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lundi 27 mars 2017

L'État chrétien et la société chrétienne, selon Mgr de Salinis, 1865


                                    1798-1861

Les peuples barbares sont devenus chrétiens. Quelle est la conséquence nécessaire de leur conversion ? 

La loi divine, manifestée par Jésus-Christ, est reconnue comme règle des actions individuelles, des actes du pouvoir, des lois, en tout ce qui touche à la conscience, à la morale.

L'Église est reconnue comme le juge naturel de la loi de Dieu en toutes ses applications. Le système social du moyen âge peut donc se résumer en un mot : le règne de Jésus-Christ par l’Église ; Christus vincit ; Christus regnat ; Christus imperat [Le Christ vainc ; le Christ règne ; le Christ commande].

De cette vue générale, descendons au détail.

Jésus-Christ règne dans la famille, et l'Église maintient son autorité divine contre les agressions de la force et les défaillances de la faiblesse.

Jésus-Christ n'entre pas au foyer domestique comme un usurpateur ; il ne vient pas établir son trône sur les débris d'une autorité légitime vaincue ; il ne dit pas au père : « Ce n'est plus toi, c'est moi qui régnerai ; remets dans mes mains le sceptre que tu as porté jusqu'à présent et dont tu n'as que trop abusé. »

Non. Laissant le père à sa place, il ouvre devant lui l'Évangile, et lui en expliquant l'esprit, il lui dit : « Tu es maintenant roi dans la limite de ton foyer, de ton champ, comme Dieu est roi de l'univers, et au même titre, car ta paternité est une participation de la paternité de Dieu... »

Le père devient ainsi, au sein de la famille, le représentant de Dieu, son ministre ; la loi divine est le titre et la règle de son autorité.

Le père est prêtre aussi, en ce sens qu'il doit résumer dans son cœur et offrir à Dieu les hommages de tous les siens.

De ce double titre découlent ses devoirs. Comme père, il doit commander ; comme prêtre, il doit obéir à Dieu et s'immoler.

Jésus-Christ ouvre aussi son Évangile devant la femme, ou plutôt il lui fait lire dans son propre cœur ses droits et sa dignité. « De même, lui dit-il, que j'ai aimé l'Église mon épouse, et que j'ai versé mon sang pour elle, de même vous devez trouver dans le cœur de vos maris amour et dévouement ; vous n êtes plus les enfants de l'esclavage mais de la liberté; ne consentez donc plus à porter un joug qui n'est pas fait pour vous, mais élevez-vous à la hauteur d'une nouvelle mission. »

En même temps qu'il leur révèle par ses sublimes enseignements leurs droits méconnus, le Christ leur enseigne les vertus qui doivent orner leur front d'épouses et de mères, et il leur communique les grâces nécessaires pour s'élever à la hauteur de leur sublime dignité.

Il semble même que la femme reçoive une effusion plus abondante de l'esprit chrétien, car on la voit donner au monde étonné l'exemple des plus admirables vertus.

Aussi, après quelques siècles de christianisme, la femme n'était plus cet être que nous avons vu si abject et si méprisé dans l'antiquité ; elle était devenue comme quelque chose de sacré ; on l'entourait d'une sorte de vénération religieuse.

L'amour, qui chez les peuples païens était le principe de la dégradation de l'homme, par lequel il se ravalait jusqu'à, la brute, sanctifié, ennobli par le christianisme, devint le principe de l'une des plus grandes et des plus nobles institutions.

Sans doute, il s'est glissé dans la chevalerie des abus, comme il s'en est glissé dans toutes les institutions humaines, mais ce n'en était pas moins un beau et admirable spectacle de voir, sous l'influence de l'esprit chrétien, la force au service de la faiblesse, le sacrifice et le dévouement faisant toujours sentinelle autour des êtres qui demandaient appui et protection.

Nous ne voudrions d'autre preuve de la noblesse des sentiments qui animaient la chevalerie que cette protestation muette du bon sens populaire conservé dans le langage, malgré le ridicule et l'ironie dont on a essayé de les couvrir. Est-ce qu'aujourd'hui encore quand on veut parler d'un amour pur, désintéressé, généreux, on ne dit pas un amour chevaleresque ?

Mais ce n'était pas assez de proclamer les droits de la femme et des enfants, et de constituer la famille tout entière sur la base chrétienne, il fallait maintenir cet ordre contre tout ce qui tendait à le détruire.

Or, quel moyen plus efficace que rétablissement d'un tribunal extérieur, investi d'une autorité supérieure et possédant les moyens de la faire respecter. Ce tribunal, c'était l'Église. L'histoire impartiale raconte avec quelle inflexible vigueur les souverains pontifes, dépositaires de cette autorité divine, maintinrent contre les brutales passions des princes et des particuliers l'unité et l'indissolubilité du lien conjugal.

Leur sage fermeté contint, pendant tout le moyen âge, le torrent des mœurs païennes toujours prêt à déborder ; et empêcha ainsi que l'esclavage, l'oppression de la femme rentrât dans la société domestique à la suite de la polygamie, du divorce ou du concubinage.

Jamais, dit de Maistre, les Papes, et l'Église en général, ne rendirent de service plus signalé au monde que celui de réprimer chez les princes, par l'autorité des censures ecclésiastiques, les accès d'une passion terrible, même chez les hommes doux, mais qui n'a plus de nom chez les hommes violents, qui se jouera constamment des plus saintes lois du mariage, partout où elle sera à l'aise. 

L'amour, lorsqu'il n'est pas apprivoisé jusqu'à un certain point par une extrême civilisation, est un animal féroce, capable des plus horribles excès. Si l'on ne veut pas qu'il dérobe tout, il faut qu'il soit enchaîné, et il ne peut l'être que par la terreur : mais que fera-t-on craindre à celui qui ne craint rien sur la terre ! 

La sainteté des mariages, base sacrée du bonheur public, est surtout de la plus haute importance dans les familles royales où les désordres d'un certain genre ont des suites incalculables, dont on 'est bien loin de se douter. 

Si, dans la jeunesse des nations septentrionales, les Papes n'avaient pas eu le moyen d'épouvanter les passions souveraines, les princes, de caprices en caprices et d'abus en abus, auraient fini par établir en loi le divorce, et peut-être la polygamie ; et le désordre se répétant, comme il arrive toujours, jusque dans les dernières classes de la société, aucun œil ne saurait plus apercevoir où se serait arrêté un tel débordement . (…) Qu'on eût laissé faire les princes du moyen âge, et bientôt on eût vu les mœurs des païens. 

L'Église même, malgré sa vigilance et ses efforts infatigables, et malgré la force qu'elle exerçait sur les esprits dans les siècles plus ou moins reculés, n'obtenait cependant que des succès équivoques et intermittents. Elle n'a vaincu qu'en ne reculant jamais [Joseph de Maistre, Du pape, livre 2, chapitre 7, article 1]. 

Jésus-Christ règne dans la société publique, et l'Église maintient et affermit sa domination.

