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lundi 7 décembre 2020

Les divers courants de l'Église catholique, par le P. Marie Dominique Molinié

 

Le P. Marie Dominique Molinié (1918-2002)

Le Père Marie Dominique Molinié est l’auteur d’un article intitulé « Un dialogue sur le Jansénisme, le Pélagianisme, les hérésies en général ». Comme son titre l’indique, ce texte est rédigé sous forme d’un dialogue entre trois personnes. L’auteur de ce blogue s'est permis d'en reprendre les principaux éléments, sous la forme, cette fois, d’un exposé plus systématique. Le texte est entièrement du P. Molinié. Mais certains passages ont été ici omis, le texte correspondant à la forme dialoguée a été corrigée et des titres et des retours à la ligne ont été ajoutés.



A) Les intégristes/doctrinaires et les progressistes/modernistes


[p. 4] (…) [S]i la vraie sagesse amène souvent dans la pratique à promouvoir des solutions de compromis, elle le fait sous une lumière intransigeante de miséricorde et de vérité qui ne doit rien à l'instinct du compromis et à laquelle on ne parvient pas à force de dosages subtils ; c'est au contraire seulement lorsqu'on est parvenu à ce sommet de sagesse contemplative avec tout l'absolu qu'elle comporte que l'on peut être enfin un pasteur miséricordieux : ce pourquoi l'épiscopat, d'après St Thomas, est un état de perfection (...) lequel réclame la douceur autant que la violence de l'absolu.

Voyez par exemple comment St Paul se montre capable de promouvoir ce que vous appelleriez une solution de compromis dans la question des viandes immolées aux idoles. Il reconnaît qu'au fond la chose est sans importance (« Ce n'est pas un aliment qui nous rapprochera de Dieu. Si nous n'en mangeons pas, nous n'avons rien de moins ; et si nous en mangeons, nous n'avons rien de plus » [1 Corinthiens 8, 8-13.]). Mais par égard pour les autres, donc par « prudence pastorale et quasi politique », il conseille de s'en abstenir : « Mais prenez garde que cette liberté dont vous usez ne devienne pour les faibles occasion de chute. Si en effet quelqu'un te voit, toi qui as la science, attablé dans un temple d'idoles, sa conscience à lui qui est faible ne va-t-elle pas se croire autorisée à manger des viandes immolées aux idoles ? Et ta science alors va faire périr le faible, ce frère pour qui le Christ est mort ! En péchant ainsi contre vos frères, en blessant leur conscience, qui est faible, c'est contre le Christ que vous péchez. C'est pourquoi, si un aliment doit causer la chute de mon frère, je me passerai de viande à tout jamais, afin de ne pas causer la chute de mon frère » [id.]. (…) Le « compromis » adopté par St-Paul n'est pas une atténuation du caractère absolu des principes qu'il proclame. La liberté qu'il enseigne à l'égard des aliments n'est pas diminuée, elle est totale, il n'en retranche rien. Il ne dit pas comme beaucoup : n'exagérons pas ! Soyons libres dans une certaine mesure.

Mais cet absolu de la liberté rencontre dans son exercice un absolu plus absolu encore, celui de la charité avec toutes ses délicatesses : alors, c'est encore avec la violence de Dieu qu'il nous demande cette délicatesse.

Je reconnais que les intégristes ont compris l'absolu de la vérité mais ils ne semblent pas avoir compris (in actu exercito ! [=en fait, sans le dire]) l'absolu plus élevé des délicatesses de la charité et ils n'acceptent guère pratiquement de se laisser dévorer par cette charité pour lui permettre d'éteindre la virulence beaucoup trop humaine de leur zèle.

Je crains seulement que chez les clercs « modérés » (...), on ne baptise « charité » une atténuation du tranchant de la parole de Dieu qui débouche facilement dans l'indifférence et qui par conséquent est bien loin de la douceur surnaturelle que le Saint-Esprit nous inflige à travers la blessure du Combat de Jacob. On remplace volontiers cette douceur redoutable par une douceur toute humaine avec laquelle on se protège de l'absolu, offrant ainsi aux hommes cette caricature de l'onction du Saint-Esprit qui s'appelle l'onction ecclésiastique.

Les intégristes défendent certains principes auxquels je crois, comme les catholiques défendent les dogmes auxquels nous croyons tous. Mais les catholiques et les intégristes commettent la grande erreur de s'imaginer qu'à cause de leurs dogmes et de leurs principes, ils ne peuvent se tromper ni être hérétiques, du moins en ce qui les oppose aux protestants (ou aux progressistes). Si l'on comprend que les hérésies, comme des oiseaux de nuit, préfèrent les ténèbres de la clandestinité à l'explicitation lucide, que leur régime normal est l'inconscience et qu'elles ne s'affirment avec clarté que sous la pression de circonstances exceptionnelles qui leur font violence, on pourra soupçonner qu'à l'abri des dogmes et malgré eux, de véritables hérésies peuvent incuber en permanence dans le cœur des catholiques et même des théologiens... que ces crypto-hérésies peuvent jouer un rôle pernicieux dans l'opposition, ou le dialogue, ou l'absence de dialogue, à l'égard de ceux qu'on appelle nos frères séparés.

(…)

(...) [L]e dogme est une voie d'accès authentique (la seule humainement possible) à la Révélation divine, à condition de s'en servir pour déboucher dans la voie d'éminence, c'est-à-dire bien au-delà du dogme lui-même.

Le mouvement par lequel on s'attache au dogme est donc authentique lui aussi dans la mesure où l'on y voit une nécessité de la condition humaine, acceptée humblement dans le désir de dépasser la condition humaine et les formulations dogmatiques elles-mêmes, pour s'élever à la contemplation de ce que St Thomas appelle la Res, la Réalité qui dépasse tous nos concepts.

Ce même attachement nous écarte au contraire de la Vérité transcendante et devient secrètement hérétique dans la mesure où l'on se complaît paresseusement dans l'illusion de posséder cette vérité comme on possède son porte-monnaie : tel est le « sommeil dogmatique » dont Kant s'est réveillé un beau jour pour tomber dans des aberrations catastrophiques dont l'Occident ne s'est pas encore relevé, mais dont tout le ressort consiste dans une opposition à un dogmatisme tout aussi aberrant, par son inconscience à l'égard de la Transcendance même qu'il proclame.

(…) [L]e dogmatisme doit passer par la « voie négative » — c'est-à-dire une sorte de négation du dogme — s'il veut retrouver celui-ci transfiguré dans la voie d'éminence.

Le refus des protestants à l'égard du dogme est donc à son tour authentique dans la mesure où il est le pressentiment de la voie négative.

Le venin de l'attitude protestante — ou moderniste, ou progressiste — est donc moins son opposition officielle à la voie d'affirmation, que dans son refus secret et lui-même paresseux de la voie d'éminence. (...)

[L']opposition intégristes-modernistes (...) est permanente et date des débuts de l’Église : les chrétiens s'opposeront toujours tant qu'ils n'auront pas réellement — et quelles que soient leurs affirmations de part et d'autre — l'amour efficace de la Transcendance divine. Aucun dialogue, aucune bonne volonté, aucune charité même ne remplacera, pour l'accomplissement de l'Unité exigée par le Christ (« Qu'ils soient un comme nous sommes Un »), l'amour dévorant de cette Lumière immaculée dont le premier fruit sera de nous fermer la bouche à tous dans la conscience de ne rien comprendre à Dieu, les uns avec leurs dogmes, les autres avec leur refus des dogmes. (…)

Les progressistes (…) ont tendance à (...) arrondir les angles [du dogme] le plus possible, tandis que les intégristes cherchent au contraire à en aiguiser le tranchant.

Ce sont de ces allergies antagonistes qui opposent les deux camps avant même qu'ils n'aient ouvert la bouche. Les discussions n'y changeront rien tant que chacun n'aura pas subi (...) une « cure de transcendance (…), (e)n somme la nuit de l'esprit... (…)

[L]a purification passive repose sur la purification active qu'elle consacre et consomme. Il y a donc un effort à faire pour nettoyer nos idées au contact de la lumière divine, à l'aide du triple instrument du sens commun, de la foi et des dons du Saint-Esprit (…) (u)ne sorte d'autocritique transcendantale... (…) Ou, pour rester dans une perspective plus chrétienne, une application à l'examen de conscience de la dialectique des trois voies.

Par exemple, les modernistes sont effarés par l'orgueil des intégristes qui prétendent détenir la vérité absolue. (…) Les protestants aussi voient un orgueil de ce genre à la base du dogmatisme des catholiques. (…)

Du côté des doctrinaires, on a l'impression au contraire d'avoir l'humilité de se soumettre à la Vérité. Ils dénonceront alors l'orgueil de l'homme moderne construisant la tour de Babel, toujours à l'affût d'une philosophie nouvelle, d'une théologie nouvelle, enivré par la marche de l'histoire, fasciné par « l'en avant » du genre humain plutôt que par son agenouillement. De ce point de vue-là ils seront très frappés par l'harmonie entre une telle attitude et la doctrine marxiste, où il leur semble qu'elle soit plus à l'aise que dans la doctrine chrétienne. Un tel orgueil leur paraîtra la source de tous les maux et ils demanderont à l'homme de se convertir au fond de son cœur avant de construire le monde.

