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vendredi 25 août 2023

La mentalité et la situation des populations maghrébines en Afrique du Nord et en Europe, selon Driss Ghali, 2021-2022

 

Driss Ghali
chaîne Youtube Livre Noir
Entretien publié le 7 août 2023


Les textes suivants sont une retranscription de trois interventions orales de Driss Ghali, publiées sur Youtube. Pour faciliter la lecture et la rendre plus agréable, tout ce qui correspond aux interjections et mots de discours a été supprimé ; les mots et expressions familières ou grossières ont été remplacés par les mots et expressions corrects correspondants ; certains sous-entendus adoptés par l’expression orale ont été explicités ; les répétitions liées au discours oral ont été supprimées ; les contractions ont été développées ; les troncations ont été supprimées.


Nous ne pouvons pas nous développer. Demain, en l'Algérie, même avec un baril à mille dollars, cela sera la pagaille. Nous avons trois grandes maladies.

D'abord, Dieu nous a donné l'islam, qui a un milliard de défauts, mais qui a, en lui, en tant que foi, une force de mobilisation, de motivation. Si nous prenions 10 % du djihad et que nous le mettions dans un djihad de l'éducation pour que les gens sachent lire et comprendre un texte dans n'importe quelle langue, juste l'arabe [par exemple]. Je voudrais bien qu'au lieu de faire des prières collectives à Casablanca le vendredi, qui bloquent la ville, qu'au nom de l'islam, nous envoyions des gens planter des arbres pour arrêter le désert. Déjà, nous trahissons ce message divin qui, par hasard, est tombé chez nous ; il est venu d'Arabie, mais nous l'avons accueilli. Nous en faisons un poids, un obstacle au développement, alors qu'il pourrait – j'aime bien le terme hamas, l'enthousiasme – nous donner l'enthousiasme. Notre nature profonde est magique, imbibée de pensée magique. Nous croyons aux djinns, nous croyons aux marabouts. Pourquoi pas ?! C'est notre côté africain. Nous croyons au merveilleux.

Tout développement économique a besoin d'un sacrifice. N'est pas japonais qui veut, n'est pas coréen du Sud qui veut, n'est pas russe bolchevique qui veut. Pour que tu fasses le sacrifice, il faut que tu croies à quelque chose qui soit meilleur que toi ! À quoi croyons-nous aujourd'hui au Maroc ? À la BMW que je vais m'acheter, à l'iphone, aux moutons – nous venons de tuer dix millions de moutons. Je suis désolé : c'était ridicule ! Si tu veux développer un pays, il faut que tu apprennes aux gens à faire un sacrifice. Cela veut dire que moi, je vais me faire avoir, mais que mon fils vivra dans un Maroc meilleur, dans une Égypte meilleure. Premier point.

Deuxième point : nous n'avons aucune empathie les uns envers les autres : ni les Arabes, ni les Berbères. C'est « chacun pour soi ». Même chez les Berbères, tu n'as pas d'empathie. Tu comprends cela quand tu vas dans un hôpital marocain. C'est l'enfer sur terre ! C'est une machine à cash : tu es au casino et tu perds tout le temps. Il faut payer le gardien, le vigile, le médecin, l'infirmier. Je ne veux insulter personne : il y a de très bons infirmiers et médecins au Maroc. Mais j'ai été à l’hôpital de Sefrou, ville berbère, à vingt kilomètres de Fès. Je l'ai visité un vendredi matin à dix heures. Il n'y avait pas une blouse blanche. Pourquoi ? Parce les gens enlèvent leur blouse blanche et se baladent, comme toi, en civil : comme cela, tu ne les dérangent pas. J'ai vu cela. Le seul homme en uniforme était le vigile. J'ai visité tout l’hôpital. Tu te rends compte, le manque d'empathie ?! Cela, ce n'est même plus [une question] d'islam. Là, on parle d'humanité. Nous avons un manque d'empathie. On ne peut pas se développer quand on n'a pas d'empathie. Car, pour se développer, il faut collaborer. Quand tu méprises l'être humain, quand tu méprises ton prochain, tu ne peux rien faire. Tu peux le tromper, le duper, le voler, mais tu ne vas pas construire avec lui.

La troisième maladie que nous avons, c'est que nous éradiquons les bonnes élites, les Mahdi Elmandjra, mort ostracisé... Et nous portons au pinacle les joueurs de football, les pseudo-djihadistes, les pseudo-imams qui ne servent à rien. (...)

Grande honte à nous les Arabes, que, pour faire Dubaï, les Émirats, le Qatar, Al Djazira, nous avons eu besoin de ramener les Britanniques et les Français. C'est une honte ! C'est une colonisation V.I.P. ! Nous les Maghrébins, les Palestiniens, les Irakiens, nous avons sorti le colon britannique et français. On a dit : « Vive la patrie, vive la République, vive l'Indépendance ! » Et qu'est-ce qu'ont fait mes amis de Dubaï : ils ont ramené les mêmes, trente ans plus tard pour leur dire : « Faites-nous un pays. » ! C'est une honte ! (...)

(...)

La situation est vraiment très dégradée [dans nos régimes arabes]. Si tu touches quelque chose, cela peut vraiment exploser. Tu as une jeunesse énorme, – il n'y as jamais eu autant d'Arabes : on est 400 millions –, il n'y a plus d'eau, le désert avance. Tu as des islamistes qui n'ont jamais été aussi forts, aussi puissants : ils ont gagné une grande partie de la bataille des idées.

Tu ne sais pas par où commencer. Tu vois, au Maroc, nous voulons, l'islam, parce que nous voulons aller au paradis. Qu'est-ce que tu peux dire, toi laïc, [partisan de la sécularisation], à quelqu'un qui veut aller au paradis ? Tu peux lui ramener la reine d'Angleterre pour se marier avec lui, ou Paris Hilton ou les Kardachian, [mais] tu ne peux pas lutter contre cela. À la limite, c'est légitime de vouloir aller au paradis : moi aussi, je veux y aller ! La même personne qui veut aller au paradis, – souvent, c'est une femme –, te dit qu'elle veut l'égalité homme-femme. Tu lui dis alors qu'on va réformer la moudawana, qu’on va réformer le code civil, pour que la femme hérite comme l'homme. Elle répond alors qu'elle ne veut pas parce qu'elle veut aller au paradis ! Je me mets donc dans la peau d'un dirigeant marocain : c'est très difficile.

C'est pourquoi nous avons besoin, – je vais exagérer –, de demi-dieux, de Bolivar pour gérer la chèvre et le choux et à imposer les choses. Car, démocratiquement, les gens ne sont pas cohérents. Au Maroc, je le vois, du lundi au jeudi soir, c'est la guerre sociale. Par exemple, si tu loues un appartement à quelqu'un, tu as sept chances sur dix pour qu'il ne te paye pas. Et je parles d'expérience... Le vendredi, tout le monde est musulman. Tout le monde s'arrête [pour aller à] la mosquée, [à] la prière collective. Le Ramadan, c'est trente jours d'arrêt économique, tout le monde est hagard. Et cela repart.

Si tu gères un pays comme cela, toi aussi, tu as besoin de vivre, de jouir de la vie : tu as besoin de vacances, tu veux dormir tranquille. Comment peux-tu gérer un pays comme cela, où les gens veulent une chose et son contraire ? C'est plus facile de gérer la France ou l'Europe, beaucoup plus facile... Car, là, tu as un alignement des aspirations, pour le bien ou pour le mal, peu importe. Mais les gens sont cohérents. Chez nous, on veut tout.

(...)

Le monde arabe a une logique de colonisé. Tu prends l'Égypte : elle n'a pas été souveraine depuis l'an mil. Le premier président souverain d'Égypte, c'est Nasser ou, disons, la junte militaire des Officiers Libres, avant Nasser, en 1952. En mille ans, tu perds l'envie de viser juste, puisque tu es un simple colonisé. Au Moyen-Orient, les Seldjoukides, [et surtout] les Mongols nous ont fait beaucoup de mal : Bagdad a été pillée. Les pays du Golfe ont toujours été plus ou moins envahis par la Perse, les Turcs, les Portugais, etc. Nous avons, d'un côté, des défis immenses (la religion, la lecture des textes [sacrés]) et de l'autre une habitude, non pas de soumission ou de paresse, mais [qui vient de ce que,] quand tu es esclave toute ta vie, il y a toujours quelqu'un au-dessus de toi qui as un papa qui va régler les problèmes.

Le papa, aujourd'hui, c'est le reluctant sheriff, comme disait Clinton. Nos chefs ne veulent pas régler le problème. Ils veulent vivre, avoir un yacht, aller à Ibiza, mettre leur argent en Suisse. Donc ils nous maintiennent dans une espèce de story telling : le développement, l'émergence, « on va y arriver », le corona[virus], le vaccin, etc. Et nous avons un nouveau papa qui est l'Occident : nous y avons envoyé vingt millions de musulmans. Nous avons sous-traité à l'Occident notre éducation supérieure (nous envoyons des Marocains, des Tunisiens, des Algériens se faire former en France), la santé (tu as du tourisme médical), la pensée politique (la laïcité, la démocratie, les droits de l'homme, c'est l'Occident, cela n'est pas nous). Notre grand malheur, c'est que l'Occident est en train de s'écraser ; notre béquille est en train de flancher. Notre génération, malheureusement et heureusement en même temps, aura le déplaisir et le privilège de voir l'Occident flancher et être remplacé par autre chose. J'espère que nous serons invités à la table des négociations, au « Congrès de Versailles », une fois que cela sera terminé.

(...)

La Tunisie restera ce qu'elle a toujours été : un pays urbain autour de Tunis, [un pays] de gens bien élevés, de commerçants qui sont, à la fois, musulmans et plutôt arabes. Le Maroc restera ce qu'il a toujours été : un pays plutôt berbère qui a des convulsions périodiques, avec les changements de dynasties mais qui a, quand même, une colonne vertébrale et une envie de « vivre ensemble ». Tu prends un Marocain de Hoceïma, – du Rif –, un Marocain de Dakhla, ou un Marocain de chez moi, de la région du Moyen-Atlas : nous voulons vivre ensemble. On va se chamailler, se traiter de tous les noms, quand une fille de chez nous, de Bahlil, se mariera avec un Berbère, on va l'embêter ; mais on vit ensemble. Alors qu'en Algérie et en Libye, il y a un risque non illusoire de division. À un moment, tu pourras voir la Kabylie partie faire cavalier seul et le reste du pays qui se divise, comme au XIXe siècle. En Libye, maintenant déjà, tu as l'Est, l'Ouest et le Fezzan, le désert.

Sur la colonisation, je pense que l'Homme européen, – je ne parle pas du Russe – l'Homme blanc – même si je n'aime pas « racialiser » les choses –, est tellement fatigué, déprimé, ramolli par cinquante ans d'État-Providence et de gauchisme qu'il n'est plus capable de tenir ne serait-ce que sa maison. Donc je ne le vois pas nous coloniser. C'est nous qui le colonisons aujourd'hui. Malheureusement, nous n'avons pas de projet colonial : qu'est ce que le Maghreb va apporter à l'Europe ? Rien ! Nous exportons nos problèmes.

(...)

L’amour, c’est la vérité ; ce n’est pas de distribuer des entrées au match de football ou des voyages au Hajj comme on fait chez nous. La vérité, c’est que nous avons une civilisation qui est malade. Elle est malade au Maroc, en Algérie, comme elle est malade en Seine-Saint-Denis. La grande vérité ou la grande utilité de l’émigration, c’est qu’elle nous montre que notre problème n’est pas l’infrastructure, que ce n’est pas l’internet, que ce n’est pas les écoles ; c’est que, où que nous soyons, nous transportons nos maladies mentales. C’est comme un dépressif. J’ai été dépressif. Je sais très bien de quoi je parle. J’ai été dépressif en France, au Maroc, au Brésil. Pourtant, il n’y a pas [de pays] plus différents. Mais je me suis sauvé, – je parle bien de « sauver » – , le jour où j’ai dit : « Le problème vient de moi. Je suis responsable de ma vie, non pas le Juif, Israël, la France, la police, les violences policières, le grand complot sioniste mondial, pas les Américains ! » Le jour où j’ai appliqué cela à ma vie, je me suis sauvé. Le problème, c’est que nous, – et chaque civilisation, notamment la maghrébine, – avons le plus grand mal à nous regarder dans un miroir et à nous dire : « Regarde, je ne suis pas assez bonne en études ; je ne valorise pas l’excellence académique ; je cohabite facilement avec la corruption, avec le népotisme ; je n’ai d’empathie ; je n’ai pas la solidarité ; je n’aime pas beaucoup le sacrifice. » Comme on ne veut pas faire cela, que dit-on ? « C’est la faute aux Français ! »

C’est cela qui alimente, en partie, – pas entièrement – , la grande frustration et révolte de certains immigrés, contre la France. Car pour nous, les Marocains du Maroc, la France, c’est l’ Eldorado. Quand tu n’y réussis pas, tu te demandes ce qui se passe. Tu dis : « Les Français sont racistes ! » Tu ne te remets pas en cause. Mon village a été détruit par l’émigration. En disant « détruit », j’exagère ! Mais il a été désarçonné. Tu prends un fils de berger ou un berger. Il part à Vérone en Italie. Deux ans plus tard, il revient. Il est avec une Alfa Roméo de luxe, ou une BMW. Tu te dis que l’Europe, c’est l’ Eldorado ! Donc, tout le village a cessé de cultiver la terre. Nous l’avons vendue et nous avons tenté notre chance à Vérone, chez Macron et à Amsterdam. Or les émigrés, en grande partie, n’ont pas réussi, pour des raisons culturelles, de mentalité, de manque de solidarité, de manque de confiance.

(…) Le pays le plus arabophile au monde, c’est la France. Nous allons nous faire soigner à Paris. Les présidents algériens, ils ne vont se faire soigner en Arabie Saoudite, mais au Val-de-Grâce. Jamais un gouvernement n’a traité des Marocains d’une manière aussi digne que le gouvernement français : l’éducation est gratuite, je ne sais pas aujourd’hui mais l’hôpital était très bon, tu as l’infrastructure, les papiers français qui te permettent d’aller partout. Que veux-tu de plus ?

(…) Nous sommes tous programmés pour regarder notre nombril. [Les émigrés] voient leur nombril : ils voient leur échec économique et social. Entre soigner cette douleur-là ou comprendre la France, tu te dis que tu préfères accuser la France de tous les maux. Comme cela, je reste un enfant, au café, tranquille, en train de regarder Al Djazira, d’être sur Facebook et de dire : « Les Français ne sont pas bons, voilà ! »

(…) Il y a, aujourd’hui, en France et, je pense, ailleurs en Europe, – je l’ai vu en Belgique, aussi –, des Français de papier, qui sont des Marocains de cœur, nés en France, qui ont fait des études normales, qui sont insérés. C’est de la petite-bourgeoisie qui vit en pavillon, dans la région de Namur, dans la région lilloise. Ils se marient, d’office, au Maroc. Ils ne veulent pas des « beurettes ». Ils le disent [directement] comme cela. Ce sont des gens intégrés, sans casier judiciaire, des petits patrons, des techniciens de télécoms. Ils vont chercher leur femme à Tanger, à Tétouan, à Constantine, etc.

