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vendredi 18 mai 2012

L'inefficacité des châtiments corporels répétés et injustifiés, selon É.-G. Morelly, 1745


[L'orthographe a été modernisée par les soins de l'auteur de ce blog.]


Si l'on accoutume les enfants à bien faire dans l'espérance de recevoir quelque récompense, comme des amusements, ou des friandises ; celles-ci les gâtent, les autres sont bientôt méprisés et incapables de les exciter à bien faire. Il faut toujours composer avec eux, et marchander, pour ainsi dire, leur travail. Mais ils sont sensibles au point d'honneur et à la louange, quand on ne les pas dégoûtés de leur devoir, en leur imposant des choses au-dessus de leurs forces : car en ce cas le dégoût l'emporte sur toute autre considération. L'honneur et la satisfaction d'avoir bien fait, doivent donc être les premiers moteurs de leur volonté. Si on les flatte de quelque autre récompense, qu'elle tende, ou à satisfaire une louable curiosité, ou à quelque délassement utile.

C'est par ces deux premiers motifs que les hommes font leurs meilleures actions ; et c'est par la crainte qu'ils font les moins bonnes. Je m'explique. J'avoue que la crainte présente de la peine a plus de force sur l'âme que l'espérance d'un bien à venir. Celle-là peut faire agir avec plus de diligence que celle-ci ; mais jamais avec tant d'ardeur ni de persévérance : parce que la crainte du châtiment diminue à mesure qu'il vient à être méprisé. L'ardeur de notre volonté est un feu qui brûle toujours ; et c'est l'espérance qui lui fournit les aliments. La crainte au contraire fait languir l'âme ; ou l'avilit. Le châtiment est une tempête qu'on ne (1) redoute pas longtemps ; parce que, dès qu'on l' essuyée une fois, le mal paraît moins grand qu'on ne se l'était imaginé d'abord, et on vient bientôt à s'y accoutumer. D'ailleurs l'âme trouve presque toujours devant les hommes les moyens de se mettre à l'abri des fougues de ce tyran ; et quand elle a sauvé les dehors, elle demeure maîtresse du dedans. Un enfant qui n'est conduit que par la crainte s'étudie plus à en imposer à cette fâcheuse maîtresse qu'à se rendre attentif à ses instructions. En un mot, quand nous faisons le bien par crainte, ce n'est jamais qu'imparfaitement ; au lieu que nous nous livrons toujours à l'espérance de toutes nos forces.

Mais, direz-vous, unissons la crainte et l'espérance ; elles auront plus de force. Oui : mais celui qu'elles gouverneront, sera toujours un esclave la chaîne à un pied. Il est vrai que la crainte et l'espérance sont inséparables : J'espère un bien, et je crains en même temps d'en être privé. C'est en ce sens qu'on doit les unir. Mais je puis espérer un bien positif tel qu'une récompense, sans craindre un mal aussi réel que le châtiment : et alors ma liberté est entière. C'est ainsi qu'on doit faire naître dans les enfants l'amour de la vertu et du devoir : c'est par là qu'on leur inspire la véritable grandeur d'âme. N'employez tant qu'il sera possible que ces motifs exempts de toute contrainte : s'il faut approcher d'autres machines, préférez toujours les moins violentes.

Les châtiments doivent donc être le dernier remède, et on ne doit l'appliquer qu'à la malignité de l'action : il faut punir le mal moral et non pas le physique. Si l'on inflige une peine corporelle à un enfant, parce qu'il ne se souvient pas de ce qu'on lui a dit, ou qu'il ne comprend pas ce qu'on veut lui mettre dans l'esprit ; c'est une cruauté insupportable. C'est, dit-on, pour le rendre attentif. Mais il ne sera attentif qu'à sa crainte ou à sa douleur et à rien autre chose ; parce que l'esprit ne peut opérer, si l'âme n'est dégagée de toute passion. Une manière d'agir brutale et grossière jette le découragement dans le cœur des enfants. La volonté se raidit contre les mauvais traitements, de sorte qu'ils produisent l'insensibilité à l'honneur, l'endurcissement, la mauvaise humeur, la férocité. Un enfant élevé la verge à la main devient souvent stupide ou un fort mauvais sujet pour la société ; jugeant des autres par lui-même, il se persuade aisément qu'on n'en peut rien obtenir que par violence.

Je ne saurais voir sans indignation ces instruments de supplice d'esclaves, dont use le pédantissime. Un Magister le fouet à la main ressemble à un bourreau qui va fustiger une troupe de criminels. Quel moyen de former d'honnêtes gens ! Comment voulez-vous, dira-t-on, conduire autrement un âge aussi peu capable de se conduire par raison ? Mais sera-t-il mieux conduit par la terreur ? Faites naître de bonne heure des sentiments nobles dans le cœur des enfants, et n'employez jamais la verge que pour des fautes morales et considérables : alors ils concevront une telle horreur pour ce, honteux châtiment, qu'ils feront tous leurs efforts pour l'éviter. Quant aux fautes légères, ou qui ne partent point de la corruption du cœur, il suffira de les punir par la honte ou par la privation de ce qui leur fait plaisir.

Note.

(1) Timor non diuturnus Magister Officii. Cicéron, Philippiques, 2, n° 90.

 Référence.

 Étienne-Gabriel MORELLY, Essai sur le coeur humain, ou Principes naturels de l'éducation, C.-J.-B. Delespine, Paris, 1745, p. 82-88.