Ces remarques paraîtront banales, superficielles et injustes aux hommes de gauche ; ils affirmeront très compatibles l'enthousiasme pour les valeurs humaines et l'humilité individuelle.

(…)

[Les doctrinaires] sont orgueilleux de leur côté, non seulement dans le secret de leur cœur mais dans leur attitude doctrinaire elle-même. L'orgueil est chose plus subtile qu'on ne croit et il convient de lui appliquer la dialectique des trois voies.

Les accusations réciproques que se lancent les intégristes et les modernistes (ou certains catholiques et certains protestants) sont injustes et ne font pas mouche, parce qu'elles se situent au niveau de la voie d'affirmation. Il est alors facile à l'adversaire de montrer qu'on a tracé de lui une caricature, et qu'il n'est pas du tout « comme ça ». Malheureusement, à un niveau plus profond, agenouillé devant la vérité, il découvrirait que l'accusation est quand même vraie, d'une vérité beaucoup plus déchirante que l'accusateur lui-même ne le soupçonne.

(…)

[L]la voie d'éminence, que les hommes sont trop grossiers et trop coupables eux-mêmes pour pouvoir nous infliger, (...) relève de ce juge infini que nous portons selon Max Scheler, au fond de notre conscience, plus impitoyable que tous les juges extérieurs.

À ce niveau-là, on verra que l'orgueil compromet en effet de façon terriblement grave l'effort substantiellement sain du genre humain pour développer au maximum les richesses matérielles et les valeurs spirituelles dont le monde est porteur... mais le même orgueil, en fin de compte, corrompt pratiquement la loyauté doctrinale des intégristes et les entraîne inévitablement à détruire le bon grain (c'est-à-dire les intentions réellement généreuses des hommes de gauche) en voulant détruire l'ivraie (l'orgueil secret qui les anime).

(…)

[L]'humilité absolue ne consiste-t-elle pas à proclamer qu'aucun jugement n'est valable en dehors [du jugement dernier] ? Examiner sa conscience devant Dieu, c'est essayer de nous découvrir tels que Dieu nous voit et nous verra toujours, car Il ne change pas. Si nous avons l'audace de demander la lumière du Saint-Esprit, nous demandons par là-même la lumière du jugement dernier pour autant que nous pouvons la recevoir sur la terre, c'est-à-dire très peu... mais cette petite graine est la seule portion de vérité absolue que nous puissions atteindre, la seule chose qui vaut la peine d'être recherchée. (…)

[N]e risque-t-on pas, avec de telles prétentions, de mêler [n]os conceptions humaines à la petite étincelle de lumière divine qui [n]ous sera donnée, de l'étouffer ainsi sous [n]os propres idées et de les canoniser fanatiquement au nom de la transcendance dont [n]ous avi[ons] l'amour au départ ? (…) Tel est bien en effet le danger qui guette les intégristes.

Mais celui qui guette les modernistes n'est pas moins grave : « pour éviter l'orgueil des intégristes, renonçons, disent-ils, à la Vérité absolue, ne cherchons pas la petite étincelle ». (...)

La solution, c'est de chercher la Vérité - et la vérité du jugement dernier — avec la confiance absolue de la recevoir en permanence et la certitude non moins absolue de la trahir en permanence : ce qui donnera à notre recherche toute sa gravité en même temps que toute sa souplesse et son humilité.


B) Le pharisaïsme sans prise en compte de la grâce

  1) La version optimiste

[p. 12] Les hommes de ce type viseront surtout à élargir la morale, ils rechercheront en elle un épanouissement de l'homme et deviendront parfois allergiques à tout ce qui peut évoquer contrainte, soumission, tristesse d'avoir péché. Forts de l'appui d'une certaine médecine, ils suspecteront de morbidité la notion même de péché. Naturellement, les perspectives de la justice vindicative et de l'enfer leur paraîtront indignes de Dieu, incompatibles avec l’Évangile et la bonté du Christ... (…) [l]equel en parle pourtant explicitement plus de quinze fois. (...) Je pourrais encore allonger ce portrait, les exemples abondent trop pour qu'il suffise de vous y renvoyer.

Naturellement vous trouverez dans cette tendance toutes les nuances « politiques » possibles, depuis ceux qui n'hésiteront pas à tomber matériellement dans l'hérésie, (...) ceux qui proclament que l'enfer n'existe pas ou qu'il n'y a personne dedans (...). Ils ne songent pas d'ailleurs à s'insurger contre l'enseignement de l’Église — ce qui serait l'hérésie formelle — ils sont sincèrement convaincus que l’Église ne peut pas, au fond, enseigner de telles choses, qu'elle évolue infailliblement vers d'autres perspectives... et il faut avouer que certains prêtres les aident à s'enraciner dans cette conviction (...) dans le privé : beaucoup laissent entendre à mots plus ou moins couverts que pratiquement tout le monde sera sauvé. Souvent on se contente de dire qu'il ne faut pas « insister » sur l'enfer, ce qui permet de le traiter par prétérition [=passer sous silence] sous prétexte d'éviter les excès d'une certaine prédication terrorisante du dix-neuvième siècle. Nombre de ces pasteurs ont une foi parfaitement droite pour leur propre compte... mais ils ferment les yeux sur la déviation profonde qui s'instaure à ce sujet dans l'esprit des fidèles à force de ne jamais entendre parler du danger que nous courons. Ces prédicateurs sont incapables de présenter la Révélation sous un autre aspect que celui où elle peut stimuler l'enthousiasme devant l'épanouissement naturel de l'homme... ils enseigneront tous les dogmes dans cet esprit, sans jamais en nier aucun (pas même l'enfer) mais en refusant obstinément d'employer la moindre expression qui pourrait troubler cet enthousiasme en éveillant le pressentiment d'autre chose et l'inquiétude de le perdre. (…)

Il n'y a rien à faire contre une telle obstination, les démentis de l’Église glisseront sur elle sans l'entamer : tels sont pour l'hérésie les bienfaits de la clandestinité, elle plie mais ne rompt pas.

(…)

[L]la grande tradition protestante (...), sur des points comme celui-ci, peut se montrer pratiquement plus fidèle à l’Évangile que la tradition tout humaine en vigueur dans l'enseignement courant du catholicisme français. (...)

J'ai particulièrement été frappé de voir un protestant comme Crespy détecter chez Teilhard de Chardin — que par ailleurs il admire sans réserve — une déviation profonde par rapport à l'esprit de l’Évangile tel qu'un exégète peut le découvrir : et il s'agit justement de ce fait qu'on ne trouve rien dans Teilhard qui puisse laisser entendre que le monde relève d'un jugement de Dieu. Aussi voit-il plutôt dans la synthèse de Teilhard une « sagesse » du type de la gnose cherchant a intégrer l’Évangile, plus que la sagesse même de l’Évangile... (…) [q]uoique cette sagesse soit aux antipodes de la gnose dans son contenu, à cause de son amour de la matière.

[Nous voyons] bien en tout cas que cette déviation est à peu près impossible à « condamner » parce qu'elle se rend insaisissable — mais que dans la mesure où elle envahit irrésistiblement la mentalité des catholiques, elle fait partie des obstacles qui barrent aux protestants authentiques la route de l'Unité : [nous touchons] du doigt ici un cas très net où l'hérésie est secrètement du côté des catholiques.

(…)

Une telle attitude est évidemment une déviation mais son caractère aimable, optimiste, bienveillant, la situe apparemment aux antipodes du pharisaïsme ! (…) Il faut pourtant y regarder d'un peu plus près : il ne s'agit pas, pour ces chrétiens, de remercier Dieu de ne pas être comme le reste des hommes — mais il ne s'agit pas non plus du tout de se frapper sérieusement la poitrine comme le publicain, en ayant douloureusement conscience d'avoir péché. La résistance moderne à se laisser labourer les entrailles par le déchirement d'être loin de Dieu est tout aussi profonde et implacable que celle du pharisien, et cet orgueil se donne en outre la satisfaction supplémentaire de « ne pas être comme » les chrétiens des siècles passés... c'est-à-dire des pharisiens.

(…)

Le prédicateur qui essaie de donner aux chrétiens une conscience réelle du péché comme séparation d'avec Dieu, éprouve vite le caractère formidable de cette résistance. (…) Aussi la plupart des pasteurs, du moins ceux qui se veulent favorables à la mentalité du jour, renoncent-ils à évoquer d'autres péchés que ceux qui se situent dans une ligne bien définie et pratiquement inoffensive : ne pas « s'ouvrir » suffisamment aux problèmes des autres, etc... perspective aussi étroite dans son genre que celle du dix-neuvième siècle autour des péchés de la chair.

(...)

