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vendredi 23 mars 2012

Les conditions de l'occupation de la Régence d'Alger, selon A. Dupin, 1834


Suite au rapport d'enquête nommée par le Roi le 7 juillet 1833, on discute, à la Chambre des Députés, de ses conclusions, et de la nécessité de poursuivre la colonisation en Afrique du Nord. Le député de centre gauche André Dupin, dit Dupin-aîné,  donne ici son opinion sur les conditions de l'occupation française d'Alger, opinion aussitôt contredite par celle du maréchal Bertrand, comte Clausel, ex- et futur commandant en chef de l'armée d'Afrique, ex- et futur gouverneur général d'Alger.




Chambre des Députés.

                                                   Séance du mardi 29 avril 1834.


M. DUPIN : (…) J'examine ce qu'on a fait en Afrique. Notre expédition a été brillante, la conduite de notre marine dans le débarquement, la conduite de nos troupes dans l'assaut, et la prise d’Alger font également honneur à nos armées de terre, et de mer et aux merveilleux accord qui a régné entre nos marins et nos soldats. Car c'est encore là une affaire de parti, d'appeler cela l'œuvre de la Restauration. C'est du même ton que les flatteries qui, sous Louis XIV, rapportaient au grand Roi, resté à Paris, tout l' honneur des victoires remportées par ses maréchaux. C'est à la France, c'est à l’armée française qu'il faut attribuer ce qu'a d’honorable et de glorieux la prise d’Alger. (Marques universelles d'adhésion. )

Quelle a été notre conduite avec les indigènes  ? Messieurs, chez toute espèce de peuple, mais surtout chez les peuples avec lesquels on n’est pas en intime relation, la différence de religion est ce qui sépare plus profondément les hommes, ce qui oppose le plus d’obstacles, soit à la conquête, soit à la fusion, soit à l’incorporation des peuples, soit à la réunion des hommes.

Ce sentiment, Messieurs, devait être beaucoup plus vif chez les Maures que chez aucun autre peuple, car il ne s’agit pas seulement d’une différence abstraite de religion, de Dieu, de culte. Chez les Maures, la différence de religion se lie à tous les souvenirs de leur nationalité. Quand ils furent expulsés d’Espagne, c’est au nom de la religion catholique que les Maures furent chassés, exterminés, car ceux qui voulurent y rester, en abjurant leur foi, purent y rester.

Nous sommes des chrétiens : à ce titre, il devait il avoir de vives préventions contre nous chez les Maures. Si ces préventions avaient été ménagées avec soin, si l’on avait tout fait pour les dissiper, peut-être auraient-elles été diminuées devant l’évidence des faits ; mais si, au contraire, ces faits sont venus confirmer leurs appréhensions, ces sentiments non seulement ont dû devenir plus vifs, mais être renforcés par la puissance des souvenirs. Alors rien n’a été plus défavorable que notre situation.

Eh bien ! il résulte des faits, qu’on a pas respecté les mosquées, qu’on a insulté les tombeaux  ! La manière dont on s’est placé dans l’intérieur des familles a choqué les mœurs intérieures, et achevé de les aliéner ; elle a opéré une profonde antipathie entre les conquérants et les capitulés.

Après ce premier intérêt de tous, celui de la religion, vient l’intérêt de la propriété. A-t-on respecté les propriétés ou publiques ou privées  ? Non, Messieurs ; et ce ne sont pas seulement des spéculateurs ; mais, il faut le dire, des fonctionnaires publics de l’ordre civil comme de l’ordre militaire, et quelquefois du rang le plus élevé, qui ont déshonoré leur double caractère, en se livrant à des spéculations qu’ils auraient dû s’interdire. (Sensations diverses.)

Le domaine public ne reposerait pas sur des actes aussi explicites que chez nous; l'écriture pour les titres y est presque inconnue, la propriété repose en ce pays sur la foi testimoniale. Le gouvernement ancien d'Alger, qui, d'ailleurs, n'était plus là, n'avait pas intérêt à empêcher l'usurpation du domaine public ; chacun a cherché plus ou moins à en dissimuler l'origine. Ce n'est pas tout. Dans le désir d'avoir au moins un vendeur pour se créer un simulacre de titre, on cherchait un indigène, un habitant du pays qui voulût effrontément s'en dire propriétaire et consentir la vente. Il n'en fallait pas davantage pour se mettre en possession de la chose ainsi vendue. (Sensation.)