Ils se marient au [pays], les Marocains entre Marocains, les Algériens entre Algériens parce que les mariages mixtes sont très difficiles. (…) Moi, je pratique le mariage mixte au quotidien : ce n’est pas facile. Même si je suis un musulman ultra-latino, c’est très dur : la nourriture, la relation à la mort, à la peur, à l’argent, les tâches ménagères, la grossesse... Quand tout va bien, quand tu fais connaissance de la personne dans un resort à Cancún, tout va bien, c’est open bar. Mais quand c’est toi qui laves la vaisselle… C’est pourquoi les mariages mixtes sont très compliqués. Pourtant, c’est cela la véritable assimilation. Elle passe par le lit. Moi, je suis un grand adepte du métissage. C’est mon côté brésilien.

(…) Je te parlais de cette diaspora qui a des papiers français, que j’ai vue en Belgique et en France, qui se marie au Maroc ou en Algérie, qui a des enfants en France qui naissent Français, qui ont des prénoms musulmans, – aucune chance de les appeler Marie, Julie ou Bérénice –, et qui vont au Maroc une fois tous les deux ans. Ces gens-là, il faut bien leur faire une place. C’est ce que je reproche, maintenant à la droite française. La gauche française, je n’en parle même pas parce qu’elle les utilise comme des boucliers humains. Mais la droite française ne peut pas sauver la France si elle continue à tourner le dos à ces gens-là qui sont des petits-bourgeois, demain, des grands-bourgeois, – pourquoi pas ?! –, dont les enfants feront des Grandes Écoles, malgré la destruction de l’Éducation [nationale] française, et qui ne fumeront pas de drogue, n’auront pas de casier judiciaire mais ne seront pas des vrais Français. Il faut qu’on leur fasse une place, car tant qu’on ne leur en fera pas, ils seront contre nous [les Français de souche] ou ils se retourneront contre nous.

J’ai des amis, lui et sa femme sont venus du nord du Maroc. Il y a un fort risque que la femme soit voilée. Je ne l’ai pas vue, mais… Je me demande si je vais contrarier mon ami et lui dire : « Tu n’es pas français, tu n’es pas assimilé, va-t-en, tu es un sous-homme ! » ou s’il faut qu’on trouve un modèle républicain qui fasse une place à tout le monde, sans défaire la France. C’est cela le grand débat aujourd'hui. La droite française devrait [le prendre en compte]. Ces gens-là sont des conservateurs. Mon ami, pourquoi est-ce qu’il ne se marie pas avec une « beurette » ?  [En disant cela,] je ne veux pas être stigmatisant : il me dit qu’elles sont trop libérales. Donc il est de droite !

(…) Il y a partout des victimes aujourd’hui. Tu as une jeunesse qui a été lyophilisée. C’est la télé-réalité, le rap, la France colonialiste, etc. Finalement, tout le monde se fait avoir. Le m² à Paris, – j’ai un ami qui m’a expliqué cela récemment –, on le trouve de 10 000 ou 12 000 €, par mois ! C’est cela, le débat ! Mais on a mis les gens dans des espèces de voies de garage identitaires qui ne mènent à rien et qui divisent. Nous sommes divisés devant le grand capital. 

(…)


Source :

« Entretien avec Driss Ghali lauréat de l'EDHEC (Identité, éco, immigration) », chaîne Youtube HAKIM AVÉDIS – POLITIQUE ARABE, https://www.youtube.com/watch?v=1YD3etGEaDQ, 25 juillet 2021, 36'33-41'12, 57'50-1''09'07, 1’’42’36-1’’48’02-1’’55’22



Il y a eu trois phases.

Il y a eu l'avant-colonisation, qui était une phase de grande décadence, de guerre civile généralisée, au Maroc, dans l'Ouest de la Tunisie, en Algérie évidemment. En Algérie, il y avait les Turcs, mais ils entretenaient les haines inter-tribales. En Algérie, ils avaient cinq mille soldats. Parfois, ils en avaient plus. Et ils n'allaient pas loin dans les terres. Ils avaient fait des accords avec des tribus milice, des tribus makhzen, comme on disait. Ces tribus étaient privilégiées : elles avaient accès aux terres de l'État domaniales, et en contrepartie, elles faisaient la police. Elles razziaient les tribus dissidentes. Donc, il n'y avait pas besoin de police et de beaucoup d'armée. Ces tribus payaient aux Turcs un chèque : tous les mois, un tribut en or ou en victuailles ou que sais-je. C'était morcelé. C'était le règne de la surveillance généralisée, de la délation généralisée : les voisins surveillaient les voisins, pour le compte des Turcs. Il n'y avait pas d'investissement dans l'éducation, évidemment, pas de science – la science se réduisait aux sciences religieuses (Al Quaraouiyine [au Maroc], un peu Tlemcen [en Algérie], Kairouan en Tunisie).

Les mentalités étaient des mentalités de survie. On était vraiment en bas de la « pyramide de Maslow » : la survie. L'homme était un loup pour l'homme. En Algérie, des tribus surveillaient d'autres tribus pour le compte des Turcs. Au Maroc, les sultans étaient très faibles au XIXe siècle : depuis la fin du XVIIIe jusqu'à la fin du XIXe-début du XXe siècle, l'institution monarchique marocaine était en grave crise. Tu ne pouvais pas faire dix kilomètres sans te faire razzier, racketter. Il y avait même des métiers de passeur, ce que l'on appelle le zaqtat. (...) Les passeurs, c'est vieux comme le monde.

(...) Quand tu risques ta vie tout les jours, tu deviens, toi aussi, aguerri. Tu ne donnes pas le meilleur de toi-même, tu es renvoyé à ton animalité. Les forts sont beaucoup plus forts ; ils abusent de leur force, d'où les grands caïds, les grands émirs. Tu dois te sauver toi-même et toute ta famille, tout ton honneur, toute ta tribu. Et les faibles deviennent plus faibles. Ils travaillent avec les armes des faibles, c'est-à-dire l'hypocrisie, le vol, le sabotage, la ruse, la paresse. Imagine que tu sois faible. Le sultan veut l'impôt. Il ne sort pas de Fès ou de Marrakech. Il envoie un caïd qui, lui-même, sous-traite cela à un pacha, localement. À chaque fois que tu sous-traites, tu mets une marge de corruption : le sultan dit qu'il veut mille dinars ; en bout de chaîne, cela devient cinq mille. Il faut les sortir ! Le sultan dit qu'il veut mille dinars de la tribu des Ait Bhalil, ma tribu, par exemple. Cinq mille, c'est beaucoup. Toi, tu as travaillé toute l'année. Déjà, nous, nous avions la sécheresse, le changement climatique depuis deux cents-trois cents ans. Une récolte sur trois est bonne. Le pacha arrive. Qu'est-ce que tu fais ? Soit tu sors l'épée et tu crie au djihad et tu le tues. Cela, c'est une minorité de guerriers valeureux. Soit tu lui dis : « Va voir là-bas chez mon voisin. C'est un Berbère. Razzie-le. Je viens avec toi et je te montre où il a caché [son bien]. » Pourquoi parle-t-on du makhzen. « khzena », c'est le magasin. Nous étions tellement obnubilés par le vol du voleur ou celui du gouvernement que nous avions des stratégies de magasins collectifs à couvert ou souterrains. Tu deviens un délateur, une crapule. Soit tu dis : « Je t'accompagne et on va razzier le voisin. » Sois tu dis : « Ah ! tu es le plus beau pacha du monde. Je n'ai pas eu de récolte. Regarde, j'ai eu les vers. » Alors tu montres une récolte [pourrie]. Tu caches la récolte. Tu deviens une crapule, toi aussi, pour survivre, parce que, sinon, ils vont tout te prendre. Cela, conjugué à l'absence de système éducatif, au je-m'en-foutisme total des autorités politiques par rapport à la population. Qu'elle soit turque, musulmane, marocaine, algérienne, tunisienne, autochtone ou pas, les autorités se fichaient de la population, de son bien, de son élévation. [Pour elles], nous étions des contribuables, éventuellement. La différence entre l'Homme maghrébin et l'Homme européen du XVIIIe siècle, c'est que l'Homme européen était un contribuable tout le temps. Nous, nous payions l'impôt de temps en temps quand le sultan était fort et que nous avions de bonnes récoltes. La France s'est occupée de sa population, aussi, pour qu'elle paye plus d'impôts, parce plus l'homme est productif, [plus l'impôt rentre]. Nous, nous n'avons pas misé sur la productivité de l'Arabe du Maghreb ou du Berbère.

Arrive la France. C'est un électrochoc, brutal, négatif, mais aussi salutaire. La France augmente notre productivité par mille. Là où il y avait des marécages, comme dans la Mitidja autour d'Alger, elle enlève les marécages, la malaria ; et elle met l'agriculture intensive. Là où nous avions une récolte, elle en met deux. Là où nous produisions cent kilos par hectare, de blé ou d'orge, elle en met cinq mille, grâce aux nouvelles technologies, etc. Elle nous a réconciliés avec l'espoir. Car nous mourions de faim, de la gale, du typhus : nous avions des maladies à n'en plus finir. Elle nous a donné l'État , la police, la gendarmerie, le petit fonctionnaire, la préfecture, la loi.

C'est comme quelqu'un que l'on pousse en skateboard du haut de la montagne : tu as un effet d'inertie ; c'est facile de descendre la montagne. Cela, c'est les années 1970-80. Nous avons gâché nos chances parce que nous avons fait des mauvais choix : en Algérie, le socialisme anti-agricole au profit de l'industrialisation à outrance ; au Maroc, nous avons fait aussi des mauvais choix. Nous avons cru qu'il fallait seulement avoir un État, une police, une justice, quelques autoroutes, quelques barrages pour que cela marche. Là, nous sommes rattrapés par le réel.

Le réel nous dit qu'il faut investir sur l'humain. Cela n'est pas seulement faire des écoles et des lits de réanimation ou vacciner les gens. C'est plus que cela, ; c'est pour cela qu'on ne le fait pas. C'est changer les mentalités. Là, nous sommes dans une fuite en avant à laquelle l'émigration, d'ailleurs, se connecte. De toutes nos forces, nous avons mis le frein à main : nous ne voulons pas changer. Et nos régimes se débattent pour ne pas nous faire changer, parce que, si nous changeons, si nous faisons notre révolution copernicienne, nous n'aurons plus besoin de ces régimes.

Pourquoi serais-je, moi, dirigé par des gens corrompus ? Non. Pourquoi est-ce que j'accepte un gouvernement corrompu ? C'est parce que moi, je n'ai pas l'estime de moi-même ; parce que moi-même, je suis corrompu. Pourquoi est-ce que j'accepte un gouvernement qui pratique l'injustice ? C'est parce que, moi-même, j'aime l'injustice. J'ai gardé une culture tribale qui te dit que, au-delà de ta famille ou de ton clan, tout est permis. L'autre n'est même pas un humain, c'est un rival. En ville, je suis en cravate, j'ai un iphone. Mais je me comporte comme cela. Tu te retrouves avec des médecins, bac + 20, qui dirigent des cliniques privées – je pense au Maroc, par exemple – et qui te disent : « Tu as une appendicite, je t'opère, mais tu me donnes mille dollars, cash. » Tu dis : « Mais attention, il y a un barème des prix. ». Il dit : « Non, je m'en fiche du barème. Tu as mal, tu payes. Sinon, tu vas à l’hôpital public. » À l’hôpital public, tu trouves les mêmes comportements. On te dis : « Tu donnes deux cents dollars pour voir un médecin ou pour avoir des points de suture. » Pourquoi les gens font-ils cela ? Pour eux, il n'y a pas de péché là-dedans. Tu n'es pas de sa famille, donc tu es une proie. C'est le monde tribal. Car, dans le monde tribal, tout ce qui n'est pas de ton sang est une menace ou un butin.

Et l'islam a eu un grand échec là-dedans : il n'a pas réussi à nous civiliser. Car l'islam est faible. Quand tu vois de loin, depuis Paris – depuis Paris, ils ne voient plus rien ; ils ne veulent plus rien voir – quand les Français ou les Occidentaux osent encore voir la réalité, tu vois l'islam, tu vois le djihad, tu te dis que l'islam est offensif, fort. En fait, il est fort politiquement, mais très faible moralement et d'un point de vue psychologique. Car il n'a pas changé l'homme. À peine arrive-t-il à nous faire obéir aux grands commandements. Mais nous sommes dans des sociétés, au Maghreb, – pourtant musulmanes sunnites –, où il y a le moins de confiance entre les agents économiques. Tout le monde truande tout le monde. Tu te dis que tout le monde est musulman, que tout le monde devrait être pur. Mais en fait, ce sont des sociétés de l'impureté. L'islam n'a pas réussi à casser le cocon tribal qui protège l'individu et qui lui donne une grande liberté. L'homme, chez nous, est libre. Qu'est que la liberté ? Il y a la vision de Rousseau, de Voltaire qui est de briser les fers de l'Église, des prédéterminations, des problèmes de couleurs, etc. Mais tu as aussi la liberté de faire le mal, d'être toi-même, d'être dans l'animalité et de libérer le mal qui est en toi. Nous avons, tous [=les êtres humains], le mal [en nous]. Et nous avons compris la liberté, au sud de la Méditerranée, comme la liberté de « faire ce que je veux ». Et l'islam respecte cela, dans un certain sens. Finalement, tu fais tes cinq prières, tu vas à la Mecque si tu as de l'argent... Le voile, c'est aussi cela. Je mets le voile mais je n'éduque pas mon enfant ou je l'éduque pour qu'il soit un prédateur social. Tu as les prières collectives, le vendredi. Il y a une corrélation – il faudrait étudier cela de manière statistique – entre la taille des prières collectives et l'ensauvagement de la société marocaine, par exemple. Quand j'étais enfant, – et depuis toujours le vendredi, c'est une prière collective ; par la voix du prophète, Dieu nous a dit d'aller prier ensemble –, (...) tous les vendredis, il était normal de voir que la mosquée débordait. C'est pour cela qu'on plante des arbres autour des mosquées pour faire de l'ombrage. Maintenant, depuis les années 2000, c'est la rue qui déborde. Tu bloques la circulation entre midi et 14h00. Car c'est souvent vers midi la prière d’El Dhor. Pareillement la pratique du Ramadan est devenue plus radicale. En même temps, tu as une société de plus en plus corrompue, de plus en plus violente, de moins en moins compassionnelle. L'islam est une camisole de force comme l'est ma chemise en lin : très lâche. Tu fais des choses formelles.

Cela dit, si un jour nous avons ce prophète, ce grand homme ou ces grands hommes qui veulent réformer nos sociétés, je leur conseillerais de se baser sur l'islam, car, chez nous, au sud de la Méditerranée, « hors de l'islam, il n'y a point de salut ». Il faudrait l'utiliser comme un trampoline. Nous ne sommes pas des chrétiens d'Europe qui sont prêts à séculariser [les choses] et à devenir des honnêtes gens par la laïcité. Nous, nous avons besoin d'[une idée claire] du bien et du mal, du religieux.

