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mardi 15 mai 2012

L'endurcissement, l'art de faire des hommes, selon J. - B. Fonssagrives, 1870.


 Voici le texte d'un médecin hygiéniste du XIXe siècle, Jean-Baptiste Fonssagrives, qui présente, en 1870, les nécessités de l'endurcissement physique des garçons. Cela nous permet de voir d'où l'on vient, en matière de puériculture...



L'endurcissement physique.

L'endurcissement est le pivôt de l'éducation physique des jeunes gens. Ses pratiques, inaugurées de bonne heure et avec la suite et les ménagements nécessaires, ont pour résultat : d'émousser l'impressionnabilité aux causes de maladies ; de diminuer la tyrannie des besoins et de jeter les fondements de la véritable liberté.

Les immunités qu'il crée sont les seules durables ; celles que procurent les ménagements sont précaires et purement palliatives : elles disparaissent avec les précautions qui les ont fait naître, et laissent l'organisme désarmé en présence des agressions qui le menacent de toute part.

Cet endurcissement se propose :

1° d'aguerrir les enfants contre l'impression du froid ;
2° d'émousser leur sensibilité physique ;
3° de leur donner une aptitude réelle à supporter les privations et à résister aux sollicitations des appétits ;
4° de les affranchir de la sujétion des habitudes.

C'est là le quadruple point de vue sous lequel je vais étudier cette question d'hygiène, qui domine, on peut le dire, toute l'éducation physique des jeunes gens. Les endurcir, c'est, à proprement parler, pratiquer l'art de faire des hommes, c'est-à-dire des êtres bien réglés, maîtres d'eux-mêmes et préparés, par une santé vigoureuse et par une volonté bien trempée, à toutes les luttes de la vie.

Voilà l'objectif qu'une éducation virile doit avoir constamment en vue.

Il est d'usage à peu près invariable, dans tous les ouvrages d'hygiène pédagogique, d'introduire ici une comparaison entre l'éducation antique et celle à laquelle nous soumettons nos enfants, et l'on oppose, dans un parallèle devenu trop facile, les mâles austérités de la première aux faiblesses efféminées de la seconde. J'éviterai d'autant plus volontiers ce lieu commun, que j'ai bien désappris, depuis qu'on ne m'épargne plus la peine de réfléchir, à admirer cette éducation antique qui sacrifiait les faibles et qui, fausse dans son but comme impitoyable dans ses moyens, absorbait les sentiments les plus naturels dans une sorte de patriotisme automatique, et aboutissait, suivant le mot de Montesquieu, à faire des hommes qui n'étaient « ni enfants, ni maris, ni pères. » L'éducation doit être comprise autrement aujourd'hui, et elle prétend, et avec raison, qu'il faut être tout cela pour être citoyen. Nous n'avons à former ni des Perses, ni des Spartiates, c'est-à-dire des fanfarons de stoïcisme et des raffinés de rudesse, mettant leur orgueil à pratiquer ces vertus farouches qui les plaçaient en dehors de l'humanité. Autres temps, autres mœurs. Ce qu'il faut maintenant aux sociétés, ce sont des êtres véritablement humains, en lesquels l'éducation ne doit rien détruire de ce qui est légitime, faits par la famille et pour la famille, devenant citoyens, mais sans cesser d'être hommes.

Mais, si tout n'était pas admirable, tant s'en faut, dans cette éducation impitoyable, tout n'est pas admirable non plus dans notre éducation actuelle, devenue trop pitoyable ; la mesure est à moitié chemin de l'austérité antique et de la mollesse présente, et il faut de toute nécessité restaurer quelques-unes des pratiques de la première. Nos enfants sont frileux, douillets et sensuels ; il faut qu'ils deviennent insensibles au froid, courageux pour la douleur physique, et qu'ils sachent résister à un désir, comme à un besoin, comme à une habitude. Ce n'est pas à vingt ans qu'on leur donnera cette forte trempe, si la première éducation n'y a pas pourvu.

Voyons comment doit se pratiquer cet art de l'endurcissement physique, art si difficile et si indispensable pourtant.
On peut se figurer le cerveau comme un poulpe vivant caché dans les profondeurs de l'organisme, et envoyant au dehors les mille filaments de ses tentacules déliés et sensibles, pour savoir ce qui se passe et recueillir des impressions. Ces fils, sentants et ténus, ne forment nulle part un réseau plus délicatement merveilleux que dans la peau, ce qui explique l'exquise sensibilité de cette membrane, destinée, avec les organes des sens, à mettre le cerveau en relation avec le monde extérieur. Mais la sensibilité de la peau n'est pas unique ; elle est formée d'éléments divers en rapport avec les sensations qu'elle doit recueillir : c'est d'abord le tact, qui donne la notion de l'existence et des qualités physiques des corps ; puis la sensibilité à la douleur, puis la sensibilité thermique ou de température.

L'éducation doit s'efforcer de développer le sens du tact, qui est un instrument intellectuel ; elle doit, au contraire, émousser les deux autres sensibilités qui ne rapportent au cerveau que des impressions purement physiques. Il est bien probable que ces trois sortes de sensibilité de la peau ont des organes nerveux séparés, puisque chacune d'elles a ses régions particulières dans lesquelles elle est plus marquée.

I

Les sujets chez lesquels, par une disposition originelle ou acquise, domine cette sensibilité particulière au froid sont dits frileux. Toutes choses égales d'ailleurs, et dans les mêmes conditions de santé et d'éducation physique, les enfants, suivant la remarque de Virey, sont moins frileux que les adultes; les femmes supportent mieux le froid que les hommes; les gens chargés d'embonpoint, que ceux qui sont maigres ; les personnes nerveuses, que celles qui sont apathiques. Cette aptitude des enfants à ne pas sentir le froid est attestée par une expérience journalière. Est-ce le résultat d'une énergie circulatoire plus grande, d'un exercice plus soutenu ? Serait-ce que chez eux l'activité nerveuse se dépense plus volontiers par les mouvements que par la sensibilité ? Je l'ignore, mais le fait est positif; les enfants auxquels on n'a pas donné de mauvaises habitudes de ce genre ne recherchent pas le feu, et leurs mains et leur figure peuvent être violacées par le froid sans qu'ils songent à accuser aucune impression pénible. L'enfant n'est pas frileux, mais il le devient aisément; et, quand il l'est devenu, il remonte difficilement cette pente et sa santé court des périls de tous les instants.
J'ai longuement exposé, dans mes Entretiens sur l'hygiène (op. cit., p. 135), les bases du système d'endurcissement préconisé par Locke, et je me suis efforcé de démontrer que, si les principes sur lesquels il repose sont inattaquables, on ne saurait le considérer comme susceptible d'être généralisé dans ses applications. Les conclusions pratiques auxquelles j'ai été conduit à ce propos sont :
1° Que le système de Locke, avantageux pour les enfants d'une assez bonne santé, et à plus forte raison pour les enfants vigoureux, serait meurtrier pour les enfants délicats, si on les y soumettait d'emblée ;

2° Que, pour ces derniers, il faut préluder par des précautions, et les abandonner aussitôt qu'il est possible de le faire, pour inaugurer un système d'endurcissement relatif ;

3° Qu'en tout état de cause, l'endurcissement au froid n'est possible que pour les enfants qui, par le développement de leur appareil respiratoire et par l'exercice, peuvent réagir utilement ; en d'autres termes, que, pendant les deux premières années de la vie, le système de Locke est inopportun et périlleux. Tout ce que l'on peut faire, c'est de préluder à ces pratiques en faisant vivre, autant que possible, ces enfants en plein air et en les habituant dès les premières années à être peu couverts.