À l'égard des propriétés privées, on s'en est emparé aussi ou violemment, ou à l'aide de dols ou subterfuges, en faisant entrevoir aux propriétaires qu'ils étaient bien heureux d'en trouver un prix médiocre, parce que tôt ou tard elles leur seraient enlevées. Ainsi, l'on blessait d'avance un sentiment qui est profondément enraciné dans les âmes, le sentiment de la propriété.

Il y a eu des dévastations dont il faut bien rendre compte, parce qu'elles rendent plus difficile l'application des remèdes qu'on voudrait plus tard apporter a tant de maux en essayant de coloniser le pays.

Qu'est-ce qui aide le plus la colonisation dans un pays ? Ce sont les forêts qui fournissent les bois de construction et qui facilitent l'établissement des maisons, des fermes et des outils. Et bien ! c'est dans le massif d'Alger, dans cette espèce de parterre, de lieu de délices, du moins relativement aux sables qui, à peu de distance, entourent ce pays ; c'est dans cette partie, qui est la plus fertile et la plus agréable, qu'on a opéré le plus de dévastations. Il y avait des bois ; on les a coupés, et même, à défaut de bois sur pied, on a dévasté des maisons, on a arraché les portes et les fenêtres pour faire du feu.

Les valeurs mobilières du domaine public n'ont pas été plus respectées, à l'exception du Trésor, qu'un inventaire et une prompte expédition en France ont mis à l'abri de la dilapidation, on a disposé de tout le reste d'une manière plus ou moins impudente.

À ce propos, je citerai un seul fait : on a trouvé dans les magasins d'Alger 15 500 saas (mesure du pays) pesant 80 kil. et se vendant au prix moyen de 6 à 7 fr. On les a vendus à 2 fr. 70 c. Après avoir vidé les magasins du Gouvernement, il a fallu racheter des grains pour nourrir la garnison, et l'on en a racheté au prix de 17 fr. la même mesure ; mais comme ces grains étaient de mauvaise qualité, on a trouvé un spéculateur qui les a rachetés à 5 fr. Là s'arrête pour moi la généalogie de ces grains (on rit), et je ne sais pas s'ils ne sont pas rentrés d'une autre manière dans les magasins du Gouvernement.

Il y a eu des exécutions militaires déplorables et sans jugement ; une tribu entière, la tribu d'EI-Aouffia, a été exterminée  ! Elle était innocente ! Le général Berthézène le dit p. 211 de son récit. J'absous notre armée de ce crime, mais j'en accuse qui a commandé le feu. (Vives sensations) Il y a eu des réquisitions arbitraires, frappées comme moyen de fortune ; celle des laines a rempli un chapitre dans l'ouvrage de M. Pichon. Pour ce fait, je le sais, et je me plais à le dire, le Gouvernement a pris tous les moyens possibles pour tâcher de faire rentrer les choses dans l'ordre ; mais il n'a pas été obéi.

Cette réquisition, dont on a permis de se racheter en argent, à produit une somme de 360000 francs qu'on n'a jamais voulu remettre à l'administrateur civil, et dont l'histoire finale ne lui est pas connue.

Mais ce n'est pas seulement les indigènes qui ont souffert ; les Européens ont été aussi maltraités ; et cela, certes, n'encouragera pas, soit à coloniser, soit à s'y rendre. Il y a eu des avanies pour tous. Enfin, la capitulation a été plusieurs fois violée !

Eh bien ! je demande si tout cela est de la civilisation ! Car le grand mot ici, c'est qu'on a été porter la civilisation à Alger ; en arrivant, on a dit aux habitans : « Nous vous apportons la civilisation. » (On rit.) Mais la civilisation, est-ce le talent de fabriquer des objets de luxe, quand quelquefois ce sont les hommes les plus grossiers qui font ces sortes d'ouvrages ? ou bien est-ce le talent de les consommer, quand ce sont souvent les hommes les plus dégradés qui font ces consommations ? Non, lai civilisation, c’est la loyauté, le sentiment de la justice, le respect de soi-même et d'autrui. Voilà les véritables élémens de civilisation.

Eh bien ! les documens que nous avons, attestent que, quand on a manqué de loyauté, de justice et de respect pour les indigènes, ils n'en ont pas manqué vis-à-vis de nous. Je parle de la population en général, et non des élémens impurs qui ont pu s'y mêler ; ils ont de la religion, de l'équité, de. la bonne foi ; ils savent tenir une parole donnée, il ne méritaient pas de recevoir de nous ce qu'il appellera des leçons de barbarie. (Très bien !) 