Mais ce religieux, nous l'avons vaincu : nous l'avons mis en dehors de la sphère morale. J'exagère un peu, mais tu m'as compris. D'où, d'ailleurs, la force de l'islam politique. Car l'islam s'est rabattu sur la politique qui est la chose la plus simple : le djihad, les partis politiques, les interventions des Saoudiens, c'est très facile. Le plus dur, c'est de changer l'être humain. C'est cela, l'ultime frontière. Faire un code pénal ou s'occuper des universités, c'est facile : c'est affaire de bureaucrates. C'est l'être humain, la dernière résistance, le jeu qui en vaut la peine.

(...)

Je pense que nous avons toujours été comme cela, puisque les conditions climatiques étaient les mêmes. Nous avons toujours été soumis, nous en tant que Maghrébins, au risque de la mort imminente, de la razzia, du sultan, du Turc, du caïd, du bacha, ou du dey de Tunis, etc. qui allait te prendre ce que tu as.

Maintenant, il y a eu, localement, au niveau des terroirs, des manifestations religieuses, islamiques, qui ont adouci l'être humain et qui ont cultivé en lui une partie très noble, la partie mystique. Nous avons tendance à l'oublier à cause de l'urbanisation qui a éradiqué tout cela et à cause de l'offensive salafiste. Mais, quand tu regardes la véritable religion, jusqu'aux années 1920, des Maroc-Algérie-Tunisie, c'est l'islam/Tijanniyya, l'islam des Sanoussi, l'islam des confréries. (...) Pourquoi y avait-il les zaouïas ? « Zaouïa » en arabe, c'est « le coin », parce que le saint récitait des prières dans un coin, sous un arbre, entre deux murs, dans un mausolée, etc. C'étaient des sociétés secrètes : tu pouvais difficilement les censurer, comme les Francs-maçons ou les Frères musulmans – tu ne sais pas qui est Frère musulmans. Donc elles étaient capables de communiquer entre elles facilement et sur des longues distances. Elles échappaient aux gouvernements centraux qui étaient d'ailleurs très faibles, plus ou moins. Quand ils étaient forts, ils s'appuyaient sur elles car elles permettaient de calmer la population.

Les Français ont fait comprendre aux gouvernements centraux, au Maroc, en Algérie en Tunisie, qu'ils n'avaient pas besoin de zaouïas : ils avaient le téléphone, la radiodiffusion, la police secrète, la gendarmerie, les centres de torture. Ils n'avaient plus besoin d'avoir des alliés. Pour le dire différemment, ils n'avaient plus besoin d'avoir une société civile. Tu pouvais avoir l'État contre la société comme un os sur un os : il n'y avait pas besoin du cartilage qu'étaient les zaouïas, les tolba [pluriel de talib, l’étudiant], les martyrs. Donc, les zaouïas ont été marginalisées. Ça, on peut dire que c'est la colonisation. Et puis, il y a eu l'urbanisation.

Les zaouïas, c'est un phénomène rural. Je ne sais pas vraiment l'expliquer : les zaouïas, c'est une machine à créer le sacré. C'est un procédé que les Occidentaux ont perdu. Ils ne créent plus de sacré, il n'y a plus rien de sacré. C'est la cause, à mon avis, de la fin de l'Occident. Les zaouïas faisaient du recrutement, comme on dirait en mauvais anglais, du talent acquisition. Là où tu avais un homme qui a bien vécu, qui s'est opposé au sultan ou au féodal du coin et qui a été tué, décapité, torturé ou qui a aidé les gens, les pauvres – hommes ou femmes : il y a des zaouïas de femmes –, on l'élevait au statut de martyr : il n'y avait pas besoin d'aller chez le Pape. Cela, sachant que ce n'était pas un descendant du prophète : il n'a rien de chérif, chorfa [en arabe maghrébin]. Le Maroc, l'Algérie, la Tunisie sont constellés de mausolées blancs qui sont des [lieux] sacrés : la sépulture de la femme ou de l'homme saint et quelques arbres – il est interdit de déboiser les mausolées, les seïd. Là, tu as le sacré. L'être humain a besoin de sacré. Et cela se renouvelait : tous les cinquante ans, cent ans, tu avais quelqu'un qui sortait, Sidna je ne sais quoi. Moi je suis de Bhalil, notre sidi est Sidi Abdellah : il est impossible de voler la récolte des olives ou des figuiers de Sidi Abdellah. Il n' y a pas de sécurité : tu es foudroyé sur place. Tu ne peux même pas imaginer aller voler les cierges ou l'encens : tu as le cancer immédiatement ou le Covid ! C'est génie des zaouïas. Tu as besoin d'un jardin, d'une tradition légendaire, un peu comme en Afrique, c'est surnaturel.

(...) L'économie était tellement maigrichonne que tu n'avais pas d'argent pour les zaouïas. Pourquoi l'Europe a fonctionné ? C'est que tu avais tellement d'argent, par je ne sais quel moyen, que tu avais des séminaires partout, des couvents partout qui ont transformé l'être humain. Nous, nous avions très peu de zaouïas, finalement, d'élèves, d'étudiants, de tolba – comme les talibans d'Afghanistan. C'est une spéculation de ma part, je n'en ai pas la preuve. Qui allait à Al Quaraouiyine, à Fès ? Les gens riches. Tu le vois dans les Mémoires de Ibn Battouta, le voyageur marocain de Tanger. Son problème constant, c'était de savoir qui allait payer son dîner, qui serait son mécène.


Source :

ITW#1 – Driss GHALI : Maghreb, états des lieux et perspectives [En Direct] – Chaîne Youtube Comprendre L'Afrique, https://www.youtube.com/watch?v=-UIYdSIG3XI, 37'22 – 52'26 – 1''00'25, 22 janvier 2022.



Nos civilisations, africaines et maghrébines, ont un problème avec la discipline et le respect. Au Maghreb, l'islam est très fort mais il n'a pas réussi à nous civiliser : il n'apprend à personne, au Maghreb, à s'arrêter à un feu rouge, pour être très clair ; à payer les impôts ; à respecter une file d'attente. C'est très simple : c'est juste cela, c'est évident. Cela ne veut pas dire que nous sommes des mauvais musulmans. L'islam n'est pas le catholicisme. Le catholicisme, en France et au Nord de l'Italie (pas au Sud !) a réussi à civiliser les gens, à en faire des petits soldats qui n'ont pas besoin de voir un policier pour s'arrêter à un feu rouge. Le protestantisme a réussi à le faire en Suisse et en Allemagne. L'islam n'a pas réussi à faire cela. Donc, quand tu amènes ces populations en France, elles s'attendent à être gouvernées comme au Maghreb, à avoir un policier à chaque feu rouge, à être punies à chaque fois qu'elles ne s'arrêtent pas au feu rouge ou dans une file d'attente. Or, il n'y en a pas. Donc tu as une délinquance qui est spontanée. C'est une autre mentalité. Il faut dire les choses comme cela. Je ne comprends même pas que l'on ne puisse pas dire cela, que l'on soit ostracisé pour dire cela.


Source :

« La chute de la civilisation occidentale et de la France ? » – Chaîne Youtube Cyril CHEVROT, https://www.youtube.com/watch?v=xHTnkLtgkd8, 46'24-47'39, 9 août 2022.



Je suis au Maroc depuis plus d’un mois. J’ai tout mon temps, au milieu de mes affaires jurdico-administratives et familiales. J’ai tout le temps d’observer, de ressentir, d’écouter, d’entendre, surtout. Et j’observe, j’écoute, j’entends la misère, la précarité ; mais la précarité réelle, non pas celle qui existe dans les livres, dans les magazines français. Je vois des gens qui n’ont pas de dents, qui n’arrivent pas à se tenir debout parce qu’ils ont des cors au pied et qui doivent, quand même, travailler tous les jours. Je ressens les odeurs : je côtoie des gens qui ne prennent pas de bain. On sent l’odeur. C’est comme cela.

J’en tire deux enseignements.

Le premier, c’est qu’heureusement, il y a eu l’émigration. Car on a permis à des millions d’individus du Maroc, de l’Algérie, de la Tunisie, de se sauver, réellement, au sens de la salvation, du « salut ». Ils se sont sauvés de cet enfer. Ils ont eu accès à l’hôpital public, à la santé, à l’éducation, à la dentition, à une marché du travail décent : ils se sont sauvés. Heureusement qu’il y a eu l’Europe, que la France, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, la Belgique, la Hollande ont accueilli des millions de Marocains. Pourquoi les ont-ils accueillis ? Pour les bonnes ou les mauvaises raisons ? Peu importe. Le résultat est qu’il vaut mieux être Marocain en France qu’au Maroc. Clairement ! Surtout dans les classes populaires, [et] d’un point de vue physiologique. Après la spiritualité, etc., on peut en discuter.

Il faut donc que l’émigration, – que je respecte –, nuance ses doléances. « La France nous fait du mal », « la France nous discrimine » , « la France nous exclue », « la France nous impose l’exclusion systématique ». Il faut modérer un peu ce discours, parce que l’exclusion, je la vois, ici, au Maroc, tous les jours, à chaque coin de rue. Et elle a un nom, un prénom, une adresse, une odeur, etc. Il faut savoir raison garder ; il ne faut pas être ingrat. On peut critiquer la France mais il ne faut pas être ingrat ni délirant. Il faut savoir ce qu’est la réalité des pays d’origine.

Deuxième point, personne n’a envie du changement, au Maroc. Je pense que c’est vrai pour tout le Tiers-Monde. Ce que je vais vous dire va permettre, peut-être, d’expliquer le sous-développement, pourquoi il persévère et pourquoi il n’y a aucun remède politique ni économique. On peut amener Eisenhower ou Kennedy, les milliards d’euros que vous voulez, on peut investir toute la bourse de New-York ici, cela ne changera pas. Car le problème est moral.

Je vais essayer de l’expliquer. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de morale ! Il n’y a pas de morale des affaires. Tu te fais escroquer très souvent. Moi, je me suis fais arnaqué récemment pour l’achat de caméras de sécurité, – un sujet que je connais pourtant plutôt bien. Je me suis fait arnaquer comme un enfant. Comme il n’y a pas de morale, ce sont les malins qui triomphent, les « petits malins ». De génération en génération, il y a une sélection naturelle, ce qui finit par créer un écosystème où sont valorisées et récompensées les personnalités cyniques, au cœur endurci, les malins/petits voyous. « Voyou », cela ne veut pas dire quelqu’un qui a un canif, mais c’est quelqu’un qui n’a pas de morale, qui n’a pas d’éthique, qui peut tout faire : qui ne « s’empêche » pas. C’est cela qui bloque l’économie. Car « l’argent » a peur, les gens n’investissent pas. Ils investissent mais il faut des millions de garanties. Ou tu investis entre « petits malins ». Or les « petits malins » ne sont pas capables de créer le vrai développement. Ils font des fortunes pour eux-mêmes, mais ils ne développement pas l’économie. Sinon, cela se saurait : nous serions la Californie du Maghreb ou la Californie de l’Afrique ou de la Méditerranée. Nous ne le sommes pas et aucun pays africain ou arabe ne l’est. Car nous avons tous cette maladie morale.

Pourquoi est-ce que je parle de cela ? Parce que même les sous-prolétaires, les « sans- dent » dont je vous parle, s’accrochent à cela. Même eux descendent de cette lignée-là. Moi aussi : je ne suis pas meilleurs qu’eux. Même eux admettent les règles du jeu qui sont amorales, immorales, c’est-à-dire que même les gens que tu aides, du sous-prolétariat, – qu’il faut aider, par empathie –, te feront du mal, s’ils le peuvent. Je généralise. Mais ne t’attends pas à de la gratitude, à une élévation morale de leur part. Ils t’attaqueront parce qu’ils sont dans cette logique-là, celle de l’ultra-cynisme, de l’absence de morale. Si je peux te prendre cela, je te le prends. Et si tu me prends en flagrant délit, je te dis : « Ah ! Pardonne-moi ! » ou « Que Dieu me pardonne ! ». Ou je t’envoie quelqu’un que tu respectes pour qu’il demande pardon et que tu retires ta plainte.

C’est comme cela que cela se passe, en bas, au milieu et en haut de la société. Il y a un consensus sur cette amoralité, cette immoralité. Cela, ce n’est pas accessible à un homme politique, ni à un fonds d’investissement. Quiconque te dit qu’une politique va changer cela, te ment. Quiconque te dit qu’il suffit d’amener les Émirati ou les Chinois pour investir ici, pour que le pays s’arrange, te ment. D’ailleurs, depuis vingt ans, on dépense beaucoup d’argent dans les infrastructures et dans l’économie : rien ne change. Enfin, il y a un changement, bien sûr ! Mais la misère perdure.

Pourquoi ? Parce qu’elle est le résultat d’un problème moral. Or, personne ne veut s’attaquer au problème moral. Je dis bien « moral », même pas religieux. Même la religion n’arrive pas à traiter ce problème dont je viens de vous parler. Tout le monde se raconte des histoires, parce qu’on continue à te dire qu’il faut faire de la politique, qu’il faut investir, qu’il faut le développement, mais ce n’est pas vrai. Les religieux disent qu’il faut plus d’islam. Ce n’est pas vrai : il y a un problème moral !

Ce problème-là est extrêmement débilitant : il te rend impuissant. Car on ne va pas changer les gens malgré eux. On ne va pas dire à quelqu’un : « Deviens honnête ! ». Parfois, on a un réflexe paternaliste : quand on donne de l’argent à quelqu’un, on espère de lui, en retour, qu’il nous entende ou qu’il nous obéisse. Tu as envie de lui dire de faire ceci ou cela, de devenir plus honnête. Il ne va pas le devenir ! Car il adhère profondément au système. C’est ce qui est désespérant : même les victimes du systèmes admettent le système. Elles l’aiment. Elles se plaignent de leur douleurs, de leurs problèmes. Mais elles l’aiment. C’est cela, la résistance au développement. Tout le reste, c’est juste du pipeau pour que les consultants vendent leur consultation à 1 000 ou 10 000 € l’heure, que les élections se passent et que les choses perdurent.

Voilà ! Je suis assez désespéré. Ce n’est pas une nouveauté : je le savais ! J’ai même écrit un livre sur le sujet qui s’appelle Mon père, le Marocet moi, publié chez l’Artilleur en 2019. J’ai mal d’avoir raison, de vivre cela dans ma peau. Car j’ai des soucis juridiques, qui sont moraux, en réalité. Ce que je traite aux tribunaux aujourd’hui, c’est juste le résultat de ce manque de morale. Si les gens avaient de la morale, on n’en serait pas là ; il ne m’auraient pas attaqué vilement. J’ai été attaqué par le haut de la société et par le bas de la société. Peu importe. Mon cas n’est pas important.