« Le système de Locke, qui repose sur la doctrine de l'endurcissement, ai-je dit à ce sujet, s'est fait autant d'adeptes parmi les philosophes qu'il en a trouvé peu parmi les mères : le danger présent leur fait oublier la sécurité à venir ; elles laissent la proie pour l'ombre, et le cœur, qui chez elles est tout entier à l'actualité, étouffe trop souvent la raison, qui voit plus loin et voit mieux. Aussi l'éducation physique des enfants est-elle engagée, en France du moins, dans une voie déplorable, et la mollesse conspire avec l'entraînement abusif et prématuré du cerveau à préparer des générations sans énergie morale, sans vigueur physique, on pourrait presque dire sans jeunesse. Nous ne vivons certainement pas sur les bords de l'Eurotas, et, si nous avons d'autres destinées que les Lacédémoniens, il nous faut aussi une autre éducation ; mais entre le bouclier paternel où le jeune Spartiate était déposé nu et le berceau dans lequel le jeune Parisien disparaît sous le duvet et les dentelles ; entre cette exposition, tête découverte et pieds nus, corps à peine revêtu d'une tunique, à toutes les rigueurs de l'hiver, et cette sorte d'aérophobie, dont la flanelle, les fourrures et le cache-nez sont l'expression habituelle, il y a un terme moyen à garder. La tendresse aveugle des parents qui, renversant les lois de la nature, font de leurs enfants des valétudinaires et des despotes, n'est pas plus rationnelle que cette sévérité brutale des vieillards lacédémoniens préparant pour le pays, et sous l'égide des lois, des hommes stoïques et robustes. » (Entret. fam. sur l'hyg., 4e éd., p. 136.)

Mais il s'agit ici du jeune homme, et, alors même qu'il n'a pas été préparé par la première éducation maternelle à réagir par ses propres ressources organiques et par l'exercice contre le froid extérieur, il faut, à moins que ce ne soit un valétudinaire, le plier aux pratiques mitigées du système de Locke. L'application de celles-ci devient, en effet, d'autant plus inoffensive et plus nécessaire, qu'on s'éloigne davantage des premières années de la vie.

Les enfants, dans les conditions de climat où nous vivons, ne devraient jamais se chauffer ; c'est pitié de les voir, comme des hirondelles transies, se presser autour d'une cheminée, transformés ainsi en petits vieux grelottants. L'ivrognerie du fagot est une des plus dangereuses de toutes, qu'on ne l'oublie pas, et, quand on l'a contractée, l'on ne s'en débarrasse pas plus aisément que des autres. L'enfant a son beau et chaud calorifère en lui-même : c'est la jeunesse ; l'exercice l'allume et l'entretient, et sa chaleur va se répandant partout jusque dans les plus petits recoins de sa maison organique, chaleur meilleure et plus sûre que celle de nos tisons. Un jeune garçon qui se chauffe est neuf fois sur dix un enfant gâté. Il y a là une relation obligée. Le rhume de cerveau habituel est aussi, et pour un motif qui se conçoit, le critérium d'une éducation molle. Cela n'est pas bon ; il faut pousser les enfants au dehors, quelque temps qu'il fasse, et ne les défendre contre une température trop glaciale que par des additions très discrètes à leur costume ordinaire. Je me permettrai d'ajouter avec Locke : « Cet avis regarde surtout les femmes. »

Le costume des jeunes gens est chose importante à régler ; mais l'habitude et la mode disposent de ce détail de l'éducation comme de beaucoup d'autres. Locke insistait avec un sens tout pratique sur l'utilité qu'il y avait à les couvrir modérément l'hiver, et il invoquait comme argument ce mot d'un Scythe à un Athénien qui s'émerveillait de le voir nu par un temps glacial : « Je suis tout visage. » Cet argument n'a qu'une valeur relative. Le visage est fait pour être découvert, comme le corps pour être couvert, et il a dans la vascularisation si riche de ses tissus pour réagir contre le froid un moyen que ne possèdent pas les autres régions; mais il n'en est pas moins vrai qu'il faut couvrir légèrement les enfants, et qu'on y arrive sans inconvénient, à la condition de leur faire faire beaucoup d'exercice et d'aguerrir leur peau contre le froid, par la pratique des ablutions.

Pour le dire incidemment, une autre condition des vêtements, c'est d'être larges, de laisser circuler l'air et de n'apporter aucune entrave aux mouvements de l'enfant. Et, à ce propos, n'est-il pas permis de regretter le costume militaire dans lequel le lycée emprisonne nos enfants ? « Ces jeunes grognards », comme les appellent MM. Demogeot et Montucci, auraient-ils moins de discipline sans leur tunique, et la vocation militaire du pays trouve-t-elle dans le képi une provocation sérieuse ? Qui le croirait ? D'ailleurs, le militarisme est assez dans nos mœurs pour qu'il soit inutile d'en réchauffer l'esprit. Qu'il y ait des raisons, quand des enfants sont groupés dans un collège, pour qu'ils aient un costume uniforme, qui établit entre eux un signe visible de solidarité et qui importe d'ailleurs à l'ordre, je l'accorde; mais je voudrais ce costume plus commode, plus libre, plus enfantin. La chemise de laine, si ample, si souple, et qui donne aux matelots tant de désinvolture, vaudrait mieux que la tunique, et nul collégien ne se plaindrait de cette substitution. Je n'ai pas besoin d'insister sur l'inconvénient de ce vêtement, rigide et rembourré: ainsi le veut le coup d'œil, qui comprime la poitrine et gêne la liberté de ses mouvements. En dehors des collèges, la blouse doit être conservée aussi longtemps que possible; c'est, je l'ai dit, le vêtement des enfants, celui qui donne à leurs allures la plus grande somme de liberté. « Pour moi, dit Locke à ce propos, j'ai vu tant d'exemples d'enfants qui ont reçu de grandes incommodités pour avoir été trop serrés, que je ne saurais m'empêcher d'en conclure qu'il y a d'autres créatures que les singes qui, peu supérieures en sagesse à ces animaux, perdent leurs enfants par une passion insensée et les étouffent, pour ainsi dire, en les embrassant trop follement. » (De l'Éducation des enfants, trad. Goste ; Paris, 1747, t. I, p. 11.) Le trait est vif, j'oserai dire qu'il est mérité.

Le philosophe anglais exigeait aussi que les enfants eussent le même costume en toute saison. Je ne saurais partager cet avis, et la nature elle-même en infirme la justesse en nous montrant avec quelle prévoyance maternelle elle change, suivant les saisons, le costume des êtres qu'elle doit tenir en tutelle, parce qu'ils n'ont pas d'industrie. Ici elle remplace la plume par le duvet; là elle met à la place du crin une bourre tomenteuse, etc. Si Newton était habillé de la même façon l'hiver que l'été, c'était, très-vraisemblablement, moins par système hygiénique que par distraction. Ce à quoi « il pensait toujours » n'avait aucun rapport avec sa santé. Non, le costume doit varier avec la saison; mais il faut éviter pendant l'hiver cette surcharge de vêtements qui rend les enfants frileux, les couvre de sueur au premier saut de mouton et les livre sans défense aux agressions des rhumes de cerveau et des angines.

Quant aux souliers prenant l'eau, aux bains de pieds froids, à l'absence de coiffure dans la rue pendant l'hiver, ce sont choses qui offusquent nos habitudes et qui n'ont guère de chances d'être acceptées par les mères, fort disposées à rejeter tout avantage d'hygiène qu'il faut acheter par un sacrifice de coquetterie.

J'ai dit ailleurs ce que je pensais de la flanelle, et je n'ai pas hésité à affirmer qu'il n'y a pas de moyen terme entre cette cotte de mailles efféminée et l'éponge. Qui ne fait pas d'ablutions froides doit porter de la flanelle. Le premier moyen, qui est du domaine de l'endurcissement, vaut infiniment mieux que l'autre ; ai-je besoin de le dire ?

Il ne faut pas croire, ainsi qu'on le fait dans les familles, que le gilet de flanelle s'attache à la peau comme la robe de Nessus, et que, cette servitude acceptée, il faille la garder toujours. Il n'en est rien, et tel collégien qu'on aura soumis à cette précaution pourra plus tard, et, dans de meilleures conditions, la remplacer par les ablutions.