Aussi, quel a été le résultat ? Au lieu de quarante mille hommes qui étaient à Alger, lors de notre arrivée, il y en a à peine aujourd'hui vingt mille, parmi lesquels se trouve une adjonction de quatre mille Européens. Le commerce, après quatre ans entiers d'occupation, est moins fort qu'il ne l'était avant que la France ne fût maîtresse d'Alger. Par conséquent, notre présence, au lieu des avantages, a occasionné des pertes. Mais ce qui est plus grave, c'est le détriment apporté à l'’honneur du nom français !

Les plus fuites expéditions, même celles des croisades (car à une longue distance ces malheurs s'effacent, et quelques faits glorieux vous consolent des sacrifices que vos ancêtres ont pu faire) ; eh bien ! même au milieu des croisades, il y a une foule de beaux traits dont la France s'honore encore aujourd'hui ; saint Louis a été révéré par les Sarrasins, autant par .«a bravoure que par sa fidélité à garder sa foi !

L'expédition d’Égypte ne nous offre-t-elle pas de glorieux souvenirs ? L'honneur de nos armes y a tourné au profit de la patrie ; un de nos grands généraux, Desaix, a mérité d'être appelé le Sultan juste. Aux yeux de l'orateur, rendre le nom français odieux à des étrangers, c'est le plus grand crime, c'est un crime de lèse-patrie. (Oui  ! Oui !)

Eh bien ! ces crimes, ces délits contre les personnes, contre les propriétés, contre l'humanité, n'ont pas été ignorés ; ils n'ont pas été l'affaire d'un instant, ils se sont propagés pendant trois années, et pourtant ils n'ont pas été poursuivis ! Les Romains, par une disposition expresse de leurs lois, défendaient aux gouverneurs et administrateurs des provinces d'y prendre femme et d'y acquérir des immeubles, afin qu'ils n'abusassent pas de leur pouvoir pour dépouiller une famille en s'emparant d'une riche héritière ou en se faisant vendre des biens à vils prix. Si une pareille loi n'est pas écrite dans nos Codes (et encore il croit qu'elle existe dans les règlemens des colonies), au moins elle devrait se retrouver dans l'esprit de conduite. Mais je parle de tous les autres faits, de ces crimes contre les personnes, des assassinats et des spoliations ; non seulement on devait empêcher que cela se continuât, mais il fallait encore une répression pour le passé ; et s'il y avait des Verrès en Sicile, à Rome, il y avait des accusateurs et des juges : on n'était pas encore au temps de Jugurtha. (Mouvements divers.)

Messieurs, plus de trois ans se sont écoulés ; non-seulement on n'a pas entendu parler d'une punition, mais, mais Dieu veuille que, par erreur sans doute, quelque récompense n'ait pas été appliquée à des faits qui seraient venus se placer à coté des délits et qu'on aurait fait valoir distinctement !

Messieurs, l'histoire d'une colonisation est toujours une grande affaire, quand cela est pratiqué par des peuples aussi avancés que nous. Les nations y voient une occasion de gloire, de richesse ; chacun fait sa chimère, fonde ses espérances. Mais ce qu'il y .a de plus clair là-dedans, c'est que, d'abord, se présentent des hommes qui se font donner des pouvoirs dans un pays lointain, pour y conquérir de la puissance, pour l'exercer avec violence, avec arbitraire ; c'est qu'ensuite il y a une foule de gens qui se font commissionner pour aller à la suite d'une gloire à laquelle ils ne sont pas destinés à prendre part, mais qui sont là pour leur compte. Chacun cherche à placer son monde et ses partisans. On y envoie des gens qu'on n'oserait pas mettre en évidence dans la métropole, et qui sont légitimés quand ils sont en pays étrangers ; des gens à qui on attribue des appointemens considérables, des traitemens qu'on n'oserait pas leur accorder dans leur pays ; et quand ils sont loin de la surveillance, des regards de la mère-patrie, quelle que soit la fidélité de certains agens du Gouvernement, quelque honneur qui appartienne aux membres d'un Ministère, il est évident que des abus très-graves doivent en résulter.

Les spéculateurs surtout qui se mettent à la suite des armées, et c'est là, Messieurs, que je retrouve d'une manière toute particulière ce que j’appelle des loups cerviers (rire général) ; les spéculateurs qui se mettent à la suite des armées pour voir ce dont ils pourraient s'emparer ; ceux-là sont à l'affût des affaires ; achètent les terres à bon marché, servent de prêle-nom à de plus puissans, trompent le Gouvernement, lui vendent de mauvaises denrée, lui fournissent de mauvais lits, rachètent à bon marché ce qu'ils ont vendu cher. Ces hommes sont à la fois le fléau des armées qu'ils disent servir, et du pays au sein duquel ils sont placés. Et quand ils ont fait leurs affaires, ils voudraient que le pays entier s'armât pour faire valoir leurs spéculations. (De toutes parts : C’est cela !)