On peut dire sans exagération qu'avant que l'Église n'intervint pour former le monde nouveau, il n'existait pas de société publique proprement dite, parce qu'il n'existait pas d'autorité extérieure chargée de promulguer les droits mutuels des souverains et des sujets, et de les faire respecter. C'est l'Église qui a créé là société publique, en constituant le pouvoir et la liberté.

Dès que l'Église put faire comprendre aux barbares convertis les admirables rapports que l'Évangile a établi entre les hommes, ou voit s'élever, sur le berceau de la société chrétienne, cette grande et douce image de Dieu, cette haute paternité sociale, que nous avons nommée la royauté.

La royauté chrétienne est une des créations les plus merveilleuses de la religion de Jésus-Christ ; on ne trouve rien qui lui ressemble chez les anciens peuples, pour qui le nom de roi était synonyme de tyran.

La royauté chrétienne est une délégation divine, la puissance de Dieu représentée dans l'ordre temporel ; et il ne faut pas moins que cela pour se faire obéir de l'homme, depuis que l'Évangile lui a dit le secret de sa céleste origine et de ses immortelles destinées, depuis que la religion lui a appris que, fait à l'image de Dieu, il est resté trop grand, même dans sa déchéance, pour obéir à un autre qu'à Dieu. 

Effacez sur le front du souverain la mystérieuse auréole où se trouve le titre de son autorité, faites évanouir cette ombre du ciel qui se réfléchit sur le trône, et le chrétien ne comprend plus des hommages qui n'ont que l'homme pour objet, qui ne remontent pas jusqu'à Dieu.

La royauté chrétienne ce n'est pas seulement Dieu représenté dans l'ordre temporel : c'est autre chose encore. Le Père céleste se communique au monde par son Fils : c'est donc en Jésus-Christ que le monde chrétien chercha la source d'où découle le pouvoir des rois.

Le roi, c'est l'image du Christ : sa vie, comme celle de l'Homme-Dieu, c'est un long sacrifice, qui pourra, nous le savons, se consommer sur le Calvaire, d'où ses dernières prières s'élèveront vers le ciel, mêlées avec la voix de son sang, pour appeler la miséricorde de Dieu, jusque sur ses bourreaux.

Après cela, faut-il s'étonner des merveilleux caractères de l'obéissance chrétienne et des choses prodigieuses que l'histoire nous raconte de l'amour des peuples catholiques pour leurs rois, sentiment d'un ordre à part, que l'antiquité n'avait pas pu connaître, qui avait sa racine dans ce que la nature a de plus intime et dans ce que la foi a de plus divin, puisqu'il était tout ensemble et une piété filiale, et, pour emprunter la belle expression de Tertullien, « la religion de la seconde majesté » ; ce qui explique comment il n'a pas produit seulement des héros, mais il a pu encore enfanter des martyrs.

À côté du pouvoir, l'Église constitua la liberté. La liberté est un droit naturel à l'homme, et cependant l'amour de la liberté est un fruit du christianisme, parce qu'il naît du sentiment de la dignité humaine que l'Évangile seul nous révèle.

Nous en avons déjà fait la remarque, en discutant une assertion de M. Guizot, l'élément de la personnalité qui entre dans l'organisation de la civilisation moderne n'est pas venu des forêts de la Germanie, il est né sur le sol chrétien. C'est en versant son sang que Jésus-Christ a procuré au monde la vraie liberté : Christus nos liberavit [Le Christ nous a libéré] ; c'est à cette source divine que les peuples modernes ont puisé ce sentiment de liberté qui les élevait au-dessus de toute domination despotique. 

De quelle liberté ne jouissaient pas, en effet, les peuples du moyen âge, ils pouvaient élever fièrement la tête, car ils n'étaient tenus d'obéir qu'à un pouvoir légitime, c'est-à-dire, à Dieu, ou à un pouvoir délégué par lui, et ils pouvaient faire tout ce qui n'était pas interdit par la loi de Dieu ou par l'intérêt général de la société. La liberté, au moyen âge, n'était pas seulement inscrite dans les codes, mais elle existait dans les mœurs, dans les institutions, dans tous les détails de la vie, on ne parlait pas de liberté, mais on en jouissait, et on en jouissait avec d'autant plus de sécurité que l'on sentait cette possession assurée par l'autorité la plus haute et la plus sacrée : l'autorité de l'Église.

Cependant la vigilance de l'Église ne pouvait empêcher toutes les entreprises du despotisme, et, par le fait, elle ne les empêcha pas. On vit même, parmi les princes chrétiens, des tyrans qui, au lieu d'être les ministres de Dieu pour le bien, n'étaient que des ministres de Sa!an pour le mal. Ce mal était-il sans remède ?

Dans l'organisation catholique il y avait un remède d'une application facile et efficace. Où était le titre de souverain ? Où était le fondement de l'obéissance des sujets? Dans la loi de Dieu. Or, quel était l'interprète de la loi de Dieu? L'Église.

L'Église intervenait donc. Elle intervenait, non comme usant d'un droit temporel qu'elle n'a pas, mais comme décidant une question de l'ordre spirituel, de cet ordre où se trouve la raison et la règle des droits sur lesquels reposent les intérêts temporels des sociétés. Elle intervenait comme elle intervient dans toutes les affaires humaines, du moment que la conscience, que la loi de Dieu se trouve mêlée à ces affaires.

Elle intervenait comme elle intervient dans ce contrat suspect d'usure, dans cet achat, dans cette vente qui ont éveillé les remords de votre conscience, et que vous soumettez à l'autorité spirituelle dans le tribunal de la pénitence.

Elle intervenait comme elle intervient dans cette question d'autorité paternelle, qu'un fils opprimé par les caprices ou par les volontés injustes de son père, vient soumettre à son confesseur.

Et cette intervention divine loin d'affaiblir le respect dû à la souveraineté faisait reluire son caractère sacré, même lorsqu'elle tournait contre le souverain ; car il apparaissait bien que le pouvoir vient d'en haut, qu'il est fondé sur la loi de Dieu, puisque l'autorité seule chargée d'interpréter la loi do Dieu peut prononcer sur les abus du pouvoir.

Ainsi, l'homme qui était roi était-il condamné, la royauté sortait plus sacrée de cette condamnation, et là se trouve l'intérêt de la société. Car que lui importent les hommes, qui, aussi bien, passent, chassés par la mort, c'est le pouvoir qu'il s'agit de conserver inviolable, immortel.

L'Église intervenait d'ailleurs avec le caractère propre de son autorité, une douceur conciliatrice, une sage lenteur, un désintéressement, une justice puisée dans la foi, dans l'Évangile, comme dans une source sacrée, avec des vertus,en un mot, avec toutes les garanties d'un jugement équitable.

Elle intervenait enfin en se renfermant dans ses limites, c'est-à-dire ne décidant qu'une question d'ordre spirituel, ne pouvant donner à ces décisions qu'une sanction spirituelle, nulle force matérielle, extérieure, coactive ; donc point de crainte que ce grand pouvoir vienne se substituer au pouvoir qu'il dépouille.