Je suis désespéré mais je suis aussi très heureux. Car ce manque de morale aboutit à un manque d’esthétique. C’est un peu mon côté vicieux : je vois que tout ce qui est construit aujourd’hui est laid. On dépense un argent de fou pour le construire, mais tout est laid. Et quand ce n’est pas laid, cela n’a pas d’âme : tu te croirais à Dubaï ou à Abu-Dhabi, sauf que nous sommes au Maroc. Car la laideur intérieure se transforme en une laideur extérieure. Les matériaux (le verre, l’acier, la tôle) ne peuvent pas rendre plus qu’ils ne peuvent le faire. Ils obéissent à l’homme, – et à la femme –, architecte et au donneur d’ordre. Ils sont beaux par construction mais non par nature, par essence. Cette laideur morale qui habite la société se traduit dans des constructions qui sont laides. Malheureusement nos vies sont très laides. Tu sors de ce qu’a laissé Lyautey, notre père à tous, et de ce qu’ont laissé nos aïeux dans les villes impériales, les médinas, – je généralise – : tout est laid. Je me dis qu’à défaut d’être vengé, tout cela, ce cirque social ne rime à rien. À quoi cela sert-il de gagner autant d’argent, de se manger les uns les autres si c’est pour construire des choses laides.

C’est ce qui va vous arriver en France. D’ailleurs, vos villes sont en train de devenir très laides. Pourquoi ? Non parce que les matériaux sont moins bons ; non parce que vos architectes sont mauvais. Mais parce que vos âmes ont changé : vous vous êtes dégradés. Vous allez nous ressembler de plus en plus. C’est pour cela que vos villes sont laides. Vous avez perdu votre supériorité morale. L’esthétique est liée à la morale. C’est comme la musique et les mathématiques : elles vont ensemble. L’esthétique et la morale, c’est la même fréquence, si vous voulez. C’est le même champ « énergétique ».

Voilà, j’espère avoir été utile. Je dis aux gens de mauvaise foi : en tant que Marocain, je ne renie pas mon identité ; je l’analyse. Et je mets au défi quelqu'un de venir me voir et de me dire que j’ai tort. C’est parce que j’aime mon pays que je dis cette vérité-là. C’est parce que j’aime la France que je préviens mes amis français…


Source :

« À l'origine du sous-développement : le cas du Maroc », Chaîne Youtube Driss Ghali Auteur, https://www.youtube.com/watch?v=QgAh4EVfg5M, 0’04-10’52, 10 novembre 2022.

jeudi 5 mars 2020

Le racisme national-socialiste : compte-rendu dès 1932-1934 par la revue jésuite Études




(…) Nul n'ignore que le national-socialisme est la religion de la race.

Hitler se savait-il ici en dépendance des historiens et philosophes allemands qui ont soutenu, avant lui, ces prétentions ethniques ? C'est probable, mais on est un peu surpris de ne pas trouver, au cours de ces pages débordantes, une allusion ou un hommage aux devanciers, Fichte, Hegel et consorts Peut-être ces précurseurs étaient-ils trop « bourgeois » pour être cités comme des autorités de prix. Et peut-être le nazisme voulait-il être encore un appel aux instincts populaires plutôt qu'une suite à un développement philosophique. Quoi qu'il en soit, les grands ancêtres sont passés sous silence, méconnus.

Mais l'idée centrale demeure. Elle apporte l'affirmation péremptoire que la race aryenne, tenue pour identique à la race germanique, est au sommet des valeurs humaines, seule ouvrière de la civilisation authentique, et, par suite, dotée de tous les droits qui conviennent à sa dignité éminente.

L'Aryen est le Prométhée de l'humanité ; l'étincelle divine du génie a de tout temps jailli de son front lumineux. (p. 389.)

Tel est l'axiome initial ou plutôt le dogme premier. Le contester serait nier une vérité évidente, et même s'insurger contre le plan manifeste du Créateur. Car la religion naturelle intervient, dès ce premier stade, pour nous montrer la race germanique, non seulement comme supérieure, mais encore comme élue de par une prédestination divine.

La culture et la civilisation humaines sont, sur ce continent, indissolublement liées à l'existence de l'Aryen. Sa disparition ou son amoindrissement ferait descendre sur cette terre les voiles sombres d'une époque de barbarie.

Mais saper l'existence de la civilisation humaine en exterminant ceux qui la détiennent apparaît comme le plus exécrable des crimes. Celui qui ose porter la main sur la propre image du Seigneur dans sa forme la plus haute injurie le Créateur et aide à faire perdre le paradis. (p. 381.)

Cette vérité première a une contre-partie. Et l'évidence du problème ethnique, en ce nouvel aspect négatif, n'est pas moins forte, aux yeux d'Hitler, que celle de la supériorité inscrite au compte des Aryens. C'est, cette fois, la perfidie congénitale de la race juive qui apparaît dans un contraste et dans un conflit. Les Juifs, dispersés à travers le monde, sans intérêts nationaux, sont un ferment de désagrégation et de désordre. Ils interviennent comme des agents de corruption physique et sociale. Ils travaillent sous le couvert de théories qui cherchent à niveler les frontières, qui exaltent la « classe » et ses luttes artificielles, aux dépens du « peuple » et de ses vraies conquêtes. Le marxisme international est leur œuvre et leur masque.

Hitler, encore tout jeune, à Vienne, a rencontré les Juifs presque à tous les coins du socialisme collectiviste, sitôt qu'il a mené son enquête. Surpris de constater à quel point ses compagnons de travail étaient envoûtés par des préjugés marxistes, maltraité même par eux lors de ses premières discussions sur les échafaudages, il a compris de quel côté se trouvaient les meneurs, quelles étaient leurs intentions plus ou moins secrètes.

Et d'ailleurs, était-il une saleté quelconque, une infamie sous quelque forme que ce fût, surtout dans la vie sociale, à laquelle un Juif au moins n'avait pas participé ?

Sitôt qu'on portait le scalpel dans un abcès de cette sorte, on découvrait, comme un ver dans un corps en putréfaction, un petit youtre tout ébloui par cette lumière subite. (p. 64.)

Même cet investissement des ouvriers par les menées Israélites apparut vite à Hitler si complet qu'il cessa de s'étonner du succès de la manœuvre. Et dès lors, plein de sympathie pour les dupes, il ne cessa plus de songer aux moyens de les détromper. D'autant que cette réussite se trouvait facilitée par l'inertie, la sottise ou l'égoïsme des « bourgeois ». Si les travailleurs allemands reniaient leur peuple, leur sang, leur race, pour s'inscrire dans les formations juives internationales, c'est aussi qu'ils y étaient poussés par des misères auxquelles les gens nantis refusaient de prêter l'attention requise. Dès lors, Hitler était déterminé à être l'adversaire de ces esprits étroits et lourds. Antimarxiste parce qu'antisémite, il serait socialiste, à sa manière, dans les cadres de la nation magnifiée, dans l'amour de la race exaltée. Les traits principaux du national-socialisme étaient fixés.

Ce mépris du bourgeois se renforçait encore par le dédain des régimes politiques taillés à la mesure de ce citoyen étriqué. Là aussi ne fallait-il pas discerner des connexions étranges et souvent peu connues ? Le Juif n'était-il pas l'ouvrier et le bénéficiaire de ces systèmes bâtards qui se nomment le parlementarisme et la démocratie, fourriers du marxisme intégral ?

II n'y a rien de plus déprimant que d'observer tous ces agissements [du scrutin] dans la prosaïque vérité et d'être obligé d'assister à cette tromperie perpétuellement renouvelée. Avec un pareil fond de pourriture intellectuelle, on ne peut vraiment pas trouver, dans le camp bourgeois, la force nécessaire pour mener le combat contre la puissance organisée du marxisme. (p. 374.)

Et d'ailleurs, les faits n'ont-ils pas démontré, dans l'Allemagne récente, cette faiblesse ou cette inconsciente complicité ?

Aux jours où les parlementaires bourgeois voyaient la garantie de la sécurité du pays dans la monumentale inintelligence du nombre prépondérant, le marxisme, avec une troupe de rôdeurs de bas quartiers, de déserteurs, de bonzes de partis et de littérateurs juifs, s'empara en un tour de main du pouvoir, donnant un soufflet retentissant à la démocratie. (lbid.)

Bref, le monde moderne est le théâtre et la victime d'un jeu dont les Juifs tiennent presque tous les fils et qui tend à éliminer les titulaires légitimes des premiers rôles, les représentants de la race aryenne. Tout revient à rendre à ces protagonistes le devant de la scène.

Quand Hitler méditait, voici vingt ans [vers 1914], sur l'idéal lointain et sur les obstacles proches, il était à peu près seul à nourrir de semblables pensées. Plus tard, à Munich, après la guerre, ils ne seront encore que sept inscrits dans un parti qui compte aujourd'hui l'immense majorité des Allemands.

Comment convenait-il de mener la propagande ?

D'abord par l'effet d'un objectif simple et grandiose qui donne à toute la campagne un caractère d'offensive. Un but net, concret, entraînant. Les déficiences des « partis bourgeois » pouvaient, sous ce rapport, instruire.

Il leur manque cette forte attraction magnétique qui ne peut s'exercer sur la masse que par l'emprise de grandes idées, cette force de conviction que donne seule la foi absolue en ses principes et la résolution fanatique de les faire triompher. (p. 375.)

Encore y aurait-il, dans cette masse conquise, des gradations ou des grades. Les chefs, les partisans, pleinement conscients ou informés, devraient être relativement peu nombreux. Les membres n'auraient que faire d'une instruction aussi poussée : plutôt guidés par le sentiment, ils n'auraient pas tous à déployer, d'ailleurs, des qualités combatives identiques ni à s'enrôler toujours dans les « sections d'assaut ».

Mais à tous il importait de rendre le sentiment de la race, l'orgueil ou la fierté du sang.

Cet objectif positif avait une exigence corrélative dans une intolérance dont il importait de ne pas oublier non plus l'action stimulante.

On ne peut gagner l'âme du peuple que si, en même temps qu'on lutte pour atteindre son propre but, on veille à détruire tout ennemi qui cherche à y faire obstacle.

Dans tous les temps, le peuple a considéré l'attaque sans merci de ses adversaires comme la preuve de son bon droit : pour lui, renoncer à les détruire, c'est douter de ce bon droit ; c'est même nier qu'il existe. (p. 337.)

Il est à peine besoin de répéter sous quels traits sémitiques Hitler aperçoit les principaux adversaires, les « empoisonneurs internationaux ».

Une fois déterminé le but de la campagne, désignés les bataillons à disperser, reste à choisir les méthodes et les procédés efficaces. L'arme la plus directe semble, dans l'arsenal de la propagande, celle de la parole, qui se montre supérieure au libelle et à l'imprimé.

Que les snobs et chevaliers de l'encrier de nos jours se disent bien que les grandes révolutions de ce monde ne se sont jamais faites sous le signe de la plume d'oie. (p. 111.)

Aussi, Hitler consacre-t-il de nombreuses pages à narrer les réunions de plus en plus vastes qui lui ont permis de faire passer son idée dans l'esprit et l'âme des foules. Tumultueuses, elles l'étaient, certes, ces assemblées.

Et c'est un sujet de fierté pour le meneur qui raille les conférences bourgeoises, somnolentes et soporifiques. Un orateur, devant des auditeurs résignés, y débite un discours, que le président, entre deux assesseurs à monocle déclare rituellement admirable après l'heure réglementaire. Sur quoi, chacun se retire pour regagner son domicile ou la brasserie voisine.

Rien de pareil dans les orageuses réunions où il s'agissait de convaincre les ouvriers, envoûtés par la doctrine marxiste, et de les gagner à la cause de leur race. C'était un rude « combat » amenant la griserie de la victoire finale. Mais pour permettre cet avantage et ce succès du verbe, souvent aussi de vraies bataille; étaient nécessaires comme exordes du discours. Déjà les hitlériens redoutaient le secours de la police officielle, maladroite en ses interventions qui empêchaient la conférence pour supprimer la cause du trouble. Et les « sections d'assaut » du parti, dressée au jeu des poings ou au maniement de la matraque, se chargèrent seules d'expulser les perturbateurs et d'assurer le champ libre à la marche des arguments de l'orateur.

L'intransigeance, dont nous avons, déjà vu plus d’un signe, se manifestait encore, dans cette campagne ou cet assaut pour la conquête de l'opinion, par le refus des alliances ou des accords qui alourdissent. Une doctrine philosophique comme le racisme ne doit pas admettre de compromission avec des théories différentes ou divergentes, elle se donne pour infaillible.

Et même sur le terrain de l'action, elle refuse aussi les collaborations, d'abord, — et cela va sans dire, — avec le régime qu'elle attaque, ensuite, avec des groupes qui se donneraient comme plus ou moins similaires. Sauf pour une période très courte, sur une question bien définie, ces alliances débilitent.

Il ne faut jamais oublier que tout ce qui est, en ce monde, véritablement grand, n'a pas été obtenu de haute lutte par des coalitions mais a toujours été conquis par un vainqueur unique. (p. 513.)

Nous n'avons pas le loisir d'étudier et de suivre, pas à pas, cette campagne. Hitler, d'ailleurs, ne nous en fournit guère le plan méthodique. Et ses renseignements ont assez vite fait de passer, dans des horizons optimistes, à l'organisation du pouvoir supposé conquis.

Ici encore, la même idée domine. La race supérieure doit imposer son intérêt et faire prévaloir ses titres. Il en résulte que l'État, le gouvernement, n'a point pour principal rôle, comme on le dit d'ordinaire, d'assurer l'ordre à l'intérieur, la paix à l'extérieur, de maintenir, pour tous les citoyens, un milieu favorable au déploiement de leur activité. Ces fonctions, ainsi définies, sont plutôt propres à distraire l'État de son premier devoir. Et celui-ci consiste — on pouvait d'avance s'en douter — à préserver, à servir la race élue. L'État n'est qu'un moyen pour cet office.

La condition préalable mise à l'existence durable d'une humanité supérieure n'est donc pas l'État mais la race qui possède les qualités requises. (p. 390.)

À vrai dire, la race aryenne, la race germanique, n'existe plus dans son homogénéité première sur le territoire allemand. Elle a subi, au cours des âges, des contaminations qui ont pour résultat de l'abâtardir. Mais, par bonheur, cependant, il subsiste un îlot, et comme un parc de réserve, où l'on possède encore « le trésor des Germains du Nord dont le sang est resté sans mélangé ». (p. 395.)

Ailleurs, si « le trésor » a été dilapidé, il en demeure pourtant des reliquats. Il est du devoir de l'État de protéger ce patrimoine, de le développer en quantité et qualité, de le mettre en pleine valeur.

De là procèdent les pratiques d'un « eugénisme » qui se dit nécessaire. L'État se constitue le gardien de la race.

Il doit déclarer que tout individu notoirement malade ou atteint de tares héréditaires, donc transmissibles à ses rejetons, n'a pas le droit de se reproduire, et il doit lui en enlever matériellement la faculté. (p. 402.)

La « stérilisation » ainsi annoncée se proclame, par ailleurs, l'adversaire du néo-malthusianisme. La première a pour but de ne laisser venir au monde que des échantillons exempts de tares, le second a pour effet d'empêcher de naître, indistinctement, des enfants dont plusieurs seraient peut-être des représentants qualifiés de la race. L'une prétend servir les intérêts du groupe, l'autre ne peut invoquer que des considérations individuelles. Aussi, toute la politique de l'État va-t-elle à organiser la famille et à donner aux privilégiés du sang les ressources nécessaires pour élever une nombreuse progéniture. Par l'éducation, — nous le verrons plus loin, — par la propagande, par des mesures économiques, les mariages précoces et féconds sont à encourager.