La rage des spéculations a été poussée jusqu'au scandale à Alger. Il y a telle maison qui est louée à l’État douze fois la valeur que le capital entier d'achat a coûté. Un administrateur a fait cette spéculation, et voudrait faire tomber à la charge du Gouvernement le soin d'assurer ce bénéfice ! (Sensation.)

On a vendu des terres à Alger comme des quantités algébriques, comme à la Bourse de Paris on trafique sur le sucre, le café et les eaux-de-vie ! On a vendu des terres au-delà de ce que comporte l'étendue du territoire. La plaine de Métidja a été vendue cinq ou six fois sa contenance. Il est tel marché qu'on a cité qui n'est pas moindre de 38000 arpens. Le territoire d'Alger appartient maintenant à de gros capitalistes qui ont des numéros de loterie, qui cherchent à les placer, et qui voudraient qu'une déclaration du Gouvernement vînt dire qu'ils ont vendu sous sa garantie, afin de faire hausser le prix de leurs marchandises, et ensuite s'en départir.

Une voix : c’est affreux  !

M. DUPIN : C'est en cet état, Messieurs, qu'on demande la colonisation.

(…).

M. le maréchal CLAUSEL : Avant d'entrer dans la discussion, je demande a la chambre la permission de réfuter quelques allégations avancées par l'honorable M. Dupin contre les agens de l'autorité à Alger. En ma qualité de second gouverneur d Alger, je dois prendre leur défense, alors que j'ai la conscience que ces agens n'ont pas failli. Il faut que la Chambre se persuade que la position de l'armée à Alger n'était pas une position facile. Dès que la position des soldats n'était pas facile, celle des fonctionnaires publics ne l'était pas non plus.
Il faut se figurer notre position devant le château de l'Empereur dans la saison la plus chaude de l'année, ayant combattu la chaleur brûlante des jours et l'humidité des nuits ; est-il possible de penser que, dans de pareilles circonstances. l'armée n'ait pas dû commettre quelques dégâts involontaires. Ces dégâts n'ont pas été d'une nature telle qu'on a voulu le faire entendre l'administration n'y a pas coopéré ; elle a au contraire tout fait pour les réprimer. En ma qualité de commandant de l'armée, j'ai pris des dispositions nécessaires pour faire respecter les propriétés. J’ai même puni quelques dégâts commis par les soldats sur des propriétés.

Mais la majeure partie des désastres dont on s'est plaint ont été commis par les Arabes, par les Bédouins qui venaient la nuit et le jour détruire eux-mêmes les maisons, et vendre ce qu'ils pouvaient en enlever.

M. Dupin, sur les rapports mensongers qui lui ont été faits, a cru qu'on avait violé la demeure des. Maures a Alger. Ce fait est une imposture et une grande calomnie. Je puis certifier la Chambre que jamais un Maure n'a eu un soldat français logé chez lui ; je ne dis pas que des sous-officiers et des soldats n'aient été logés dans leurs maisons de campagne, même les chefs, mais dans les maisons habitées par eux, dans leur domicile privé, jamais.

J'ai négocié moi-même plusieurs mois avec les muphtis, parce que je voulais mettre un terme à certains actes de cruauté, à certains actes de barbarie qu'on exerçait, dans les maisons, contre les femmes, et surtout contre les vieilles femmes. Voila, Messieurs, quels abus nous pouvons avoir commis, je ne suis pas fâché de les avoir commis, et moins encore de te dire.

On a accusé l'administration de l'armée, et un homme qui jouit d'une excellente réputation, d'avoir fait vendre quelques mesures de blé. Cela est vrai ; mais si ce blé a été vendu, et vendu très publiquement, c'est parce qu'il ne valait rien, et que l'on ne pouvait pas s'en servir. On l'eût jeté à l'eau plus tôt que de !e mettre à la manutention.

Quant à ce qu'a dit M. Dupin sur l'achat des propriétés, elles ont été acquises, lorsque j'ai voulu coloniser, car il faut qu'on sache bien que c'est moi qui ai commis la faute, s'il y en a une, d'en donner le conseil. Cette responsabilité, je ne la repousserai jamais, et je soutiendrai le système de la colonisation, parce que je le crois utile à la France. Je n'entrerai pas pour cela dans un cours d'histoire ancienne, je ne chercherai pas, je ne dirai pas comment on faisait tes colonies dans l'ancien temps, mais je dirai comment on tes fait maintenant.