On peut repousser cette organisation, la trouver mauvaise; mais il est facile de la justifier, et plus facile encore de démontrer qu'en la rejetant on ne trouvera rien de meilleur à lui substituer.

Au nom de quels principes déclarerait-on mauvaise l'intervention de l'Église? Est-ce au nom des principes catholiques ? Mais, dirons-nous à ceux qui nous objecteraient l'Évangile : Pouvez-vous nier que la société soit fondée sur la loi de Dieu, en ce sens que le droit de commander et le devoir d'obéir, fondement de l'ordre social, émanent de la loi divine ? Que faites-vous donc de tous ces passages de nos saints livres : Per me reges regnant et legum conditores justa decernunt [« Par moi, règnent les rois et les législateurs ordonnent la justice », Proverbes 8, 15]... Reddite quæ sunt Cæsaris Cæsari [« Rendez à César les choses qui sont à César », Matthieu 22, 21]...

En présence de témoignages si formels, il n'y a pas de milieu : ou vous reconnaissez le droit de l'Église, ou vous chasserez la conscience de la société humaine ; car, pour le christianisme, il n'y a point d'autre principe, point d'autre règle de la morale et de la conscience que la loi de Dieu.

Direz-vous que l'application de la loi de Dieu en tant qu'elle règle les droits et les devoirs mutuels des souverains et des sujets ne peut jamais être douteuse, qu'il ne peut jamais s'élever à cet égard aucune question embarrassante pour la conscience des peuples.

Mais l'histoire, mais le bon sens disent le contraire. Et pour écarter tout ce qui peut être sujet à discussion, vous avez beau proclamer ce grand principe de l'infaillibilité, de l'inamissibilité du pouvoir, l'histoire vous dément : car que nous montre-t-elle Des révolutions qui précipitent d'anciennes dynasties, qui en élèvent de nouvelles, des rois qui s'endorment sur leur trône et qui finissent par tomber, d'autres rois que des fautes, des crimes qui violent les conditions fondamentales de l'ordre social dépouillent...

Si le droit de souveraineté est inamissible, s'il ne peut pas passer d'une dynastie à une autre dynastie, il n'y a pas au monde une seule dynastie légitime, pas un souverain qui ait le droit de se faire obéir.

Si le droit de souveraineté, et par conséquent le devoir d'obéir, peut se déplacer, où est la règle qui dirigera la conscience des peuples au milieu de ces déplacements ? Les événements, direz-vous ? Fort bien. Mais, pendant que les événements marchent, et légitiment peu à peu ce qui était illégitime à l'origine, qui avertira la conscience publique, qui leur dira le moment ou ils ont assez marché ?

Où est l'autorité qui décidera ces doutes ? Le souverain : mais il s'agit de savoir quel est le souverain. Le peuple : mais si vous donnez la plus petite chose au jugement de la multitude, à l'instant vous lui abandonnez tout, car si ces questions sont de la compétence du peuple, qui dira au peuple : « Vous vous êtes trompé. » ?

C'est-à-dire que vous nous ramenez à l'état social des anciens peuples, et à toutes les conséquences de cet état social ; et à des conséquences pire encore, car le christianisme, en révélant à l'homme sa dignité, n'aura fait que développer un sentiment de liberté funeste, parce qu'il n'aura pas de règle.

Serait-ce au nom du droit naturel, qui sauvegarde l'indépendance de la société temporelle ? Mais ou ce droit naturel est conforme à la loi de Dieu, et dès lors il n'y a plus lieu à objection comme nous venons de le démontrer, ou il lui est opposé, et c'est le cas de répéter avec Bossuet : «Il n'y a pas de droit contre le droit. »

Que signifie, du reste, cette prétendue indépendance de la société temporelle ? Est-ce qu'il peut exister une société sans un lien moral qui unisse tous les membres qui la composent ; et ou trouver en dehors de la loi divine un principe d'obligation ?

L'autorité de Jésus-Christ par son Église étant universellement reconnue, tous les peuples chrétiens ne formaient plus qu'une grande famille unie pour défendre les intérêts communs. C'est ici un des côtés admirables du monde formé par le christianisme. 

L'Église forma, de tous les peuples sauvages qui s'étaient jettes sur le monde romain pour le détruire, et qui étaient divisés entre eux par tout ce qu'il y a d'insociable dans les instincts et les passions de la barbarie, un faisceau unique ; elle cimenta leur union par l'introduction d'un nouveau droit des gens qui tempérait, suivant la remarque de Montesquieu, ce que le droit ancien avait d'impitoyable ; elle combattit dans son principe le patriotisme étroit et exclusif, qui proscrivant non-seulement la pitié, mais la justice, le droit aux frontières de chaque nationalité, faisait de la guerre l'état permanent de la société.

Si rien n'était venu contrarier l'action de l'Église, la fusion de tous les peuples, qui nous apparaît aujourd'hui comme le rêve de quelques utopistes dangereux, se fut opérée graduellement.

Un événement qui occupe dans l'histoire une place importante peut nous servir à apprécier jusqu'à quel point l'Église avait réussi à rapprocher les peuples chrétiens. Au moment où l'Europe commençait à s'affermir et à jouir des bienfaits du christianisme, un cri d'effroi a retenti. Le croissant s'est montré menaçant aux frontières de la république chrétienne. Sentinelles vigilantes, les souverains pontifes signalent le danger; leur voix puissante remue l'Europe, « semble l'arracher à ses fondements et la précipite en armes contre l'Asie. »

Quel admirable spectacle que celui de l'Europe entière se levant à ce mot : « Dieu le veut. » Tous les peuples chrétiens sont là, mêlés, confondus, n'ayant qu'une pensée, qu'une aspiration : repousser loin du territoire chrétien ces populations fanatiques dont les croyances et les mœurs sont opposées à l'Évangile. Si les historiens philosophes du dernier siècle ont pu méconnaître la grandeur, la légitimité du mouvement des croisades, aujourd'hui, il n'y a pas un esprit sérieux, en dehors même du point de vue catholique, qui ne rende justice à l'immense service que les souverains pontifes rendirent à la civilisation.

La société musulmane, qui, pendant quelque temps, avait répandu un certain éclat portait en elle-même un double principe de mort ; le dogme du fatalisme, la concentration du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel dans les mêmes mains. Si l'Europe ne s'était levée, c'en était fait de la civilisation, la barbarie l'emportait. 


Référence

Mgr Louis-Antoine de Salinis, La divinité de l'Église, tome 4, Tolra et Haton. Éditeurs, Paris, 1865, p. 112. 

URL source de l'image : http://www.liberius.net/images_files/page19-1013-full.jpg.
 

mardi 14 mars 2017

Quelques réflexions sur la mode, pape Pie XII, 1957


Répondant à leur désir, le Souverain Pontife a reçu en audience spéciale, les participants au premier Congrès international de l'Union latine de haute couture et leur a donné des directives précises en un long discours en italien, dont voici la traduction.