Un État raciste doit donc, avant tout, faire sortir le mariage de l'abaissement où l'a plongé une continuelle adultération de la race et lui rendre la sainteté d'une institution destinée à créer des êtres à l'image du Seigneur, et non des monstres qui tiennent le milieu entre l'homme et le singe. (p. 400.)

« L'image du Seigneur », c'est, dans ce vocabulaire spécial, le type humain réussi.

L'État voudrait espérer que, pour cette tâche, les confessions religieuses viendront à son aide. Mais leur persistance à enseigner l'égalité foncière, la dignité essentielle des êtres humains, fâche Hitler et l'inquiète. Les Églises, à son avis, en ne prenant pas assez le parti de la race privilégiée, sont responsables de la dégradation physique et morale des peuples européens. Puis, pour se dédommager, elles vont évangéliser les Hottentots et les Cafres !

Nos deux confessions chrétiennes répondraient bien mieux aux plus nobles aspirations humaines si, au lieu d'importuner les nègres avec des missions dont ils ne souhaitent ni ne peuvent comprendre l'enseignement, elles voulaient bien faire comprendre très sérieusement aux habitants de l'Europe que les ménages de mauvaise santé feraient une œuvre bien plus agréable à Dieu s'ils avaient pitié d'un pauvre petit orphelin sain et robuste et lui tenaient lieu de père et de mère, au lieu de donner la vie à un enfant maladif qui sera, pour lui-même et les autres, une cause de malheur et d'affliction. (p. 402.)

Bref, le devoir de l'État est d'obtenir que viennent au monde bon nombre de types d'humanité saine et robuste.

Ce premier résultat acquis par hypothèse, reste à former ces êtres choisis. Ce sera l'œuvre de l'éducation et de l'enseignement dont l'État ne saurait se désintéresser.

L'éducation surtout est importante.

Les sports, la boxe en particulier, développeront, avec les qualités physiques, l'endurance et l'énergie. Le goût de l'initiative, le support allègre des responsabilités, la loyauté, l'abnégation, la discrétion, seront montrés comme les qualités primordiales du caractère. Et, dans cette hiérarchie de la moralité, tout sera finalement ordonné au « sentiment de la race », au souci de la « pureté du sang ».

(…) L'homme n'a qu'un droit sacré, et ce droit est en même temps le plus saint des devoirs, c'est de veiller à ce que son sang reste pur. (p. 400.)

Tandis que toutes les forces de l'éducation officielle collaborent à exalter cet idéal, la protection de l'État doit détruire les plantes vénéneuses, réprimer les tentations de la prostitution, de la pornographie qui s'exercent au grand dam de la santé publique et de la race.

Théâtre, art, littérature, cinéma, presse, affiches, étalages doivent être nettoyés des exhibitions d'un monde en putréfaction, pour être mis au service d'une idée morale, principe d'État et de civilisation. (p. 254.)

L'enseignement n'aura pas une autre ligne que l'éducation. Hitler ne s'astreint pas à donner un programme pédagogique. Il marque seulement son dédain pour une instruction abusivement livresque. Et, à propos de deux disciplines, celle des langues vivantes et celle de l'histoire, il laisse encore voir son point de vue utilitaire ethnique.

Au reste, la tâche de l'État raciste est de veiller à ce que soit écrite enfin une histoire universelle dans laquelle la question de race sera mise au premier rang. (p. 420.)

Si les matières à enseigner sont à peine signalées dans ce livre qui, malgré ses proportions, ne saurait être une encyclopédie, on nous indique la pensée qui préside à l'école. C'est, bien entendu, l'avantage de la race. Mais c'est aussi le souci de dégager les personnalités. Car on se tromperait sur la tendance du racisme si l’on y voyait exclusivement le soin d'un groupe ethnique.

De même, — dira Hitler, — que je suis obligé d'apprécier diversement les hommes d'après la race à laquelle ils appartiennent, de même faut-il procéder, à l'intérieur de la communauté, à l'égard de l'individu. (p. 441.)

Rien de plus faux, donc, que l'adage marxiste, égalitaire, suivant lequel «un homme en vaut un autre».

Au lieu d'édifier sut l'idée de majorité, cette doctrine [raciste] se fonde sur la personnalité.

L'école sera chargée, pour sa part, « d'aiguiller le talent sur la voie qui lui convient », ...

d'ouvrir les portes des établissements d'État d'instruction supérieure à tous les sujets bien doués, quelle que soit leur origine.

Cette ascension des éléments populaires mettra la classe instruite en contact avec la vie, lui apportera le sens de l'action. Car le malheur de l'Allemagne a été d'être gouvernée, aux heures critiques, par ...

des hommes hypercultivés, bourrés jusqu'à là bonde de savoir et d'intelligence, mais dénués de sain instinct et privés de toute énergie et de toute audace.

Voici que cette sélection scolaire nous introduit dans le problème économique et social qui lui fait suite ou se complique de ses données. Car, comment bouleverser les mœurs et les classes de façon que, par exemple, le « fils chéri d'un haut fonctionnaire » puisse devenir normalement un ouvrier ? Hitler pense que, pour ce faire, les idées sont à remanier en même temps que les situations. Le travail manuel sera tiré de son discrédit. Les salaires, toujours suffisants pour les exigences familiales, ont à se disposer sur une échelle qui n'admette plus les grandes différences actuelles. Et l'estime du publie, le salaire idéal, doit se proportionner, non plus au genre de la tâche, mais à la perfection du travail accompli.

Tel est le premier aperçu de l'organisation économique et sociale que le « Reich idéaliste » devra s'efforcer de réaliser, sans se flatter, d'ailleurs, d'espoirs trop rapides.

Hitler, au moment où il écrivait Mon Combat, était tout absorbé par ses préoccupations de polémiste. Nous aurions tort de demander à cet ouvrage des précisions économiques que son auteur, pour de multiples causes, n'était pas alors en mesure d'y mettre. Ce sont plutôt des vœux que nous trouvons dans le passage que nous venons de résumer. Plus loin, l'auteur reviendra sur la question, sans nous apporter, faute de les avoir sans doute lui-même, des clartés fulgurantes. Il marquera son désir de voir le mouvement nazi s'orienter dans le sens d'une organisation, « corporative » dominée par le souci de la prospérité nationale, de la communauté populaire. Plus de luttes de classes, plus de grèves. Des chambres professionnelles, un Parlement économique figurent dans ce projet.

Avec eux, entrepreneurs et ouvriers ne doivent plus lutter les uns contre les autres dans la lutte des salaires et des tarifs, — ce qui est très dommageable à l'existence économique de tous deux, — mais ils doivent résoudre ce problème en commun pour le bien de ta communauté populaire et de l'État, dont l'idée doit briller en lettres étincelantes au-dessus de tout. (p. 597.)

Ces vues encore vagues ne nous arrêteront pas longtemps. D'autant qu'elles ont fait place aujourd'hui au Plan de Travail allemand officiel, dont il a été fourni de nombreux commentaires et que nous avons nous-même récemment présenté à nos lecteurs (voir Études du 20 mars 1934). Et nous n'insisterons pas non plus sur les anticipations de politique intérieure qu'Hitler pouvait développer, il y a huit ans, en faisant la critique du régime d'alors. Sur ce terrain encore, des réalisations qu'on peut constater, sont venues remplacer les projets ou les pronostics dont la valeur, par suite, se trouve périmée. II suffira de vérifier que la ligne a été maintenue, que l'esprit est demeuré fidèle à ses origines, et que le gouvernement du hrer applique avec constance les principes qu'Hitler donnait pour directeurs lorsqu'il n'était encore qu'un partisan.

En revanche, il convient de marquer une pause un peu plus longue sur la politique extérieure préconisée par Hitler, il y a huit ans. Dans ce domaine, les faits n'ont pas apporté leur contrôle, puisque le Reich n'a point dessiné, sous le gouvernement raciste, d'opérations de grand style à l'étranger. Et nous en sommes donc réduit à comparer des proclamations, celles de jadis que nous trouvons dans le livre ici analysé, et celles qui tombent actuellement des tribunes officielles allemandes.

Il est sûr qu'elles ne concordent pas. Hitler, arrivé au pouvoir, multiplie les assurances en faveur de la paix. Et son langage, au moins, ne rappelle pas la verdeur de ses propos d'autrefois. Pour expliquer la différence ou l'opposition, les commentaires obligeants font remarquer que les réflexions d'antan s'énonçaient lors du séjour des Français sur le Rhin. Leur ton agressif a donc pu s'amender en raison des changements survenus comme de par la conscience plus nette des responsabilités qu'apporte le pouvoir. Soit ! Tout de même, les griefs qui nous étaient faits jadis paraissaient bien provenir d'un préjugé durable et profond. Il était dit de notre pays qu'il tombait de plus en plus « au niveau des nègres ». Et si ce noir pronostic pouvait traduire la mauvaise humeur provoquée par la présence des Soudanais en Rhénanie, voici qui est accusation plus générale.

Le rôle que la France, aiguillonnée par sa soif de vengeance et systématiquement guidée par les Juifs, joue aujourd'hui en Europe, est un péché contre l'existence de l'humanité blanche et déchaînera un jour contre ce peuple tous les esprits vengeurs d'une génération qui aura reconnu dans la pollution des races le péché héréditaire de l'humanité. (p. 621.)

D'ailleurs, la France s'oppose au regroupement de la race allemande soucieuse de retrouver son unité nationale et un territoire adapté à son extension.

Ce territoire ne serait pas forcément identique à celui que limitaient les frontières de 1914. L'important est que s'établisse...

un rapport sain, viable et conforme aux lois naturelles entre le nombre et l'accroissement de la population, d'une part, et la valeur du territoire, d'autre part. (p. 640.)

Hitler ne pense pas que le sol nécessaire à la race allemande doive être cherché outre-mer et dans des colonies. Il l'aperçoit beaucoup plus près et spécialement vers l'Est, sur les terres des Slaves à conquérir. Ces annexions ne sauraient se faire sans un système d'alliances qui assureraient, fût-ce au prix de sacrifices, la complaisance de l'Angleterre et de l'Italie. Alors on pourra agir.

Autant nous sommes tous aujourd'hui convaincus de la nécessité d'un règlement de comptes avec la France, autant demeurerait-il inefficace pour nous, dans son ensemble, si nos buts de politique extérieure se bornaient à cela. On ne saurait l'interpréter que comme une couverture de nos arrières pour l'extension en Europe de notre habitat. (p. 651.)

Et cette action est la seule qui justifierait le sang à verser. Elle le justifierait devant Dieu…

pour autant que nous avons été mis sur cette terre pour y gagner notre pain quotidien au prix d'un perpétuel combat, en créatures à qui rien n'a été donné sans contre-partie, et qui ne devront leur situation de maîtres de la terre qu'à l'intelligence et au courage avec lesquels ils sauront la conquérir et la conserver. (p. 650.)

Cette action serait encore légitimée devant la postérité allemande…

... « pour autant que l'on ne versera pas le sang d'un seul citoyen allemand sans donner à l'Allemagne future des milliers de nouveaux citoyens.

Après avoir écouté tant de couplets nationalistes et tant d'affirmations péremptoires, il est nécessaire de se ressaisir et de conclure.

Toute la théorie ou, plus exactement, toute la suggestion qui est devenue si puissante outre-Rhin compte des éléments de succès qu'il n'est pas très difficile de dénombrer après coup.

Les misères et les difficultés de l'existence lui ont d'abord donné l'appui du désespoir collectif qui joue sa dernière carte.

Mais ce ressort négatif est loin d'être seul en cause. L’ingénieur français Georges Sorel, auquel il faut revenir pour lui emprunter les analyses et comme le démontage de la violence organisée, a longuement, jadis, expliqué le mécanisme psychologique des « mythes » évocateurs dont le racisme constitue aujourd'hui un exemplaire caractéristique.

Un idéal commun, concret, pressant, inspire les tenants de ce « mythe » ; une atmosphère de bataille exalte aussi les instincts guerriers contre un adversaire vivant, immédiat. Et, dans cette lutte, chacun doit avoir l'impression de jouer un rôle actif, d'être chargé d'une responsabilité personnelle. Moyennant quoi, la cause soulève les individus au delà de leurs routines et de leurs égoïsmes pour obtenir des sacrifices qu'aucun raisonnement n'eût produits.

Le « mythe », avec tous ses stimulants, avec sa confuse auréole, se profile actuellement sur l'horizon germanique pour y exercer son attraction sur les foules.

Un « mythe », le racisme ne l'est pas seulement, en ce premier sens, et pour sa force entraînante.

Il est aussi pour les aspects imprécis, aléatoires, que comporte la notion même et pour les postulats qu'il impose.

Le premier de ces axiomes est, nous l'avons vu, la supériorité native d'une race privilégiée Hitler a emprunté cette thèse à un Français, le comte de Gobineau, quitte à en contredire l'application. Car, d'après Gobineau, la race supérieure avait pour principaux représentants les peuples nordiques, tandis que l'Allemagne du dix-neuvième siècle était loin de pouvoir être exclusivement identifiée avec cette race germanique.

Hitler répète la leçon de ses devanciers d'outre-Rhin ; il reprend, après eux au bénéfice de son peuple, la théorie contrefaite de Gobineau. Il l'établit, sans une preuve, pour pivot de son système. Et il l'enfonce avec une obstination intransigeante où le primaire se manifeste, ainsi que nous le disions au début.

Mais lorsque cette théorie des races, au lieu d'appuyer des visées politiques et de s'envelopper dans des formules déclamatoires, est acculée à une discussion scientifique, elle trahit aussitôt sa faiblesse et s'évanouit aisément.

Si l'on prend, en effet, le mot race pour signifier la communauté d'origine, l'identité de certains traits transmis par le sang, il est assez vain d'y attacher la propriété exclusive d'un apanage intellectuel et moral.

Au point de vue politique et sociologique, l'idée de la race n'explique presque rien. (V. [Louis] Le Fur, Races, nationalités, États, [Paris, Félix Lacan, 1922,] p. 32)

Et, dans les ressemblances ou différences qu'il est loisible de remarquer entre les peuples,…

il s'agit bien moins d'une question de race que de l'intervention d'autres facteurs, d'ordre politique et social, nés au cours des siècles, sous la pression des circonstances, et lentement fixés en un peuple déterminé. De sorte que la race est plutôt un effet qu'une cause, [on l’a dit avec raison, elle du « sociologique répété et fixé »]. (Ibid., p. 33)

Si même on admet en théorie, comme bien réelle, une connexion mystérieuse entre les hérédités psychologique et physiologique dans une même race, la difficulté se retrouve pour tirer de cette donnée une conséquence pratique. Car, aujourd'hui, dans les régions européennes, ...

toutes les races sont profondément altérées par des mélanges et des croisements qui les brassent et les rebrassent, et ce phénomène est d'autant plus marqué qu'il s'agit de races plus civilisées (Ibid., p. 34)

Hitler croit échapper à cette objection en affirmant, nous l'avons vu, que « le trésor » ethnique demeure chez les Germains du Nord « dont le sang est resté sans mélange ».

