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dimanche 30 septembre 2012

Avant tout, aimer les petits-enfants, par A.-A. Necker de Saussure, 1841

Voici exposés ci-dessous quelques principes, bien sentis, d'éducation des petits enfants :
 
- la nécessité d'orienter au bien en faisant éclore, chez les enfants, l'amour par l'amour (principe opposé, en tout, à celui que fera prévaloir, plus tard, le behavioriste John B. Watson,  cf. le message qui lui est consacré) ;
- l'amour et la tendresse, aussi nécessaires au petit enfant que la nourriture l'est pour son corps (on  pourra se reporter aux travaux bien plus tardifs de René Spitz sur les carences affectives) ;
- l'influence sur les enfants, en bien ou en mal, du comportements des adultes ;
- la nécessité de privilégier la bienveillance et d'éviter toujours l'explosion de colère et la violence.

 
A.-A. Saussure de Necker (1766-1841)
Il semble qu'on cherche à fermer les yeux sur l'importance des premières années, on parle de ce temps avec dédain. De ce qu'un petit enfant ne comprend pas nos grands discours, de ce qu'il n'est pas susceptible d'une instruction régulière, on conclut que c'est un être sans conséquence qu'on ne peut soigner que physiquement. Comme sa vie se passe en jeux, on le voit comme un jouet lui-même. Tout en lui semble insignifiant, parce que tout est vague ; mais si tout était arrêté, nous n'aurions plus de pouvoir.

Quand vous avez laissé passer la saison favorable de la sympathie sans en tirer les fruits heureux, tels que le désir de plaire, celui d'obliger, le besoin de secourir les êtres qui souffrent, le pouvoir de se priver en faveur des autres de quelques plaisirs, vous atteignez bientôt une époque fâcheuse, celle où l'enfant comprend jusqu'à un certain point vos exhortations, mais sans en recevoir d'impression sensible. Vos raisonnements seront alors écoutés, compris, approuvés peut-être, mais ils produiront en réalité peu d'effet sur lui, parce que vous en appellerez à des mobiles qui n'auront pas acquis assez d'activité dans son âme. L'enfant saisira passablement la suite logique des idées, il sentira qu'elles découlent bien les unes des autres, mais c'est leur enchaînement qu'il admettra, non les idées mêmes. Il sera dans l'état de celui qui vous entendrait additionner tout haut une colonne de chiffres, qui jugerait que vous procédez régulièrement, qui, si vous veniez à dire trois et trois font cinq, vous redresserait, mais sans qu'il s'ensuivît de là que ces nombres fussent pour lui la représentation de valeurs réelles.

C'est ainsi qu'un enfant de six à sept ans écoute bien souvent votre morale. Il ne peut en contester les principes ; souvent même il paraît les admettre avec plaisir ; s'il a de la facilité à parler, peut-être en déduira-t-il sur-le-champ quelque belle conséquence, mais ne comptez pas trop sur les résultats de sa conviction. Quand le cœur n'est pas déjà bien disposé, un tel exercice d'esprit a peu d'influence sur la conduite.

Le développement de cette idée fondamentale nous mènerait loin et serait actuellement prématuré, mais je ferai pourtant cette remarque : puisque l'enfant a été rendu capable d'éprouver des affections avant qu'il pût encore former aucune combinaison d'idées, ne serait-ce pas que le Créateur a commencé par préparer les éléments dont la moralité future doit se composer ? Négliger de communiquer à l'enfant de bons sentiments, en nous servant du secours si passager de la sympathie, c'est renverser un ordre admirable. Alors quand la saison que nous attendions pour entreprendre l'œuvre est arrivée, nous n'avons point de bon levier à faire agir. Nos principes de morale deviennent des formules vides qui ne répondent à rien dans le cœur.

Si l'importance des sentiments que nous inspirons aux très petits enfants n'était pas prouvée, encore faudrait-il la supposer ; ce serait d'abord le parti le plus sûr, ensuite ce serait le moyen dont il y aurait le plus à espérer pour l'avenir. Toutes les ressources imaginables ont été employées pour d'autres âges. Le raisonnement a fait ce qu'il a pu, l'enseignement de même ; les punitions, les récompenses, l'extrême excitation de l'amour propre, toute la grosse artillerie de l'éducation a joué, souvent avec bien peu d'avantage. La seule chose qu'on n'ait pas tentée, du moins avec régularité, c'est de donner une sorte d'éducation positive au premier âge, c'est non seulement d'éloigner du petit enfant l'exemple du mal, mais de lui imprimer un léger mouvement vers le bien, et de le faire entrer avec une heureuse direction dans la vie.