Les bas de laine, la cravate et le cache-nez sont pour les jeunes gens des superfluités vestimentaires qu'il faut leur épargner; au bout de peu de temps ils n'en ressentent plus le bénéfice et ils en gardent l'étroite et fâcheuse servitude.

La vie au grand air, le bain d'air, comme l'appelait Hufeland, est le pivot de l'endurcissement au froid et la condition de toute éducation virile. Il faut en donner de bonne heure l'habitude aux garçons. Ils pourront s'enrhumer deux ou trois fois, mais ils auront acquis, sans la payer trop cher, une immunité durable contre les rhumes ; les papilles nerveuses de leur peau, subissant ainsi d'incessantes variations de température, finiront par ne plus les sentir, et ces enfants, devenus « tout visage », comme le Scythe de Plutarque, ne s'enrhumeront plus.

Franklin avait imaginé un bain qu'il appelait tonique, et qui consistait simplement à subir matin et soir l'action de l'air froid. « Vous savez, écrivait-il à ce propos, que depuis longtemps les bains froids sont employés ici comme un tonique. Mais le saisissement que produit en général l'eau froide m'a toujours paru trop violent, et j'ai trouvé plus analogue à ma constitution et plus agréable de me baigner dans un autre élément, c'est-à-dire dans l'air froid. Je me lève donc de très-bon matin et je reste alors sans m'habiller une heure ou une demi-heure, suivant la saison, m'occupant à lire ou à écrire. Cet usage n'est nullement pénible ; il est, au contraire, très-agréable ; et, si avant de m'habiller je me remets dans mon lit, comme cela m'arrive quelquefois, c'est un supplément au repos de la nuit et je jouis d'une heure ou deux d'un sommeil délectable. Je ne crois pas que cela puisse avoir aucun dangereux effet; ma santé, du moins, n'en est pas altérée, et j'imagine, au contraire, que c'est ce qui m'aide à la conserver. C'est pourquoi j'appellerai désormais ce bain, un bain tonique. » (B. Franklin, Essais de morale et d'économie politique; édit. Laboulaye, 1869, p. 119.)

Cette habitude de laisser le matin, et avant de les habiller, les jeunes garçons à peine défendus contre le froid par leurs vêtements légers de la nuit, est excellente ; c'est une des meilleures pratiques de l'endurcissement au froid.

Mais la condition la plus indispensable gît dans les pratiques de l'hydrothérapie domestique (ablutions, bain d'éponge), dans les bains froids de piscine, de rivière, de mer, alternant les uns avec les autres, suivant les saisons. Ces moyens, adoucis dans leur forme, quand la température extérieure est trop froide, mais ininterrompus (le bain d'éponge est de toutes les saisons), deviennent d'ailleurs peu rigoureux par l'habitude ; il y a plus, cette sensation d'un froid vif sur la peau prend à la longue tous les caractères d'un besoin impérieux et le bain glacé a aussi son intempérance, principalement chez les femmes, qui, plus volontiers que les hommes, prennent goût aux pratiques les plus rigoureuses de l'hydrothérapie, ce qui est aussi une présomption d'assuétude facile pour les enfants, qui ont avec elles plus d'une ressemblance organique.

L'endurcissement au froid n'est, par le fait, qu'une gymnastique particulière, qu'une éducation intelligente de cette fonction de la vie qui a pour but la production de chaleur spontanée, fonction parcimonieuse et paresseuse à l'excès.

Un mot encore ; la tendresse à courte vue des parents est la pierre d'achoppement de l'endurcissement au froid. Nous prêtons nos sensations aux enfants, et nous avons tort. Ils ne sont pas frileux, on les rend frileux, et c'est une faute grave. (…) et c'est là un grand malheur, parce que les mères sont encore bien plus inhabiles que nous à imposer ces pratiques salutaires, mais rigoureuses, de l'endurcissement.


II

Ce n'est pas assez d'avoir fait d'un efféminé de la chaleur un stoïque du froid : il faut aussi, et de toute nécessité, émousser la sensibilité de l'enfant au malaise ou à la douleur, sous peine d'en faire une âme faible et égoïste.

Je touche du doigt une des grandes plaies de notre éducation nerveuse et passionnée. La vie surexcitée que nous menons aujourd'hui a donné déjà à nos enfants, par l'hérédité, une impressionnabilité nerveuse singulièrement exagérée, quasi-maladive : nous avons créé l'enfant-sensitive. À l'éducation de le prémunir contre les conséquences regrettables de cette disposition originelle ; tâche difficile et qui doit commencer de bonne heure.

Ici rien de physique, tout est du ressort de l'éducation morale, et elle doit, sous ce rapport comme sous tant d'autres, commencer avec la vie. L'enfant, je l'affirme, a la sensibilité physique qu'on veut lui donner. Sans doute, on n'en trouvera pas beaucoup qui se laisseront fustiger jusqu'au sang sans pousser un cri, comme faisaient les petits Spartiates devant l'autel de la Diane de Tauride ; sans doute, ce ne sera jamais un stoïcisme usuel que celui de ce « simple garsonnet de Lacédémone », dont le visage restait impassible pendant qu'un renard volé par lui et caché sous sa robe lui rongeait le ventre. On peut admirer cela à titre d'exception, mais il ne faut pas en demander tant. La vertu qui atteint ces limites a d'ailleurs quelque chose de surhumain, qui attire médiocrement. Mais, hélas ! on peut citer ces exemples aujourd'hui sans en redouter la contagion. Nous sommes devenus tout nerfs ; et je suis convaincu que, si nous nous plaignons plus que les anciens, nous souffrons aussi singulièrement plus qu'eux. Il faut, en effet, distinguer deux sortes de douleur : la douleur réelle, dont la mesure est restée la même, et la douleur ressentie, qui va toujours s'accroissant au fur et à mesure que notre éducation molle, nos passions et notre vie intellectuelle surexcitée mettent notre cerveau dans des conditions de susceptibilité plus grande. J'ai vu des paysans porter sans presque s'en apercevoir des panaris qui auraient amaigri et privé de sommeil pendant huit jours un citadin plus nerveux. C'est affaire d'espessissure de peau plus que de courage, mais c'est aussi affaire d'éducation. Le cerveau, en tant qu'organe sentant, devient d'autant plus impressionnable qu'il a été ébranlé plus souvent ou qu'il s'est arrêté avec plus de complaisance et plus habituellement sur les impressions douloureuses qu'il a reçues. « Tout ainsi que l'ennemy se rend plus aspre à nostre suite, ainsi s'enorgueillit la douleur à nous voir trembler sous elle. Elle se rendra de bien meilleure composition à qui lui fera teste. » (Montaigne, Essais, livre Ier, chap. XII).

Il faut lui faire teste, et le plus tôt n'est que le meilleur ; l'éducation du berceau peut beaucoup pour empêcher les enfants- d'être douillets.

Il est bon que la mère commence par les habituer, grâce à une expérience dont les coups et les chutes font tous les frais, à considérer la douleur, non pas comme un incident extraordinaire, mais comme une chose usuelle entrant dans le plan de la vie. A-t-on cette prudence ? Pas le moins du monde ; le petit roi de la création tombe de sa hauteur, se pique avec une épingle, se heurte à l'angle d'un meuble, s'ensanglante dans une rixe enfantine : les cris de sa mère, accrus de ceux des domestiques et des autres enfants, couvrent les siens, quelque perçants qu'ils soient ; on se lamente, on court à l'eau froide et à l'arnica ; on couvre de baisers tumultueux le petit blessé, qui se sent singulièrement intéressant et qui songe peut-être déjà malicieusement aux petits profits de son infortune. Les efforts exaltés auxquels on se livre pour le consoler l'incitent à crier davantage, et puis, le drame fini, on en continuera l'impression en racontant devant l'enfant et à toutes les visites les péripéties" les plus minutieuses de cet affreux accident. Le petit garçon en retirera le désir de poser de nouveau, quand l'occasion s'en présentera, la certitude qu'il a prodigieusement souffert et le désir très pusillanime d'éviter tout accident de ce genre. Et voilà comment on fait les enfants douillets, les hommes nerveux et les sociétés molles.

