enfants en France qui naissent Français, qui ont des prénoms musulmans, – aucune chance de les appeler Marie, Julie ou Bérénice –, et qui vont au Maroc une fois tous les deux ans. Ces gens-là, il faut bien leur faire une place. C’est ce que je reproche, maintenant à la droite française. La gauche française, je n’en parle même pas parce qu’elle les utilise comme des boucliers humains. Mais la droite française ne peut pas sauver la France si elle continue à tourner le dos à ces gens-là qui sont des petits-bourgeois, demain, des grands-bourgeois, – pourquoi pas ?! –, dont les enfants feront des Grandes Écoles, malgré la destruction de l’Éducation [nationale] française, et qui ne fumeront pas de drogue, n’auront pas de casier judiciaire mais ne seront pas des vrais Français. Il faut qu’on leur fasse une place, car tant qu’on ne leur en fera pas, ils seront contre nous [les Français de souche] ou ils se retourneront contre nous.

J’ai des amis, lui et sa femme sont venus du nord du Maroc. Il y a un fort risque que la femme soit voilée. Je ne l’ai pas vue, mais… Je me demande si je vais contrarier mon ami et lui dire : « Tu n’es pas français, tu n’es pas assimilé, va-t-en, tu es un sous-homme ! » ou s’il faut qu’on trouve un modèle républicain qui fasse une place à tout le monde, sans défaire la France. C’est cela le grand débat aujourd'hui. La droite française devrait [le prendre en compte]. Ces gens-là sont des conservateurs. Mon ami, pourquoi est-ce qu’il ne se marie pas avec une « beurette » ?  [En disant cela,] je ne veux pas être stigmatisant : il me dit qu’elles sont trop libérales. Donc il est de droite !

(…) Il y a partout des victimes aujourd’hui. Tu as une jeunesse qui a été lyophilisée. C’est la télé-réalité, le rap, la France colonialiste, etc. Finalement, tout le monde se fait avoir. Le m² à Paris, – j’ai un ami qui m’a expliqué cela récemment –, on le trouve de 10 000 ou 12 000 €, par mois ! C’est cela, le débat ! Mais on a mis les gens dans des espèces de voies de garage identitaires qui ne mènent à rien et qui divisent. Nous sommes divisés devant le grand capital. 

(…)


Source :

« Entretien avec Driss Ghali lauréat de l'EDHEC (Identité, éco, immigration) », chaîne Youtube HAKIM AVÉDIS – POLITIQUE ARABE, https://www.youtube.com/watch?v=1YD3etGEaDQ, 25 juillet 2021, 36'33-41'12, 57'50-1''09'07, 1’’42’36-1’’48’02-1’’55’22



Il y a eu trois phases.

Il y a eu l'avant-colonisation, qui était une phase de grande décadence, de guerre civile généralisée, au Maroc, dans l'Ouest de la Tunisie, en Algérie évidemment. En Algérie, il y avait les Turcs, mais ils entretenaient les haines inter-tribales. En Algérie, ils avaient cinq mille soldats. Parfois, ils en avaient plus. Et ils n'allaient pas loin dans les terres. Ils avaient fait des accords avec des tribus milice, des tribus makhzen, comme on disait. Ces tribus étaient privilégiées : elles avaient accès aux terres de l'État domaniales, et en contrepartie, elles faisaient la police. Elles razziaient les tribus dissidentes. Donc, il n'y avait pas besoin de police et de beaucoup d'armée. Ces tribus payaient aux Turcs un chèque : tous les mois, un tribut en or ou en victuailles ou que sais-je. C'était morcelé. C'était le règne de la surveillance généralisée, de la délation généralisée : les voisins surveillaient les voisins, pour le compte des Turcs. Il n'y avait pas d'investissement dans l'éducation, évidemment, pas de science – la science se réduisait aux sciences religieuses (Al Quaraouiyine [au Maroc], un peu Tlemcen [en Algérie], Kairouan en Tunisie).

Les mentalités étaient des mentalités de survie. On était vraiment en bas de la « pyramide de Maslow » : la survie. L'homme était un loup pour l'homme. En Algérie, des tribus surveillaient d'autres tribus pour le compte des Turcs. Au Maroc, les sultans étaient très faibles au XIXe siècle : depuis la fin du XVIIIe jusqu'à la fin du XIXe-début du XXe siècle, l'institution monarchique marocaine était en grave crise. Tu ne pouvais pas faire dix kilomètres sans te faire razzier, racketter. Il y avait même des métiers de passeur, ce que l'on appelle le zaqtat. (...) Les passeurs, c'est vieux comme le monde.