Néanmoins, si cette route n'a pas été suivie méthodiquement, que de fois ne l'a-t-elle pas été par inspiration ! Que de caractères heureux, que de qualités aimables ne sont pas dus à cette sympathie du premier âge, que les mères savent si bien développer, dont elles font un usage toujours si doux et parfois si judicieux ! Mais quel plus grand service rendre à la première éducation, que d'étendre et de régulariser, s'il se peut, ce que la tendresse et le bon sens ont bien souvent dicté aux mères ?

Le moyen d'influer sur les petits enfants leur est bien connu ; il leur est bien aussi indiqué par la Providence, puisqu'il consiste d'abord à les aimer. Ce sont elles, c'est leur amour qui doivent exciter une douce chaleur dans l'âme nouvelle ; leurs regards, leurs caresses, y font éclore des affections qui semblent ne demander qu'à naître. Sans ces témoignages d'attachement, de telles affections ne se formeraient peut-être pas. Un malheureux enfant privé des caresses maternelles n'admettrait peut-être que bien tard un rayon d'amour dans son cœur. Il en serait ainsi des sentiments tendres comme des autres, et ce qu'il y a de meilleur chez les enfants attendrait une impulsion extérieure pour se développer. Mais quand cela serait, qu'importerait encore ? En seraient-ils moins sûrs d'être animés de bons mouvements ? Qu'y a-t-il de plus infaillible que l'amour des mères ? Là, rien d'accidentel, rien qui dépende des circonstances, des qualités mêmes de l'enfant. Ce n'est pas seulement pour la conservation de sa frêle existence qu'il a été confié à l'instinct le plus fort de tous, c'est pour qu'il ait la vie morale ; son corps et son âme si neuve ont été mis sous la même sauvegarde, la plus certaine et la plus puissante ici-bas. L'enfant, comme nous l'avons vu, a donc le cœur éveillé avant l'esprit ; l'étincelle du sentiment est chez lui la première à s'allumer, comme elle est la moins sujette à s'éteindre. La loi de l'amour, qui produit l'amour, dit l'illustre Chalmers, se maintiendra dans l'éternité. C'est le trait le plus indélébile de notre nature ; l'innocente créature encore au berceau le manifeste, et on le retrouve encore chez le criminel le plus endurci. Un malheureux qui paraît mort à toute moralité se voit-il l'objet d'une bonté sincère, un commencement d'émotion est excité dans son cœur desséché, et il admet un nouveau principe de vie.

C'est si bien l'amour qui produit l'amour chez l'enfant, qu'il a un tact extraordinaire pour le reconnaître. Ses préférences qui semblent bizarres sont fondées sur une divination inconcevable à cet égard. La laideur, les infirmités de l'âge, ne le rebutent point ; les services les plus essentiels ne le touchent guère : c'est de l'amour qu'il lui faut ; il lui en faut sans beauté, sans agrément extérieur, sans titre même à la reconnaissance ; mais quand il en trouve l'expression, les actes de bonté qui en sont la preuve redoublent son attachement. En revanche son aversion pour les physionomies froides et sèches est insurmontable. 
 
Il faut d'autant plus éviter d'exciter cette dernière impression qu'il n'en peut résulter que du mal. Les personnes que l'enfant n'aime pas n'ont sur lui qu'une influence fâcheuse ; il prend d'elles les mauvais exemples et non les bons. La peur, l'impatience, la colère, se transmettent d'un indifférent à un autre, la haine même en faciliterait la communication. Mais, pour adopter des affections douces, il faut aimer ; la tendresse est la chaleur nécessaire pour le développement des germes heureux. C'est la première nourriture, et comme le lait de la jeune âme qui ne peut croître et se fortifier qu'au moyen d'un tel aliment.