Tomber est chez l'enfant une fonction ; il y prend de l'adresse en même temps que du stoïcisme, et le bourrelet, symbole de la pusillanimité maternelle, n'est pas glus utile à sa sûreté que les autres précautions exagérées dont on l'entoure. Un proverbe russe dit que l'enfant qui a cinq bonnes est nécessairement borgne. Une mère trembleuse peut les remplacer toutes les cinq dans cet office malsain.

Il est de remarque, d'ailleurs, que l'enfant qui tombe crie rarement quand il est seul, et j'en ai vu qui, gardant un visage très-souriant après un accident de cette nature et avant l'arrivée de leur mère, éclataient en hurlements dès qu'ils surprenaient sur sa physionomie l'expression d'une frayeur sympathique. C'est elle qui donne toujours la note de la sensibilité, qu'elle ne l'oublie pas.

Par opposition à ces enfants douillets, j'ai connu de jeunes Comanches de trois ans dont le front hérissé continuellement de bosses et les jambes noires de meurtrissures attestaient des contacts fréquents et mal réussis avec les angles saillants des meubles, et dont l'épanouissement n'était altéré que par des éclipses passagères. Ceux-là peuvent grandir et la douleur peut les attacher an poteau de guerre, ils en supporteront les atteintes avec dignité et avec mesure. Une mère intelligente peut d'ailleurs changer brusquement une scène de douleur en un éclat de rire, grâce à une observation piquante. J'ai connu un petit garçon qui trouvait dans le plaisir d'émailler de fleurs rouges son mouchoir de poche une compensation à la meurtrissure qui venait de lui ensanglanter le nez. Oh ! le merveilleux machiavélisme que celui qui se fait entre deux baisers !

Sans doute, il ne faut pas exalter la sensibilité des enfants en les plaignant outre mesure ; mais il ne faut pas non plus leur désapprendre, par une indifférence affectée, ce Beau sentiment de la sympathie par lequel on associe sa sensibilité aux souffrances des autres. Il y a là une mesure qui se sent et ne se définit pas.

Quand l'enfant a grandi, il faut non plus tromper sa sensibilité physique, mais l'intéresser par amour-propre à demeurer stoïque. Les récits, vrais ou fictifs, de jeunes gens demeurés impassibles au milieu des vives douleurs d'un accident ou d'une opération et affectant un courage méritoire, sont sans doute de nature à endurcir. M. Legouvé a écrit sur ce sujet une page fort entraînante (Les Pères et les Enfants au XIXe siècle. La Jeunesse, p. 24) ; mais il faut cependant moins compter sur l'efficacité de ces exemples que sur l'influence de la réprobation dont on poursuit le manque de courage.

Pascal a dit : « L'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas fait tant de continents que celui de son ivrognerie a fait d'intempérants. » (Pensées, art. IX, XXXIII. ) C'est une raison pour éviter à l'enfant le commerce des camarades pusillanimes, ou tout au moins pour leur montrer combien cette faiblesse a quelque chose de dégradant. Les appels faits à la force d'âme de son sexe ont sans doute quelque chose de blessant pour l'autre, mais c'est un ressort qu'il ne faut pas négliger. On aime mieux souffrir que de paraître fille. Cette aristocratie du pantalon a quelque chose de très-profond et de très-vivace.

Mais la douleur ne nous vient pas toujours sous la forme acérée d'un accident ou d'une chute : la maladie la traîne le plus habituellement à sa suite, et offre aux mères intelligentes des occasions, hélas ! trop dédaignées d'endurcir la sensibilité des enfants. On les plaint, on les caresse, on vole au-devant de leurs désirs, on pleure devant eux, on a dans la voix des notes attendries qui les apitoient sur leur propre sort, et les bonnes résolutions d'une éducation virile s'envolent à tire d'aile. Huit jours de ce système, et voilà un enfant douillet, si on ne le redresse avec douceur mais avec persévérance.

Une éducation intelligente, et qui sait se roidir contre les entraînements de la tendresse, trouve au contraire dans ces épreuves matière à des enseignements utiles ; l'enfant peut y apprendre la constance dans la douleur, la résignation en face de l'inévitable, le renoncement à ce qui lui plaît, l'acceptation de ce qui ne lui convient pas ; et, devenu homme, il retrouvera tout cela quand il sera aux prises avec les rudes épreuves de la vie. Nous n'y songeons pas assez, et notre sollicitude à courte vue veut, et à tout prix, que l'enfant soit heureux. La jeunesse n'est qu'un voyage vers la virilité ; il faut toujours voir ce but et rien que ce but. La famille jouit de l'enfant qui l'égaye et qui la charme ; mais la société a besoin d'hommes, et il faut qu'une éducation virile lui en prépare.


III

Ce n'est pas tout que d'endurcir les garçons au froid et à la douleur : il faut aussi les endurcir aux besoins, c'est-à-dire combattre chez eux, et de bonne heure, les sollicitations du sensualisme. Pour arriver à ce but, il faut prendre précisément le contre-pied de ce qui se pratique aujourd'hui. Le lecteur habitué, je l'espère, à trouver dans ces livres ce que je cherche à y mettre, c'est-à-dire de la mesure pratique, ne peut s'attendre à ce que je demande l'introduction dans l'éducation actuelle des idées et des procédés de la Cyropédie. Non, sans doute ; mais, si l'hygiène répudie cette rigueur philosophique, qui réduisait les enfants au pain, à l'eau et au cresson ; qui les obligeait à coucher la nuit en plein air, qui leur interdisait de prendre la parole en présence des vieillards, elle voudrait cependant d'une éducation plus virile que celle qui prédomine aujourd'hui.

La faiblesse irréfléchie des familles se retranche derrière un sentiment : elle veut avant tout que les enfants soient heureux, mais elle manque son but dans le présent et dans l'avenir ; elle étend, on effet, le champ do leurs désirs jusqu'à une limite où la tendresse ne saurait atteindre ; elle leur inculque cette idée fatale que la jouissance est le but suprême de la vie ; elle les transforme, eu un mot, en petits despotes rassasiés, sur lesquels l'habitude du plaisir fera à tout jamais peser sa servitude.

Le danger de l'avenir est là pour les sociétés, et la grave erreur des réformateurs est de croire qu'on refait des hommes par des systèmes. L'homme ne se refait pas, mais l'enfant se fait quand on sait s'y prendre, et ce n'est pas sans une profonde raison que Cicéron proclamait la famille la grande école du citoyen, seminarium reipublica. Oui ! le nœud social est là ; il faut refaire l'éducation, et, s'il serait absurde de rêver la restauration de la famille ancienne avec sa rigidité abusive et ses pratiques d'un dogmatisme féroce, sa froide et implacable sévérité, il ne le serait pas moins, je le répète, de fermer les yeux au danger et de ne pas comprendre que l'éducation actuelle forme des hommes instruits, mais débiles de corps et faibles de volonté.

I. La sobriété est pour tout le monde une vertu fort méritoire en même temps que fort utile ; elle est d'absolue nécessité pour les enfants. C'est là le premier écueil de l'éducation molle. L'enfant était jadis tenu à distance respectueuse de ses parents, sur lesquels il osait à peine lever timidement les yeux ; il sentait l'intervalle et ne le franchissait pas. Aujourd'hui il vit avec eux sur le pied d'une égalité parfaite ; il se croit en droit d'exiger pour lui tout ce qu'il voit faire aux autres ; il n'a plus de mœurs qui soient en rapport avec son âge, et, par une confusion regrettable, son hygiène est devenue celle de ses parents, ce qui n'est ni bon ni raisonnable. Il y a à table, et côte à côte, deux hommes : l'un jeune et gai, l'autre déjà vieux et soucieux ; l'un apprenant le grec, l'autre l'ayant désappris ; l'un pensant au lendemain , l'autre à la veille ; ils vivent de la même vie : ils se nourrissent déjà, de la même façon ; ils sont presque vêtus de la même manière, ils ont à peu près les mêmes plaisirs, et le plus soumis des deux n'est pas celui qu'on pense. Les traditions du respect et de l'autorité ne trouvent pas leur compte dans cet ordre de choses ; l'hygiène n'y trouve pas non plus le sien.