(...) Quand tu risques ta vie tout les jours, tu deviens, toi aussi, aguerri. Tu ne donnes pas le meilleur de toi-même, tu es renvoyé à ton animalité. Les forts sont beaucoup plus forts ; ils abusent de leur force, d'où les grands caïds, les grands émirs. Tu dois te sauver toi-même et toute ta famille, tout ton honneur, toute ta tribu. Et les faibles deviennent plus faibles. Ils travaillent avec les armes des faibles, c'est-à-dire l'hypocrisie, le vol, le sabotage, la ruse, la paresse. Imagine que tu sois faible. Le sultan veut l'impôt. Il ne sort pas de Fès ou de Marrakech. Il envoie un caïd qui, lui-même, sous-traite cela à un pacha, localement. À chaque fois que tu sous-traites, tu mets une marge de corruption : le sultan dit qu'il veut mille dinars ; en bout de chaîne, cela devient cinq mille. Il faut les sortir ! Le sultan dit qu'il veut mille dinars de la tribu des Ait Bhalil, ma tribu, par exemple. Cinq mille, c'est beaucoup. Toi, tu as travaillé toute l'année. Déjà, nous, nous avions la sécheresse, le changement climatique depuis deux cents-trois cents ans. Une récolte sur trois est bonne. Le pacha arrive. Qu'est-ce que tu fais ? Soit tu sors l'épée et tu crie au djihad et tu le tues. Cela, c'est une minorité de guerriers valeureux. Soit tu lui dis : « Va voir là-bas chez mon voisin. C'est un Berbère. Razzie-le. Je viens avec toi et je te montre où il a caché [son bien]. » Pourquoi parle-t-on du makhzen. « khzena », c'est le magasin. Nous étions tellement obnubilés par le vol du voleur ou celui du gouvernement que nous avions des stratégies de magasins collectifs à couvert ou souterrains. Tu deviens un délateur, une crapule. Soit tu dis : « Je t'accompagne et on va razzier le voisin. » Sois tu dis : « Ah ! tu es le plus beau pacha du monde. Je n'ai pas eu de récolte. Regarde, j'ai eu les vers. » Alors tu montres une récolte [pourrie]. Tu caches la récolte. Tu deviens une crapule, toi aussi, pour survivre, parce que, sinon, ils vont tout te prendre. Cela, conjugué à l'absence de système éducatif, au je-m'en-foutisme total des autorités politiques par rapport à la population. Qu'elle soit turque, musulmane, marocaine, algérienne, tunisienne, autochtone ou pas, les autorités se fichaient de la population, de son bien, de son élévation. [Pour elles], nous étions des contribuables, éventuellement. La différence entre l'Homme maghrébin et l'Homme européen du XVIIIe siècle, c'est que l'Homme européen était un contribuable tout le temps. Nous, nous payions l'impôt de temps en temps quand le sultan était fort et que nous avions de bonnes récoltes. La France s'est occupée de sa population, aussi, pour qu'elle paye plus d'impôts, parce plus l'homme est productif, [plus l'impôt rentre]. Nous, nous n'avons pas misé sur la productivité de l'Arabe du Maghreb ou du Berbère.

Arrive la France. C'est un électrochoc, brutal, négatif, mais aussi salutaire. La France augmente notre productivité par mille. Là où il y avait des marécages, comme dans la Mitidja autour d'Alger, elle enlève les marécages, la malaria ; et elle met l'agriculture intensive. Là où nous avions une récolte, elle en met deux. Là où nous produisions cent kilos par hectare, de blé ou d'orge, elle en met cinq mille, grâce aux nouvelles technologies, etc. Elle nous a réconciliés avec l'espoir. Car nous mourions de faim, de la gale, du typhus : nous avions des maladies à n'en plus finir. Elle nous a donné l'État , la police, la gendarmerie, le petit fonctionnaire, la préfecture, la loi.

C'est comme quelqu'un que l'on pousse en skateboard du haut de la montagne : tu as un effet d'inertie ; c'est facile de descendre la montagne. Cela, c'est les années 1970-80. Nous avons gâché nos chances parce que nous avons fait des mauvais choix : en Algérie, le socialisme anti-agricole au profit de l'industrialisation à outrance ; au Maroc, nous avons fait aussi des mauvais choix. Nous avons cru qu'il fallait seulement avoir un État, une police, une justice, quelques autoroutes, quelques barrages pour que cela marche. Là, nous sommes rattrapés par le réel.

Le réel nous dit qu'il faut investir sur l'humain. Cela n'est pas seulement faire des écoles et des lits de réanimation ou vacciner les gens. C'est plus que cela, ; c'est pour cela qu'on ne le fait pas. C'est changer les mentalités. Là, nous sommes dans une fuite en avant à laquelle l'émigration, d'ailleurs, se connecte. De toutes nos forces, nous avons mis le frein à main : nous ne voulons pas changer. Et nos régimes se débattent pour ne pas nous faire changer, parce que, si nous changeons, si nous faisons notre révolution copernicienne, nous n'aurons plus besoin de ces régimes.