Je crois en avoir dit assez sur ce point. C'est moi, je le répète, qui ai engagé tous les agens du gouvernement, tous les employée à acquérir des terres. Le gouvernement en a été instruit et il n'a rien dit. J'en ai fait acquérir encore depuis mon retour, et quoi qu'en ait dit M. Dupin, j'en acquerrai de nouvelles si l'occasion se présente. (…).

Un fait énoncé par l'honorable M. Dupin est contredit par l'honorable maréchal Clausel ; celui de la violation des tombeaux est malheureusement trop certain. Le procès-verbal de la commission d'Afrique affirme le fait, et constate que les Maures en ont été cruellement choqués.

M. le maréchal CLAUSEL (de sa place) : Sous mon administration les tombeaux ont toujours été respectés, et j'ai toujours montré le plus grand respect pour les propriétés.

M. BARBET : Il n'y a pas de cimetières à Alger ; les tombeaux sont répandus dans les campagnes, de telle sorte qu'il est impossible d'ouvrir un chemin sans détruire quelques sépultures.

M. C. DE LA ROCHEFOUCAULD : N'a-t-on pas vendu les marbres qui couvraient et ornaient les tombeaux ?

M. BARBET : Les tombeaux sont creusés à si peu de profondeur, que les chacals viennent déterrer les cadavres.

M. PISCATORY : Nous n'avons pas dit dans le procès-verbal que M. le maréchal Clausel eût ordonné de violer la cendre des morts ; mais nous avons soutenu que l'on aurait pu éviter de faire passer un chemin à travers un cimetière. Cette opération a été conduite avec une négligence tellement révoltante, que tous les jours des ossemens humains s'échappent des tombes à travers lesquelles on a pratique la tranchée,et restent à découvert dans le fossé.


 Référence.

Journal des débats politiques et littéraires, mercredi 30 avril 1834, p. 2-4.

mercredi 21 mars 2012

La conquête de l'Algérie, 1833.


Le 7 juillet 1833, le roi des Français, Louis-Philippe, nomme une Commission d’enquête au sujet de la présence française en Afrique du Nord. Cette commission conclut au maintien de la présence française ; mais le rapport sur la colonisation de l'ex-Régence d'Alger est accablant, quant à la façon dont les indigènes furent traités et quant à la spéculation effrénée qui prévalut. 
 

Si l’on s’arrête un instant sur la manière dont l’occupation a traité les indigènes, on voit que sa marche a été en contradiction non seulement avec la justice, mais avec la raison.

C’est au mépris d’une capitulation solennelle, au mépris des droits les plus simples et les plus naturels des peuples, que nous avons méconnu tous les intérêts, froissé les mœurs et les existences, et nous avons ensuite demandé une soumission franche et entière a des populations qui ne se sont jamais complètement soumises à personne.

Nous avons réuni au Domaine les biens des fondations pieuses, nous avons séquestré ceux d’une classe d’habitants que nous avions promis de respecter, nous avons commencé l’exercice de notre puissance par une exaction ; nous nous sommes emparés des propriétés privées sans indemnité aucune ; et, de plus, nous avons été jusqu’à contraindre des propriétaires, expropriés de cette manière, à payer les frais de démolition de leurs maisons et même d’une mosquée. Nous avons loué des bâtiments du Domaine à des tier ; nous avons reçu d’avance le prix dû, et, le lendemain, nous avons fait démolir ces bâtiments, sans restitution ni dédommagements.

Nous avons profané les temples, les tombeaux, l’intérieur des maisons, asile sacré chez les musulmans.

On sait que les nécessités de la guerre sont parfois irrésistibles, mais on devrait trouver dans l’application des mesures extrêmes des formes de justice pour masquer tout ce qu’elles ont d’odieux.

On aurait pu soumettre l'administration des biens des fondations pieuses à la haute surveillance de l'administration française et ne pas s'en emparer ; il a pu être indispensable qu'une route traversât un cimetière, puisqu'on ensevelit les morts à peu près partout ; mais il aurait fallu que les ossemens fussent recueillis avec le respect des convenances et non pas jetés au vent (le transport en France de ces ossemens pour faire du noir animal est du reste une fable ridicule) ; il fallait indemniser préalablement un propriétaire dont la propriété devenait utile à l’État, et ne pas le chasser de chez lui ; il fallait ajouter 1ooooo fr. de plus au 25 millions qu'on dépensait annuellement, si l'on en avait besoin pour construire un magasin à blé, et ne pas se donner l'odieux de l'exaction pour une pareille misère; il fallait respecter tous les droits, et l'on n'aurait pas senti depuis la nécessité de réparer avec de l'or et de la faiblesse les fautes d'un système de violence (1) ; il fallait éviter, pour faire le recensement, de forcer l'entrée des habitations ; on voulait prévenir les crimes particuliers, couverts ordinairement par ce mystère impénétrable de la sainteté du domicile, mais on a certainement fait beaucoup plus de mal par cette mesure précipitée que tous les retards imaginables, toutes les transactions possibles n'aurient pu en faire. 