Ce n'est donc pas assez que les enfants soient bienveillants, il faut qu'ils aiment ; la bienveillance ouvre le cœur, mais l'amour seul le réchauffe et le remplit. Il s'allie de plus près à la force d'âme que la sympathie ; celle-ci peut exister et prendre parfois trop d'empire chez des êtres faibles, mais il n'y a qu'une certaine vigueur morale qui rende capable d'attachement. Aussi je ne conseillerai jamais, sans cause majeure, de dérouter les premières affections des enfants. Un changement de nourrice ou de bonne est une crise qu'on doit leur épargner, quand on le peut. S'ils ont naturellement une vive sensibilité, il y a du danger à une telle épreuve ; on a vu de pauvres enfants séparés de la personne qu'ils aimaient le plus, prendre une mélancolie noire et mourir ; si au contraire, ils sont froids et légers, ils le deviendront toujours davantage ; leur sentiment ne se fixera nulle part, et bientôt on verra naître l'égoïsme, vice bien odieux en lui-même, et qui ôte toute prise à l'éducation. La jalousie des mères les porte parfois à éloigner des rivales subalternes qui leur semblent usurper leur place dans le cœur des enfants ; mais c'est mal entendre leur propre intérêt. Les affections se transplantent plus aisément qu'elles ne croissent ! Le sentiment déjà formé peut changer d'objet, mais la difficulté, c'est qu'il prenne assez de force pour détourner l'enfant de s'occuper uniquement de lui. Une fois qu'on se préfère à tout, il n'y a plus à espérer d'inconstance, et l'amour de soi est le plus fidèle des amours.

(...)

Cet échange de sentiments doux est aussi le seul moyen de développer l'intelligence de l'enfant. Tout autre langage que celui de la bienveillance l’hébète et le fait tomber au-dessous de lui-même. Ainsi c'est bien à tort, selon moi, qu'on prend souvent un accent rude et menaçant pour détourner les petits enfants de certaines actions nuisibles : vous leur faites suspendre l'action, j'en conviens, mais c'est parce que vous portez le trouble dans leur âme.Vous rompez le cours de leurs idées. Ils ne font plus que pleurer, et quand ils sont apaisés, ils ont oublié la chose dont ils s'occupaient ; mais ils n'imaginent pas que vous la leur ayez interdite, et ils recommenceront à la première occasion. Quand ils mettent un sens à nos paroles, c'est par sympathie : l'accent et la physionomie leur expliquent le sens des mots, et de là vient une extrême inégalité dans leur facilité à nous comprendre. Si donc vous coupez court à cette disposition par la violence, ils ne vous entendent plus du tout. Il est vrai qu'à force d'associer le souvenir d'une impression de frayeur à l'idée d'un certain acte, ils pourraient à la longue s'en abstenir ; c'est ainsi qu'on élève les animaux et qu'on les dompte. Mais si vous adoptez ce genre d'éducation avec l'enfant, il en recevra bientôt un autre. Témoin de votre colère, il en prend à coup sûr l'exemple de vous, et les mots injurieux dont vous l'accablez vous seront avant peu appliqués à vous-même. L'instinct d'imitation est plus fort chez les enfans en bas âge que la crainte, et à moins d'un excès de sévérité heureusement devenu très rare, nous sommes pour eux des modèles bien plus que des objets d'effroi.

Le contraire précisément s'offre à nous chez les animaux. La peur agit d'une espèce à l'autre, tandis que le penchant à l'imitation ne s'exerce que dans l'enceinte d'une même espèce. Si vous maltraitez un chien, et qu'il vous menace, il ne songe qu'à se défendre et non à vous imiter. On ne voit pas, les singes exceptés, qu'aucune créature vivante hors de notre espèce répète nos actes. Toutes, dans l'enfance, prennent l'exemple de leurs père et mère, et les créatures humaines particulièrement.

Ne vous fâchez donc jamais ni contre l'enfant ni en sa présence. Jusqu'à l'âge de trois ou quatre ans, la plus vertueuse indignation ne sera que de la colère à ses yeux. Vous prendriez sa cause en main que bientôt le motif lui échapperait, et l'effet qui frappe les sens agirait seul sur son imagination mobile. Lorsqu'on pense à l'avantage immense que les gens de sang-froid ont sur les autres dans la vie, comment ne pas chercher à procurer cette supériorité aux enfants?