J'ai déjà protesté en son nom contre la déchéance de la soupe dans les habitudes du régime actuel des enfants, et aussi contre la manie, si répandue de nos jours, de mettre les enfants à table dès le sevrage, si ce n'est avant. La sensualité gastronomique des jeunes gens a ses racines dans cette double inconséquence, à laquelle cependant on prête si peu d'attention dans les familles. « Le régime, ai-je dit, doit être suffisamment varié pour soutenir l'appétit, et pas assez pour fatiguer l'estomac. La soupe était jadis la base classique de l'alimentation des enfants ; elle formait le fond substantiel et peu savoureux de leur nourriture, et par cela même il n'y avait point à craindre de voir s'écarter d'une sobriété dès lors facile. La soupe, trop vulgaire, est aujourd'hui remplacée par le potage, d'où le pain est banni pour faire place à des pâtes lourdes, et dans lequel l'enfant ne trempe que par pure formalité des lèvres dégoûtées et avides de s'attaquer au corps même du repas. La déchéance de la soupe et l'extension abusive du dessert sont les deux inconvénients principaux du régime actuel de nos enfants ; le remède serait dans le retour aux habitudes de nos bons ancêtres, qui estimaient que les enfants ne devaient figurer à la table commune que quand leur raison était assez développée pour pouvoir converser avec les grands, et pour n'avoir rien à craindre des mille aiguillons du désir gastronomique. « Les femmes d' à présent sont bien loin de ces mœurs. » Il est vrai que les maris n'en sont pas plus rapprochés. L'enfant est à peine sevré qu'il prend gravement place autour de la table ; quelquefois même, soutenu par une serviette qui, passant sous ses bras, donne à son buste la rigidité qui lui manque, il joue son rôle ( le plus important sans doute ) dans les incidents du dîner, et il exprime à la vue de chaque mets, et sur une note parfois plus bruyante qu'il ne faudrait, des désirs que l'hygiène condamne, mais que la faiblesse maternelle s'empresse de satisfaire. C'est là un abus réel et plus gros de dangers qu'il n'en a l'air. Il faut à l'enfant un repas moins long, une cuisine moins savante et une nourriture plus uniforme. » Songe-t-on, en effet, à cette singulière inconséquence de permettre à un enfant auquel un aliment unique a suffi à peu près jusque-là, une succession de mets dont chacun est dix fois plus complexe qu'il ne conviendrait aux intérêts de son estomac ? Et de là des indigestions incessantes, tantôt brusques et expressives, tantôt sourdes et incomplètes, mais amenant une surcharge de l'estomac qui aboutit bientôt à un état de maladie, ou tout au moins à des indispositions.

La soupe devrait être la nourriture à peu près exclusive des cinq premières années. Il y a dans cet aliment une gamme assez variée de formes culinaires pour que sa monotonie ne puisse pas amener le dégoût. L'enfant pourrait aller, dès lors, jusqu'à l'extrême limite de son appétit, sans qu'il y eût à le surveiller.
Sa voracité habituelle, et qui le porte à s'affranchir du soin laborieux de la mastication, est encore un argument de plus en faveur du rôle considérable que devrait jouer la soupe dans son régime. Un des spectacles qui caressent le plus agréablement l'esprit d'un hygiéniste est la vue de cinq ou six enfants de la campagne, joufflus et vigoureux, rangés autour d'un nombre égal d'écuelles qui regorgent d'une soupe compacte, y introduisant laborieusement leur cuillère, et s'escrimant à qui mieux mieux contre cet aliment primitif, mais si simple, si digestible, si nourrissant, j'oserais dire si honnête. Les potages de luxe font aujourd'hui une rude concurrence à cette soupe rustique, avec laquelle cependant on nous a construit des Bayard et des Duguesclin. Je n'hésite pas à affirmer, dussé-je amener un sourire sur plus d'une lèvre, que la restauration de la soupe classique dans les mœurs alimentaires des enfants serait uns des réformes hygiéniques les plus considérables de notre époque ; mais on remonte difficilement la pente qui conduit à la simplicité, quand une fois on lui a tourné le dos, et je crains que cet avertissement ne trouve pas beaucoup d'écho dans les familles.

Celui qui est relatif à l'abus du dessert et des pâtisseries aura-t-il plus de succès ? Je ne le renouvellerai pas, et je renvoie les mères à ce que j'en ai dit dans un autre livre (Entretiens familiers sur l'hygiène, 4e édit. — Soins maternels, p. 104).

Hufeland déplorait la suppression brusque du lait dans le régime des enfants sevrés, et il voulait que jusqu'à dix ans il figurât pour une proportion notable dans leur nourriture. C'est fort naturel, c'est-à-dire fort sensé.

J'ajouterai une remarque : c'est que depuis la réaction contre les idées broussaisiennes (réaction justifiée dans une certaine mesure), on s'est pris pour la faiblesse de notre pauvre humanité physique d'une indulgence sentimentale bien singulière. — Elle ne tient pas debout, — elle défaille, — elle est inanimée ; — et, pour la remonter et lui infuser de la vigueur, on la met à un régime animal à peu près exclusif. Il y a là une palpable exagération, et qui se retrouve dans la nourriture des enfants. Il leur faut de la viande à tous leurs repas ; on les croirait près de défaillir si la côtelette et le roast-beef chômaient un instant ; qu'ils fassent de l'exercice ou qu'ils soient retenus à la maison par le mauvais temps, ce régime abusivement succulent est en permanence ; et de là, cet ensemble de traits particuliers de la santé qui caractérise ce que l'on nomme peu poétiquement, mais très-exactement, la plénitude. Plénitude des vaisseaux gorgés de liquides, plénitude des tissus qui surabondent de sucs, je le veux bien, mais non pas plénitude de la santé ; celle de ces enfants est instable : ils sont empâtés, gros, peu enclins au mouvement ; des éruptions sécrétantes s'établissent sur leur figure ou leur cuir chevelu, et, si un accès de fièvre n'apparaissait de temps en temps pour consommer ces sucs inutiles, on verrait à quoi peut aboutir un pareil régime.

Je ne parle pas des indigestions qui viennent protester énergiquement contre l'habitude que l'on a de permettre aux enfants élevés dans les familles une nourriture trop riche et trop variée. Ce sont des avertissements auxquels il faudrait prêter l'oreille. Le régime des lycées et des collèges a beau être le point de mire des critiques frondeuses des pensionnaires de ces établissements, je le maintiens très-suffisamment recherché, et si j'avais à demander des réformes, elles seraient plutôt dans le sens de la simplification. C'est ainsi que je verrais volontiers remplacer dans les lycées par un plat de légumes ou de fruits cuits le deuxième plat de viande qui vient pour le dîner du mercredi, du jeudi et du dimanche, après la soupe grasse et le bouilli. La petite économie réalisée ainsi pourrait être fructueusement employée à améliorer le repas du matin, qui, pendant l'été, se compose seulement de pain additionné d'une tasse de lait ou de fromage, confitures, fruits, etc. Le potage réglementaire pour le premier repas de l'hiver devrait être étendu à toutes les saisons. Ce serait une bonne et salubre assise pour le régime de la journée.

Le dessert est la pierre d'achoppement de la sobriété des enfants ; s'il ne se composait jamais que d'un fruit bien choisi et bien mûr, il n'y aurait pas à s'en émouvoir ; mais, dans les familles riches, c'est un repas supplémentaire qui intervient au moment où l'appétit légitime a reçu une ample satisfaction, et, pour comble d'inconvénients, il se compose de sucreries indigestes ou de pâtisseries non moins indigestes. L'enfant a pour ces mets sucrés un attrait particulier, et c'est sur eux de préférence qu'il Se jette quand on donne carrière à ses convoitises. Lui résister est une tentative stoïque dans laquelle on échoue ; on lui cède, et il s'indigère. Je viens de dire que la déchéance de la soupe et la recherche du dessert sont deux des plus grands écueils qui menacent la santé humaine ; que n'aurait-on pas à dire de leurs inconvénients pour la santé enfantine ? Petites causes, grands effets.