Jamais les peuples de l'antiquité, depuis les plus éclairés jusqu'aux plus barbares, n'avaient pensé que la violation des mœurs et de lois des nations vaincues pût les leur attacher ; les Romains, loin de suivre une telle marche, prenaient presque toujours une partie des coutumes des peuples qu'ils avaient soumis, les hordes barbares du Nord firent de même. Il est vrai que plus tard l'Europe substitua ses mœurs et ses croyances à l'Amérique, mats elle fut obligée de détruire les populations, et l'on ne pense pas que cela soit le résultat à rechercher aujourd'hui en Afrique.

Après avoir appelé les naturels aux affaires municipales, on les en a éloignés ; il aurait mieux valu les avoir toujours laissés en dehors, et surtout ne pas vouloir créer à l'improviste cette réhabilitation de la population juive, réhabilitation qui ne pouvait entier si subitement dans les mœurs et qui humilia les autres classes.

Il y eut confusion dans l'organisation de la justice, confusion dans les juridictions, confusion dans l'administration, confusion partout, et certainement les naturels, quand même ils auraient été portés de bonne volonté, n'auraient pu se reconnaître dans ce cahos où nous ne nous retrouvions plus nous mêmes. Les interprètes ignorans ou infidèles vinrent encore ajouter aux difficultés de nos transactions avec les indigènes.

Une énorme quantité d'arrêtés pour la plupart inexécutés et inexécutables, habituèrent à l'indifférence pour l'autorité ; d'autres, évidemment inutiles ou inopportuns, excitèrent la défiance et l'hostilité des Européens (2).

Nous avions entendu dire que la loi du sabre était la meilleure chez les Orientaux; mais nous avions oublié que si la justice des Turcs est prompte, sévère et quelquefois cruelle, elle est toujours équitable et appliquée avec discernement.

Nous avons envoyé au supplice, sur un simple soupçon et sans procès, des gens dont la culpabilité est toujours restée plus que douteuse depuis ; leurs héritiers ont été dépouillés. Le gouvernement a fait restituer la fortune, il est vrai, mais il n’a pu rendre la vie à un père assassiné.

Nous avons massacré des gens porteurs de sauf-conduits ; égorgé, sur un soupçon, des populations entières qui se sont ensuite trouvées innocentes ; nous avons mis en jugement des hommes réputés saints du pays, des hommes vénérés, parce qu’ils avaient assez de courage pour venir s’exposer à nos fureurs, afin d’intercéder en faveur de leurs malheureux compatriotes (3) ; il s’est trouvé des juges pour les condamner et des hommes civilisés pour les faire exécuter.

Nous avons plongé dans les cachots des chefs de tribus, parce que ces tribus avaient donné asile à nos déserteurs ; nous avons décoré la trahison du nom de négociation, qualifié d’actes diplomatiques de honteux guets-apens ; en un mot, nous avons débordé en barbarie les barbares que venions civiliser, et nous nous plaignons de n'avoir réussi auprès d’eux ! Mais nous avons été nos plus cruels ennemis en Afrique, et après tous ces égaremens de la violence nous avons changé tout à coup de système pour nous lancer dans l'excès contraire ; nous avons tremblé devant un acte de rigueur mérité ; nous avons voulu ramener à nous, à force de condescendance, des gens qui n'ont alors cessé de nous craindre que pour nous mépriser.

On ne peut attacher le blâme à tel administrateur plutôt qu'à tel autre ; les modifications survenues successivement dans le personnel, l'absence de système déterminé, l'incertitude de l'occupation, ont jeté la langueur partout. Les faux erremens des uns, inaperçus par leurs successeurs, n'ont pas été rectifiés ; des mesures favorables, à telle branche de l'aministration, ont été légèrement adoptées sans qu'on ait remarqué qu'elles étaient nuisibles à d'autres. Enfin le sol a manqué sous les pas de presque tous, parce que presque tous, en présence de difficultés extrêmes, ont été inférieurs à leur position.


Etat moral de la colonie. 