Assujetti comme il l'est par sa condition, le jeune être se sent pourtant libre intérieurement, et il a un sentiment d'indépendance : à son âge il n'est rien de servile dans l'existence, rien dans les prières, rien dans la complaisance, rien même dans l'effet de la peur. L'enfant de dix-huit mois agit comme il lui plaît ou n'agit pas ; sa faiblesse et notre pouvoir n'entrent point en ligne de compte. Ses sollicitations qui ne sont pas du tout humbles, ne deviendraient des ordres que trop aisément. Quand il cherche à vous obliger, c'est parce qu'il vous aime, parce qu'il a du plaisir à vous contenter ; si vos menaces réussissent un moment à l'effrayer, revenu de son étourdissement, il n'en est pas plus docile, et votre emportement, en déroutant son intelligence, a augmenté sa disposition à s'irriter.

C'est ainsi que si nous savions distinguer les résultats de notre conduite, nous les verrions se multiplier avec le temps, et nous les trouverions toujours plus étendus que nous ne pensions. Les divers stimulants du développement moral dont j'ai parlé, la sympathie, l'amour, l'instinct d'imitation, l'attente des plaisirs et des peines, sont autant de fils qui ne peuvent être mus que par nous. La nature du premier âge se manifeste par l'avidité du nouveau-né à accueillir les sensations, par le pouvoir qu'il acquiert bientôt d'employer, de transformer de mille manières les matériaux que nous fournissons à son esprit plus ou moins immédiatement. Nous influons sur les enfants sans le vouloir, par l'effet des soins les plus nécessaires ; la question n'est pas de savoir si nous modifierons ou non l'âme de l'enfant, mais si nous le ferons ou non avec discernement.

 
Référence
 
 Albertine-Adrienne Necker de Saussure, L'éducation progressive : ou, Étude du cours de la vie, tome I : Étude de la première enfance, Paulin, Garnier Frères, Paris, 1841, p. 190.

samedi 29 septembre 2012

Conseils de puériculture, par G. - R. Lefébure, 1777

 
Guillaume-René Lefébure (1744-1809), baron de Saint-Ildefont, est un médecin, militaire, historien, écrivain politique et littérateur français. Les conseils qu'ils donnent, dans le texte suivant (il est alors médecin du comte de Provence, frère du roi Louis XVI, chef et directeur de ses infirmeries) à la future mère, paraissent à nos yeux assez familiers, modernes, mais très contradictoires avec ceux qui seront avancés, plus tard, au XIXe et pendant une bonne partie du XXe siècle : Lefébure, est en effet en faveur de l'allaitement dès la naissance, de la tétée à la demande, du sevrage assez tardif prenant en compte l'évolution spontanée de l'enfant et l'apparition éventuelle d'une nouvelle grossesse, du sommeil partagé mère-enfant (l'écrasement a été le fait de nourrice salariées imprudentes), de la musique pour l'endormissement, des promenades au grand air, et surtout, de la gaieté. Le baron insiste également pour que les enfants ne soient pas battus, brutalisés, voire contrariés (« La tournure de l'humeur et du caractère dépend souvent de ces commencements »), sinon avec beaucoup de douceur et de précautions. Enfin, il faut éviter, en toute circonstance, de faire peur aux enfants (« L'esprit et la santé en dépendent »).


§. IV.

Du régime des enfants et de la manière de les gouverner.

Plus on se rapprochera de la nature et plus nous aurons d'hommes.

Aussitôt que l'enfant sera nettoyé et mis dans son sac, on le laissera sur un oreiller près le feu, couché sur le côté, jusqu'à ce qu'on ait arrangé la mère dans son lit : on le lui donnera ensuite, et ils reposeront tous les deux.

Quand l'enfant demandera à téter, sa mère lui présentera le sein. On commence à revenir de l'erreur l'on était, en laissant les enfants vingt-quatre heures sans téter, sous prétexte que le lait de la mère n'est point encore monté. Ce lait séreux qui abonde dans les mamelles dès le temps de l'accouchement et même auparavant, est un petit lait purgatif propre à chasser le meconium (matière noire, que les enfants, rendent après qu'ils sont nés ) et les phlegmes, et à apaiser les tranchées. Ce n'est point à l'enfant seul que la mère fait du bien, en lui donnant ce lait purgatif, elle s'épargne le gonflement des mamelles et la peine que le nouveau-né aurait à sucer le mamelon vingt-quatre ou trente-six heures après sa naissance.