C'est précisément dans ce domaine que le refus de se reconnaître pécheur devient de plus en plus effarant ! (…) Quels que soient les « élargissements » que l'on puisse espérer de l’Église en matière de morale conjugale, l'impuissance de l'homme en face des exigences de la pureté ne trouvera jamais d'autre « solution » que les paroles de St Paul : « Nous savons que la Loi est spirituelle ; mais moi je suis un être de chair, vendu au pouvoir du péché... vouloir le bien est à ma portée mais non pas l'accomplir puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas » (Romains 7, 14 et 18-19).

C'est précisément le refus tenace de cette « solution » humiliante qui fait exiger de l’Église qu'elle modifie la Loi : « nous ne pouvons pas pratiquer cette Loi, donc elle n'est pas bonne ! » L'hypothèse selon laquelle c'est nous qui serions « mauvais », selon la parole du Christ, n'est même pas envisagée. Ici apparaît clairement le caractère pélagien de cette attitude.

(…)

Il s'agissait de la résistance des chrétiens à se reconnaître non seulement pécheurs mais incapables d'accomplir la Loi, déclarant même inacceptable une loi de chasteté que l'expérience manifeste impossible à pratiquer. (...) C'est exactement là le venin du pélagianisme contre lequel St Augustin s'est acharné : l'idée que nous soyons enfermés dans le péché sans qu'aucun effort de volonté puisse de soi nous en sortir apparaît à beaucoup une monstruosité inacceptable, et ils se bouchent les oreilles pour ne pas entendre cette doctrine comme les Juifs se les bouchaient pour ne pas entendre les discours d’Étienne. (…) [I]l faut du courage aux prédicateurs et aux confesseurs pour enseigner de telles choses qui sont justement celles par où la Nouvelle Alliance dépasse l'Ancienne. (…) [I]l y a des confesseurs qui n'enseignent guère, à propos des péchés de la chair, la « solution » que [nous indiquions] d'après l’Épître aux Romains. J'en ai connu qui refusaient même en confession d'entendre avouer de tels péchés. (...) Ce sont des cas extrêmes, mais de tels excès seraient impossibles sans une capitulation générale et secrète de la part même, parfois, de ceux qui les condamnent.

Concluons : il y a souvent derrière la douceur souriante de cette « spiritualité » du 20ème siècle, qui se glorifie d'être si humaine, une dureté secrète, un refus terriblement efficace de s'ouvrir au glaive de la Parole de Dieu et de recevoir la blessure à la hanche. Si cette attitude ne suffit pas à définir le pharisaïsme, du moins en est-elle le ferment le plus virulent. Si elle ne s'exprime pas toujours en hérésies bien définies, du moins est-elle l'âme de toute hérésie dans son refus de se laisser déchirer par la Lumière.

 

2) La version austère

[p. 16] Après le pharisaïsme optimiste, voyons le pharisaïsme austère dont l'orgueil devient plus évident à mesure que sa qualité spirituelle s'élève et que ceux qui l'enseignent deviennent plus conscients de la grandeur de l'homme, plus exigeants quant à sa valeur morale.

Tous les courants qui animent la mentalité moderne sont loin d'être des courants de facilité.

Le nietzschéisme [= théorie de la volonté de puissance individuelle] est le visage actuel d'une tentation permanente, celle-là même au fond qui inspira le péché d'Adam et qui consiste à vouloir dépasser par soi-même les limites de la condition humaine : Prométhée s'emparant du feu du ciel... (…)

Le marxisme [est] un autre visage de cette même tentation ( ...), mais son influence sur les chrétiens s'exerce en un autre sens, nous verrons plus tard pourquoi.

Donc le pharisaïsme « d'élite » sera plus spirituel et par conséquent plus prestigieux que le pharisaïsme aimable dont nous avons d'abord parlé.

Les Cathares en furent autrefois un bel exemple et leur esprit travaille encore beaucoup de chrétiens, et non des moindres, de nos jours.

Selon les cas, il peut se fondre avec le naturalisme ambiant dans une exaltation de la personne humaine (Montherlant par exemple) ou s'opposer au contraire avec mépris à la mollesse et à la facilité du commun.

(...) Parmi les écrivains catholiques, c'est difficile : ils ont tous au 20ème siècle le sens de la grâce et leurs hérésies éventuelles se définissent plutôt par rapport à celle-ci. Il y aurait là toute une étude à faire (...). Léon Bloy, par exemple, est évidemment tout imprégné d'une colère souvent prophétique mais parfois pamphlétaire et méprisante à l'égard de ses victimes. Son influence a pu s'exercer dans un sens cathare ou nietzschéen sur des esprits moins vigoureusement affrontés que lui au surnaturel... mais son cas dépasse de beaucoup notre analyse immédiate...

Ce sera donc souvent chez des écrivains non catholiques qu'il faudra chercher la source d'une certaine mentalité chez les catholiques, ceux-ci lisant aujourd'hui n'importe quoi et cherchant des maîtres de spiritualité chez des adversaires du christianisme tout en continuant à aller à la messe.

On aboutit alors à ce paradoxe de ne pouvoir définir la spiritualité chrétienne de ce temps qu'en la rattachant à des sources telles qu'André Gide ou Albert Camus... eux-mêmes évidemment très influencés par le christianisme, d'autant mieux placés par conséquent pour en déformer complètement le visage.

Dans la perspective qui nous occupe en ce moment, l'exemple le plus effarant est celui de Charles Maurras, positiviste incroyant... (…) Il s'est converti à l'heure de sa mort (...), mais cela ne change rien à la situation incroyable qui en fit le maître à penser de la fine fleur du catholicisme français autour de 1925, alors qu'il ne confessait pas la foi. Adversaire officiel du nietzschéisme « germanique », il contribua puissamment à répandre chez les Français l'esprit du nietzschéisme (ce qui s'explique en vertu du principe d'Aristote que les contraires sont d'un même genre : prétendre combattre le nietzschéisme, le nazisme ou le marxisme sur leur propre terrain, c'est devenir en fait disséminateur du poison même que l'on prétend combattre).

À l'autre extrémité de l'éventail politique ou spirituel, le mouvement prométhéen du surréalisme, l'aristocratisme intellectuel de Jean-Paul Sartre nourrissent encore aujourd'hui à leur insu l'orgueil de nombreux chrétiens. Pensons encore à la Jeanne d'Arc albigeoise et grinçante de Jean Anouilh...

D'une manière générale, tous les esprits magnanimes qui n'ont pas rencontré la grâce (et ils sont nombreux) sont presque condamnés à rechercher auprès d'auteurs incroyants le culte passionné des valeurs spirituelles dont ils ne trouvent pas l'équivalent dans le christianisme social et bienveillant qu'on leur propose. Cela ne peut que susciter chez eux un orgueil très profond, que j'appelle pharisaïque plutôt qu'hérétique parce qu'il est inconscient du mystère de la grâce plus qu'il ne le nie ou n'en déforme le visage.

Il n'en est pas moins triste d'entendre discuter du christianisme par tous ces esprits souvent généreux, sans que la question réelle posée par la présence du Christ soit jamais définie ou même soupçonnée. Là encore il y a peu de remèdes à cette situation tant que l'orgueil empêche la lumière de pénétrer. (…) Au moins cet orgueil est-il franc et manifestement pharisaïque, alors que le naturalisme chrétien réussit le tour de force de dissimuler son orgueil même, ce qui le rend plus imperméable encore à la Lumière. (…)


3) Ces deux tendances, une nouveauté ?

[p. 21] [I]l n'y a en profondeur aucune nouveauté dans ces tendances, elles prennent au vingtième siècle un visage qui n'est évidemment pas celui du quatrième et qui peut intéresser l'historien, elles trouvent un point d'appui formidable et pratiquement irrésistible dans l'énorme développement technique amorcé depuis la Renaissance et toutes les « promotions » qu'il a suscitées. Le vertige de la puissance donne bien à ce pharisaïsme un visage nouveau, une possibilité plus grande de morgue et de tapage, il n'en demeure pas moins désespérément monotone et lassant.

Le condamner comme une nouveauté, c'est accepter d'être classé parmi ceux qui aiment la tradition, non parce qu'elle est vraie mais parce qu'elle est la tradition, c'est-à dire ancienne. C'est accepter déjà d'entrer dans la sagesse du matérialisme historique, mais y entrer en vaincu alors que « l'esprit nouveau » y entre nécessairement en vainqueur. Les anathèmes du dix- neuvième siècle [ceux des Papes, contre le naturalisme et l’activisme] ont ainsi préparé les voies in actu exercito [=implicitement, en fait, sans le dire] à la dictature de l'historicisme qui triomphe aujourd'hui in actu signato [=explicitement, en le disant]. Aussi l'amour de la tradition pour la tradition me paraît-il encore plus détestable et plus pernicieux que l'amour de la nouveauté pour la nouveauté, qu'il prépare et finalement justifie : par définition, l'avenir biologique appartient à la jeunesse, et la vieillesse n'a rien d'autre à faire qu'à mourir. Le mouvement de la vie est irrésistible, et si l'humanité progresse, tout freinage de ce progrès provient d'une sclérose...

(…) À moins que plus subtilement on n'invoque ce freinage lui-même comme une des composantes « dialectiques » et indispensables de ce progrès, un contre-poids devant assurer « l'équilibre complexe de la vie ». (…) Et l'on peut méditer indéfiniment là-dessus d'une manière charmante et fort délectable en évitant une fois de plus avec grand soin de se demander sérieusement où est la vérité.