Mais toutes ces fantaisies intéressées n'ont vraiment qu'une valeur politique. Nous rappelions qu'elles ont déjà beaucoup servi outre-Rhin. C'est seulement l'habileté, du nouveau chef d'avoir su rendre à ces clichés fort usagés toute leur force galvanisante.

Il est superflu de rappeler longuement que cette habileté est loin d'être toujours en règle avec la morale chrétienne. Cette divinisation de la race, avec les rites de son culte, la brutalité de ses haines et de ses gestes, procède d'un paganisme dont les dirigeants de l'Allemagne actuelle seraient les grands prêtres.

Ce n'est point qu'Hitler ait personnellement, pour ce rôle sacerdotal renouvelé de l'antique, un goût très prononcé. Jadis même, il a désavoué, dans son livre, à propos de certains souvenirs historiques, l'erreur des partis qui se faisaient persécuteurs du christianisme et assumaient un rôle religieux, fût-ce celui de réformateurs.

On ne doit pas mêler la religion à la lutte des partis politiques.

À cette sagesse relative, il faut peut-être assigner la modération des discours du Führer comparés aux diatribes antichrétiennes de certains parmi ses lieutenants.

Mais cette sagesse même est instable chez son titulaire, en raison du principe erroné qui en compromet l'équilibre. Visiblement, Hitler n'a jamais pénétré le sens de la foi surnaturelle. Si les prêtres catholiques, par exemple, lui semblent parfois excusables de se montrer trop tièdes dans l'amour de la race, les circonstances atténuantes qu'il admet à leur décharge dénoncent elles-mêmes son incompréhension. Car, en termes alambiqués qui ne lui sont pas habituels et trahissent ici une spéciale incompétence, Hitler explique comment le clergé manque de zèle raciste par suite d'un attachement à une « idée abstraite ». Et la pensée ne lui vient pas que cette « idée abstraite » pourrait constituer la raison d'être de l'Église catholique et tenir au dépôt de sa foi.

En fait, il en est ainsi. Le christianisme ne saurait admettre, sans se renier lui-même, qu'une valeur absolue soit accordée à l’intérêt terrestre d'un groupe ethnique, si providentiellement doué qu'on le suppose. Pour tout croyant, la première place dans la hiérarchie des valeurs sera toujours réservée à la destinée des âmes individuelles. Cette perspective commande, sans doute possible, des vues inconciliables avec celles des hitlériens. Ceux-ci ci estiment que l'État n'est que le serviteur d'une race privilégiée.

L'Église catholique reconnaît à cet État le soin d'organiser le milieu social où les citoyens trouvent une aide pour atteindre leur but ici-bas en préparant leur sort ultime. Elle oblige même ses fidèles à répondre aux requêtes légitimes du pouvoir civil, car il est juste qu'ils fournissent leur apport à ce bien commun » dont ils tirent avantage. Par cette consigne elle contredit les thèses de l'individualisme anarchique. Mais toujours elle placera la dignité de l'âme très au-dessus de la fierté de la race. Et le sang du Christ, qui a racheté ces âmes et leur confère une valeur sans prix, lui semblera toujours infiniment supérieur au sang dont on voudrait lui montrer les hautaines et absolues exigences.

Hitler se laissera-t-il entraîner par une logique païenne et« totalitaire » ? Poursuivra-t-il son « combat » sur ce terrain religieux dont une sagesse superficielle lui faisait naguère reconnaître les périls ? Il y apprendrait alors, et, sans doute, plus vite qu'ailleurs, que la violence au service d'un « mythe » ne saurait suppléer, de façon définitive, une énergie authentique contrôlée par la vérité.


Référence

R.P. Henri du Passage (s. j., 1874-1963), « Mon combat », in Études, 71e année, tome 219, avril-mai-juin 1934, p. 204-220. Disponible en ligne sur <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1137941/f205>, consultée le 1er mars 2020.

L'auteur de l'article cite Mon combat - Mein Kampf, de Adolf Hitler, traduction intégrale de Mein Kampf, par J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes , publié à Paris, aux Nouvelles Éditions latines en 1934.



On s'est beaucoup occupé d'Hitler en France. (…)

Ce n'est point du rôle politique et encore moins du geste extérieur, du personnage physique d'Adolf Hitler que nous nous proposons d'entretenir le lecteur dans les pages qui suivent. Elles négligeront l'homme pour ne s'attacher qu'à la doctrine. Dans cette doctrine même, elles laisseront de côté l'aspect social, économique et politique — celui qui jusqu'ici [1932] a le plus retenu les regards de l'étranger — pour ne s'attacher qu'à une face du racisme qui a moins attiré l'attention le côté religieux.

*
* *

Le national-socialisme a-t-il une doctrine en face du problème de notre destinée ? Peut-on parler de positions religieuses du racisme ? Les chefs du mouvement, et surtout ceux qui en sont les théoriciens, se sont chargés de répondre.

Ils ont défini la mystique et aussi la métaphysique du mouvement.

On sait le principe qu'ils placent à la base de tout : le Sang. Le Sang, entité mystérieuse et auguste, méconnue jusqu'ici par la plus incompréhensible des erreurs, devra être rétabli par les racistes dans sa dignité royale.

Il est à la base du concept de la nation où il reçoit le primat sur les composantes d'ordre politique ou culturel. L'idée de patrie est entièrement absorbée par l'idée de race. Le blond nordique est souverain. Il est le signe d'élection. Le malheureux qui ne le possède point et qu'une nature ingrate a condamné au poil noir doit se résigner à prendre rang parmi les êtres de seconde zone, les Untermenschen [sous-hommes]. La « nordification » de la race (Aufnordung), épuration biologique progressive et méthodique, ne doit plus laisser la place qu'au Germain pur. La participation aux mêmes éléments sanguins, la communauté dans la composition physiologique du plasma et de la fibrine [=protéine du plasma sanguin qui contribue à la formation du caillot, lors de la coagulation] est le seul lien national reconnu. La communauté du destin historique ne constitue qu'une contingence fortuite, sans force de contrainte morale, sans valeur agrégative profonde.

Exhaustif, le concept de la race est aussi normatif. À la nation conçue comme un absolu biologique soustrait à toute dépendance métaphysique, la vie humaine dans son ensemble devra être ordonnée. Tout relèvera d'elle : pensée, foi, morale. De principium nostri esse [principe de notre être], comme le voulait saint Thomas, la nation devient principium totius nostri esse [principe de tout notre être].

Les conséquences de cette religion du Sang sont d'une éclatante brutalité.

Par delà les superpositions du christianisme, le raciste tentera de ressaisir le germanisme primitif, le germanisme de la préhistoire dans toute son originelle pureté. Et c'est ici, dans l'aurore indécise de la forêt vierge germanique, que se dévoile la valeur de symbole de l'emblème raciste, la croix gammée.

Nous remontons à l'époque primitive du germanisme, encore embrumée de crépuscule (dämmerdunkle germanische Vorzeit)) et devant notre regard monte rayonnante, fulgurante dans son éternelle jeunesse, la roue du Soleil, la croix gammée, symbole de vie résurgescente (1).

L'éternelle puissance de vie, dont les peuples nordiques ont reconnu, il y a des milliers d'années, la nature spirituelle, se manifeste à nous, habitants de la terre, dans le soleil, choisi comme matérialisation visible du pouvoir divin. Le soleil (Balder) est le Fils de Dieu (Gottessohn). L'emblème du Dieu-Soleil, la croix en formé de roue, contient et enferme tous les secrets du devenir universel ; il nous restitue le Savoir ; il est la clé de la libération de l'homme, lui fait retrouver son moi divin (2).

Le christianisme n'a pas fait luire une aube nouvelle sur l'humanité ; il n'est qu'un pâle reflet dévié de l'idéal germanique primitif. Sa richesse morale n'est qu'une richesse d'emprunt. Ses valeurs profondes sont tirées de la seule source féconde : celle du germanisme préhistorique.

Ce n'est point le christianisme qui nous a donné une morale ; ses valeurs durables et réelles, c'est à l'âme germanique qu'il les doit. (Alfred Rosenberg).

Il faut remonter à l'origine, retrouver le type primitif recouvert, obscurci par les alluvions de l'histoire. Par beaucoup de côtés, le christianisme n'est que déformation de l'empreinte originelle. Entaché de servilisme judaïque, il représente, par sa doctrine de charité et d'humilité, le plus grave péril de décomposition pour l'idéal de dureté héroïque du Germain. L'Église s'est donné pour tâche, à travers tes siècles, d'insinuer dans le cœur indomptable de l'Allemandous le couvert des vertus chrétiennes de soumission, d'amour et de renoncement, l'énervante mollesse de la Syrie. Les poisons les plus dangereux sont ceux qui s'offrent sous l'étiquette de la générosité. Contre cette dégénérescence calculée, ce devra être l'œuvre d'un nouveau clergé, d'un clergé allemand, d'employer toutes ses forces. Belle tâche, de redressement, ou plus exactement de renversement des valeurs ! Libérer le visage de l'Allemagne du masque d'emprunt de la servilité orientale, lui rendre son ur libre de jadis, la ramener à la fontaine lustrale de ses origines.

Feder salue l'avènement d'une foi nouvelle, d'une foi dans laquelle le Germain trouvera enfin l'expression adéquate à son âme. Jusqu'ici, il a péniblement, avec de douloureux et inefficaces efforts, essayé d'adapter à ses traits un moule de dogmes étranger et déformant. Ne perdons pas l'espoir qu'un jour, une religion lui sera donnée, tenant compte, de sa structure morale spécifique.

Un jour, le peuple d'Allemagne trouvera une forme nouvelle pour son expérience de Dieu, ajustée aux exigences de son sang nordique.

Ce jour-là, se substituera à la Trinité venue de l'Orient, la Trinité allemande, « la Trinité du Sang, de la Foi et de l'État ».

Ce serait sans nul doute singulière simplification que d'imaginer tous les nazis disposés à suivre les théoriciens du mouvement jusqu'à ces conséquences extrêmes dans le paganisme. L'on scandaliserait le plus grand nombre d'entre eux en les mettant en demeure d'effacer de leur front le signe du baptême pour être dignes de la crois gammée. Chez les chefs mêmes d'un mouvement où tout est fermentation et confusion, il n'y a d'ailleurs aucune unité de vues. Et si nous venons d'entendre certaines voix faire l'apologie du paganisme d' Arminius, beaucoup d'autres prétendent rester fidèles au christianisme. « Nous inscrivons dans notre programme une déclaration officielle de christianisme positifs », c'est l'affirmation solennelle du parti raciste.

Comment, dans la pratique, se comporte ce « christianisme positif » (positive Christentum) ?

Il prend avec les articles fondamentaux de la foi les plus audacieuses liberté.

Et d'abord, il commence. par poser en principe le divorce obligatoire entre les deux parties des Écritures. Les Évangiles seront avec des réserves acceptés. L'Ancien Testament rejeté en bloc avec mépris. Dans son entier, ce dernier est infecté par le poison juif. On garde le Christ, on signifie à Yahvé son congé. Vouloir les concilier, ne serait-ce pas prétendre réconcilier deux irréductibles adversaires ? Car c'est ainsi que le racisme voit le Dieu de l'Ancienne loi et celui de la Nouvelle. Tout principe de continuité entre les deux parties de la Bible est brutalement déchiré, et le non veni solvere sed adimplere [je ne suis pas venu abolir mais accomplir] écarté sans plus de façon. En en intensifiant l'accent de haine, on reprend les vieilles attaques de Marcion contre l'Ancien Testament. Le livre de Harnack sur Marcion, considéré comme un précurseur et un libérateur, fait partie de la bibliothèque de fond du parti. Le Nouveau Testament, à son tour, n'échappe point au plus téméraire travail de révision. Pour être inoffensif aux yeux des racistes, il devra, lui aussi, être purgé de toute trace de poison oriental et juif. Tout ce qui pourra être considéré comme comportant une opposition avec l'esprit aryen, seul canon sans appel, devra être impitoyablement banni. Animés d'un zèle religieux d'épuration aryenne, les ciseaux racistes taillent dans les Écritures avec la plus déconcertante désinvolture. Ils en détachent, par exemple, sans hésitation les épîtres de saint Paul, suspectes d'infiltration orientale et considérées comme « une déformation juive du christianisme ». Et dans les Évangiles eux-mêmes, que retient-on ? Tout ce dont on peut faire un aliment pour la cause, tout ce dont on peut nourrir le culte de la race. En première ligne, les malédictions portées contre « la race de vipères ». Le raciste consent à reconnaître l'autorité du Christ, quand il pense pouvoir s'en faire un allié, l'annexer par une blasphématoire assimilation à ses haines de parti. Il salue en Jésus le premier Hitlérien quand il écrit :

Le Christ n'a-t-il pas brandi le fouet et parlé des Juifs comme des fils du démon et de la race de vipères ? (Robert Ley).

Au vrai, l'Évangile du Christ, pour trouver grâce devant l'évangile de la race, devra non seulement être libéré de la gangue juive, mais encore vidé de tout contenu dogmatique positif. Mutilé dans son caractère de prolongement et d'achèvement de l'Ancienne Loi, réduit à l'état de pâle schème moral sans valeur formelle d'obligation, le Christianisme ne survit plus que comme illustration historique de l'idéalisme dans lequel Jung voit le caractère profond de l'âme germanique.

On nous trouvera devant soi comme non-chrétiens chaque fois que l'on prétendra exiger de nous la reconnaissance d'une vérité une et seule valable, arrêtée et durcie en formules dogmatiques précises. Mais il est un second cas dans lequel nous devrons encore nous déclarer non-chrétiens, c'est à savoir si l'on nous demande de voir dans le Christianisme la continuation et l'achèvement d'un esprit dans lequel Jésus lui-même a dénoncé le plus formel adversaire de son esprit à lui. J'ai dit l'esprit juif. On nous a élevés dans une conception des rapports du christianisme et du judaïsme qui fait du premier la continuation et l'achèvement du second. Dogme en grande partie responsable de la catastrophe dans laquelle nous sommes aujourd'hui plongés (3) .

Nous ne serons pas surpris de voir le protestantisme libéral saluer un allié dans un esprit affichant avec une pareille netteté son hostilité résolue à tout concept dogmatique arrêté et son appartenance à une religion réduite à un idéalisme moral sans contours définis. Beaucoup de pasteurs, principalement dans la partie de l'Allemagne la plus soumise à la contagion raciste, celle qui se situe à l'est de l'Elbe (ligne-frontière plus essentielle que celle du Mein au point de vue. politique et psychologique), ont passé ouvertement dans les rangs de Hitler. Très ouvertement d'ailleurs, le racisme tendait la main et concluait le pacte.

Le nationalisme et l'esprit de la Confession d'Augsb[o]urg ne font qu'un. Mener au vingtième siècle toute la bataille autour de cette idée-là, voilà la tâche du national-socialisme (4) .