Si la mère ne veut point absolument remplir le devoir tendre que ce nom lui impose, si elle refuse de nourrir, on fera prendre à l'enfant, après l'avoir la, de l'eau sucrée. S'il ne rejetait point son meconium, et qu'il eût des tranchées , on lui donnerait une once de sirop de chicorée composé, mêlé avec égale quantité d'eau, qu'il boirait à différentes reprises dans vingt-quatre heures ; après ce temps on lui présentera le sein de la nourrice qu'on lui destine. On ferait bien de donner à la nourrice, pendant quelques jours des aliments rafraîchissants et humectants, pour ôter de la consistance de son lait, et le rapprocher davantage de la délicatesse des
organes du petit élève.

L'enfant ne doit prendre, pour toute nourriture, que le lait de sa mère, jusqu'à ce qu'il soit assez fort pour avoir besoin d'aliments étrangers ; la femme qui a le moins de lait, en fournit, assez pendant six semaines, pour alimenter son nourrisson.

Nous répéterons encore ici, que c'est mal-à-propos que l'on croie que, quand l'enfant rejette le lait, c'est une preuve qu'il en a trop pris, et que cette surabondance affaiblit son petit estomac et lui cause des indigestions : l'expérience prouve qu'il se porte beaucoup mieux quand on le laisse s'en gorger ; mais aussi, si l'on ne lui refuse point le mamelon, on ne doit pas l'engager à le prendre quand il ne le veut plus.

Il n'est pas à propos davantage de vouloir régler les enfants dans leurs repas ; l'aliment dont ils se nourrissent est léger et de facile digestion ; leurs estomacs sont plus chauds que les nôtres, leurs besoins renaissent plus souvent : qu'on lise l'Aphorisme 13 d’Hippocrate, section première. Qu'on ne croie pas qu'une mère soit plus incommodée pendant la nuit, parce que les repas de son enfant ne sont point fixés : j'ai peu vu d'enfants bien portants se réveiller plus d'une fois durant la nuit, et j'en ai vu beaucoup qui ne font qu'un sommeil depuis le soir jusqu'au matin. Les enfants, au contraire, auxquels on refuse le sein quand ils le demandent, sont plus sujets à crier que les autres.

La meilleure nourriture que l'on puisse donner pour seconder le lait de la mère, est une panade, faite avec de la mie de pain de froment bien cuite, que l'on émiette très fin entre les mains, et que l'on fait bouillir dans l'eau avec un seul grain de sel, et gros de beurre comme l'extrémité du petit doigt. On peut encore faire bouillir ce pain émietté avec du lait : on tient cette panade fort claire, quelques-uns même conseillent de la passer au tamis. Cette précaution n'est utile que dans le cas l'enfant serait très délicat. Je permets encore qu'on fasse bouillir le pain émietté dans le bouillon gras : mais je ne suis point d'avis que l'on donne des aliments solides avant un an, et l'on ne doit encore n'y accoutumer les enfants que par degrés. Je préfère en général les légumes à la viande : les fruits murs et sans acide, ne sont pas mauvais.
 


§. V.

Du temps de sevrer les enfants : et autres remarques.

 

La meilleure méthode est d'attendre qu'un enfant quitte mamelle de lui-même.

J'aime à voir qu'un enfant se sèvre de lui-même, il le fait, ordinairement à deux ou deux ans et demi. Je suis bien éloigné de penser que celui qui tète longtemps, reste stupide et bête ; j'ai remarqué, au contraire, que la santé des enfants est meilleure. Et comme on sait que, lorsque nos esprits vitaux sont altérés, notre esprit s'en ressent ; par conséquent les enfants bien nourris auront plus d'esprit que les autres. Le bien que l'enfant en retire reflue sur la mère ; car de même qu'il quitte le téton peu-à-peu, de même le lait se dissipe par degrés, sans que la femme s'en aperçoive, et sans qu'elle ait besoin ensuite de prendre des précautions pour le faire passer ; elle prendra seulement la verrée laxative, n° 3. Personne n'ignore, au surplus, que la mère qui veut sevrer son enfant doit prendre les mêmes précautions, à peu de choses près, que si elle n'avait point nourri ; et particulièrement elle doit éviter le froid.  