Si le mouvement des idées obéit à des lois quasi-biologiques d' « équilibre » et de « tension », cette comparaison ne peut suffire à juger de la valeur des idées sans que celles-ci perdent toute leur signification, qui est de nous faire connaître le réel : l'Histoire, en prenant la place de la Sagesse, les réduit en fait au jeu des fonctions circulatoires et respiratoires dans ce grand vivant que serait l'Humanité.

On comprend une telle vue de la part des marxistes, mais chez des chrétiens elle manifeste que l'imagination poétique prend petit à petit la place de la raison.

La question est donc de savoir en quoi consiste le vrai progrès, la vraie nouveauté, la vraie jeunesse, et nous savons, nous chrétiens, que c'est celle de la grâce... ou alors nous ne sommes plus chrétiens.

Le naturalisme et l'activisme sont du côté de l'inertie, de la pesanteur, de la vieillesse qui résiste au ferment de la vie surnaturelle — et c'est pourquoi je préfère y voir un visage éphémère du pharisaïsme permanent qui menace le cœur humain, et qui se mue en pélagianisme pour limiter l'empire de la grâce.

 

C) L’hérésie pélagienne inconsciente d’elle-même, avec prise en compte de la grâce

[p. 17] Les choses deviennent plus graves lorsque le même orgueil s'affronte à la révélation explicite de la grâce et la détourne plus ou moins sournoisement de son véritable sens : c'est alors que nous avons l'hérésie.

La plus profonde, je (...) l'ai dit, est le pélagianisme, de sorte que dans ce domaine on pourrait proclamer, comme pour l'orgueil : au commencement était le pélagianisme. (...)

[J]e voudrais le traquer maintenant à travers la clandestinité qui lui permet de ronger le subconscient des chrétiens. À ce plan, il ne s'agit plus de théologie mais de psychologie religieuse, et il faut dénoncer comme pélagienne toute attitude qui refuse pratiquement de donner à la grâce la place qu'elle mérite dans notre vie.

Il importe peu alors que nous ayons affaire au pélagianisme absolu, au semi-pélagianisme ou même à rien du tout, le statut le plus confortable du virus hérétique étant, je le répète, de ne pas se déclarer mais de régner secrètement.

Nos pélagiens modernes agissent toujours « avec la grâce de Dieu » et confient la réussite de leurs efforts au Saint-Esprit, « bien entendu ». C'est ce « bien entendu » qui fait toute l'affaire, c'est par lui que malgré tout l'hérésie pointe le bout de l'oreille. On compte sur le Saint-Esprit comme sur l'oxygène : c'est un dû qui ne saurait pratiquement manquer.

Une fois de plus, il faut constater que cette position est inexpugnable, ne péchant que par omission et acceptant intégralement toutes les rectifications que vous voudrez. Le Sang du Christ nous ayant valu la rémission des péchés, et les sacrements nous en appliquant infailliblement les fruits, il n'y a plus à se tracasser de ce côté-là. Offrons seulement à Dieu tous nos efforts (qui ne peuvent être en soi que des efforts humains) et la grâce suivra automatiquement : « les soldats combattront et Dieu donnera victoire », encore une formule admirable à laquelle on substitue inconsciemment et pratiquement une autre formule qui en est la négation même : « nous combattrons et (avec la grâce de Dieu) nous vaincrons ».

C'est contre une telle prétention et un tel mensonge que Yahvé avait pourtant pris ses précautions auprès d'Israël en gardant seulement 300 combattants sur les 32.000 prévus, « afin que vous n'alliez pas encore dire que c'est vous qui avez gagné » (Juges 7, 2).

Et bien entendu prions... prions pour pouvoir dire que nous avons prié et, là encore, être tranquilles de ce côté-là. De sorte que vous ne pouvez pas dénoncer cette hérésie comme un refus de prier pour obtenir la grâce. Les précautions sont bien prises, on est couvert de tous les côtés...

Ce pélagianisme prend à son tour deux formes selon les tempéraments, comme le pharisaïsme examiné plus haut : une forme large, aimable et débonnaire — et une forme austère, exigeante, parfois implacable.

Mais cela ne change pas grand'chose : que l'on demande à l'homme peu ou beaucoup, de toute façon à la grâce on ne demande pratiquement rien.

Nous retrouvons en somme les deux pharisaïsmes énoncés plus haut, mais avec cette aggravation que l'on connaît explicitement, voire que l'on proclame, le mystère de la grâce.


1) La version austère : le jansénisme

[p. 18] Ce qui peut devenir très important et redoutable lorsque le pélagien se heurte à la réalité de la grâce et qu'il acquiert le sens de Dieu : alors commence le drame qui conduit aux mille visages du jansénisme.

La grâce, en fait, n'est pas à notre disposition comme une denrée dont on posséderait des provisions indéfinies. Il faut pour la capter une certaine attitude qui est loin de nous être connaturelle. Dès qu'une âme est possédée par le tourment de Dieu, ou même par le souci plus ou moins authentique d'améliorer sa vie, et qu'elle se heurte au silence apparent de Dieu, à l'échec de ses efforts, elle est menacée de désespoir.

Le jansénisme est une forme larvée de ce désespoir, d'autant plus dangereuse qu'elle est plus discrète et apparemment plus résignée.


2) La version optimiste

[p. 18-19] (…) [Nous pouvons] comprendre en effet qu'il ne suffit pas d'être libéré du jansénisme, il faut l'être de ses racines, et la racine du jansénisme est le pélagianisme, ainsi que le pharisaïsme dont nous avons parlé. Or, il y a lieu de craindre que le raz-de-marée « libérateur » évoqué plus haut ne soit fortement teinté

- de pélagianisme (dans la mesure où il se méfie très efficacement de la vie mystique et contemplative, et de toutes nos relations « verticales » avec Dieu)

- et de pharisaïsme « éclairé », j'entends la bonne conscience que donne la certitude d'avoir renouvelé la morale chrétienne.

(…)

[Reconnaissons qu’]il y a eu un renouvellement de la morale chrétienne (…). Il y a là un point entièrement positif à l'actif de la chrétienté moderne, un élargissement indiscutable dans le sens de l’Évangile, je veux dire de la Loi telle que Jésus la présente : loi d'amour ne connaissant ni Grec, ni Juif, ni homme libre ni esclave.

(…)

[L]es rationalistes du dix-huitième siècle et les doctrinaires de la Révolution française [o]nt dérobé la générosité qui aurait dû être celle des chrétiens et que les privilégiés avaient laissée se refroidir. Le mélange entre l'esprit de foi et la dureté du cœur fut la source initiale du mélange non moins détonnant entre l'hostilité au christianisme et une générosité sociale qui devait tout son ferment à l’Évangile.

Lorsque le démon eut cueilli tous les fruits savoureux qu'il pouvait raisonnablement attendre de cette situation, les chrétiens retrouvèrent peu à peu, sous la pression de la Révolution française, la générosité même qu'ils avaient abandonnée et qu'ils eurent ainsi la honte de recevoir du rationalisme.

Mais aujourd'hui les chrétiens commettent une autre faute, héritée précisément des hommes de gauche, et qui consiste à transposer au niveau terrestre les privilèges du Royaume des Cieux. Seuls les mystiques dépassent efficacement les inégalités sociales : c'est ce qui arrive en particulier dans [n]os couvents (…) [mais] pas toujours ! Que dire alors de ceux qui prétendent les dépasser sans bâtir leur cité sur le roc, c'est-à-dire le renoncement à ce monde et à ses hiérarchies, auquel nous invite la parole du Christ.

(…)

[p. 21] Ceci dit, nous pouvons nous réjouir sans réserve d'être délivrés de la crainte janséniste qui paralysait la France. Sur ce point, le progrès est absolument évident, singulièrement en ce qui concerne l'accès à l'Eucharistie, rendu de plus en plus facile tant au point de vue spirituel que matériel (doctrine sur la communion fréquente et adoucissements de plus en plus larges du jeûne eucharistique). Le courant œcuménique et celui qui attire l'attention des chrétiens sur le mystère de la pauvreté sont également de toute évidence entièrement positifs, quelle que soit l'ivraie qu'ils drainent avec eux et qui consiste toujours dans une vue superficielle trop humaine retardant en fait, loin de l'accélérer, l'évolution surnaturelle de l’Église.

(…) [C]omme pour la question sociale, [l’œcuménisme] sera mystique — très mystique — ou (...) ne sera pas. À aucun problème il ne sera offert d'autre solution que le « voyez comme ils s'aiment » provoqué par le spectacle des premiers chrétiens.

On dit et on répète que l'Unité est un don de Dieu — et c'est vrai — mais c'est un don qui se situe à une certaine température... une température trinitaire : Dieu ne se lasse pas de l'offrir, mais ceux qui veulent en bénéficier à la température des eaux tièdes ne le recevront jamais.