Pourquoi serais-je, moi, dirigé par des gens corrompus ? Non. Pourquoi est-ce que j'accepte un gouvernement corrompu ? C'est parce que moi, je n'ai pas l'estime de moi-même ; parce que moi-même, je suis corrompu. Pourquoi est-ce que j'accepte un gouvernement qui pratique l'injustice ? C'est parce que, moi-même, j'aime l'injustice. J'ai gardé une culture tribale qui te dit que, au-delà de ta famille ou de ton clan, tout est permis. L'autre n'est même pas un humain, c'est un rival. En ville, je suis en cravate, j'ai un iphone. Mais je me comporte comme cela. Tu te retrouves avec des médecins, bac + 20, qui dirigent des cliniques privées – je pense au Maroc, par exemple – et qui te disent : « Tu as une appendicite, je t'opère, mais tu me donnes mille dollars, cash. » Tu dis : « Mais attention, il y a un barème des prix. ». Il dit : « Non, je m'en fiche du barème. Tu as mal, tu payes. Sinon, tu vas à l’hôpital public. » À l’hôpital public, tu trouves les mêmes comportements. On te dis : « Tu donnes deux cents dollars pour voir un médecin ou pour avoir des points de suture. » Pourquoi les gens font-ils cela ? Pour eux, il n'y a pas de péché là-dedans. Tu n'es pas de sa famille, donc tu es une proie. C'est le monde tribal. Car, dans le monde tribal, tout ce qui n'est pas de ton sang est une menace ou un butin.

Et l'islam a eu un grand échec là-dedans : il n'a pas réussi à nous civiliser. Car l'islam est faible. Quand tu vois de loin, depuis Paris – depuis Paris, ils ne voient plus rien ; ils ne veulent plus rien voir – quand les Français ou les Occidentaux osent encore voir la réalité, tu vois l'islam, tu vois le djihad, tu te dis que l'islam est offensif, fort. En fait, il est fort politiquement, mais très faible moralement et d'un point de vue psychologique. Car il n'a pas changé l'homme. À peine arrive-t-il à nous faire obéir aux grands commandements. Mais nous sommes dans des sociétés, au Maghreb, – pourtant musulmanes sunnites –, où il y a le moins de confiance entre les agents économiques. Tout le monde truande tout le monde. Tu te dis que tout le monde est musulman, que tout le monde devrait être pur. Mais en fait, ce sont des sociétés de l'impureté. L'islam n'a pas réussi à casser le cocon tribal qui protège l'individu et qui lui donne une grande liberté. L'homme, chez nous, est libre. Qu'est que la liberté ? Il y a la vision de Rousseau, de Voltaire qui est de briser les fers de l'Église, des prédéterminations, des problèmes de couleurs, etc. Mais tu as aussi la liberté de faire le mal, d'être toi-même, d'être dans l'animalité et de libérer le mal qui est en toi. Nous avons, tous [=les êtres humains], le mal [en nous]. Et nous avons compris la liberté, au sud de la Méditerranée, comme la liberté de « faire ce que je veux ». Et l'islam respecte cela, dans un certain sens. Finalement, tu fais tes cinq prières, tu vas à la Mecque si tu as de l'argent... Le voile, c'est aussi cela. Je mets le voile mais je n'éduque pas mon enfant ou je l'éduque pour qu'il soit un prédateur social. Tu as les prières collectives, le vendredi. Il y a une corrélation – il faudrait étudier cela de manière statistique – entre la taille des prières collectives et l'ensauvagement de la société marocaine, par exemple. Quand j'étais enfant, – et depuis toujours le vendredi, c'est une prière collective ; par la voix du prophète, Dieu nous a dit d'aller prier ensemble –, (...) tous les vendredis, il était normal de voir que la mosquée débordait. C'est pour cela qu'on plante des arbres autour des mosquées pour faire de l'ombrage. Maintenant, depuis les années 2000, c'est la rue qui déborde. Tu bloques la circulation entre midi et 14h00. Car c'est souvent vers midi la prière d’El Dhor. Pareillement la pratique du Ramadan est devenue plus radicale. En même temps, tu as une société de plus en plus corrompue, de plus en plus violente, de moins en moins compassionnelle. L'islam est une camisole de force comme l'est ma chemise en lin : très lâche. Tu fais des choses formelles.

Cela dit, si un jour nous avons ce prophète, ce grand homme ou ces grands hommes qui veulent réformer nos sociétés, je leur conseillerais de se baser sur l'islam, car, chez nous, au sud de la Méditerranée, « hors de l'islam, il n'y a point de salut ». Il faudrait l'utiliser comme un trampoline. Nous ne sommes pas des chrétiens d'Europe qui sont prêts à séculariser [les choses] et à devenir des honnêtes gens par la laïcité. Nous, nous avons besoin d'[une idée claire] du bien et du mal, du religieux.