Une mère nourrice ne devient point ordinairement grosse avant un an ; l'enfant de cet âge est fort ; et le fœtus ne pouvant encore consommer à lui seul, tout le lait qui se porte aux mamelles de la mère, laisse au premier la liberté de téter pendant quatre ou cinq mois. Ce qu'il y a d'admirable, c'est que, quand il ne se fait plus une égale sécrétion de lait, dans le cas de la grossesse, ce liquide perd de sa qualité, et cette altération jointe à la peine que l'enfant trouve à sucer le sein de sa mère, servent à l'en éloigner insensiblement. Si la grossesse a lieu, on ne se purgera point, quand l'enfant ne tétera plus, à moins qu'il n'y ait quelque indication de le faire. (...)

Nous ferons-ici une observation essentielle. Un enfant n'est jamais mieux couché qu'avec sa mère, et c'est faussement que l'on croie qu'elle peut l'écraser : ce malheur n'est arrivé qu'à des nourrices mercenaires. La chaleur naturelle d'une mère est meilleure que l'on puisse procurer à son enfant. L'on ne croirait pas combien ces petites choses , qui ne paraissent rien dans la manière d'élever les enfants, influent en bien sur leur tempérament. Au surplus, les mères qui ne seront point rassurées ou convaincues par ce que je viens de dire, les mettront dans un berceau garni d'un sommier de crin, ou de mousse, ou de balle d'avoine ; ils ne doivent point avoir d'autre lit jusqu'à l'âge de puberté. Ce berceau doit être sous les rideaux et au niveau du lit de la mère, pour que celle-ci ne se blesse point, ni ne blesse son enfant en le prenant pour le faire tirer. 
 
On placera le berceau de l'enfant de manière qu'il voie le jour en face, et jamais de côté, ni en arrière, de peur qu'il ne louche.

On portera l'enfant à la promenade, dans le berceau de carton que nous avons conseillé au § 2 : ce n'est que jusqu'au temps qu'il commencera à marcher.


On ne doit point bercer un enfant ; cette méthode le fait vomir, en troublant la digestion ; le roulis d'un vaisseau et le cahotement d'une voiture en donnent tous les jours des exemples. Un enfant qui se porte bien, qui ne manque point de nourriture, ne crie presque jamais, et dort avec plaisir, sans qu'il soit besoin de l'y inviter : d'un autre côté, il n'est guère possible de commander au sommeil, quand Morphée refuse de verser sur les yeux ses sucs assoupissants ; c'est ce qu'on voit tous les jours, les enfants crient, on les berce, et il semble qu'ils ne crient encore qu'avec plus de violence. Au surplus, rien ne contribue mieux à les endormir qu'un air de serinette. C'est un instrument dont tour le monde peut jouer, et qui n'est point dispendieux. Enfin on doit avoir attention de ne coucher les enfants qu'après les avoir fait manger. 


Serinette      


Le bon air est aussi utile aux enfants que le sommeil et la bonne nourriture : j'ai rendu la santé à plusieurs et même à des adultes, en les envoyant le matin se promener au Luxembourg, principalement quand les arbres sont en fleurs. Je ne trouve rien de plus fortifiant pour les convalescents et les personnes qui vivent de régime, que le baume que ces fleurs répandent dans l'atmosphère.

La gaieté est encore nécessaire aux enfants. Ne les voyons-nous pas se mouvoir naturellement, lorsqu'ils entendent chanter ou jouer de quelque instrument ? On sait que la musique est souvent un remède salutaire, et d'autant meilleur, qu'il est naturel et que nos sens le chérissent

On ne doit ni battre ni brutaliser les enfants ; car c'est être moins fourni qu'eux en raison. II ne faut même jamais les contrarier ; ou si l'on est obli de le faire, que ce soit au moins avec tant de douceur et de précautions que les contrariétés ne leur soient point sensibles. La tournure de l'humeur et du caractère dépend souvent de ces commencements.

On ne doit jamais faire peur aux enfants, soit pour plaisanter, soit pour leur faire passer le hoquet, soit pour les intimider. L'esprit et la santé en dépendent. Je ferais un livre des suites fâcheuses de telles inconséquences.
  


Référence

Guillaume-René Le Fébure, Le manuel des femmes enceintes, de celles qui sont en couches et des mères qui veulent nourrir, J.-F. Bastien, Paris, 1777, p. 197 sq. L'orthographe a été modernisée par l'auteur de ce blog.