L'alliance entre le racisme et le protestantisme prenait corps pratiquement dans le projet d'une fusion entre les deux confessions, catholique et protestante, sous l'égide de l'esprit allemand. Dans l'unité maternelle de l'âme nationale, catholicisme et protestantisme devaient réconcilier leurs points de vue et devenir frères. Généreuses étreintes qui, d'ordinaire, ne vont point sans concessions ! On va voir de quel côté sont ces dernières dans la pensée raciste.

Quand nous parlons d'une Église nationale allemande, nous la voyons réalisée sous la forme d'une fusion (Verschmelzung) des deux Églises qui, jusqu'à présent, se partagent le sol allemand. Cette fusion devrait être l'œuvre de prêtres allemands. Elle a pour condition l'arrachement au centralisme romain, à l'esprit international et à l'Ancien Testament, toutes choses spécifiquement juives (Diese wesentlich jüdische Dinge).

Voilà qui est très net. Et d'ailleurs (nous aurons à revenir là-dessus), la netteté, disons la crudité des formules, est un mérite qu'on ne peut sans déloyauté contester aux apôtres du racisme. Dès que l'on veut proscrire quelque chose ou quelqu'un, une idée ou un adversaire, bien vite on épingle dessus, comme marque d'infamie publique, l'estampille juive et voilà la mise hors la loi définitive, qu'il s'agisse de Rome, d'Israël ou de Locarno. Quelles expéditives méthodes de classement ! Et comme devient facile le triage de l'univers !

C'est sur le plan scolaire que la fusion rêvée entre les deux confessions religieuses doit, selon les racistes, entrer le plus immédiatement dans la phase des réalisations pratiques. Pour les théoriciens du national-socialisme, l'école confessionnelle a fait son temps. Le monopole de l'enseignement sera établi sous le contrôle de l'État souverain, « la plus haute instance humaine ».

Oui ! Nous combattons, nous autres nationaux-socialistes, l'école confessionnelle. Nous sommes en même temps pour l'introduction de l'école mixte. En matière scolaire, nous ne reconnaissons pas l'autorité des évêques. Ce que nous voulons, c'est l'école allemande (5).

Le prêtre « allemand », l'école « allemande », la foi et la métaphysique « allemandes » (deutschgläubige Weltanschauungsverbände [les associations idéologiques de religion allemande]), la morale « allemande (das germanische Sittlichkeit u[nd] Moralgefühl [la moralité et le sentiment moral germanique]) et enfin, au sommet, le dieu « allemand » (wir glauben an den deutschen Gott [nous croyons au dieu allemand]), elle est éloquente cette inlassable répétition de l'adjectif « allemand » ! C'est du qualificatif national que toutes les valeurs humaines ou divines reçoivent leur autorité. Le germanisme s'annexe tous les domaines naturels et surnaturels. Il est l'investiture universelle en dehors de laquelle rien ne vaut.

La sympathie du racisme pour le protestantisme n'est pas seulement faite d'une adhésion commune à un christianisme libéré de toute armature dogmatique et réduit à un vague idéalisme moral. Elle repose sur quelque chose de beaucoup plus concret un vigoureux anticatholicisme. Les haines communes sont un solide ciment.

Le national-socialisme juge l'Église catholique romaine d'une façon sommaire et sans appel. Un simplisme énergique est, nous le savons, la marque des positions du parti. L'Église catholique romaine, en sa qualité d'Internationale noire (schwarze Internationale [Internationale noire]), constitue un évident péril pour l'âme allemande. Entre elle et le germanisme il y a inconciliabilité de principe. Tout accommodement ne peut être acheté qu'au prix d'un abandon des valeurs germaniques essentielles. Les concessions et les glissements seront payés par une décomposition du mouvement raciste.

Avec une infatigable vigilance» le comte Reventlow, gardien de la pure doctrine, met en garde dans sa feuille, der Reichswart, contre des faiblesses généreuses dont l'Hitlérisme aurait à se repentir.

Hitler ne peut faire sa paix avec Rome qu'à la condition de laisser tomber son programme en déliquescence ou de ne plus le prendre vraiment au sérieux. (23 février 1925)

Une paix avec Rome représente une rupture absolue, essentielle et intolérable avec l'idée nationale-socialiste. (17 janvier 1931)

Le même organe a mené une vigoureuse campagne contre l'attitude pastorale du cardinal Bertram dans la question du racisme. L'adresse du cardinal de Breslau aux catholiques apparaît au comte Reventlow comme un appel à la guerre sainte, la « levée d'une croisade contre l'Église allemande ». De son côté, le Völkischer Beobachter, l'organe officiel du parti, écrit :

Nous refusons tout droit à l'existence à une doctrine qui prétend substituer ce qu'elle dénomme universalité à la discipline nationale et à la morale de la race. (29 novembre 1929)

Cet anticatholicisme, déjà violent sur le plan doctrinal, devient massif sur le plan des faits. La passion antiromaine (antirömischer Affekt), si justement dénoncée par Karl Schmitt comme l'une des tares profondes de beaucoup d'esprits en Allemagne, prend les couleurs d'un anticléricalisme virulent. Le Journal de l'Université de Greifswald écrit, dans son numéro d'avril 1930 à propos du mouvement de protestation catholique contre le national-socialisme :

Le cardinal Faulhaber dénonce le nationalisme comme l'hérésie du vingtième siècle. Fort bien. De cette hérésie-là, c'est le devoir absolu de nos jeunes, décidés à la lutte,de se faire les servants.

L'Ordre de Loyola, l'Ordre des soldats du Pape nous devions en bonne logique nous y attendre a l'honneur d'être la bête noire des hitlériens. Dans un article intitulé « Nous et les Jésuites », le comte Reventlow, déjà nommé, écrit :

La Compagnie de Jésus, par ses idées directrices comme par sa conduite historique au cours des siècles, est l'ennemie mortelle de l'idée allemande, de l'idée nationale.

Cependant, la haine anticatholique, fouettée par les condamnations de l'Épiscopat, obligée de faire front, de se défendre, corse son vocabulaire et prend des accents véritablement rabiques :

Ces vérités-là, il faudra les graver à coups de marteau sur les crânes des tonsurés et aussi sur les crânes rasés de ceux qui prétendent se donner comme penseurs (6).

On voit que la feuille raciste est impartiale dans ses haines distributives et n'est pas plus généreuse de faveurs envers le clergé séculier qu'envers le régulier. « Crânes tonsurés » et « crânes rasés » pour user de son langage concret et délicat sont enveloppés dans le même verdict (7).

Le vrai moyen de faire payer au clergé catholique l'intolérable audace de son opposition au racisme, sera de le priver de subsides, de lui couper les vivres. C'est au ventre qu'il faut frapper l'adversaire. Donc, plus de soutien aux caisses catholiques. Aux condamnations de l'ordinaire ecclésiastique, le racisme répond par l'arme qu'il croit la plus sensible et la plus propre à réduire l'adversaire la grève du porteimonnaie.

Plus un pfennig pour les œuvres de charité, les œuvres de jeunesse, les associations de jeunes filles, les syndicats d'apprentissage catholiques (8).

II n'est que temps de faire sentir aux curés à grosse bedaine la pointe qui leur sera sensible d'une diminution de traitement. Toute leur tâche se réduit à bêler comme des boucs du haut des chaires (9).

L'anticléricalisme nazi prend quelquefois des formes si hautes en couleur qu'il atteint le meilleur comique. Dans une réunion publique tenue à Rheidt, près Bonn, le 7 décembre 1930, le chef de section raciste local, dans un juvénile mouvement d'exaltation oratoire, n'hésite pas à affirmer qu'aucune autorité catholique ne sera de taille à lui interdire le duel, et que le premier curé catholique qui en aurait la prétention, il le provoquera publiquement et le traînera de force sur le terrain, sans égard à son caractère ecclésiastique. Aucun moyen d'intimidation n'est négligé par le parti : lettres de menaces, barbouillages nocturnes des demeures des prêtres les plus visés, au moyen de gigantesques croix gammées qui, retrouvées au matin, seront saluées comme une spirituelle mise au pilori.

Ce n'est pas seulement au catholicisme romain que s'oppose la doctrine hitlérienne, c'est du christianisme tout court que le sépare, par un abîme, un de ses articles essentiels, le culte de la dureté. À l'Évangile de l'amour, le racisme oppose l'évangile de la dureté. Hitler l'a très nettement formulé au cours de sa conversation avec Otto Strasser (21 mai 1930) restée une date et un document

Ce que nous visons, c'est une sélection basée sur la nouvelle couche dominante, sur la classe des maîtres (Herrenschicht). Cette nouvelle classe, inaccessible à la morale de la pitié (Mitleidsmoral), saura qu'elle tient de sa qualité même de race supérieure le droit de commander, et que ce droit de domination sur les masses doit être maintenu et assuré.

On reconnaît sans peine le vocabulaire nietzschéen. En passant sur le plan de l'action raciste, la doctrine de la « Morale des Maîtres » subit une énergique vulgarisation. À l'occasion, elle prendra des formes visuelles d'une grande simplicité qui la rendent accessible aux foules. La division de la masse humaine en deux classes les chefs, les conducteurs, les « nobles » d'un côté, de l'autre le pecus [le troupeau], la race des serfs a trouvé naguère une curieuse illustration dans une affiche placardée sur les murs de plusieurs grandes villes d'Allemagne par les soins des hitlériens. Dans sa disposition matérielle, l'affiche reproduisait la distribution même du monde selon la conception raciste dans la partie du haut, le surhomme (Uebermensch) Strasser, Hitler, von Epp, etc. ; dans la partie inférieure, le sous-homme (Untermensch) Stegerwald, Bernhard, Grzesinski, etc. Entre ces deux humanités, un trait épais, irrévocable, définitif, excluant toute communication.

Nous venons d'entendre Hitler proclamer son mépris pour la morale de la pitié. De la même conception découlera logiquement son hostilité coupante à l'endroit des œuvres de philanthropie vouées à l'amélioration du sort des déshérités. Asiles, crèches, instituts de redressement intellectuel et moral pour l'enfance déficiente lui apparaissent comme autant de conservatoires de déchets. Il y voit un péril pour la race. Une Allemagne forte ne peut, selon l'antique doctrine de Sparte, être obtenue que par une impitoyable sélection. Il faut tailler dans le vif. Le droit à la vie prend rang parmi les larmoyantes et dangereuses absurdités inventées par les humanitaires, les démocrates, les apôtres de la faiblesse. Le droit à la mort, voilà le seul droit qui pourra être reconnu aux débiles condamnés par la loi de la sélection.

Si, sur un million d'enfants nés tous les ans, l'Allemagne consentait à supprimer 700 000 ou 800 000 des plus faibles écrit carrément le journal raciste Der niedersächsische Beobachter, en 1929, n° 34 le résultat final serait une augmentation de forces.

Les mêmes principes guident Adolf Hitler quand il s'élève contre les œuvres de missions étrangères. Au lieu de coloniser et de christianiser au fond des savanes des négrillons rebelles qui n'ont pas demandé les douteux bienfaits de notre culture, et auxquels, en guise de cadeau, on apporte, en même temps que de pieuses bénédictions, tous les germes de dégénérescence biologique de nos vieux mondes, les prêtres feraient bien mieux de s'occuper de forger à l'Allemagne des cœurs racistes et des corps vigoureux.

Pendant que nos peuples européens se désagrègent dans la pire lèpre physique et morale, nos dévots missionnaires ne pensent avoir rien de mieux à faire que de se rendre dans l'Afrique Centrale pour y fonder des missions de noirs, en attendant que notre haute culture ait là-bas aussi porté ses fruits, en faisant d'une race primitive, mais saine, une race de bâtards et de pourris (eine faulige Bastardenbrut).

Une révision des valeurs, des canons jusqu'ici respectés, s'impose. Les forces obscures du Sang devront désormais être rétablies dans la dignité qui leur revient de droit. Devant les affirmations de la personne morale, si orgueilleuse de sa supériorité, ce sont les puissances sourdes de l'inconscient qui, désormais, devront avoir le pas comme seules vraiment génératrices. Le « moral » devra s’effacer devant l’« élémentaire » (das Elementare vor das Moralische).

L'image du Christ, apologie de la vertu rédemptrice de la douleur, incarnation de la souffrance acceptée, est pour le peuple une leçon de faiblesse. Elle devra désormais être soustraite au regard de la foule. Plus de crucifix au-dessus des lits d'enfants, plus de calvaires au carrefour des routes. Les prières se feront devant les tombes des héros de la guerre, vrais autels d'un cœur allemand. (Rosenberg, der Mythus des 20ten Jahrhunderts [Le mythe du 20e siècle])

Cette révision des critères devra se faire avec un emportement joyeux dans la démolition, une gaîté dionysiaque d'iconoclastes. Détruire, c'est encore fonder, et on ne fonde que dans la joie.

Nous n'atteindrons notre but écrit Göbbels, dans son tract, Die zweite Revolution qu'autant que nous aurons assez de courage pour déchiqueter et faire voler en pièces, au milieu d'éclats de rire, tout ce qui jusqu'ici nous a été sacré en fait de tradition, d'éducation, d'amitié, d'amour humain.

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Arrêtons-nous un instant. Nous avons beaucoup cité mais peut-être ces abondantes citations n'ont-elles pas été inutiles. Il était bon de laisser aux affirmations racistes leur accent.

Notre objet était de mettre sous les yeux du lecteur un certain nombre de pièces à conviction. Il nous semble que des témoignages produits (nous n'avons vraiment eu que l'embarras du choix) se déduit d'elle-même l’inconciliabilité radicale de la doctrine raciste avec la doctrine non seulement catholique, mais chrétienne.

Cette inconciliabilité doctrinale ne se traduit pas, sur le plan des faits, par un divorce pratique. Et c'est ici que commence l'énigme.

Tout, après ce que nous savons de la mentalité raciste (nostalgie du paganisme, irrespect des Écritures, culte de la dureté, anticléricalisme débridé), tout nous mettait en droit, semble-t-il, d'attendre des catholiques allemands une réaction unanime de réprobation.

Or, ce n'est pas le spectacle en face duquel nous nous trouvons. Nous assistons, tout au contraire, au paradoxe d'une fraction catholique (la plus précieuse, la jeunesse, et, dans cette jeunesse, la part la plus précieuse encore, l'élite intellectuelle) glissant continûment, irrésistiblement vers l'Hitlérisme.

Et c'est ce paradoxe qu'il faut tenter d'expliquer ou à tout le moins de comprendre.

D'abord, la constatation du fait. Aucun doute n'est permis, une cruelle et régulière hémorragie vide les rangs de la jeunesse universitaire catholique pour grossir ceux de la jeunesse hitlérienne. Ce sont trop souvent les meilleurs éléments, les plus fiers, les plus généreux, qui se détachent du noyau catholique et passent à Hitler, nous allions écrire passent à l'ennemi. Les citations qui précèdent justifient, hélas la première expression venue spontanément sous la plume. J'ai cité ailleurs (11) le témoignage mélancolique d'un éminent éducateur religieux, me disant récemment à Berlin :« Nous perdons nos meilleurs sujets. »

Quelles raisons donner d'un phénomène déconcertant ?