Eugenio Pacelli, dit Pie XII (1876-1958)
C'est de grand cœur, que Nous vous souhaitons paternellement la bienvenue, chers fils et filles, promoteurs et membres de l'« Union latine de haute couture ».

Vous avez désiré venir en Notre présence pour Nous rendre témoignage de votre filiale dévotion et, en même temps, pour implorer les faveurs célestes sur votre Union, en la plaçant, dès sa naissance, sous les auspices de Celui, à la gloire de qui doit tendre toute activité humaine, même celles apparemment profanes, selon le précepte de l'apôtre des Gentils : « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez on quelque autre chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu » (1 Corinthiens 10,31).

Vous vous proposez d'affronter avec des vues et intentions chrétiennes un problème, aussi délicat que complexe, dont les inéluctables répercussions morales furent de tout temps un objet d'attention et d'anxiété chez ceux à qui il appartient par fonction, dans la famille, dans la société et dans l’Église, de s'employer à préserver les âmes des embûches de la corruption et toute la communauté de la décadence des mœurs : c'est-à-dire le problème de la mode, spécialement féminine.

Il est juste qu'à vos généreux desseins répondent Notre gratitude et celle de l’Église ; et Nous formons le vœu fervent que votre Union, née et inspirée d'une saine conscience religieuse et civile, obtienne, grâce à l'auto-discipline éclairée des artisans mêmes de la mode, le double but déclaré dans vos statuts : moraliser cet important secteur de la vie publique et contribuer à élever la mode au rang d'instrument et d'expression d'une véritable civilisation.

Désireux d'encourager une entreprise aussi louable, Nous accédons volontiers au désir qui Nous a été exprimé de vous exposer quelques pensées, en particulier sur la vraie façon de poser le problème et sur ses aspects moraux, en vous indiquant d'autre part certaines suggestions pratiques, propres à assurer à l'Union une autorité bien accueillie dans un domaine souvent si discuté.


I. CERTAINS ASPECTS GÉNÉRAUX DE LA MODE

Suivant le conseil de la sagesse antique qui indique dans la finalité des choses le critère suprême de tout jugement théorique et la sûreté des normes morales, il sera utile de se rappeler les buts que l'homme s'est toujours fixés en recourant au vêtement.

Sans aucun doute, il obéit aux trois exigences bien connues de l'hygiène, de la pudeur et de la bienséance. Ce sont trois nécessités si profondément enracinées dans la nature, qu'elles ne peuvent être ignorées ni contrariées sans provoquer répulsion et préjudice. Elles conservent leur caractère de nécessité aujourd'hui comme hier ; elles se trouvent chez presque toutes les races ; elles se révèlent sous toutes les formes de la vaste gamme, dans laquelle la nécessité naturelle du vêtement s'est concrétisée historiquement et ethnologiquement. Il est important de noter l'interdépendance étroite et solidaire entre les trois exigences, bien qu'elles résultent de sources diverses : l'une du côté physique, l'autre du côté spirituel, la troisième de l'ensemble psychologique et artistique.

Trois exigences commandent la nécessité du vêtement :

- l'hygiène...

L'exigence hygiénique du vêtement concerne principalement le climat, ses variations et d'autres agents extérieurs, comme causes possibles d'inconvénient ou de maladie.

II résulte de l'interdépendance évoquée plus haut que le motif ou, mieux, le prétexte hygiénique n'est pas valable pour justifier une licence déplorable, particulièrement en public et hors des cas exceptionnels de réelle nécessité ; dans ces cas, d'ailleurs, un esprit bien né ne saura pas se soustraire à la gêne d'un trouble spontané, exprimé à l'extérieur par une rougeur naturelle.

De même, une manière de se vêtir nuisible pour la santé, — dont plus d'un exemple est cité par l'histoire de la mode —, ne peut être légitimé sous prétexte d'esthétique ; comme, d'autre part, les règles communes de la pudeur doivent céder devant les exigences d'une cure médicale, qui, si elle semble les violer, les respecte au contraire lorsqu'on adopte les précautions morales voulues.

- la pudeur …

Tout aussi évidente, comme origine et but du vêtement, est l'exigence naturelle de la pudeur, entendue soit dans sa signification la plus large, qui comprend également la juste considération pour la sensibilité d'autrui envers des objets répugnants à la vue ; soit surtout comme protection de l'honnêteté morale et bouclier contre la sensualité désordonnée.

La singulière opinion qui attribue à la relativité de telle ou telle éducation le sens de la pudeur ; qui même le considère comme une déformation conceptuelle de l'innocente réalité, comme un faux produit de la civilisation et même comme un stimulant à la malhonnêteté et une source d'hypocrisie, cette opinion n'est appuyée par aucune raison sérieuse ; elle trouve, au contraire, une condamnation explicite dans la répugnance qui se produit chez ceux qui, parfois, osèrent l'adopter comme système de vie, confirmant ainsi la rectitude du sens commun, tel qu'il se manifeste dans les usages universels.

La pudeur, étant donné sa signification strictement morale, quelle que soit son origine, se fonde sur la tendance innée et plus ou moins consciente de chacun à défendre contre la cupidité générale d'autrui un bien physique personnel, afin de le réserver, avec un prudent choix de circonstances, aux sages buts du Créateur, placés par lui sous la protection de la chasteté et de la pudicité.

Cette seconde vertu, la pudicité, dont le synonyme « modestie » (de modus, mesure, limite) exprime peut-être mieux la fonction de gouverner et de dominer les passions, particulièrement sensuelles, est le rempart naturel de la chasteté, sa muraille efficace, parce qu'elle modère les actes étroitement connexes avec l'objet même de la chasteté.

Comme sa sentinelle avancée, la pudicité fait entendre à l'homme son avertissement dès qu'il acquiert l'âge de la raison, avant même qu'il apprenne la notion de chasteté et de son objet, et elle l'accompagne pendant toute la vie, en exigeant que des actes déterminés, honnêtes en eux-mêmes, parce que disposés divinement, soient protégés par le voile discret de l'ombre et par la réserve du silence, comme pour leur concilier le respect dû à la dignité de leurs fins élevées.

Il est donc juste que la pudicité, en tant que dépositaire de biens si précieux, revendique pour elle une autorité prépondérante sur toute autre tendance ou tout autre caprice et préside à la détermination des manières de se vêtir.

- la dignité de la personne...

Et voici la troisième finalité du vêtement, dont la mode tire plus directement son origine ; elle répond à l'exigence innée, sentie surtout chez la femme, de donner du relief à la beauté et à la dignité de la personne, avec les moyens mêmes qui pourvoient à satisfaire les deux autres.