On ne saurait trop le répéter : rendre ses enfants gourmands, c'est conspirer contre leur santé présente, c'est leur créer des habitudes de recherche alimentaire qu'ils ne pourront peut-être pas satisfaire toujours ; c'est, en tout cas, les disposer pour l'avenir à une sensualité qui ira toujours se développant. Ils deviendront de ces hommes dont parle J.-J. Rousseau, « qui songent, en se réveillant, à ce qu'ils mangeront dans la journée, et décrivent un repas avec plus d'exactitude que n'en met Polybe à décrire un combat... : des enfants de quarante ans, sans vigueur et sans consistance, fruges consumere nati. » C'est là un résultat que nulle famille ne doit envier ; il semble cependant, à la façon dont on s'y prend, qu'on ait grand intérêt à l'atteindre. Et de là le nombre croissant de ces Clitons qui, de même que celui de La Bruyère, « ne semblent nés que pour la digestion. » (Caract., chap. XI.— De l'Homme.)

Il faut le dire aussi, notre sensualité gastronomique est contagieuse pour nos enfants ; ils nous voient faire, et nous serions mal venus à leur prêcher une simplicité culinaire, dont nous nous écartons de plus en plus en leur présence.

Il faudrait simplifier notre régime dans leur intérêt, et, ne le faisant pas, il faudrait ne leur permettre la table commune que quand ils sont assez grands et assez raisonnables pour accepter, sans se révolter contre elles, certaines interdictions qui sont jugées nécessaires.

L'idéal du régime qui convient aux enfants serait de l'amener à une telle simplicité que, trouvant à leurs mets un attrait suffisant, ils pussent aller jusqu'à la limite de leur appétit véritable sans jamais l'outre-passer. « Il ne s'agit point, dit encore Rousseau, d'exciter leur sensualité, mais seulement de la satisfaire, et cela s'obtiendra par les choses du monde les plus communes, si l'on ne travaille pas à leur raffiner le goût. Leur appétit continuel, qu'excite le besoin de croître, est un assaisonnement sûr, qui leur tient lieu de beaucoup d'autres. Des fruits, du laitage, quelque pièce de four un peu plus délicate que le pain ordinaire, surtout l'art de dispenser sobrement tout cela : voilà de quoi mener des armées d'enfants au bout du monde, sans leur donner du goût pour les saveurs vives, ni risquer de leur blaser le palais. » (Émile, livre II)

Oui, sans doute, le grand air et l'eau de l'Eurotas sont les deux condiments de l'enfance ; mais le grand air devient rare dans nos villes, et l' Eurotas est loin : nos enfants ont maintenant, et sans être malades, de l'appétit à leurs jours ; et j'en connais dont le fonctionnement intestinal appelle des servitudes humiliantes, qui devraient rester l'apanage d'un autre âge de la vie. Il y a des moments où l'éducation physique semble avoir pour objectif de faire de petits vieux de dix ans. C'est triste.

Mais comment faire ? s'écrie-t-on. Et les exigences de la vie en commun, et les habitudes, et la convivialité, et les réunions de famille ! Sans aucun doute, je n'exige pas qu'on emporte son enfant dans une Thébaïde et qu'on l'élève loin du monde, qu'il lui faut connaître et avec lequel il faudra qu'il vive de bonne heure ; mais est-ce se montrer exigeant de demander que le petit garçon ne paraisse que tard à la table commune, qu'il y trouve une nourriture saine, mais sans recherche, et qu'aux jours où le dîner familial doit être remplacé par un dîner cérémonieux, l'enfant qui n'a rien à tirer de bon des truffes, des viandes faisandées ou du madère, dîne à part et aille au lit de bonne heure. Il se réveillera l'estomac et la tête plus libres, et d'ailleurs, autre avantage, il ne se sera pas fourvoyé dans des conversations fort diverses et qui, pour si distinguées qu'elles soient, ne seront pas toutes pour lui d'un grand profit moral et intellectuel.

II. Si l'enfant doit apprendre la sobriété, il faut aussi qu'il apprenne l'endurcissement à la fatigue. J'ai considéré plus haut la paresse comme un moyen fâcheux, mais incontestablement utile pour sa santé, de réagir contre un système d'études trop chargé ; mais sa réaction va habituellement trop loin, et c'est à une discipline scolaire ou familiale, à la fois vigilante, soutenue et ferme, qu'il faut confier le soin de contenir son amour du repos. Cette paresse est l'apanage de l'enfant ; notre rôle est de la gourmander tout haut, et de songer tout bas que nous avons payé largement sans doute ce même tribut aux défaillances de l'humaine nature. « Mais il y a une autre paresse, dit Mgr Dupanloup ; il y a la paresse qui vient de la mollesse des sens, d'une nature faible, sans énergie, sans ressort. Cette paresse est presque incurable, à moins qu'on ne s'applique à la guérir de très-bonne heure et par des moyens bien suivis, également doux et fermes. Mais une éducation molle est un des plus grands obstacles que puisse rencontrer une telle guérison. Ce qu'il faudra plus tard de soins, d'efforts, de persévérance, pour sauver un enfant ainsi élevé, pour en faire un travailleur, pour en faire un homme, est incroyable. Et que de fois on y échoue ! Que les parents donc y prennent garde et ne créent pas d'avance à l'éducation de leurs enfants de terribles et presque insurmontables difficultés. » (L'Enfant, 1869, ch. XIV, p. 280.)

De même que l'éducation doit, sans assombrir la sérénité de l'enfant, l'habituer à considérer la douleur physique comme une des conditions de notre vie terrestre, de même aussi faut-il lui inculquer la notion de la nécessité du travail, du travail corporel comme du travail de l'esprit. Sans cela, pas d'initiation à la vie réelle. Beaucoup de jeunes gens, entourés de bien-être, auxquels on a évité toute fatigue et toute souffrance dans leur première éducation, ont dû à cette imprudence de voir leur volonté débile se briser au premier obstacle et sont tombés dans cet état d'apathie irritée qui constitue le découragement.

L'enfant est un petit homme, et il n'est pas un détail de son éducation qui ne doive avoir en vue sa virilité future. Il faut qu'il s'habitue de bonne heure à être et « suant, pouldreux, nourry grossièrement », comme parle Montaigne. Les muscles trouveront dans ce régime de bonnes conditions pour se développer ; et puis aussi, quels sont les avantages de naissance, de fortune, d'éducation, qui dispensent nécessairement et à tout jamais un jeune homme de cette épreuve d'une vie rude et fatigante ? Les hasards de l'existence peuvent la lui.imposer pour un instant ; et comment s'en tirera-t-il, s'il n'a été élevé virilement ?

Je ne conseille certainement pas de fatiguer outre mesure les muscles des enfants ; certains pères, ardents aux procédés philosophiques de l'éducation, y vont sans ménagements et, ne tenant pas assez compte de l'âge et de la vigueur native de l'enfant, enchaînent ses petites jambes au rythme accéléré de leur pas. L'exagération dans l'étendue de ces courses est un inconvénient qui s'ajoute à celui-ci. Il peut en résulter, si l'on n'est pas observateur, une sorte d'épuisement de l'enfant, qui maigrit, dort mal ; quelquefois même des accidents plus graves, analogues à ceux qui atteignent les animaux surmenés, sont les conséquences de cette pratique imprudente. Un peu de fatigue est bon ; trop de fatigue est dangereux. Il en est de cela comme de toutes choses.