Il en est de même du problème de la pauvreté, scandale, mystère et béatitude à la fois. Le scandale de la misère est une conséquence inéluctable du refus de la pauvreté à laquelle nous sommes condamnés depuis le péché originel, pauvreté qui est à son tour le reflet de l'indigence métaphysique que le péché consiste précisément à refuser. L’Évangile nous apprend que dans toutes ces questions horribles, la première, la grande, la terrifiante responsabilité appartient d'abord aux Riches... ensuite à ceux qui veulent être Riches. Il n'y a pas d'évolution sociale qui permettra jamais de dépasser la notion évangélique de richesse matérielle, au sens où c'est une malédiction. Tant que les hommes voudront jouir et que les puissants y parviendront, des millions d'opprimés connaîtront les affres de la misère.

Les hommes de gauche ne veulent pas entendre parler de cela, ils prétendent obliger la société et particulièrement les puissants à offrir aux autres une vie décente sans avoir à se convertir intérieurement, car les hommes de gauche récusent une fois pour toutes la conversion intérieure comme moteur de progrès social ; ils prétendent tout obtenir de la loi, et par conséquent de la force. (…) [C]ette force, ils l'appelleront la conscience sociale des opprimés s'imposant aux puissants. Or elle ne le peut, si elle ne les convertit pas, qu'en les écrasant et en devenant puissante à son tour, de cette puissance absolue qui corrompt absolument... Les marxistes peuvent rire de ce que je dis là, ils se briseront sur la parole du Christ : « Celui qui vaincra par l'épée périra par l'épée » (Matthieu 26, 52).

Dieu ne nous offre donc concrètement qu'un seul « socialisme » efficace : le ferment de la Jérusalem céleste, qui lui aussi sera mystique et trinitaire, ou ne sera pas.

Telles sont mes convictions profondes, qui fourmillent certainement d'erreurs, d'injustices et de malentendus ; c'est sur vous que je compte pour me délivrer davantage de mes ténèbres !


Source

P. Marie-Dominique Molinié (o. p.), « Un dialogue sur le Jansénisme, le Pélagianisme, les hérésies en général ». Disponible sur <https://pere-molinie.com/index_fr.php?nid=18&dnld=3&rid3=63>, consultée le 7 décembre 2020.

lundi 3 juin 2019

L'expiation pénale est bien une théorie catholique selon le R. P. Christian Pesch



La flagellation de N. S. Jésus-Christ par W. A.  Bouguereau, 1880
Les Praelectiones dogmaticae du R[évérend] P[ère] Christian Pesch, S. J. [de la Compagnie de Jésus, ou jésuite], sont trop avantageusement connues pour qu'il y ait lieu de présenter l'auteur. Depuis trente ans, ce livre a pris place dans nombre de bibliothèques sacerdotales. Ses neuf tomes, parvenus à leur cinquième édition et complétés par un très important volume De inspiratione Sacrae Scripturae, constituent, sans nul doute, l'une des Sommes théologiques les mieux adaptées aux besoins du temps présent (1). Si on a pu critiquer quelques points, du moins ne leur a-t-on jamais contesté le mérite d'une information exacte touchant l'antiquité ecclésiastique, ni le mérite, plus précieux, du sens chrétien.

Il y a quelques années, le P[ère] Pesch a cru devoir reprendre la plume dans un but d'apologie personnelle. Il s'agissait de prouver qu'il n'a pas, dans ses Praelectiones dogmaticae, présenté la théologie de la Rédemption sous un faux jour. Ce soin pouvait paraître superflu ; mais l'émulent théologien a pris de là occasion pour rappeler les enseignements de l'Église sur le dogme fondamental du christianisme; d'où la portée doctrinale et l'intérêt durable du livre (2).

Ce livre pose deux questions:

1° Le Père Pesch, théologien de la Rédemption, s'est-il fait le défenseur de la théorie qui présente le dogme sons la forme exclusive de l'expiation pénale? — Question de fait.

2° La théorie, de l'expiation pénale est-elle une théorie protestante ? — Question de doctrine.

Sur le point de fait, la réponse peut être brève. Non, le Père Pesch ne s'est pas fait l'avocat de cette théorie exclusive. Il suffit d'ouvrir le tome V des Praelectiones dogmaticae, et de lire. Si une thèse, la XXXIIIe [33e], est consacrée à la théorie de l'expiation pénale, beaucoup d'autres thèses présentent les multiples aspects du dogme. Donc l'assertion qui le donne pour un défenseur de cette théorie exclusive, est simplement fausse.

* *
*

Reste le point de doctrine, qui doit nous retenir davantage, puisque, aussi bien, c'est le mystère même du salut, dans son fond, qui est en cause. La théorie de l'expiation pénale est si peu une théorie protestante, qu'elle pénètre l'Ancien et le Nouveau Testament, la tradition des Pères, l'enseignement des Conciles, toute la tradition dogmatique et ascétique de l'Église. Telle est la thèse victorieusement soutenue par le. Père Pesch. Rappelons-la, d'après lui.

Toute la tradition chrétienne, appuyée sur le témoignage répété des Évangiles, reconnaît dans le chapitre LIII [53] d'Isaïe le tableau anticipé de notre Rédemption. On voudra bien nous dispenser de transcrire une fois de plus cette page vénérable à tous les chrétiens : chacun peut ouvrir sa Bible et lire (3).

Cet homme de Dieu, qui a pris sur lui nos souffrances, qui apparaît à nos yeux châtié, transpercé pour nos péchés, broyé pour nos iniquités, sur qui pèse le châtiment qui nous, sauve, sur qui Iahvé fait tomber, l'iniquité de tous, qui, pour justifier des multitudes, s'est chargé de leurs iniquités, qui fut compté parmi les pécheurs, tandis qu'il portait les fautes d'une multitude, redisons-le avec toute la tradition, c'est le Christ de l'expiation pénale. C'est bien le même qui, à la Cène, redisait à ses Apôtres : « Mon corps sera livré pour vous... mon sang sera livré pour beaucoup, en rémission des péchés (4). » C'est bien le même que saint Paul nous montre « fait péché pour nous (5) », « fait malédiction (6) » ; et saint Pierre, « portant nos péchés en son corps sur le bois (7) ». C'est le même qui, montant au Calvaire, esquissait un parallèle entre les coups de la justice divine tombant sur lui et les coups réservés aux pécheurs : « S'il en est ainsi du bois vert, qu'en sera-t-il du bois sec (8) ? »

Cet agneau qu'on portera la boucherie, c'est le même dont Jean-Baptiste dira : « Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui ôte les péchés du monde (9). »

Ces pages de nos saints Livres demeurent, et il n'est loisible à personne de porter la main sur des réalités si vénérables.

Assurément le Christ était l'innocence même, et la manière dont il porte le poids de nos péchés diffère entièrement de celle dont le portent ceux qui, par naissance ou par leur libre, choix, sont constitués pécheurs. Il n'en est pas moins vrai, et c'est l'enseignement de l'Écriture, que le châtiment divin dû aux pécheurs se décharge en tombant sur l'Innocent ; et que la libre acceptation de ce châtiment par le Fils de Dieu le détourne de l'humanité coupable. La nature de ces coups ne change pas parce que le Fils de Dieu s'y offre librement, et ce sont toujours les coups de la justice divine. Non pas que Dieu trouve une espèce de rassasiement dans la souffrance de l'Innocent ; mais l'Ordre éternel appelle un règlement de compte, et la justice ne s'efface pas tellement devant la miséricorde, qu'elle ne réclame une sorte de transfert de la peine.

Substitution de l'Innocent aux coupables, c'est le thème exploité depuis vingt siècles par la théologie catholique de la Rédemption. C'est en particulier le thème exploité, à la fin du onzième siècle; par saint Anselme de Cahtorbéry, dans sa théorie de la satisfaction vicaire, que les docteurs de l'École ont assouplie et enrichie, mais sans la vider de ce qui en faisait le prix et la force : l'idée des exigences propres à la justice de Dieu.

Que d'autres attributs entrent en jeu, c'est bien sûr, et nul ne doute que l'amour ne mène tout. Mais il ne s'agit pas d'opter entre la justice et l'amour. Il s'agit de montrer, dans cette œuvre d'amour qu'est essentiellement la rédemption de l'humanité, le rôle essentiel de la justice.

C'est à quoi n'ont pas manqué les théologiens de l'École, depuis saint Anselme, qui donna même à ce schéma juridique une raideur excessive, jusqu'à saint Thomas, qui, en détendant et assouplissant le schéma juridique d'Anselme, se garda bien d'en supprimer le ressort. À son tour il redit que, dans cette œuvre d'amour, la justice divine, et nommément la justice vindicative, trouve son compte. L'énergique raccourci de l'Apôtre, montrant le Christ courbé sous le poids de la colère et de la malédiction, est traduit dans la Somme [théologique] en langage .métaphysique. Dans l'agonie et dans la mort de Jésus, saint Thomas fait remarquer la rigueur d'une justice qui ne se laisse pas désarmer sans affirmer ses droits jusque dans l'acte de pardon : “Dei severitas, qui peccatum sine poena dimittere noluit [La sévérité de Dieu qui ne veut pas remettre le péché sans la peine] (10). Sévérité, qui est proprement l'acte d'une justice vindicative. “Severitas attenditur circa exteriorem inflictionem poenarum” [La sévérité est considérée par rapport au fait d’infliger des peines extérieurement], lisons-nous encore (11). Que ces mots n'épuisent pas la théologie de la Rédemption, nul n'en doute. Mais si on se propose de l'enrichir, il ne faut pas venir nous apprendre que l'obéissance du Christ est un acte moral, et un acte moral seulement parce que elle témoigne d'un grand amour. Ces découvertes sont puériles.