Pour éviter de restreindre l'ampleur de cette troisième exigence à la seule beauté physique et, plus encore, pour soustraire le phénomène de la mode à l'ardent désir de séduction comme sa première et unique cause, le terme dignité est préférable à celui d'embellissement. Le souci de la dignité de sa propre personne provient manifestement de la nature et est par conséquent légitime.

En faisant abstraction du recours au vêtement pour cacher les imperfections physiques, ce que la jeunesse lui demande, c'est ce relief de splendeur, qui chante le joyeux thème du printemps de la vie et facilite, en harmonie avec les préceptes de la pudicité, les prémisses psychologiques nécessaires à la formation de nouvelles familles ; tandis que l'âge mûr entend obtenir du vêtement approprié un aspect de dignité, de sérieux et de joie sereine.

Dans tous les cas où l'on cherche à accentuer la beauté morale de la personne, la coupe du vêtement sera de nature à éclipser presque la beauté physique dans l'ombre austère où elle se cache, pour détourner d'elle l'attention des sens et concentrer au contraire la réflexion sur l'esprit.

Le vêtement, interprète des sentiments et des mœurs.

Le vêtement, considéré sous cet aspect plus vaste, a son propre langage multiforme et efficace, parfois spontané, et par conséquent fidèle interprète de sentiments et de mœurs, d'autres fois conventionnel et artificiel et par conséquent bien peu sincère.

De toute façon, il est donné au vêtement d'exprimer la joie et le deuil, l'autorité et la puissance, l'orgueil et la simplicité, la richesse et la pauvreté, le sacré et le profane. Le caractère concret des formes d'expression dépend des traditions et de la culture de tel ou tel peuple, tandis que leur variation est d'autant plus lente que les institutions, les caractères et les sentiments interprétés par ces modes sont plus stables.

Raisons de l'instabilité de la mode.

C'est à donner un relief à la beauté physique que s'applique expressément la mode, art antique, aux origines incertaines, complexe par les facteurs psychologiques et sociaux qui s'y mêlent, et qui a atteint maintenant une importance indiscutable dans la vie publique, soit comme expression esthétique des mœurs, soit comme désir du public et convergence de notables intérêts économiques.

Il résulte de l'observation approfondie du phénomène que la mode n'est pas seulement une bizarrerie de formes, mais un point de rencontre de divers facteurs psychologiques et moraux, tels que le goût du beau, la soif de la nouveauté, l'affirmation de la personnalité, le refus de la monotonie, non moins que le luxe, l'ambition, la vanité.

La mode c'est l'élégance, certes, mais conditionnée par un changement continu, de telle sorte que son instabilité même lui confère la marque la plus évidente. La raison de son changement perpétuel, plus lent dans les lignes fondamentales, très rapide en revanche dans les variations secondaires, devenues à présent saisonnières, semble devoir être recherchée dans la préoccupation de rompre le passé, facilitée par le caractère frénétique de l'époque contemporaine, qui a le terrible pouvoir de brûler en peu de temps tout ce qui est destiné à la satisfaction de l'imagination et des sens.

Il est compréhensible que les nouvelles générations, tendues vers leur propre avenir, — qu'elles rêvent différent et meilleur que celui de leurs pères —, éprouvent le besoin de se détacher de ces formes non seulement d'habillement, mais d'objets et d'ornements, qui rappellent avec plus d'évidence une manière de vivre que l'on veut dépasser.

Mais l'instabilité extrême de la mode présente est surtout déterminée par la volonté de ses artisans et guides, qui ont à leur disposition des moyens inconnus dans le passé, comme la production textile énorme et variée, la fertilité inventive des « modélistes », la facilité des moyens d'information et de « lancement » dans la presse, dans le cinéma, dans la télévision et dans les expositions et « défilés ».

La rapidité des changements est en outre favorisée par une sorte d'émulation mutuelle qui d'ailleurs n'est pas neuve — entre les « élites », désireuses d'affirmer leur personnalité par des formes originales d'habillement, et le public, qui se les approprie immédiatement, avec des imitations plus ou moins heureuses.

On ne doit pas négliger non plus l'autre motif subtil et décadent : l'étude des « modélistes » qui pour assurer le succès à leurs « créations », misent sur le facteur de la séduction, conscients de l'effet que provoquent la surprise et le caprice continuellement renouvelés.

Le facteur économique.

Une autre caractéristique de la mode d'aujourd'hui est que, tout en restant principalement un fait esthétique, elle a acquis d'autre part la propriété d'un élément économique de grandes proportions.

Aux quelques anciennes maisons de couture de haute mode, qui, de telle ou telle métropole, dictaient sans contestation les lois de l'élégance au monde de culture européenne, se sont substituées de nombreuses organisations, puissantes par leurs moyens financiers, qui, tout en satisfaisant les besoins de l'habillement, forment le goût des populations, en stimulant les désirs dans le but de se constituer des marchés toujours plus vastes.

Les causes de ce changement doivent être recherchées, d'une part, dans ce qu'on appelle la « démocratisation » de la mode, par laquelle un nombre sans cesse plus large d'individus cède à l'attrait impérieux de l'élégance, et, d'autre part, dans le progrès technique qui permet la production en série de modèles, coûteux sans cela, mais rendus maintenant d'acquisition facile sur le marché de ce qu'on appelle les « confections ».

De la sorte s'est créé le monde de la mode qui englobe des artistes et des artisans, des industriels et des commerçants, des éditeurs et des critiques et, en outre, toute une catégorie d'humbles travailleurs et travailleuses, qui tirent de la mode leurs moyens d'existence.

Influence sociale du « modéliste » [aujourd'hui : « styliste modéliste »].

Bien que le facteur économique soit la force motrice de cette activité, l'âme en est toujours le « modéliste », c'est-à-dire celui qui, par un choix génial des tissus, des couleurs, de la coupe, de la ligne et des ornements accessoires, donne naissance à un nouveau modèle expressif et qui plaît au grand public.

Il n'est pas nécessaire de dire combien est difficile cet art, fruit d'ingéniosité et d'adresse et, bien plus, de sensibilité à l'égard du goût du moment. Un modèle, dont on est certain de voir le succès, acquiert l'importance d'une invention ; on l'entoure du secret dans l'attente du « lancement » ; par la suite, une fois mis en vente, il obtient des prix élevés, tandis que les moyens d'information lui donnent une large diffusion, en en parlant comme s'il s'agissait d'un événement d'intérêt national.

L'influence des « modélistes » est si décisive que l'industrie textile se fait elle-même guider par eux dans l'organisation de sa propre production, aussi bien pour la qualité que pour la quantité.

Grande aussi est leur influence sociale par le rôle qui leur revient d'interpréter les mœurs publiques ; car si la mode a toujours été l'expression des usages d'un peuple, elle l'est aujourd'hui encore plus que lorsque le phénomène s'accomplissait comme fruit de réflexion et d'étude.