Les excursions et les jeux sont les deux moyens d'habituer les enfants à la fatigue musculaire. Il faut donner aux premières l'attrait d'un but enviable ; les seconds ont leur attrait en eux-mêmes ; ils offrent de plus une variété en quelque sorte inépuisable, et les enfants n'ont qu'à consulter les enseignements de cet hygiéniste consommé qui s'appelle le plaisir. 
 
Il va sans dire que, quand on peut joindre dans un même exercice l'endurcissement au froid et l'endurcissement à la fatigue, il faut s'empresser de le faire : il y a double profit à cela. Les jeux d'hiver offrent dans ce sens des ressources fort utiles, depuis la boule de neige jusqu'au patin, et presque tout le système de Locke est dans cette association.


III. S'il faut rompre l'enfant à supporter la fatigue, il faut aussi l'habituer à une vie simple, presque rustique, dans laquelle le bien-être raffiné tienne aussi peu de place que possible.

Locke résumait son système d'éducation dans ce principe, « que les gens de qualité devaient traiter leurs enfants comme les bons paysans traitent les leurs. » C'est exagéré ; on peut laisser de côté cette rudesse trop radicale, sans descendre la pente de l'éducation sensuelle. Par malheur, on suit trop les inspirations de la faiblesse ; aussi les gens de qualité n'ont-ils trop souvent que des enfants de très-médiocre qualité, parce qu'il y a dans le milieu où on les élève mille pièges tendus à la simplicité de la vie, à la formation du caractère et à l'énergie de la volonté. L'éducation, comme le bonheur, a son domaine privilégié dans cette zone intermédiaire où le besoin ne paraît pas et d'où le luxe est exclu.

Ce n'est pas cependant que des essais n'aient été tentés parfois et dans les plus hauts rangs, pour épargner aux enfants de grandes familles, voire même aux princes, les périls d'une éducation nécessairement menacée par la mollesse et la satiété. C'est ainsi qu'à la fin duXVIIIe siècle, Charles XII, qui avait onze ans lorsque parut l'ouvrage de Locke, fut rompu aux pratiques recommandées par le philosophe anglais, et leur dut sans aucun doute cette nature de fer qu'aucune fatigue ne lassait et cette trempe morale qui le maintint toujours supérieur aux événements quels qu'ils fussent, aux succès comme aux revers. Un jeune prince dorloté et soigné, gâté par le luxe et la courtisanerie, n'aurait eu sans doute ni la mâle vigueur, ni la sobriété, ni la chasteté, ni la force d'âme du héros légendaire de la Suède. Le traducteur de Locke nous a conservé aussi de curieux détails sur le plan d'éducation adopté à la Cour, au milieu du siècle dernier, pour les Enfants de France. «La partie morale de cette éducation, ai-je dit, n'était pas moins dogmatiquement réglée que l'éducation physique. Le système triomphait-il des difficultés de cet art épineux qui consiste à faire un prince, c'est-à-dire un homme échappant aux mille embûches que l'opulence et l'adulation tendent à sa santé physique, à son jugement et à son cœur, et le préparait-il convenablement aux devoirs de sa mission à venir ? Le code hygiénique des Enfants de France était déjà loin des rigueurs de celui qu'avait formulé Astyage pour l'éducation de Cyrus ; mais, quelles que fussent ses imperfections, il montrait au moins la nécessité d'une règle, pour éluder autant que possible les milles difficultés d'une éducation de cette nature. »

Mais il ne s'agit pas de faire des princes ( métier toujours envié, quoique peu enviable par le temps qui court) ; il s'agit surtout de faire des citoyens, c'est-à-dire des santés et des caractères. Il ne faut pas que la sensualité mette la main à cette besogne, qui n'a rien à voir avec elle.

Le luxe du costume n'est pas dans les appétits des enfants, et ils subissent, parce qu'ils ne peuvent faire autrement, les servitudes de l'amour-propre maternel, qui les veut fashionables, tirés à quatre épingles, très gênés dans leurs vêtements, mais plus beaux et plus à la mode que leurs petits camarades. Et de là une complexité abusive de la toilette, de là aussi une contrainte imposée à la liberté des allures et à la gaîté, et des occasions innombrables de réprimandes. // faut habiller les enfants pour eux, et non pas pour soi. Cela paraît simple et naturel ; il faut que ce soit bien difficile pour être aussi peu pratiqué. Les enfants sont de l'avis sensé de Chrysale : ils se trouvent bien dans leurs vêtements quand ils y ont, avec leurs aises, un abri contre le froid, et ils sont aussi d'avis que ceux qui les trouvent mal n'ont rien de mieux à faire que de fermer, les yeux. Contraints et ennuyés, ils n'ont que deux issues : se salir et se déchirer avec assez de persistance pour lasser la coquetterie de leur mère ; ou bien prendre goût à la toilette et devenir de parfaits gentlemen de dix ans, n'ayant pas un cheveu qui dépasse l'autre, sachant faire le nœud de leur cravate, sentant avec complaisance qu'on les admire, charmants et ridicules à souhait. J'ai parlé plus haut de la déchéance de la soupe dans les mœurs de l'enfant ; la blouse, elle aussi, la blouse ample, commode, libre aux emmanchures, laissant circuler l'air, est en train de la suivre. Ne vous semble-t-il pas que beaucoup de bonnes choses s'en vont à tire-d'aile ?

Et la chaussure ! que n'aurais-je pas à en dire ? Les philosophes ont déclamé contre l'emprisonnement du maillot ; ils auraient beau jeu s'ils exerçaient leur verve indignée sur la façon dont nous chaussons nos enfants. Là aussi il faut, non pas être, mais paraître. Il faut un pied .bien serré dans sa prison de vernis ; il faut des talons hauts, des bouts pointus ; et le bon, le solide soulier classique, large, commode, s'adaptant aux formes du pied et ne l'adaptant pas aux siennes, tout prêt à de longues marches, est absorbé par l'élégant soulier de pacotille, brillant mais incommode, fait pour n'importe qui et allant rarement au pied qui le chausse. Des cors et des durillons chez les enfants, quelle monstruosité !

Le lit est aussi un des éléments de la sensualité enfantine. J.-J. Rousseau a traité ce détail de l'éducation avec beaucoup de sens. « II importe, dit-il, de s'accoutumer d'abord à être mal couché ; c'est le moyen de ne plus trouver de mauvais lits. En général, la vie dure, une fois tournée en habitude, multiplie les sensations agréables ; la vie molle en prépare une infinité de déplaisantes. Les gens élevés trop délicatement ne trouvent plus le sommeil que sur le duvet ; les gens accoutumés à dormir sur les planches le trouvent partout : il n'y a point de lit dur pour qui s'endort en se couchant. Un lit mollet où l'on s'ensevelit dans la plume ou dans l'édredon fond et dissout le corps pour ainsi dire. Les reins enveloppés trop chaudement s'échauffent. De là résultent souvent la pierre et d'autres incommodités, et infailliblement une complexion délicate, qui les nourrit toutes. Le meilleur lit est celui qui procure un bon sommeil. Voilà celui que nous nous préparons, Émile et moi, pendant la journée, n'avons pas besoin qu'on nous amène des esclaves de Perse pour faire nos lits ; en labourant la terre, nous remuons nos matelas. » (Émile, liv. II.)

Un préjugé court le monde à propos des lits durs pour les enfants ; il est relatif à la pureté. Je suis convaincu que cette appréhension n'est pas fondée et qu'elle pourrait plus légitimement se tourner vers les lits trop mous et trop chauds. Un seul matelas suffit aux lits d'enfant. Les rideaux sont un luxe inutile, qui préjudicie à la circulation de l'air, et ils ont, de plus, l'inconvénient de soustraire les enfants à une surveillance utile. Un traversin de crin ou de balle d'avoine complète leur literie. Les oreillers et les traversins de plume sont détestables ; la nature de la substance qui les remplit et leur souplesse, qui permet à la tête de l'enfant de s'y creuser un moule, sont des causes de congestion que leur prédisposition cérébrale certes rend bien inopportunes. Quant aux couvertures, je signalerai l'abus qu'on en fait généralement : on couvre trop les enfants la nuit, comme on les habille trop l'hiver ; on les rend frileux de cette façon et on les enrhume. Je connais des enfants qui n'ont qu'une couverture et leur drap, et qui n'en conservent pas moins leur petit nid bien chaud. C'est un moyen de leur donner en permanence le bain tonique de Franklin.