Le Père Pesch consacre une centaine de pages à relever dans l'Écriture et à suivre à travers toute la
tradition la notion d'expiation pénale appliquée au dogme de la Rédemption. La preuve est surabondante ; mais elle ne saurait désarmer l'objection, à moins de s'expliciter dans une analyse théologique. Car aucun texte ne saurait avoir raison de ce préjugé, que les catégories archaïques de la pensée chrétienne sont usées, qu'elles appellent un travail de réinterprétation et d'adaptation. On ne gagnera rien contre cette sophistique, à moins de mettre la cognée à la racine de l'arbre et de revendiquer tout ce qu'il y a, non seulement de métaphysique religieuse, mais encore de dogme, incrusté dans ces vieilles métaphores — qui ne sont pas seulement métaphores, — de rachat, de sacrifice, d'expiation pénale. C'est ce que le Père Pesch fait très, sagement et très efficacement dans les dernières pages de son livre.

S'il est écrit que Dieu a aimé le monde jusqu'à donner son Fils unique (12), que le Fils de l'homme est venu donner sa vie comme rançon d'un grand nombre (13), c'est que, par la vertu de ce don et de cette immolation volontaire, l'équilibre troublé est rétabli, la paix restaurée entre le ciel et la terre. La valeur objective de cette transaction consentie par Dieu appartient au fond le plus authentique de la doctrine révélée ; et à moins de renoncer.à parler en langage humain, il faut reconnaître la valeur imprescriptible des images qui là convoient jusqu'à nous. Aucun moralisme ne saurait la volatiliser.

Mais il y a le reproche de protestantisme, adressé à la théorie de l'expiation pénale, et qui demande une réponse. En vérité, la théologie de la Rédemption a subi, de la part du protestantisme, deux déformations diamétralement opposées : l'une, de la part de l'ancienne orthodoxie luthérienne ; l'autre, de la part du moderne protestantisme libéral; la vérité catholique consiste à se garder de l'une et de l'autre.

L'ancienne orthodoxie luthérienne, en mettant l'accent sur la justice vindicative de Dieu, aboutit à majorer jusqu'au blasphème,et jusqu'à l'absurdité la théorie de l'expiation pénale. Elle veut que le Christ ait porté réellement, comme un coupable, la peine de nos péchés. Elle veut qu'il ait subi dans sa chair la somme de tous les châtiments dus à l'humanité coupable, et que la justice divine ait cherché dans une compensation arithmétique la satisfaction qui lui était due. Elle veut que le Christ ait subi même les tourments de l'enfer, ceux de ce monde étant inégaux aux fautes qu'il devait expier ; et elle prend à la lettre, comme l'expression d'un réel désespoir, les cris d'angoisse du Christ à Gethsémani et sur la croix. Parler de blasphème et d'absurdité n'est pas trop fort devant ces inventions des Gerhard (14) et des Quenstedt (15) ; l'horreur qu'elles inspirent ne s'exprimera jamais avec trop d'énergie.

Le moderne protestantisme libéral, en s'engageant dans une voie diamétralement opposée, aboutit à la suppression de l'expiation pénale. Il ne veut voir en Dieu qu'un Père, et estime qu'on méconnaît sa bonté en parlant de justice vindicative. Il estime qu'en faisant appel aux exigences de la justice en regard des exigences de l'amour et de la miséricorde, on déchaîne en Dieu un conflit absurde, qui relève non de la métaphysique religieuse, mais de la pire mythologie. Il estime que l'on fait injure à Dieu en parlant de rédemption objective et de prix acquitté pour le salut du genre humain. Il estime qu'on lui fait encore injure en parlant de sacrifice au sens liturgique du mot, quel qu'en soit d'ailleurs le rite, et beaucoup plus s'il s'agit d'un sacrifice sanglant. Dès lors les idées de rédemption et de sacrifice rédempteur doivent rejoindre, dans le musée des antiquités religieuses, l'idée d'expiation pénale. Toutes les spéculations de la théologie autour de ces idées sont vaines. L'ordre moral offre d'ailleurs assez de grands mots sous lesquels on peut ranger, les plus hautes réalités chrétiennes : amour, sympathie, magnanimité, don de soi, exemple, émulation généreuse... À l'aide de ces mots, on peut reconstruire toute la dogmatique chrétienne ; — oui, mais après l'avoir vidée de son contenu historique. Un tel christianisme n'a qu'un défaut : il est tout entier construit de main d'hommes.

Entre ces deux déformations diamétralement opposées de la donnée chrétienne, il est clair que l'écart est grand. Nous ne nous attarderons pas à discuter laquelle mérite le plus d'anathèmes : ce ne serait sans doute pas la première, car la répulsion même qu'elle provoque suffit à en préserver nos générations. Nous ne nous attarderons pas non plus à rechercher par quelles teintes dégradées on peut passer insensiblement de l'une à l'autre. Il nous suffit que toutes deux soient hérétiques. La doctrine catholique répudie l'un et l'autre excès. Elle fait sa part à la justice divine vindicative, à l'expiation pénale si fortement marquée dans l'Écriture, à la rédemption objective, à la réelle solidarité de tous les hommes dans le Christ nouvel Adam. Et elle fait sa part à l'amour paternel de Dieu, qui l'a porté à livrer pour nous son Fils unique, à la valeur d'exemple que possède la passion du Fils de Dieu, à la contagion de la grâce, qui excite les chrétiens à recourir à sa plénitude.

Toute exposition qui respecte ces divers éléments peut être catholique, et certes il y a place à bien, des diversités dans l'exploitation de la donnée traditionnelle, à une grande liberté dans le dosage. Chacun demeure libre de méditer l'aspect qui répond le mieux à son tour d'esprit et à l'attrait de sa piété. Mais toute exposition qui délibérément prononce l'exclusion contre l'un quelconque de ces éléments, est déficiente, elle est fausse, et cesse d'être catholique.

Le R[évérend] P[ère] Pesch a rappelé très opportunément le devoir de ne rien sacrifier du dépôt traditionnel. Il a rappelé très opportunément combien il est naturel que les esprits enivrés d'un certain moralisme trouvent insipide le simple langage de la foi.

On ne peut que lui donner raison quand il rappelle que la notion de justice divine vindicative est inscrite dans l'Écriture, depuis la première page (Genèse 3, 14-15) jusqu'à la dernière (Apocalypse 16, 5-6), et doit pénétrer l'exposition de tous les mystères chrétiens.

On ne peut que lui donner raison quand il montre dans la notion de satisfaction vicaire le fond même de la théologie rédemptrice, consigné dans l'Écriture, exploité par les Pères, mis en formule par saint Anselme, développé encore par les grands scolastiques, consacré par les définitions de l'Église.

On ne peut que lui donner raison quand il montre dans le drame du Calvaire le Sacrifice du Nouveau Testament, non par métaphore, mais au sens le plus réel ; sacrifice dont tous ceux de l'Ancien Testament n'étaient que les ombres et qui, loin d'avoir à mendier à travers l'histoire des religions les éléments d'une définition précaire, offre le type éternel du sacrifice, par où tous les autres deviennent intelligibles ; sacrifice perpétué, sur tous les autels du Nouveau Testament sous une forme dont le Calvaire nous donne la clef ; sacrifice qu'on ne saurait méconnaître sans imaginer cette chose monstrueuse qui répugne aux païens mêmes : une religion sans sacrifice ; sacrifice dont la formule n'est autre que l'unique réalité chrétienne, mise en termes de rituel.

On ne peut que lui donner raison quand il revendique le sens profond — et réel aussi — de ces mots qui n'en font qu'un : rédemption, rachat, rançon. Car s'il y a dans, l'ordre d'idées lié à ces mots un élément caduc, grâce au progrès de. la société humaine, d'où le christianisme a lentement éliminé le servage, il y a aussi un élément intangible. L'élément caduc est accidentel et superficiel : c'est le spectacle de la condition servile où la génération contemporaine du Christ trouvait l'image parfaitement actuelle et sensible de l'abjection où nous réduit le péché. L'élément intangible est essentiel et foncier : c'est cette abjection même, d'où nous avons émergé grâce au Fils de Dieu et dont lui seul nous préserve : on n'a pas trouvé encore, pour en peindre la réalité, de terme plus technique et plus expressif que ce terme de rachat, évoquant le souvenir de la denrée humaine, de la dette inexpiable que notre être ne suffit pas à solder et du geste royal qui nous affranchit. Qu'on parcoure les annales, à peine closes, de l'esclavage ; dans cette contrainte qui livre les corps à un maître tyrannique et dans la rançon qui les émancipe, on trouvera l'image, imparfaite sans doute, mais en somme la moins impropre qui soit, de cette contrainte qui livre les enfants de Dieu, déchus de l'héritage paternel, au plus dur tyran, pour autant qu'ils ne lui sont pas arrachés par Celui qui tient leur sort en ses mains. Image, empruntée, non plus à la catégorie rituelle, mais à la catégorie sociale. On n'a jamais dit mieux, et il ne semble pas possible de concevoir mieux.