Mais la formation du goût et des préférences dans le peuple et l'orientation de la société vers le sérieux ou le décadent ne dépendent pas seulement des modélistes, mais bien de toute l'organisation complexe de la mode, spécialement des ateliers de couture et de la critique, dans ce secteur plus raffiné qui a comme clientèle les classes sociales les plus élevées, en prenant le nom de « haute couture », comme pour désigner l'origine des courants que le peuple suivra ensuite, presque aveuglément et comme par une obligation magique.

Or, en présence de valeurs si nombreuses et si élevées, que Nous avons énumérées ici en de rapides allusions, et qui sont mises en cause par la mode et parfois mises en danger, l’œuvre apparaît providentielle de personnes préparées techniquement et chrétiennement, qui se proposent de contribuer à affranchir la mode de tendances non recommandables ; de personnes qui voient en elle avant tout l'art de savoir habiller, dont le but est bien, quoique partiellement, de mettre en un relief modéré la beauté du corps humain, chef-d’œuvre de la création divine, de manière, toutefois, que ne se trouve pas offusquée, mais que soit au contraire exaltée — comme s'exprime le prince des apôtres — « la pureté incorruptible d'un esprit doux et tranquille, ce qui est d'un grand prix aux yeux de Dieu » (1 Pierre 3,4).


II. CONSIDÉRATIONS DU PROBLÈME MORAL DE LA MODE ET SES SOLUTIONS

Attitude positive de l’Église face au problème moral de la mode.

Et c'est justement à concilier, en un équilibre harmonieux, l'ornement extérieur de la personne avec l'ornement intérieur d'« un esprit doux et tranquille », que consiste le problème de la mode.

Mais existe-t-il vraiment — se demandent certains — un problème moral au sujet d'un fait aussi extérieur, contingent et relatif que l'est la mode ?

Et ceci admis, en quels termes le problème doit-il être posé, et suivant quels principes doit-il être résolu ?

Ce n'est pas ici le lieu de déplorer longuement l'insistance de plus d'un contemporain dans la tentative de soustraire au domaine moral les activités extérieures de l'homme, comme si elles appartenaient à un autre univers et comme si l'homme n'était pas lui-même le sujet, le terme et, par conséquent, le responsable devant le suprême ordonnateur de toutes les choses.

Il est bien vrai que la mode, ainsi que l'art, la science, la politique et les activités similaires, dites profanes, ont leurs règles propres pour réaliser les finalités immédiates auxquelles ils sont destinés ; toutefois leur sujet reste invariablement l'homme, qui ne peut se dispenser de faire tendre ces activités à la fin ultime et suprême, à laquelle il est lui-même essentiellement et totalement ordonné.

Le problème moral de la mode existe donc, non seulement en tant qu'activité génériquement humaine, mais, plus spécifiquement, en tant que s'exerçant dans un domaine où sont impliquées, plus ou moins directement, d'évidentes valeurs morales ; et, plus encore, du fait que les buts, honnêtes en eux-mêmes, de la mode sont davantage exposés à être obnubilés par les inclinations perverses de la nature humaine déchue par suite du péché originel, et changés en occasion de péché et de scandale.

Cette tendance de la nature corrompue à abuser de la mode amena la tradition ecclésiastique à la traiter plus d'une fois avec méfiance et avec de sévères jugements, exprimés par d'insignes orateurs sacrés avec une vigoureuse fermeté, et par de zélés missionnaires, voire avec la « mise au feu des vanités », qui, conformément aux usages et à l'austérité de ces temps, étaient estimés d'une éloquence efficace auprès du peuple.

De telles manifestations de sévérité, qui démontraient au fond la sollicitude maternelle de l’Église envers le bien des âmes et les valeurs morales de la civilisation, ne permettent cependant pas de déduire que le christianisme exige presque de renoncer absolument au culte ou au soin de la personne physique et de sa dignité extérieure.

Quiconque conclurait dans ce sens démontrerait qu'il a oublié ce qu'écrivait l'apôtre des Gentils : « Que les femmes aient une tenue décente, parées avec réserve et modestie » (1Timotée 2,9).

Mais la mode ne doit jamais fournir une occasion de péché.

L’Église ne blâme donc pas et ne condamne pas la mode, quand elle est destinée à la juste dignité et au juste ornement du corps ; toutefois, elle ne manque jamais de mettre les fidèles en garde contre ses faciles égarements.

Cette attitude positive de l’Église dérive de motifs bien plus élevés que ceux purement esthétiques et hédonistes adoptés par un retour de paganisme. Elle sait et enseigne que le corps humain, chef-d’œuvre de Dieu dans le monde visible, lequel est au service de l'âme, fut élevé par le divin Rédempteur à la dignité de temple et d'instrument du Saint-Esprit et doit être respecté en tant que tel.

Sa beauté ne devra donc pas être exaltée comme une fin en elle-même, encore moins de façon à avilir cette dignité acquise.

Sur le terrain concret, il est incontestable qu'à côté d'une mode honnête on en trouve une autre impudente, cause de trouble chez les esprits raisonnables, si ce n'est même incitation au mal.

Il est toujours ardu d'indiquer par des règles universelles les frontières entre l'honnêteté et l'indécence, parce que l'évaluation morale d'une parure dépend de nombreux facteurs ; toutefois ce qu'on appelle la relativité de la mode par rapport aux temps, aux lieux, aux personnes, à l'éducation n'est pas une raison valable pour renoncer « a priori » à un jugement moral sur telle ou telle mode, lorsqu'elle dépasse les limites de la pudicité normale.

Celle-ci perçoit immédiatement, sans presque même avoir été interrogée, où se trouvent l'impudence et la séduction, l'idolâtrie de la matière et le luxe ou seulement la frivolité ; et si les artisans de la mode impudique sont habiles dans une sorte de contrebande de la perversion, en la mêlant à un ensemble d'éléments esthétiques, honnêtes en eux-mêmes, la sensualité humaine est malheureusement encore plus adroite à la découvrir et prête à en subir l'attrait.

Une très grande sensibilité dans la perception de la menace du mal, ici comme ailleurs, ne constitue nullement un titre de blâme pour celui qui en est pourvu, comme si c'était seulement l'effet d'une dépravation intérieure ; c'est au contraire le signe de la pureté d'esprit et de la vigilance à l'égard des passions.

Mais si vaste et mouvante que puisse être la relativité morale de la mode, il y a toujours un absolu à sauver, après avoir écouté l'avertissement de la conscience qui constate le danger : la mode ne doit jamais fournir une occasion proche de péché.

Ce qui caractérise une mode impudique ou immorale.

Parmi les éléments objectifs qui concourent à former une mode impudique, il y a en premier lieu la mauvaise intention de ses artisans.

Lorsque ceux-ci se proposent de susciter par leurs modèles, des images et des sensations dénuées de chasteté, ils font preuve, même sans aller à l'extrême, d'une malignité larvée. Ils savent, entre autres, que la hardiesse en cette matière ne peut être poussée au-delà de certaines limites ; mais ils savent également que l'effet cherché se trouve à peu de distance de celles-ci, et qu'un habile mélange d'éléments artistiques et sérieux avec d'autres d'ordre inférieur sont plus aptes à surprendre l'imagination et les sens, tandis qu'ils rendent le modèle acceptable aux personnes qui désirent le même effet, sans toutefois compromettre — du moins, le pensent-elles — leur réputation de personnes honnêtes.