Deux conditions principales sont à observer chez les colons, celle de leur moralité et celle de leur utilité.

Sous le rapport de la moralité, le tableau de la régence est fâcheux, et c'est ici que doit naturellement prendre place un exposé des vives impressions que la commission a éprouvées lorsqu'elle a jeté les yeux sur le passé, lorsqu'elle a reconnu l'état actuel de cette colonisation, dont l'enfance a dû lutter contre de véritables causes de destruction.

Un des événemens les plus graves qui aient pu frapper la colonie à son origine a été, sans contredit, l'arrivée subite, au milieu de gens honorables, de spéculateurs aventureux et sans ressources réelles, qui, se jetant sur notre conquête comme sur une proie facile à exploiter, ont envahi toutes les sources de richesse, neutralisé tous les efforts honnêtes, exigé de lois naissantes, et souvent à créer, un appui honteux, de honteuses transactions. Ce fut alors que commencèrent ces spéculations dont quelques unes ne peuvent être trop flétries ; ce fut alors que, sans moyens d'acquérir, on voulut devenir propriétaire.

Tout paru convenable pour atteindre ce but ; il fallait posséder, on posséda. La maladie gagna toutes les classes, et l'on doit déplorer qu'elle soit parvenue jusqu'à celle qui s'est toujours fait le plus remarquer par son désintéressement et ses généreux sacrifices.

Les consciences pures se laissèrent égarer ; on crut être utiles à la colonie en augmentant le nombre des colons, en devenant aussi propriétaires, et quelquefois à des conditions si peu onéreuses, que la délicatesse publique s'en effaroucha. Ceux-là furent au moins coupables de donner un fâcheux exemple dont on a largement profité depuis pour couvrir d'indignes spoliations.

Alger devint le théâtre de manœuvres frauduleuses de tous genres qui achevèrent de déconsidérer le caractère français aux yeux des naturels. Nous apportions à ces peuples barbares les bienfaits de la civilisation, disait-on, et de nos mains s'échappaient toutes les turpitudes d'un ordre social usé.
 
Ces colons inutiles pour la colonisation, puisqu'ils ne devaient jamais ni semer, ni planter, ni exercer d'industrie ; ces colons qui accaparaient les terres quelque part que ce fût, sans les voir, sans les connaître, portant d'avance leur envahissement sur les points présumés de l'occupation militaire, s'exposant à l'improbité connue des Maures, en achetant à Belida, par exemple, des maisons renversées depuis six ans par un tremblement de terre, dans la Métidja, dix fois plus d'étendue qu'elle n'en a, et jusqu'à trente-six mille arpens à la fois d'un seul propriétaire ; ces colons qui voulaient à tous prix compléter leurs spéculations en revendant avec bénéfice des propriétés vraies ou supposées, des propriétés dont ils avaient peut-être dépouillé le domaine, exigèrent à grands cris de la France qu'elle versât pour eux son sang, qu'elle fit en Afrique, et dans leur intérêt, ces grands travaux qu'elle ne peut faire chez elle-même, et qu'en tous cas elle n'entreprend qu'avec les deniers de ses contribuables ; il fallait que la France prodiguât ses soldats et ses trésors pour assurer une immense fortune à des gens qui ne lui promettaient même pas en échange le léger dédommagement de la reconnaissance, dont quelques-uns avaient fui le contact mérité des lois pénales, et qui cependant regardaient les efforts de leur patrie comme une dette envers eux. Quel engagement avait donc pris la France pour qu'elle dût s'imposer de pareils sacrifices ?

Tout fut paralysé dans la colonie, l'intrigue s'empara de toutes les avenues, l'administration chancela sous un poids énorme, elle succomba presque et ne se releva qu'à peine.


(...) et l'on est épouvanté de tous les efforts qu'un système complet de colonisation exigera, lorsque l'on considère que dans les parties qui devront être cultivées de préférence, il n'existe pas un arbre, pas un abri, rien qui ressemble à un village et même à une maison, qu'il faudra tout créer, et que les villes y sont si rares et si peu importantes, qu'elles n'offrent aucunes ressources en dehors de leurs murs. 
 
 
Notes.

(1) On a restitué les 1000o0 fr. Le séquestre sera probablement levé, les indemnités vont être payées. 
(2) Un de ces arrêtés vint frapper d'un droit l'industrie des voitures publiques, le jour où une espèce de chariot fut mis à la disposition des colons pour aller à une demi-lieue d'Alger. 
(3) Les marabouts de la tribu des el-Ouffias. 
 

Référence. 