Très opportunément, le Père Pesch rappelle qu'il y a quelque trente ans, Auguste Sabatier, en vulgarisant dans sa langue claire les spéculations des rationalistes allemands, fit tourner les têtes de quelques théologiens français. Nous avons tous connu de ces théologiens, et plût à Dieu que toutes les têtes eussent retrouvé leur assiette ! Voici quelques-unes de ces pages, dont le fond nous était venu d'Allemagne et que le Père Pesch a pris la peine de retraduire en allemand (15). Frappé de leur actualité, nous les avions transcrites pour notre usage personnel, et nous n'avons eu qu'à les extraire de nos notes quand son livre nous les a remises sous les yeux.

Pour accomplir la tâche qui incombe aujourd'hui à la pensée chrétienne, il s'agit de débarrasser enfin le vieux dogme des notions vieillies dans lesquelles il a été conçu et, est resté enfermé. Ces notions correspondantes à.un état inférieur de la conscience religieuse ne conviennent plus pour expliquer et traduire les expériences et les révélations de la conscience chrétiennes. Ce sont de grossiers miroirs dans lesquels, les réalités supérieures se déforment. La mort du Christ est un acte essentiellement moral, dont la signification et la valeur, proviennent uniquement de l'intensité de la vie spirituelle et du sentiment de l'amour dont il témoigne. Assez longtemps, on l'a fait entrer dans les catégories antiques et grossières du sacrifice, rituel et de la satisfaction pénale. Il serait temps de laisser tomber ces vieux oripeaux, de considérer cette mort du Christ en elle-même, en partant du sentiront moral qui l'a inspirée.

Par exemple, les idées de mérite et. de satisfaction cadrent-elles avec la principe essentiellement différent de la religion de la grâce, de la rédemption par l'amour ? N'est-on pas tout de suite condamné au plus grossier contresens, quand on parle des mérites que le Christ s'est acquis devant Dieu et qui peuvent du dehors être reportés sur nous ? Cette idée de mérites n'est-elle pas au fond anti-évangélique? N'aurait-elle pas choqué la consscience filiale de Jésus ? Ne nous ramène-t-elle pas fatalement, si nous voulons construire avec elle une doctrine chrétienne, à la religion de la loi ? (Romains 4, 1-4). Et n'est-il pas très remarquable que ces mots « mérites du Christ » ne sont jamais venus sur la bouche ou sous la plume des auteurs du Nouveau Testament ?

Il faut en dire, autant de l'idée de satisfaction. Le mot se trouve pour la première fois dans Tertullien, appliqué aux œuvres de pénitence, non à l'œuvre du Christ. Il n'a pas de correspondant en grec, et on ne trouve pas l'idée qu'il exprime dans les Pères d'avant Nicée. À plus forte raison, elle est absente du N. T. ; et il suffit de la rapprocher de la piété de Jésus envers le Père, pour sentir aussitôt combien elle lui est contradictoire... De quelle satisfaction a besoin le Père de la parabole, pour pardonner à l'enfant repentant qui vient à lui?

Les notions de sacrifice, d'oblation, de propitiation ou d'expiation proviennent des cultes antérieurs au christianisme, et à moins .d'admettre, avec l'auteur de l'épître aux Hébreux, l'institution divine de ces formes cultuelles élémentaires et légèrement anthropomorphiques, il est impossible de rapprocher, autrement que par métaphore, la mort du Christ sur la croix du rite de la victime, immolée et brûlée sur l'autel... Nous ne sommes plus dans le cadre inférieur d'un rituel sacerdotal; nous sommes dans les plus saintes réalités de la vie morale.

Il faut en dire autant de l'idée de rançon, et de la métaphore qu'elle fournit encore au langage religieux...

Nous croyons inutile de commenter cette page, après le P[ère] Pesch ; mais nous renverrons à ses réflexions très topiques. C'est se payer de mots que de nous inviter à remplacer l'idée de sacrifice par celle. de grand acte moral. D'après l'enseignement catholique, le sacrifice est essentiellement un acte du culte divin, et les catholiques entendent bien faire acte moral en offrant sacrifice à Dieu. Même dans l'état d'innocence, l'homme devait à Dieu des sacrifices ; la déchéance l'oblige plus particulièrement à des sacrifices expiatoires, et le Christ en a voulu être là victime, en même temps qu'il en est le grand prêtre. Le sacrifice du Christ doit sa dignité suprême à la personne du sacrificateur ; mais le choix de la victime n'est pas chose indifférente, non plus que le mode d'oblation. Déjà sous l'Ancien Testament, la rémission des péchés était liée au rite de l'immolation sanglante (Lévitique 17, 11) ; beaucoup plus l'est-elle sous le Nouveau, et ce n'est pas en vain que les écrits apostoliques appellent notre attention, avec tant d'insistance, sur la vertu propitiatoire du sang de l'Agneau divin; voir Matthieu 26, 28 ; Actes 20, 28 ; Romains 3, 25 ; Éphésiens 1, 7 ; Hébreux 9, 14 ; Colossiens 1, 20 ; 1 Pierre 1, 18-19 ; 1 Jean 1, 7 ; Apocalypse 1, 5 ; 5, 9 ; 7, 14 ; 22, 14 et beaucoup d'autres passages. La liturgie de l'Église, en ses pages les plus augustes, fait écho à ces paroles de l'Écriture, sans préjudice du caractère essentiellement moral du sacrifice.

Le Père Pesch s'attache, dans ses dernières pages, à développer un thème d'autant plus chrétien qu'il est moins neuf : la vertu rédemptrice de la souffrance unie à la souffrance du Fils de Dieu. Il n'a point de peine à montrer dans tout le Nouveau Testament,.dans l'enseignement des Pères et des ascètes modernes, cette loi fondamentale du christianisme, écrite en caractères sanglants ; loi plus féconde, observe-t-il, que la conception soi-disant, « plus profonde » suggérée pour moderniser la vieille foi. On ne lira pas sans émotion ce testament d'un homme qui a si longtemps et si fructueusement, travaillé pour l'Église. Il conclut, et nul chrétien ne sera assez ennemi de la croix du Christ pour ne pas conclure avec lui : “In cruce salus” [« Dans la croix [est] le salut »].

Sans reprendre après lui l'enquête qu'il a si consciencieusement, si victorieusement menée, nous produirons nous aussi un texte moderne, d'autant plus propre à nous instruire sur l'essence du christianisme, qu'il nous apporte un écho direct du Cœur de Jésus. Nous l'empruntons aux révélations très autorisées de la voyante de Paray-le-Monial.

Sainte Marguerite Marie contemple le Seigneur agonisant au Jardin des Oliviers; et elle entend ces paroles (16) :

C'est ici où j'ai plus souffert qu'en tout le reste de ma Passion, me voyant dans un délaissement général du ciel et de la terre, chargé de tous les péchés des hommes. J'ai paru devant la Sainteté de Dieu, qui sans avoir égard à mon innocence, m'a froissé en sa fureur, me faisant boire un calice qui contenait tout le fiel et l'amertume de sa juste indignation, et, comme s'il eût oublié le nom de Père, pour me sacrifier à sa juste colère. Il n'y a point de créature qui puisse, comprendre la grandeur des tourments que, je souffris alors. C'est cette même douleur que l'âme criminelle ressent, lorsqu'étant présentée devant le tribunal de la sainteté divine qui s'appesantit sur elle, la froisse et l'opprime et l'abîme en sa juste rigueur. (...)
[Ma justice est irritée et prête de punir, par des châtiments manifestes, des pécheurs cachés, s’ils ne font pénitence ; et je te veux faire connaître lorsque ma justice sera prête à lancer ses coups sur ces têtes criminelles. Ce sera lorsque tu sentiras appesantir ma sainteté sur toi qui dois élever ton cœur et tes mains au ciel , par prières et bonnes œuvres, me présentant continuellement à mon Père, comme une victime d’amour, immolée et offerte pour les péchés de tout le monde ; me mettant comme un rempart et un fort assuré entre sa justice et les pécheurs, afin d’obtenir miséricorde, de laquelle tu te sentiras environnée lorsque je voudrai faire grâce à quel[ques]-uns de ces pécheurs Ce sera pour lors que tu me dois offrir à mon Père éternel comme l’unique objet de ses amoureuses complaisances, en action de grâces de la miséricorde qu’il exerce envers les pécheurs. (...)]