Mais ce religieux, nous l'avons vaincu : nous l'avons mis en dehors de la sphère morale. J'exagère un peu, mais tu m'as compris. D'où, d'ailleurs, la force de l'islam politique. Car l'islam s'est rabattu sur la politique qui est la chose la plus simple : le djihad, les partis politiques, les interventions des Saoudiens, c'est très facile. Le plus dur, c'est de changer l'être humain. C'est cela, l'ultime frontière. Faire un code pénal ou s'occuper des universités, c'est facile : c'est affaire de bureaucrates. C'est l'être humain, la dernière résistance, le jeu qui en vaut la peine.

(...)

Je pense que nous avons toujours été comme cela, puisque les conditions climatiques étaient les mêmes. Nous avons toujours été soumis, nous en tant que Maghrébins, au risque de la mort imminente, de la razzia, du sultan, du Turc, du caïd, du bacha, ou du dey de Tunis, etc. qui allait te prendre ce que tu as.

Maintenant, il y a eu, localement, au niveau des terroirs, des manifestations religieuses, islamiques, qui ont adouci l'être humain et qui ont cultivé en lui une partie très noble, la partie mystique. Nous avons tendance à l'oublier à cause de l'urbanisation qui a éradiqué tout cela et à cause de l'offensive salafiste. Mais, quand tu regardes la véritable religion, jusqu'aux années 1920, des Maroc-Algérie-Tunisie, c'est l'islam/Tijanniyya, l'islam des Sanoussi, l'islam des confréries. (...) Pourquoi y avait-il les zaouïas ? « Zaouïa » en arabe, c'est « le coin », parce que le saint récitait des prières dans un coin, sous un arbre, entre deux murs, dans un mausolée, etc. C'étaient des sociétés secrètes : tu pouvais difficilement les censurer, comme les Francs-maçons ou les Frères musulmans – tu ne sais pas qui est Frère musulmans. Donc elles étaient capables de communiquer entre elles facilement et sur des longues distances. Elles échappaient aux gouvernements centraux qui étaient d'ailleurs très faibles, plus ou moins. Quand ils étaient forts, ils s'appuyaient sur elles car elles permettaient de calmer la population.

Les Français ont fait comprendre aux gouvernements centraux, au Maroc, en Algérie en Tunisie, qu'ils n'avaient pas besoin de zaouïas : ils avaient le téléphone, la radiodiffusion, la police secrète, la gendarmerie, les centres de torture. Ils n'avaient plus besoin d'avoir des alliés. Pour le dire différemment, ils n'avaient plus besoin d'avoir une société civile. Tu pouvais avoir l'État contre la société comme un os sur un os : il n'y avait pas besoin du cartilage qu'étaient les zaouïas, les tolba [pluriel de talib, l’étudiant], les martyrs. Donc, les zaouïas ont été marginalisées. Ça, on peut dire que c'est la colonisation. Et puis, il y a eu l'urbanisation.

Les zaouïas, c'est un phénomène rural. Je ne sais pas vraiment l'expliquer : les zaouïas, c'est une machine à créer le sacré. C'est un procédé que les Occidentaux ont perdu. Ils ne créent plus de sacré, il n'y a plus rien de sacré. C'est la cause, à mon avis, de la fin de l'Occident. Les zaouïas faisaient du recrutement, comme on dirait en mauvais anglais, du talent acquisition. Là où tu avais un homme qui a bien vécu, qui s'est opposé au sultan ou au féodal du coin et qui a été tué, décapité, torturé ou qui a aidé les gens, les pauvres – hommes ou femmes : il y a des zaouïas de femmes –, on l'élevait au statut de martyr : il n'y avait pas besoin d'aller chez le Pape. Cela, sachant que ce n'était pas un descendant du prophète : il n'a rien de chérif, chorfa [en arabe maghrébin]. Le Maroc, l'Algérie, la Tunisie sont constellés de mausolées blancs qui sont des [lieux] sacrés : la sépulture de la femme ou de l'homme saint et quelques arbres – il est interdit de déboiser les mausolées, les seïd. Là, tu as le sacré. L'être humain a besoin de sacré. Et cela se renouvelait : tous les cinquante ans, cent ans, tu avais quelqu'un qui sortait, Sidna je ne sais quoi. Moi je suis de Bhalil, notre sidi est Sidi Abdellah : il est impossible de voler la récolte des olives ou des figuiers de Sidi Abdellah. Il n' y a pas de sécurité : tu es foudroyé sur place. Tu ne peux même pas imaginer aller voler les cierges ou l'encens : tu as le cancer immédiatement ou le Covid ! C'est génie des zaouïas. Tu as besoin d'un jardin, d'une tradition légendaire, un peu comme en Afrique, c'est surnaturel.