Toute épuration de la mode doit donc commencer par celle des intentions aussi bien chez celui qui fait le vêtement que chez celui qui le porte ; chez l'un comme chez l'autre doit être réveillée la conscience de leurs responsabilités à l'égard des conséquences fatales qui peuvent dériver d'un vêtement trop hardi, spécialement lorsqu'il est porté sur la voie publique.

Plus précisément, l'immoralité de certaines modes dépend surtout des excès aussi bien d'immodestie que de luxe.

Quant aux premiers, qui pratiquement mettent en cause la coupe, ils doivent être appréciés non pas selon le jugement d'une société en décadence ou déjà corrompue ; mais selon les aspirations d'une société qui apprécie la dignité et la gravité des mœurs publiques.

On a souvent l'habitude de dire et avec une sorte de résignation inerte, que la mode exprime les mœurs d'un peuple ; mais il serait plus exact et plus utile de dire qu'elle exprime la volonté et l'orientation morale qu'entend prendre une nation, à savoir faire naufrage dans le dérèglement ou bien se maintenir au niveau où l'ont élevée la religion et la civilisation.

Les excès de la mode ne sont pas moins néfastes, bien que dans un domaine différent, lorsqu'on lui assigne le rôle de satisfaire la soif de luxe.

Le faible mérite du luxe, comme source de travail, est presque toujours annulé par les graves désordres qui en dérivent pour la vie privée et publique. En faisant abstraction du gaspillage de richesses que le luxe excessif exige de ses adorateurs, destinés pour la plupart à être dévorés par lui, il a toujours le caractère d'une offense à l'honnêteté de celui qui vit de son travail, tandis qu'il révèle un cynisme d'esprit envers la pauvreté, soit en dénonçant des gains trop faciles, soit en semant des doutes sur la conduite de vie de celui qui s'en entoure.

Là où la conscience morale ne réussit pas à modérer l'usage des richesses, même honnêtement gagnées, de terribles barrières se dressent entre les classes ou bien c'est toute la société qui ira à la dérive, épuisée par la course vers l'utopie de la facilité matérielle.

Principes pour la solution du problème moral de la mode.

Le fait d'avoir fait allusion aux maux que le dérèglement de la mode peut causer aux individus et à la société ne signifie pas la volonté d'en comprimer la force expansive, ni de freiner l'inspiration créatrice de ses auteurs ni non plus de la réduire à la fixité des formes, à la monotonie ou à une sombre sévérité ; mais c'est lui indiquer le bon chemin, afin qu'elle atteigne le but d'être une fidèle interprète de la tradition civile et chrétienne.

Pour arriver à cela, quelques principes serviront, comme points de repère dans la solution du problème moral de la mode ; il est facile d'en déduire des règles plus concrètes.

1. — Prendre conscience de l'influence réelle de la mode.

Le premier est de ne pas donner trop peu d'importance à l'influence de la mode même, autant dans le bien que dans le mal.

Le langage de l'habillement, comme Nous l'avons déjà indiqué, est d'autant plus efficace qu'il est plus fréquent et compris par quiconque. La société parle, pour ainsi dire, par le vêtement qu'elle porte ; par le vêtement, elle révèle ses aspirations secrètes et elle se sert de lui, au moins en partie, pour édifier ou détruire son avenir.

Mais le chrétien, qu'il soit auteur ou client, se gardera de négliger les dangers et les ruines spirituelles, semés par les modes immodestes, spécialement en public, en raison de la cohérence qui doit exister entre la doctrine professée et la conduite même extérieure.

Il se rappellera la pureté élevée que le Rédempteur exige de ses disciples, même dans les regards et dans les pensées ; et il se rappellera aussi la sévérité manifestée par Dieu contre les fauteurs de scandales. À ce propos, on peut rappeler la page vigoureuse du prophète Isaïe, où est prophétisé l'opprobre réservé à la ville sainte de Sion pour l'impudicité de ses filles (Isaïe 3,16-24) et l'autre où le sublime poète italien exprimait, par des paroles brûlantes, son indignation contre l'indécence qui se propageait dans sa cité (Cf. Dante, Purgatoire, 23, 94-108.).

2. — Ne pas suivre aveuglément la mode, mais réagir fermement quand la conscience le demande.

Le second principe est que la mode doit être disciplinée et non pas abandonnée au caprice ou servilement suivie.

Ceci vaut pour les artisans de la mode — modélistes et critiques — auxquels la conscience demande de ne pas se soumettre aveuglément au goût dépravé que peut manifester la société, ou plutôt une partie d'elle, qui n'est pas toujours la plus digne de considération pour sa sagesse.

Mais cela a également une valeur pour les individus, dont la dignité exige qu'ils s'affranchissent, par une conscience libre et éclairée, de l'imposition de goûts déterminés, spécialement discutables dans le domaine moral.

Discipliner la mode signifie également réagir avec fermeté contre les courants opposés aux meilleures traditions. Le contrôle sur la mode n'infirme pas, mais au contraire corrobore le dicton : « la mode ne naît pas sans et contre la société », à condition qu'on attribue à celle-ci, comme il se doit, conscience et autonomie dans sa propre direction.

3. — Se laisser guider par le sens de la modération.

Le troisième principe, encore plus concret, est le respect de la « mesure », c'est-à-dire de la modération dans tout le domaine de la mode.

Si les excès sont les principales causes de sa déformation, la modération lui conservera sa valeur. Elle devra agir avant tout sur les esprits, en réglant l'ardent désir du luxe, de l'ambition, du caprice à tout prix. Les artisans de la mode se laisseront guider par le sens de la modération, spécialement les « modélistes », en dessinant la ligne ou la coupe et en choisissant les ornements d'un habit, persuadés que la sobriété est la meilleure qualité de l'art.

Sans vouloir aucunement ramener à des formes dépassées par le temps — qui, du reste, reviennent plus d'une fois comme nouveauté dans la mode — mais seulement pour confirmer la valeur permanente de la sobriété, Nous voudrions inviter les artistes d'aujourd'hui à contempler, dans les chefs-d’œuvre de l'art classique, certaines figures féminines de valeur esthétique indiscutable, où le vêtement, inspiré de la pudicité chrétienne, est un digne ornement de la personne, avec la beauté de laquelle il se fond comme en un unique triomphe d'admirable dignité.


III. SUGGESTIONS PARTICULIÈRES AUX PROMOTEURS ET AUX MEMBRES DE L'UNION

Et maintenant, quelques suggestions particulières pour vous, chers fils et filles, en tant que promoteurs et membres de l'« Union latine de haute couture ».