Donc, de l'austérité dans les limites de la raison et des convenances ; une large satisfaction aux besoins réels ; une résistance systématique aux besoins factices, et la santé se retrempe, et l'on réserve à l'adolescence cette aptitude à jouir qui devient trop rare, et l'on prépare cet homme dont parle Horace, armé contre ses sens, imperiosus sibi, c'est-à-dire libre, ce qui est bien quelque chose... Malheureusement, la passion du bien-être va s'accroissant tous les jours ; ce qui était hier une superfluité sera demain un besoin impérieux ; les plus sages se laissent entraîner, et l'éducation des jeunes gens trouve là son obstacle le plus sérieux ; d'autant plus qu'une sensualité en entraîne une autre, et l'hygiéniste songe avec quelque effroi qu'il n'y a plus de raison pour s'arrêter sur cette pente. M. Legouyé a traité avec beaucoup de verve et de sens cette question du bien-être chez les jeunes gens, et nous ne saurions mieux faire que de reproduire cette page si fine et si vraie en même temps :

« Qu'est devenu le temps où ce mot, « une chambre de jeune homme », représentait un petit logis dans la maison de nos parents, au cinquième étage, avec un plafond lambrissé et parfois une fenêtre en tabatière. Pour nous chauffer, un poêle ; pour travailler, une table de bois blanc ; pour nous laver, un pot à l'eau et une cuvette en porcelaine grossière ; pour nous regarder, un miroir de quelques centimètres dans un cadre de bois peint ; pour enfermer nos habits, une commode bien incommode ; pour garantir nos pieds du froid des carreaux, un morceau de tapis placé sous la table ; pour nous asseoir, trois chaises, et chez les plus riches une vieille bergère.

Entrez aujourd'hui dans la chambre d'un jeune homme riche, il n'y a pas de quoi s'y asseoir, il n'y a plus de quoi s'y coucher. Ce ne sont que fauteuils renversés, fauteuils à bascule, fauteuils à oreillers, larges divans à larges coussins, rideaux ouatés, cheminée doublée de calorifère, tapis épais comme une toison. Et quel cabinet de toilette ! Suis-je chez une princesse du quartier Breda ou chez le fils d'un président de tribunal ? Un outillage pour les mains, à se croire devant la vitrine d'un coutelier ! Vingt flacons d'essences diverses ! Un système de brosses aussi ingénieux que compliqué : il y en a de recourbées en creux, il y en a de recourbées en relief ; il y en a de longues, il y en a de larges ; il y en a de dures, il y en a de moelleuses. Toute la simplicité de la maison est réfugiée dans la chambre du père. » (Les Pères et les Enfants au XIXe siècle, p. 6).

Le collégien n'en est pas là, mais il y tend ; il désire toutes ces superfluités énervantes, et il les aura, à moins qu'une impossibilité matérielle ne se dresse devant lui, et dans ce cas, s'il ne peut être sensuel, il se fera envieux ; plus favorisé par la fortune, il cumulera peut-être. La simplicité est l'âme de l'éducation, et, la première n'existant plus guère, l'autre décroît. C'est naturel.

IV. La force des habitudes ne doit jamais être perdue de vue dans l'éducation. Elle constitue un levier d'une singulière puissance, pour qui sait le manier. L'enfant y est particulièrement sensible, quoique son influence s'étende sur tous les âges. Il n'est pas besoin de dire qu'il ne faut pas lui donner de mauvaises habitudes ; c'est là le but avoué de l'éducation. Il n'est pas plus nécessaire d'ajouter qu'il faut lui en donner de bonnes ; c'est banal à force d'être évident. Mais entre les unes et les autres se trouve la catégorie des habitudes indifférentes, celles qui ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes, mais qui finissent cependant, si on n'y veille, par étendre sournoisement leur empire et par créer des servitudes dangereuses. C'est de celles-là que J.-J. Rousseau a dit : « La seule habitude qu'on doit laisser prendre à l'enfant, c'est de n'en contracter aucune. » J'ai émis le vœu de de voir ce mot gravé sur tous les berceaux ; il est aussi applicable à une éducation plus avancée.

La santé n'est pas un repos, c'est un équilibre mobile. La santé qu'avait un enfant hier n'est pas celle qu'il a aujourd'hui, n'est pas celle qu'il aura dans une heure. Cette mobilité dépend de deux causes : de l'activité variable des opérations intérieures de l'économie, et de la diversité des influences morales ou physiques qui vont retentir sur la vie. Elle est sans cesse occupée à s'adapter à ces conditions mobiles. Une habitude lui donne une fixité partielle ; elle s'y accommode, la transforme en un besoin et court des dangers quand on la supprime. On n'y songe pas assez et on emmaillote ainsi l'enfant dans mille servitudes ; il ne peut dormir que sur un côté, dans l'obscurité complète ou à la lumière d'une veilleuse ; « la nourriture et le sommeil trop exactement mesurés lui deviennent nécessaires au bout des mêmes intervalles, et bientôt le désir ne vient plus du besoin, mais de l'habitude, ou plutôt l'habitude ajoute un nouveau besoin à celui de la nature : voilà ce qu'il faut prévenir. » (J.-J. Rousseau, op. cit., liv. II)

Avec ces habitudes, on crée l'enfant exigeant ; un pas de plus, et on a cette monstruosité vieillotte qu'on appelle l'enfant à manies, qui tient en partie double la comptabilité de son temps et de sa santé, fait la même chose et de lui-même aux mêmes heures, souffre de l'imprévu, n'a ni expansion, ni souplesse, ni élasticité ; petit vieux dont les rides sont ailleurs que sur la figure, et qui sait le chemin de l'égoïsme et de la caisse d'épargne. Dieu nous garde des enfants à habitudes comme des enfants sans défauts !

Il ne faut pas d'habitudes, mais il faut de la règle, car sans elle rien ne va dans l'éducation, et c'est là une des infériorités réelles de l'éducation de famille sur l'éducation collective. La vie est du reste devenue tellement compliquée pour tout le monde, que les meilleures intentions n'aboutissent pas à sauvegarder ce grand intérêt.

Il faut de la règle, pas trop n'en faut cependant, dans la direction de l'éducation physique des enfants (j'abstrais à dessein leur instruction). La règle trop stricte militarise nos fonctions ; elle les courbe sous une obéissance toute passive ; elle leur enlève leur élasticité ; tenues en tutelle, elles n'ont plus d'industrie et ne savent pas se créer des ressources. Sans doute, il est bon d'avoir une heure fixe pour ses repas ; mais il est bon aussi d'éprouver la patience de l'estomac, en ne le servant pas à une minute près. J'en sais qui, mathématiques comme des chronomètres, protestent par une crampe contre un retard d'une demi-heure. C'est mauvais comme toute servitude. Cet exemple suffit pour expliquer ma pensée : je veux de la régularité, mais non pas de la ponctualité dans les pratiques de l'éducation physique. Montaigne a dit qu'il fallait « assujettir à la règle, mais non pas s'y asservir » : la mesure est là.

L'enfant a été soumis dès les premières années aux procédés salutaires de l'endurcissement, procédés qui lui deviendront ensuite familiers plus tard, parce qu'il en aura pris l'habitude et parce que, d'ailleurs, on aura soin de les faire entrer de plus en plus dans ses mœurs. Le moment est venu maintenant de guider les familles dans le choix qu'elles ont à faire entre l'éducation dans la maison et l'éducation du collège.


Référence.

Jean-Baptiste Fonssagrives, L'éducation physique des garçons ou avis aux familles et aux instituteurs sur l'art de diriger leur santé et leur développement, Ch. Delagrave et Cie, Bruxelles, 1870, p. 50-86.