(...) L'économie était tellement maigrichonne que tu n'avais pas d'argent pour les zaouïas. Pourquoi l'Europe a fonctionné ? C'est que tu avais tellement d'argent, par je ne sais quel moyen, que tu avais des séminaires partout, des couvents partout qui ont transformé l'être humain. Nous, nous avions très peu de zaouïas, finalement, d'élèves, d'étudiants, de tolba – comme les talibans d'Afghanistan. C'est une spéculation de ma part, je n'en ai pas la preuve. Qui allait à Al Quaraouiyine, à Fès ? Les gens riches. Tu le vois dans les Mémoires de Ibn Battouta, le voyageur marocain de Tanger. Son problème constant, c'était de savoir qui allait payer son dîner, qui serait son mécène.


Source :

ITW#1 – Driss GHALI : Maghreb, états des lieux et perspectives [En Direct] – Chaîne Youtube Comprendre L'Afrique, https://www.youtube.com/watch?v=-UIYdSIG3XI, 37'22 – 52'26 – 1''00'25, 22 janvier 2022.



Nos civilisations, africaines et maghrébines, ont un problème avec la discipline et le respect. Au Maghreb, l'islam est très fort mais il n'a pas réussi à nous civiliser : il n'apprend à personne, au Maghreb, à s'arrêter à un feu rouge, pour être très clair ; à payer les impôts ; à respecter une file d'attente. C'est très simple : c'est juste cela, c'est évident. Cela ne veut pas dire que nous sommes des mauvais musulmans. L'islam n'est pas le catholicisme. Le catholicisme, en France et au Nord de l'Italie (pas au Sud !) a réussi à civiliser les gens, à en faire des petits soldats qui n'ont pas besoin de voir un policier pour s'arrêter à un feu rouge. Le protestantisme a réussi à le faire en Suisse et en Allemagne. L'islam n'a pas réussi à faire cela. Donc, quand tu amènes ces populations en France, elles s'attendent à être gouvernées comme au Maghreb, à avoir un policier à chaque feu rouge, à être punies à chaque fois qu'elles ne s'arrêtent pas au feu rouge ou dans une file d'attente. Or, il n'y en a pas. Donc tu as une délinquance qui est spontanée. C'est une autre mentalité. Il faut dire les choses comme cela. Je ne comprends même pas que l'on ne puisse pas dire cela, que l'on soit ostracisé pour dire cela.


Source :

« La chute de la civilisation occidentale et de la France ? » – Chaîne Youtube Cyril CHEVROT, https://www.youtube.com/watch?v=xHTnkLtgkd8, 46'24-47'39, 9 août 2022.



Je suis au Maroc depuis plus d’un mois. J’ai tout mon temps, au milieu de mes affaires jurdico-administratives et familiales. J’ai tout le temps d’observer, de ressentir, d’écouter, d’entendre, surtout. Et j’observe, j’écoute, j’entends la misère, la précarité ; mais la précarité réelle, non pas celle qui existe dans les livres, dans les magazines français. Je vois des gens qui n’ont pas de dents, qui n’arrivent pas à se tenir debout parce qu’ils ont des cors au pied et qui doivent, quand même, travailler tous les jours. Je ressens les odeurs : je côtoie des gens qui ne prennent pas de bain. On sent l’odeur. C’est comme cela.

J’en tire deux enseignements.

Le premier, c’est qu’heureusement, il y a eu l’émigration. Car on a permis à des millions d’individus du Maroc, de l’Algérie, de la Tunisie, de se sauver, réellement, au sens de la salvation, du « salut ». Ils se sont sauvés de cet enfer. Ils ont eu accès à l’hôpital public, à la santé, à l’éducation, à la dentition, à une marché du travail décent : ils se sont sauvés. Heureusement qu’il y a eu l’Europe, que la France, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, la Belgique, la Hollande ont accueilli des millions de Marocains. Pourquoi les ont-ils accueillis ? Pour les bonnes ou les mauvaises raisons ? Peu importe. Le résultat est qu’il vaut mieux être Marocain en France qu’au Maroc. Clairement ! Surtout dans les classes populaires, [et] d’un point de vue physiologique. Après la spiritualité, etc., on peut en discuter.

Il faut donc que l’émigration, – que je respecte –, nuance ses doléances. « La France nous fait du mal », « la France nous discrimine » , « la France nous exclue », « la France nous impose l’exclusion systématique ». Il faut modérer un peu ce discours, parce que l’exclusion, je la vois, ici, au Maroc, tous les jours, à chaque coin de rue. Et elle a un nom, un prénom, une adresse, une odeur, etc. Il faut savoir raison garder ; il ne faut pas être ingrat. On peut critiquer la France mais il ne faut pas être ingrat ni délirant. Il faut savoir ce qu’est la réalité des pays d’origine.