Il Nous semble que le terme même de « latine », par lequel vous avez tenu à désigner votre association, exprime non seulement une sphère géographique, mais surtout l'orientation idéale de votre action.

En effet, ce terme de « latin », si riche en significations élevées, semble exprimer, entre autres, la vive sensibilité et le respect pour les valeurs de la civilisation et, en même temps, le sens de la « mesure », de l'équilibre et du réalisme, toutes qualités nécessaires aux membres de votre Union.

Nous avons noté avec satisfaction que ces caractères ont inspiré les buts de vos statuts, que vous avez courtoisement soumis à Notre connaissance, et qui sont le résultat d'une vision complète du problème complexe de la mode, mais spécialement de votre ferme conviction de ses responsabilités morales. Votre programme est donc aussi ample que le problème lui-même, concernant tous les secteurs déterminant la mode : le milieu féminin, directement, avec l'intention de le guider dans la formation du goût et dans le choix de l'habillement ; les maisons « créatrices de la mode » et l'industrie textile afin que, dans une entente mutuelle, elles adaptent leur production aux sains principes professés par l'Union.

Et comme votre Union se compose d'organismes, qui ne sont pas simplement des spectateurs, mais agissent et dirions-Nous presque sont des pionniers dans le domaine de la mode, son programme s'occupe aussi, opportunément, de l'aspect économique, rendu à présent plus ardu par les transformations prévues de la production et de l'unification des marchés européens.

Former un goût sain chez le public.

Une des conditions indispensables pour atteindre les buts de votre Union est la formation d'un goût sain chez le public.

Entreprise ardue, en vérité, et parfois intentionnellement combattue, elle exige de vous beaucoup d'intelligence, beaucoup de tact et beaucoup de patience. Affrontez-la, malgré tout, avec hardiesse, avec l'assurance de trouver de bons alliés tout d'abord dans les excellentes familles chrétiennes, que votre patrie compte encore en grand nombre.

Il est clair que, dans ce but, vous devez vous appliquer principalement à conquérir à votre cause ceux qui, par la presse et d'autres moyens d'information, dirigent l'opinion publique.

Dans la mode, plus que dans toute autre activité, le peuple veut être guidé. Non point qu'il soit dépourvu d'esprit critique en fait d'esthétique et d'honnêteté, mais parfois trop docile et parfois paresseux pour employer cette faculté, il accueille d'emblée ce qui s'offre à lui, quitte à se rendre compte plus tard de la médiocrité ou de l'inconvenance de certains modèles. Il faut donc que votre action soit opportune.

En outre, parmi ceux qui guident à présent avec le plus d'efficacité le goût du public, une place prépondérante est occupée par les personnes célèbres, spécialement celles du monde du théâtre et du cinéma. Comme leur responsabilité est grave, votre action sera féconde si vous réussissez à en gagner au moins quelques-unes à la bonne cause.

Réagir contre l'esprit dit moderne, indifférent à l'aspect moral de la mode.

Une caractéristique propre à votre Union semble être l'étude sérieuse des problèmes esthétiques et moraux de la mode dans des rencontres périodiques, comme le présent congrès, à tendance de plus en plus internationale, persuadés comme vous l'êtes que la mode de l'avenir aura un caractère unitaire dans chacun des continents.

Appliquez-vous donc à apporter dans ces assemblées la contribution chrétienne de votre intelligence et de votre expérience, avec une sagesse convaincante telle que personne ne puisse soupçonner chez vous ni préjugés partiaux ni faiblesse de compromis.

La solide cohérence avec vos principes sera mise à l'épreuve par l'esprit dit moderne, qui ne supporte point de frein, et par l'indifférence même de beaucoup à l'égard du côté moral de la mode.

Les sophismes les plus insidieux, qui sont d'habitude répétés pour justifier l'impudicité, semblent être les mêmes partout. Un de ceux-ci s'appuie sur l'ancien dicton ab assuetis non fit passio, afin de présenter comme dépassée la saine rébellion des honnêtes gens contre les modes trop hardies.

Est-il donc nécessaire de démontrer combien l'antique dicton est déplacé dans une telle question. Nous avons déjà fait allusion, en parlant des limites absolues à sauvegarder dans le relativisme de la mode, au manque de fondement d'une autre opinion également fausse, selon laquelle la modestie ne s'accorde plus avec l'époque contemporaine, désormais affranchie de scrupules inutiles et nuisibles.

Certes, il existe, des degrés différents de moralité publique selon les temps, les caractères et les conditions de civilisation de chaque peuple ; mais cet état de fait n'invalide pas l'obligation de tendre à l'idéal de la perfection, ni n'est un motif suffisant pour renoncer aux hauteurs morales atteintes, qui se manifestent précisément dans la plus grande sensibilité qu'ont les consciences à l'égard du mal et de ses pièges.

Que votre Union s'engage donc avec ardeur dans cette lutte, qui vise à assurer aux mœurs publiques de votre patrie un niveau de moralité toujours plus élevé, digne de ses traditions chrétiennes.

Ce n'est pas par hasard que Nous qualifions de « lutte » votre œuvre visant à moraliser la mode, comme est une lutte aussi toute autre entreprise qui entend restituer à l'esprit la domination sur la matière. Considérée chacune en particulier, elles sont les épisodes distincts et significatif! de l'âpre et perpétuel combat, que doit soutenir ici-bas quiconque est appelé à la liberté par l'Esprit de Dieu ; un combat dont l'apôtre des Gentils décrit avec une exactitude inspirée le front et les troupes opposées : « Les désirs de la chair vont à l'en-contre de l'esprit, et ceux de l'esprit à l'encontre de la chair. Ils se font opposition l'un à l'autre, pour vous empêcher de faire ce que vous avez résolu » (Galates 5,17).

Énumérant ensuite les œuvres de la chair, en une sorte de triste inventaire de l'héritage de la faute originelle, il mentionne aussi l'impureté, à laquelle il oppose, comme fruit de l'Esprit, la modestie.

Engagez-vous généreusement et avec confiance, sans jamais vous laisser arrêter par la timidité, qui fit dire aux troupes peu nombreuses mais héroïques du grand Judas Macchabée : « Comment pourrons-nous si peu nombreux combattre contre une multitude aussi grande ? » (1 Macchabée 3,17). Que la réponse de ce grand soldat de Dieu et de la patrie vous encourage : « Vaincre une bataille ne dépend pas du nombre des soldats ; car c'est du ciel que vient la force» (ibid., 19).

C'est avec cette certitude basée sur le ciel que Nous prenons congé de vous, chers fils et filles ; et Nous élevons Nos prières suppliantes au Tout-Puissant, afin qu'il daigne prodiguer son assistance à votre Union et ses grâces à chacun de vous, à vos familles et, en particulier, aux humbles travailleurs et travailleuses de la mode.

En gage des faveurs célestes, Nous vous donnons de tout cœur Notre paternelle Bénédiction apostolique.

Référence

Pie XII, Discours au Congrès de l'Union latine de haute couture, 8 novembre 1957.

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