Nous trouvons là tout ensemble un écho fidèle du gémissement poussé par le Christ agonisant au jardin et sur la croix ; un commentaire de saint Paul parlant du Christ fait péché pour nous et maudit de Dieu ; l'affirmation très nette d'une justice vindicative, s'exerçant dans la passion du Christ ; enfin la justification, par un exemple très vénérable, du tour quelquefois très hardi donné par des orateurs sacrés à la théorie de l'expiation pénale. Nous ne saurions résumer dans une page plus saisissante les enseignements de la foi sur un aspect essentiel, de la Rédemption.

Notes

(1) Praelectiones dogmaticae, auctore Christiano PESCH, S. J. Friburgi Brisgoviae, Herder, IX Tomi. In-8°. La 5e édition a commencé à paraître en 1915.

(2) Das Sühneleiden unseres göttlichen Erlösers : von Christian PESCH, S. J. Freiburg im Breisgau, 1916. In-8°, VIII-177 pages.

(3) Nous nous référons à la traduction sur l'hébreu, donnée en 1905 par le P. A. Condamin. [Isaïe 52, 13-53, 12. Disponible sur <https://archive.org/details/CondaminEsaie/page/n341>, consulté le 2 juin 2019 : ]
 [Voici que mon Serviteur prospérera, il montera, grandira, s’élèvera bien haut ;
Et si des multitudes l’ont vu avec horreur, par Lui des multitudes seront comblées de joie.
Et Lui dont le visage était défiguré, et ne ressemblait plus à une face humaine,
La multitude des nations l’admirera, et les rois fermeront la bouche devant Lui !
Car ils voient ce qu’on ne leur avait pas annoncé ; ils comprennent ce qu’ils n’avaient pas entendu.

Qui croira ce que nous avons entendu ? et le bras de Iahvé, à qui sera-t-il révélé ?
Il a grandi devant Lui comme un rejeton, comme le jet d’une racine sur un sol aride ;
Sans grâce, sans éclat pour attirer les regards, et sans beauté pour plaire ;
Méprisé, rebut de l’humanité, homme de douleurs et familier de la souffrance,
Devant qui on se voile la face, méprisé et, à nos yeux, néant!

Mais II a pris sur Lui nos souffrances, et de nos douleurs il s’est chargé ;
Et il paraissait à nos yeux châtié, frappé de Dieu et humilié.
II a été transpercé pour nos péchés, broyé pour nos iniquités ;
Le châtiment qui nous sauve a pesé sur Lui, et par ses plaies nous sommes guéris.
Tous nous étions errants comme des brebis ; chacun suivait sa propre voie ;
Et Iahvé a fait tomber sur Lui l’iniquité de nous tous !

II était maltraité, et Lui se résignait, il n’ouvrait pas la bouche ; Comme un agneau qu’on porte à la boucherie, comme la brebis muette aux mains du tondeur.
Il n'ouvrait pas la bouche.
Par un jugement inique il est emporté, et qui songe à [défendre] sa cause
Lorsqu'il est arraché de la terre des vivants, et pour le péché de mon peuple mis à mort ?
On lui prépare une tombe avec les impies, il meurt avec les malfaiteurs ; (
Pourtant il n’y eut point d’injustice en ses œuvres, et point de mensonge en sa bouche ; mais il plut à Iahvé de le broyer par la souffrance.

S’ il offre sa vie en sacrifice pour le péché, il aura une postérité, il multipliera ses jours, en ses mains l'œuvre de Iahvé prospérera.
Délivré des tourments de son âme, il [le] verra ; ce qu’il en connaîtra comblera ses désirs.
Le Juste, mon Serviteur, justifiera des multitudes, il se chargera de leurs iniquités ;
C’est pourquoi je lui donnerai, pour sa part, des multitudes ; il recevra des foules pour sa part de butin :
Parce qu’il s’est livré à la mort, et qu’il fut compté parmi les pécheurs,
Tandis qu’il portait les fautes d’une multitude, et qu’il intercédait pour les pécheurs. ]

(4) Matthieu 26, 26-28 ; Luc 22, 19-20.

(5) 2 Corinthiens 5, 21.

(6) Galates 3, 13.

(7) 1 Pierre 2, 24.

(8) Luc 23, 31.

(9) Jean 1, 29.

(10) S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, 3e partie, question 47, article 3, ad 1m :

Ad primum ergo dicendum quod innocentem hominem passioni et morti tradere contra eius voluntatem, est impium et crudele. Sic autem Deus pater Christum non tradidit, sed inspirando ei voluntatem patiendi pro nobis. In quo ostenditur et Dei severitas, qui peccatum sine poena dimittere noluit, quod significat apostolus dicens, proprio filio suo non pepercit, et bonitas eius, in eo quod, cum homo sufficienter satisfacere non posset per aliquam poenam quam pateretur, ei satisfactorem dedit, quod significavit apostolus dicens, pro nobis omnibus tradidit illum. Et Rom. III dicit, quem, scilicet Christum, per fidem propitiatorem proposuit Deus in sanguine ipsius.” 

« Concernant la première [objection], il faut dire que livrer un homme innocent à la souffrance et à la mort contre sa volonté, est impie et cruel. Ce n’est pas ainsi que le Dieu Père a livré le Christ, mais en Lui inspirant la volonté de souffrir à notre place/en notre faveur. Et en cela se manifeste la sévérité de Dieu qui ne veut pas remettre le péché sans la peine, ce qu’a indiqué l’Apôtre en disant qu’Il n’a pas épargné Son propre Fils, et Sa bonté, en ce que, alors que l’homme ne pouvait suffisamment satisfaire par une certaine peine qu’il souffrirait, Il lui a donné un satisfacteur ce qu’ a indiqué l’Apôtre en disant qu’Il L’a livré à notre place/en notre faveur. Et, en Romains 3, il dit que Lui, à savoir le Christ, Dieu l’a offert comme propitiateur par la foi en son sang. »

(11) Id., op. cit., 2de partie de la 2e partie, question 157, article 2 ad 1m.

(12) Jean 3, 16.

(13) Matthieu 20, 28; Marc 10, 45.

(14) Johann Gerhard (1582-1637), professeur à Iéna en 1616, et Père de la haute orthodoxie luthérienne. « Alors que la plupart des facultés avaient mis leurs travaux en veilleuse, cet homme, aussi profondément pieux qu'érudit, put, malgré une santé souvent défaillante, formuler d'une manière remarquable la somme de la théologie luthérienne. Ses Loci [theologici] (une œuvre cyclopéenne en 9 volumes), qui n'avaient a priori aucune intention d'élaborer une construction systématique, eurent le mérite de mettre en évidence la sensationnelle cohérence d'un enseignement basé foncièrement et en tous points sur les Saintes Écritures. Et il y avait en cela même l'argument le plus puissant et le plus convaincant, autant contre les erreurs romaines que contre les déviations nouvelles. L'exposé simple et positif, irénique et sans parti pris polémique, des affirmations y apporte toujours à nouveau la preuve désarmante d'être dans l'évidence. Aussi la parution de cette œuvre, en 1621, en pleine guerre, fit une profonde impression, et elle est restée pendant des siècles et jusqu'à ce jour une référence. » Cf. Jean Bricka, « Histoire de l'Église Évangélique Luthérienne. Synode de France et de Belgique. ». Disponible sur <http://eglise.luth.stmaur.free.fr/bibliotheque/BRICKA.pdf#page=4>, consulté le 2 juin 2019
  « Sous l’influence de Johann Arndt, il commença ensuite à s’intéresser à la spiritualité patristique et médiévale. Dans ce retour aux pères de l’Église, Gerhard redécouvrit le principe du sens spirituel de l’exégèse ; il développa et soutint une mystique de l’union au Christ, présentée comme le sens ultime de la justification par la foi. Son œuvre, caractérisée par cette synthèse des dimensions expérimentale, rationnelle et contemplative, connut une large diffusion et marqua en profondeur la théologie luthérienne. » Cf. « 17 août ». Disponible sur <http://www.peintre-icones.fr/PAGES/CALENDRIER/Aout/17.html>, consulté le 2 juin 2019.

Johann Andreas Quenstedt (1617-1688) est un théologien allemand, représentant de l'orthodoxie luthérienne. Professeur à l’université de Wittemberg en Allemagne, son ouvrage le plus important est le Theologia didactico-polemica sive Systema theologicum, paru en 1685, somme théologique, s’ajoutant aux œuvres déjà nombreuses de la théologie luthérienne du XVIIe siècle. Cf. « Johann Andreas Quenstedt ». Disponible sur <https://de.wikipedia.org/wiki/Johann_Andreas_Quenstedt>, consulté le 2 juin 2019.

(15) Auguste Sabatier, La doctrine de l'expiation et son évolution historique, p. 95-98. Paris, 1903.

(16) Écrit par ordre de la Mère de Saumaise, n. 52 : Vie et œuvres, éd. par Mgr Gauthey, t. II, p. 162.

Référence

Alès Adhémar (d’) (s. j. ; 1861-1938), « Le sens de la Rédemption », in Revue apologétique, année n°17, tome n°33, n°372, 1er novembre 1921, p. 163-174. Disponible sur <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5574815k/f35>, consulté le 1er juin 2019.

Les notes ont été complétées par l’auteur de ce blogue.