Deuxième point, personne n’a envie du changement, au Maroc. Je pense que c’est vrai pour tout le Tiers-Monde. Ce que je vais vous dire va permettre, peut-être, d’expliquer le sous-développement, pourquoi il persévère et pourquoi il n’y a aucun remède politique ni économique. On peut amener Eisenhower ou Kennedy, les milliards d’euros que vous voulez, on peut investir toute la bourse de New-York ici, cela ne changera pas. Car le problème est moral.

Je vais essayer de l’expliquer. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de morale ! Il n’y a pas de morale des affaires. Tu te fais escroquer très souvent. Moi, je me suis fais arnaqué récemment pour l’achat de caméras de sécurité, – un sujet que je connais pourtant plutôt bien. Je me suis fait arnaquer comme un enfant. Comme il n’y a pas de morale, ce sont les malins qui triomphent, les « petits malins ». De génération en génération, il y a une sélection naturelle, ce qui finit par créer un écosystème où sont valorisées et récompensées les personnalités cyniques, au cœur endurci, les malins/petits voyous. « Voyou », cela ne veut pas dire quelqu’un qui a un canif, mais c’est quelqu’un qui n’a pas de morale, qui n’a pas d’éthique, qui peut tout faire : qui ne « s’empêche » pas. C’est cela qui bloque l’économie. Car « l’argent » a peur, les gens n’investissent pas. Ils investissent mais il faut des millions de garanties. Ou tu investis entre « petits malins ». Or les « petits malins » ne sont pas capables de créer le vrai développement. Ils font des fortunes pour eux-mêmes, mais ils ne développement pas l’économie. Sinon, cela se saurait : nous serions la Californie du Maghreb ou la Californie de l’Afrique ou de la Méditerranée. Nous ne le sommes pas et aucun pays africain ou arabe ne l’est. Car nous avons tous cette maladie morale.

Pourquoi est-ce que je parle de cela ? Parce que même les sous-prolétaires, les « sans- dent » dont je vous parle, s’accrochent à cela. Même eux descendent de cette lignée-là. Moi aussi : je ne suis pas meilleurs qu’eux. Même eux admettent les règles du jeu qui sont amorales, immorales, c’est-à-dire que même les gens que tu aides, du sous-prolétariat, – qu’il faut aider, par empathie –, te feront du mal, s’ils le peuvent. Je généralise. Mais ne t’attends pas à de la gratitude, à une élévation morale de leur part. Ils t’attaqueront parce qu’ils sont dans cette logique-là, celle de l’ultra-cynisme, de l’absence de morale. Si je peux te prendre cela, je te le prends. Et si tu me prends en flagrant délit, je te dis : « Ah ! Pardonne-moi ! » ou « Que Dieu me pardonne ! ». Ou je t’envoie quelqu’un que tu respectes pour qu’il demande pardon et que tu retires ta plainte.

C’est comme cela que cela se passe, en bas, au milieu et en haut de la société. Il y a un consensus sur cette amoralité, cette immoralité. Cela, ce n’est pas accessible à un homme politique, ni à un fonds d’investissement. Quiconque te dit qu’une politique va changer cela, te ment. Quiconque te dit qu’il suffit d’amener les Émirati ou les Chinois pour investir ici, pour que le pays s’arrange, te ment. D’ailleurs, depuis vingt ans, on dépense beaucoup d’argent dans les infrastructures et dans l’économie : rien ne change. Enfin, il y a un changement, bien sûr ! Mais la misère perdure.

Pourquoi ? Parce qu’elle est le résultat d’un problème moral. Or, personne ne veut s’attaquer au problème moral. Je dis bien « moral », même pas religieux. Même la religion n’arrive pas à traiter ce problème dont je viens de vous parler. Tout le monde se raconte des histoires, parce qu’on continue à te dire qu’il faut faire de la politique, qu’il faut investir, qu’il faut le développement, mais ce n’est pas vrai. Les religieux disent qu’il faut plus d’islam. Ce n’est pas vrai : il y a un problème moral !

Ce problème-là est extrêmement débilitant : il te rend impuissant. Car on ne va pas changer les gens malgré eux. On ne va pas dire à quelqu’un : « Deviens honnête ! ». Parfois, on a un réflexe paternaliste : quand on donne de l’argent à quelqu’un, on espère de lui, en retour, qu’il nous entende ou qu’il nous obéisse. Tu as envie de lui dire de faire ceci ou cela, de devenir plus honnête. Il ne va pas le devenir ! Car il adhère profondément au système. C’est ce qui est désespérant : même les victimes du systèmes admettent le système. Elles l’aiment. Elles se plaignent de leur douleurs, de leurs problèmes. Mais elles l’aiment. C’est cela, la résistance au développement. Tout le reste, c’est juste du pipeau pour que les consultants vendent leur consultation à 1 000 ou 10 000 € l’heure, que les élections se passent et que les choses perdurent.