M. de la Pinsonnière, « Rapport sur la colonisation de l'ex-Régence d'Alger », p. 5-10, Procès-verbal de la commission envoyée en Afrique, A. Henry, Imprimeur de la Chambre des Députés, Paris, avril 1834.

L'Algérie française, une société féodale, selon F. Charvériat, 1889


Et en réalité, nonobstant tous les principes modernes, l'Algérie d'aujourd'hui ne présente-t-elle pas l'image d'une féodalité démocratique, dans laquelle les citoyens français sont les nobles, et les indigènes, les vassaux ?

L'état actuel de l'Algérie offre des analogies trop peu remarquées avec celui de la France sous la féodalité. En voici quelques-unes :

1° Les indigènes algériens sont, dans une certaine mesure, attachés à la terre comme les anciens serfs, puisqu'ils sont punis des peines de l'indigénat quand ils établissent, sans autorisation, une habitation isolée en dehors du douar, qu'ils voyagent sans passeport en dehors de la commune mixte à laquelle ils appartiennent, ou qu'ils donnent asile à un étranger non porteur d'un permis régulier (voir la loi du 27 juin 1888 sur les infractions spéciales à l'indigénat, annexes 11e, 13e et 14e).

2° La justice criminelle est rendue aux indigènes uniquement par des Français, comme elle l'était aux vilains par les seigneurs. Jamais, d'ailleurs, il n'y a jugement par les pairs, puisque les jurés sont tous Français ou Israélites.

3° Seuls les citoyens français, comme autrefois les nobles, sont appelés à porter les armes. Les indigènes ne sont admis à servir que par voie d'engagements volontaires et dans des corps spéciaux.

4° Au point de vue des impôts, les terres algériennes sont nobles ou roturières, c'est-à-dire exemptes ou grevées d'impôts. En effet, les fonds appartenant à un Français se trouvent, à raison de la qualité de son propriétaire, libres de contribution foncière, tandis que ceux appartenant à des indigènes payent l’achour, c'est-à-dire la dîme en langue arabe, taxe montant environ à 4 fr. 50 par hectare cultivé (la capitation, spéciale à la Kabylie, tient lieu d'impôt foncier).

5° Les différentes prestations en nature, imposées aux indigènes, ne sont en réalité que des services féodaux. La dijfa, c'est-à-dire l'obligation de nourrir et loger les agents du gouvernement qui se trouvent en tournée, n'est pas autre chose que l'ancienne obligation d'héberger le seigneur et sa suite. Les goums, à savoir : les cavaliers indigènes réunis pour accompagner une colonne de troupes dans une expédition, rappellent les vassaux convoqués pour un service militaire temporaire. Le guet a été établi en matière forestière, pour prévenir les incendies. Enfin, les réquisitions pour travaux divers, déblaiement des routes obstruées, lutte contre les invasions de sauterelles, ne sont autre chose que les anciennes corvées.

La comparaison du régime actuel de l'Algérie avec le régime féodal pourrait être encore continuée sur plusieurs autres points, notamment quant à la façon dont un trop grand nombre de Français maltraitent les indigènes. En tout cas, les exemples donnés ci-dessus suffisent pour établir le parallèle.

Au reste, toutes les ressemblances indiquées ne surprendront plus, si l'on consulte l'histoire. Les Français sont aujourd'hui, en Afrique, dans des conditions identiques à celles où se trouvaient jadis les Francs on Gaule : une race victorieuse impose son joug à une race vaincue. Voilà pourquoi il y a des maîtres et des sujets, des privilégiés et des non-privilégiés. Cette situation n'a par elle-même rien d'extraordinaire. Dans une certaine mesure, elle n'est pas plus illégitime que la conquête. Mais ce qui est étonnant, c'est que les Franco-Algériens qui, en qualité de démocrates, bondissent d'indignation au seul souvenir de la féodalité, ne font aucune difficulté d'appliquer, dans leur propre intérêt, précisément le régime féodal dans ce qu'il présentait de plus dur pour les inférieurs. Aussi, les 250.000 citoyens français qui, en Algérie, dominent trois ou quatre millions de musulmans, sont-ils peut-être plus détestés par eux que les seigneurs ne l'étaient par leurs serfs. Il n'y a, en effet, entre eux, ni cette affinité de race, ni cette égalité dans une même religion qui, en pleine féodalité, devaient singulièrement adoucir les rapports des différentes classes.

Référence.

François Charvériat, Huit Jours en Kabylie : a travers la Kabylie et les questions kabyles, E. Plon, Nourrit et Cie, Paris, 1889, p. 241-242, note 2.