D'abord, l'habileté manœuvrière des dirigeants racistes. Thomas Mennicken-Holley l'a décelée avec beaucoup de sagacité (12). Les racistes, nous explique-t-il, ont parfaitement vu que les convictions religieuses données au collège et dans la famille étaient chez les jeunes catholiques trop profondément ancrées pour être heurtées de front. Ils ont jugé plus expédient de tourner le mur que de le renverser. Comment ?

D'abord, au moyen d'une vague phraséologie religieuse, susceptible de donner le change à des esprits encore peu formés. Le racisme a constamment le mot Dieu à la bouche. Les champions de l'idée nationale sont les « délégués de Dieu sur terre » (Gottgesandtheit, göttliche Mission). L'Aryen est le type humain choisi de Dieu.

Les nationaux-socialistes sont les évangélistes du monde moderne. Ils apportent la parole de vérité à un monde en décomposition. La conscience d'une mission apostolique éclate naïvement dans la gravité avec laquelle le mot « nous » est mis en tête de tant de phrases. « Nous, des impies ? Nous sommes des apôtres et souvent des martyrs quand les communistes déchargent sur nous leurs revolvers. »

Se rattachent à l'habileté tactique du parti les atténuations sournoises que les théoriciens n'hésitent pas à faire subir aux plus brutalement agressives de leurs déclarations. Une critique des textes donne ici des renseignements intéressants. Nous voyons sur pièce le travail des ciseaux. D'une édition à l'autre, la teneur des déclarations officielles est modifiée, toujours dans le sens de la prudence. Le mot d'ordre est évident ne pas cabrer les consciences catholiques ombrageuses.

Mission d'apostolat, avons-nous dit. Voilà de quoi tenter de jeunes cœurs fiers et purs. Il s'agit de purger l'Allemagne des miasmes pestilentiels qui l'asphyxient, du venin judéomarxiste en tête. « La peste juive », « la peste du monde » (marxistische jüdische Weltpest [peste mondiale juive marxiste] ; nous citerons textuellement les formules les plus usuelles), déferle sur l'Allemagne dont elle énerve les énergies. La bête immonde a d'innombrables visages : usure dans le commerce, vénalité au Parlement, lubricité au cinéma et au théâtre, bolchevisme social et artistique. Il faut appliquer le fouet sur le mufle obscène partout où il se montre. Il faut arracher la presse au rédacteur d'Israël, la scène à la régie hébraïque. Le judaïsme, c'est le poison spécifique de l'Allemagne. Il contient un principe de stérilité et de mort (schöpferisshe Unfruchtbarkeit [Stérilité créative]). Plus de pornographie internationale, plus de vaudevilles parisiens et pourris. Revenons aux vraies sources allemandes, à [Ludwig] Anzengruber, [Ernst von] Wildenbruch, Eberhard König, au drame décrété « pompier » par les chapelles juives d'avant-garde. Plutôt le vieux jeu que le pervers. Vive le Kitsch (genre suranné et démodé) de nos grand'mères ! Nettoyons l'Allemagne de toutes les dégénérescences que veulent nous imposer l'Asie et la mode : la musique invertébrée et atonale, le mobilier esthète, l'architecture des toits plats de certains quartiers de Francfort qui fait penser à des « villages d'Orient » (orientalische Dörfer). Secouons les snobismes morbides et retrouvons notre sang.

Appel à la pureté du Gemüt [esprit, âme, tempérament] germanique primitif. Appel aussi à la virilité. L'internationale juive corrompt l'Allemand et en même temps elle l'émascule. Elle fait baiser à l'esclave ses chaînes. Opprimé par le Français qui le tient à la gorge, l'Allemand doit retrouver la flamme des guerres de libération, le cœur des Scharnhorst [Gerhard David Johann von], des Gneisenau [August Neidhardt von], du Turnvater Jahn [Friedrich Ludwig Jahn, père de la gymnastique], le goût voluptueux de la mort héroïque d'Hölderlin, l'adolescent allemand. Il faut refaire à l'Allemand, anémié par dix ans de corruption républicaine, une volonté. C'est l'absence de volonté qui a été la cause de l'effondrement national. Le pays n'a pas été vaincu militairement, mais moralement (nicht Mangel an Waffen, sondern an Willen). Point de volonté sans aguerrissement physique. Il faut redonner à l'Allemagne des muscles, des corps durs. Dans la hiérarchie des valeurs de l'éducation nationale, la boxe passera officiellement avant la littérature et la philosophie. Le modèle de la cité est Sparte, non Athènes. Les jeux de l'esprit sont secondaires. L'esprit même est un luxe. Un pays vaut par son dynamisme animal. L'action prime la parole, et c'est pour cela que l'Hitlérien abhorrera le parlementarisme, le régime des bavards et des lanterniers verbaux (wo nur geschwatzt u[nd] gefackelt wird [où il n’y a que bavardage et perte de temps]) et aussi le régime abstrait, vidé d'humanité directe, où les listes électorales remplacent les silhouettes de chefs, où des programmes en papier remplacent le sang. Du muscle au moral et au physique (stählerne Nerven [nerfs d’acier]). L'Herrenmensch [l’homme seigneur] est maître. Aucune pitié pour « les faibles et les impuissants » (Nichtskönner u[nd] Schwächlinge). Les larmes n'ont aucun droit.

Dans un État aussi ferme, la femme ne doit pas s'attendre à un traitement de faveur. Elle est étroitement reléguée dans son double domaine propre : le ménage, la maternité. On ne lui demande point un cerveau, mais des mains expertes aux besognes domestiques et des flancs généreux capables de donner beaucoup de mâles au parti national. Noble mission dont elle aurait mauvaise grâce à se plaindre. Elle perd tout droit à la considération, se raye elle-même de l'humanité, si le malheur veut qu'elle soit stérile. Servante soumise de l'alcôve et de la cuisine, elle n'a droit qu'à la dignité ancillaire (die Frau muss wieder Magd u[nd] Dienerin werden [la femme doit redevenir une domestique et une servante]).

À l'homme l'appareil du guerrier dans la Cité : l'uniforme, la culotte courte, les bottes, le képi, les buffleteries. Pour lui les étendards, les cuivres et les tambours. Une atmosphère martiale le précède, l'enveloppe, le porte.

Prestiges auxquels aucune jeunesse n'est sourde, pas plus la catholique que les autres.

D'autres facteurs puissants entrent dans la force de contagion dont dispose l'Hitlérisme auprès des cœurs jeunes. Hitler a tout de suite vu que les vrais leviers de commande sur la jeunesse sont les valeurs de sensibilité et non les valeurs d'intelligence. Toute son action est délibérément d'ordre émotionnel. La logique dans le raisonnement, la valeur intrinsèque de l'argumentation sont secondaires. Le résultat que doit viser l'orateur de réunion publique (qui, bien plus que l'écrivain ciselant des phrases devant sa table, est, par son contact immédiat, physique avec la foule, l'agent de choix de pénétration de la doctrine), ce n'est pas l'adhésion de l'esprit, c'est la colère qui fait gonfler les veines et serrer les poings. La faculté raisonnante, l'intelligence pure, « ce qu'on appelle l'intelligence » (der sogenannte Verstand : l’expression est dans son mépris sommaire révélatrice !) doit être reléguée parmi les moyens d'action inférieurs. L'intelligence a la clarté, elle ne possède pas la chaleur, et c'est d'échauffer qu'il s'agit et non de convaincre.

À cette action élective sur la sensibilité des masses, et particulièrement des masses jeunes, doit être rattachée la simplicité voulue des moyens de propagande. La propagande raciste est surtout visuelle. C'est par l'œil, par le cinéma, par la couleur, par la dimension des affiches qu'on atteint le peuple. Hitler est un maître en propagande massive. Il s'est lui-même donné le nom de « Trommler » (l’homme au tambour, à la grosse caisse), et il a formulé magistralement les articles cardinaux du catéchisme de l'action sur les foules.

Premier article. Le chef devra substituer à son optique d'homme cultivé l'optique de la masse. Toute une rééducation de la vision, dans le sens de la simplicité, est à la base de l'action efficace. « Voir avec les yeux de la masse, c'est tout le secret de la propagande fructueuse. »

Deuxième article lié au premier. Ne pas trop demander au public, et surtout ne pas lui demander d'effort cérébral. Vouloir élever son public, c'est se résigner à perdre le contact avec lui. C'est s'ajuster à sa bêtise qu'il faut. Les conseils de Hitler ressemblent à ceux qu'un humoriste donnait au conférencier : fixer l’œil de l'auditeur du premier rang qui parait le plus pauvre intellectuellement, le plus atone au point de vue de l'attention, et puis s'en emparer, ne pas le lâcher, s'imposer à lui.

Toute bonne propagande enseigne formellement le maître doit strictement régler son niveau intellectuel sur la capacité d'absorption de l'élément le plus borné de son public. Il suivra de là que plus large est la masse à laquelle s'adresse l'orateur, plus le niveau de pensée devra être bas.

Il faut viser l'effet massif. Une propagande électorale doit être une « avalanche » (Lawine).

À la simplicité puissante de la propagande répond la simplicité des solutions. Les réponses à toutes les difficultés politiques ou sociales sont vigoureuses et sommaires. Définitives, ne laissant place à aucun résidu d'inquiétude ou de doute, elles donnent aux esprits jeunes dans lesquels elles se plantent comme des balles dans une cible en bois tendre, une sorte de satisfaction physique.

La forme du gouvernement ? : « Assez de parlementarisme » (Schluss mit dem Parlamentarismus).
La République est « un asile de débauchés, de bandits, de profiteurs » (Freistatt von Prassern, Gaunern u[nd] Schiebern).

La France? : « Un abcès au flanc de l'Europe » (Pestbeule am Leib Europas). On ne ménage pas un abcès, on le vide au bistouri.

La question sociale ? : « Assommons les usuriers. Supprimons l'intérêt, cette mise en servage. Chassons les Juifs » (Schlagt die Wucherer tot ! Brecht die Zinsknechtschaft ! Schmeisst die Juden raus !)

La crise économique ? : « Nous voulons la liberté et du pain et du travail pour tous » (Freiheit u[nd] Brot ! Arbeit für alle !)

Sur chaque problème le disciple de Strasser et de Hitler colle une étiquette toute prête, comme un emplâtre sur une plaie. Armé de ce bagage décisif et léger, il va à la conquête du monde. Ces formules-talismans lui ont donné la clé de l'univers.

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« Messianisme diffus (13), patriotisme exalté, un certain degré le générosité (chez le disciple sinon chez le maître), propreté morale et netteté de regard, appel à la sensibilité et dédain de l'intelligence, simplisme extrême : avons-nous réussi à fixer quelques-unes des raisons qui devaient faire de l'Hitlérisme un aimant pour la jeunesse ? La jeunesse catholique, elle aussi, devait se trouver prise dans le champ magnétique.

Elle n'a pas tout entière succombé. Nous devons le respect à ceux de ses éléments qui se sont arrachés à l'aimantation, aux enfants qui n'ont pas suivi la ronde du preneur de rats de Hameln (pour nous servir de l'image frappante d'un éminent religieux, le R. P. Muckermann).

Mais beaucoup ont cédé. Ils ont cédé sans d'ailleurs pouvoir se masquer le péril, sans pouvoir se dissimuler que l'évangile de Hitler n'était pas l'Évangile du Christ et que, sur bien des points, il en représentait la négation. Trop patentes étaient les déviations, trop criants les blasphèmes, toutes les pages qui précèdent l'ont montré pour qu'ils pussent tout à fait s'aveugler. Mais ils ont essayé de faire taire en eux les voix qui leur montraient le danger, en tentant de leur opposer les côtés de noblesse du racisme, la lutte pour l'assainissement de la rue, la campagne contre l'immoralité juive et socialiste. Ils ont cru à l'avènement d'une grande vague de pureté. Ils ont cru à la Haine sainte, oubliant que tôt ou tard toute haine sépare du Christ. À l'école des racistes, ils ont perdu le respect de l'Église. Les décombres ont été immenses.

L'inexpérience de leur âge leur masquait les médiocres titres de leurs chefs. Leurs théologiens et leurs moralistes étaient un pharmacien (Strasser), des ingénieurs (Richard Jung, Gottfried Feder), un architecte (Alfred Rosenberg), un chimiste (Robert Ley), un peintre-décorateur (Adolf Hitler). Les hommes qui les enflammaient pour les guerres de libération n'avaient pas eux-mêmes été au feu : ni Frick, ni Reventlow, ni Göbbels, ni Rosenberg. Les chefs qui leur prêchaient le terrorisme des élites (Terror der Elite) et la doctrine du « poing de fer asséné sur la nuque » des bourgeois récalcitrants (die eiserne Faust ins Genick) n'avaient pas été en danger.

Surtout, surtout ils croyaient que l'alliance du Centre et du Socialisme, l'alliance du rouge et du noir menait leur pays tout droit aux abîmes. La patience, la prudence et aussi la tolérance d'un Brüning, pâles vertus pour des yeux de vingt ans ! Suivre les évêques, c'était trahir l'Allemagne. Le dilemme entre le Pays et la Foi, le piège des plus nobles. La partie était trop inégale. Entre la voix des Pasteurs catholiques et les tambours de Hitler; le choix, pour des cœurs d'adolescents, dans un pays déchiré et souffrant, le choix était fait d'avance. Encore une fois, saluons, dans les rang. de la jeunesse catholique, la petite élite qui est restée ferme sur ses positions. Autant que de sa lucidité, elle a donné là mesure de la virilité de sa foi.

Notes

(1) Programme du national-socialisme et fondements de sa doctrine, par Gottfried Feder, 9e édition, 1930.

(2) Völkischer Beobachter, 4-5 mai 1930.

(3) Völkischer Beobachter, 23 juin 1923. Déclaration officielle de Georg Schott.

(4) Sächsischer Beobachter, à l'occasion du quatre centième anniversaire de la Confession d'Augsb[o]urg.

(5) Discours du délégué national-socialiste Joseph Grohé, 14 déc[embre] 1930, Cologne.

(6) (Völkischer Beobachter, 12 juin 1930).

(7) La violence du vocabulaire raciste est bien connue. Nous ne résistons cependant pas à en donner encore un échantillon choisi. En plein Landtag badois, le député raciste Prof. Kraft (le nom est heureux ! [Kraft veut dire « force ») s'adresse à son collègue Leers : « Je vous donne le choix de votre mort. Voulez-vous être fusillé ou pendu, ou préférez-vous l'égorgement rituel dans toutes les formes mosaïque ? »

(8) Der Führer, 15 octobre 1930.

(9) Discours du raciste Frielingsdorf dans une réunion publique du 8 novembre 1930, à Spich, près Borin.

(10) Hitler, Mein Kampf.

(11) Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1932.

(12) Kölnische Volkszeitung, 31 août 1930.

(13) Vollzieher ewiger Gesetze der göttlichen Weltordnung [Exécuteur des lois éternelles de l'ordre mondial divin] (Ley)

Référence

Robert d’Harcourt, « L’Hitlérisme et la jeunesse catholique allemande », in Études, 69e année, tome 212, 20 juillet 1932, p. 144-162. Disponible en ligne sur <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k113787t/f145.item>, consulté le 5 mars 2020.