Voilà ! Je suis assez désespéré. Ce n’est pas une nouveauté : je le savais ! J’ai même écrit un livre sur le sujet qui s’appelle Mon père, le Marocet moi, publié chez l’Artilleur en 2019. J’ai mal d’avoir raison, de vivre cela dans ma peau. Car j’ai des soucis juridiques, qui sont moraux, en réalité. Ce que je traite aux tribunaux aujourd’hui, c’est juste le résultat de ce manque de morale. Si les gens avaient de la morale, on n’en serait pas là ; il ne m’auraient pas attaqué vilement. J’ai été attaqué par le haut de la société et par le bas de la société. Peu importe. Mon cas n’est pas important.

Je suis désespéré mais je suis aussi très heureux. Car ce manque de morale aboutit à un manque d’esthétique. C’est un peu mon côté vicieux : je vois que tout ce qui est construit aujourd’hui est laid. On dépense un argent de fou pour le construire, mais tout est laid. Et quand ce n’est pas laid, cela n’a pas d’âme : tu te croirais à Dubaï ou à Abu-Dhabi, sauf que nous sommes au Maroc. Car la laideur intérieure se transforme en une laideur extérieure. Les matériaux (le verre, l’acier, la tôle) ne peuvent pas rendre plus qu’ils ne peuvent le faire. Ils obéissent à l’homme, – et à la femme –, architecte et au donneur d’ordre. Ils sont beaux par construction mais non par nature, par essence. Cette laideur morale qui habite la société se traduit dans des constructions qui sont laides. Malheureusement nos vies sont très laides. Tu sors de ce qu’a laissé Lyautey, notre père à tous, et de ce qu’ont laissé nos aïeux dans les villes impériales, les médinas, – je généralise – : tout est laid. Je me dis qu’à défaut d’être vengé, tout cela, ce cirque social ne rime à rien. À quoi cela sert-il de gagner autant d’argent, de se manger les uns les autres si c’est pour construire des choses laides.

C’est ce qui va vous arriver en France. D’ailleurs, vos villes sont en train de devenir très laides. Pourquoi ? Non parce que les matériaux sont moins bons ; non parce que vos architectes sont mauvais. Mais parce que vos âmes ont changé : vous vous êtes dégradés. Vous allez nous ressembler de plus en plus. C’est pour cela que vos villes sont laides. Vous avez perdu votre supériorité morale. L’esthétique est liée à la morale. C’est comme la musique et les mathématiques : elles vont ensemble. L’esthétique et la morale, c’est la même fréquence, si vous voulez. C’est le même champ « énergétique ».

Voilà, j’espère avoir été utile. Je dis aux gens de mauvaise foi : en tant que Marocain, je ne renie pas mon identité ; je l’analyse. Et je mets au défi quelqu'un de venir me voir et de me dire que j’ai tort. C’est parce que j’aime mon pays que je dis cette vérité-là. C’est parce que j’aime la France que je préviens mes amis français…


Source :

« À l'origine du sous-développement : le cas du Maroc », Chaîne Youtube Driss Ghali Auteur, https://www.youtube.com/watch?v=QgAh4EVfg5M, 0’04-10’52, 10 novembre 2022.

mardi 4 août 2015

La crise mondiale de la dette et les classes d'âges démographiques, selon François Lenglet, 2012


En réalité, derrière le tabou de la dette se joue la lutte entre les détenteurs de capitaux et les contribuables. Cette autre fracture, fondamentale, sépare les classes d’âge démographiques. 

Ceux qui détiennent le capital et l’épargne sont, en majorité, les plus de cinquante ans, qui ont eu le temps d’accumuler ou d’hériter. Ils ont intérêt à ce que les dettes soient payées, car, s’ils ne sont pas encore rentiers, ils vont le devenir bientôt, lorsqu’ils seront à la retraite. Ils tiennent bon nombre des leviers de contrôle politiques et économiques dans nos sociétés. Les solutions qu’ils préconisent pour sortir de la crise ne font que protéger leurs intérêts, au détriment de ceux des classes d’âge qui suivent. Le chômage des jeunes en âge de travailler, en Europe du Sud, est leur cadeau sournois à leurs enfants et petits-enfants. Le sauvetage de l’euro à tout prix est leur seul credo pour sauver leur épargne et, donc, la dette. 
 
Cette génération – c'est un comble – est en grande partie à l'origine de la crise mondiale de l'endettement, parce qu'elle a consacré une bonne part de son intelligence et de son énergie à la déclencher. Les baby-boomer, nés dans les vingt années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, ont voulu plus de liberté et moins de frontières, parce que leurs pères, au sortir de la guerre, avaient reconstruit le monde en le bornant de limites morales et géographiques.

La génération libérale a patiemment déréglementé, assoupli, libéralisé, rongé les protections, abaissé barrières et frontières, avec la puissance sans frein d'une colonie de termites. Toutes les idées et toutes les technologies disponibles ont été asservies à son objectif. L'internet, bien sûr, qui a fait voler en éclat les limites géographiques et a offert à l'individu un espace de liberté sans précédent. La construction européenne qui a été littéralement phagocytée par la génération libérale, alors qu'elle avait été initiée par ses pères.

La libéralisation de l'économie et de la finance a évidemment déclenché la fureur de l'endettement. Ménages, entreprises, États, tout le monde est endetté, sur tous les continents. Endettement privé ici, public là, chaque région de la planète a développé sa spécialité. L'Occident et l'Europe en particulier ont poussé l'endettement des États jusqu'aux dernières limites. De temps en temps, le krach menace. Les maîtres du monde trouvent alors un nouveau subterfuge pour différer l'inévitable. Mutualisation des dettes, création monétaire, actions « non-conventionnelles » des banques centrales, tout est bon pour ne pas se trouver face à l'explication finale qui serait la ruine des « épargnants », alors qu'il s'agit précisément de ceux qui se sont gavés de richesses au festin financier.

La crise de l'euro est une variante régionale de la crise mondiale de la dette, patiemment et délibérément déclenchée par une génération intempérante qui a dépensé bien plus qu'elle n'aurait dû. Aujourd'hui vieillissante et au faîte du pouvoir, cette génération veut qu'on paye les dettes accumulées, même si c'est au prix d'une croissance plus faible et d'un chômage plus élevé, parce qu'elle en vit. Alors que ces dettes sont bien trop lourdes pour être jamais remboursées – si la crise dure, c'est parce que nous refusons d'admettre cette évidence.

Pour la suite et pour plus d'approfondissement, on se reportera à l'ouvrage de l'auteur.

Référence

François Lenglet, Qui va payer la crise ?, Fayard, 2012, p. 14-16.

mardi 3 juillet 2012

Le rôle des élites libérales, selon K. Marx et F. Engels, 1848.



La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire. 

Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. 

Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses « supérieurs naturels », elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du  « paiement au comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. 

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu'on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages. 

La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent. 

La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de la force au Moyen Âge, si admirée de la réaction, trouva son complément naturel dans la paresse la plus crasse. C'est elle qui, la première, a fait voir ce dont est capable l'activité humaine. Elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d’Égypte, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques ; elle a mené à bien de tout autres expéditions que les invasions et les croisades.
 
La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. 

Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations. 

Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l'adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n'emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. À la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. À la place de l'ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l'est pas moins des productions de l'esprit. Les œuvres intellectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de toutes. 

L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle
 
Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l'amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c'est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image. 

La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Elle a créé d'énormes cités ; elle a prodigieusement augmenté la population des villes par rapport à celles des campagnes, et par là, elle a arraché une grande partie de la population à l'abrutissement de la vie des champs. De même qu'elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l'Orient à l'Occident. 

La bourgeoisie supprime de plus en plus l'émiettement des moyens de production, de la propriété et de la population. Elle a aggloméré la population, centralisé les moyens de production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence totale de ces changements a été la centralisation politique. Des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été réunies en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule loi, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier. 

La bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses ; et plus colossales que l'avaient fait toutes les générations passées prises ensemble. La domestication des forces de la nature, les machines, l'application de la chimie à l'industrie et à l'agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la régularisation des fleuves, des populations entières jaillies du sol - quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ? 

Voici donc ce que nous avons vu : les moyens de production et d'échange, sur la base desquels s'est édifiée la bourgeoise, furent créés à l'intérieur de la société féodale. À un certain degré du développement de ces moyens de production et d'échange, les conditions dans lesquelles la société féodale produisait et échangeait, l'organisation féodale de l'agriculture et de la manufacture, en un mot le régime féodal de propriété, cessèrent de correspondre aux forces productives en plein développement. Ils entravaient la production au lieu de la faire progresser. Ils se transformèrent en autant de chaînes. Il fallait les briser. Et on les brisa. 

À sa place s'éleva la libre concurrence, avec une constitution sociale et politique appropriée, avec la suprématie économique et politique de la classe bourgeoise. 

Nous assistons aujourd'hui à un processus analogue. Les conditions bourgeoises de production et d'échange, le régime bourgeois de la propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d'échange, ressemblent au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu'il a évoquées. Depuis des dizaines d'années, l'histoire de l'industrie et du commerce n'est autre chose que l'histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre le régime de propriété qui conditionnent l'existence de la bourgeoisie et sa domination. Il suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l'existence de la société bourgeoise. Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société, - l'épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance; l'industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle ; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l'existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D'un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l'autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. À quoi cela aboutit-il ? À préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. Les armes dont la bourgeoisie s'est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd'hui contre la bourgeoisie elle-même. 

Référence.

 Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, (1848), Première partie : Bourgeois et prolétaires, Paris, Éditions Sociales, 1977.