Rechercher dans ce blogue

lundi 3 juin 2019

L'expiation pénale est bien une théorie catholique selon le R. P. Christian Pesch



La flagellation de N. S. Jésus-Christ par W. A.  Bouguereau, 1880
Les Praelectiones dogmaticae du R[évérend] P[ère] Christian Pesch, S. J. [de la Compagnie de Jésus, ou jésuite], sont trop avantageusement connues pour qu'il y ait lieu de présenter l'auteur. Depuis trente ans, ce livre a pris place dans nombre de bibliothèques sacerdotales. Ses neuf tomes, parvenus à leur cinquième édition et complétés par un très important volume De inspiratione Sacrae Scripturae, constituent, sans nul doute, l'une des Sommes théologiques les mieux adaptées aux besoins du temps présent (1). Si on a pu critiquer quelques points, du moins ne leur a-t-on jamais contesté le mérite d'une information exacte touchant l'antiquité ecclésiastique, ni le mérite, plus précieux, du sens chrétien.

Il y a quelques années, le P[ère] Pesch a cru devoir reprendre la plume dans un but d'apologie personnelle. Il s'agissait de prouver qu'il n'a pas, dans ses Praelectiones dogmaticae, présenté la théologie de la Rédemption sous un faux jour. Ce soin pouvait paraître superflu ; mais l'émulent théologien a pris de là occasion pour rappeler les enseignements de l'Église sur le dogme fondamental du christianisme; d'où la portée doctrinale et l'intérêt durable du livre (2).

Ce livre pose deux questions:

1° Le Père Pesch, théologien de la Rédemption, s'est-il fait le défenseur de la théorie qui présente le dogme sons la forme exclusive de l'expiation pénale? — Question de fait.

2° La théorie, de l'expiation pénale est-elle une théorie protestante ? — Question de doctrine.

Sur le point de fait, la réponse peut être brève. Non, le Père Pesch ne s'est pas fait l'avocat de cette théorie exclusive. Il suffit d'ouvrir le tome V des Praelectiones dogmaticae, et de lire. Si une thèse, la XXXIIIe [33e], est consacrée à la théorie de l'expiation pénale, beaucoup d'autres thèses présentent les multiples aspects du dogme. Donc l'assertion qui le donne pour un défenseur de cette théorie exclusive, est simplement fausse.

* *
*

Reste le point de doctrine, qui doit nous retenir davantage, puisque, aussi bien, c'est le mystère même du salut, dans son fond, qui est en cause. La théorie de l'expiation pénale est si peu une théorie protestante, qu'elle pénètre l'Ancien et le Nouveau Testament, la tradition des Pères, l'enseignement des Conciles, toute la tradition dogmatique et ascétique de l'Église. Telle est la thèse victorieusement soutenue par le. Père Pesch. Rappelons-la, d'après lui.

Toute la tradition chrétienne, appuyée sur le témoignage répété des Évangiles, reconnaît dans le chapitre LIII [53] d'Isaïe le tableau anticipé de notre Rédemption. On voudra bien nous dispenser de transcrire une fois de plus cette page vénérable à tous les chrétiens : chacun peut ouvrir sa Bible et lire (3).

Cet homme de Dieu, qui a pris sur lui nos souffrances, qui apparaît à nos yeux châtié, transpercé pour nos péchés, broyé pour nos iniquités, sur qui pèse le châtiment qui nous, sauve, sur qui Iahvé fait tomber, l'iniquité de tous, qui, pour justifier des multitudes, s'est chargé de leurs iniquités, qui fut compté parmi les pécheurs, tandis qu'il portait les fautes d'une multitude, redisons-le avec toute la tradition, c'est le Christ de l'expiation pénale. C'est bien le même qui, à la Cène, redisait à ses Apôtres : « Mon corps sera livré pour vous... mon sang sera livré pour beaucoup, en rémission des péchés (4). » C'est bien le même que saint Paul nous montre « fait péché pour nous (5) », « fait malédiction (6) » ; et saint Pierre, « portant nos péchés en son corps sur le bois (7) ». C'est le même qui, montant au Calvaire, esquissait un parallèle entre les coups de la justice divine tombant sur lui et les coups réservés aux pécheurs : « S'il en est ainsi du bois vert, qu'en sera-t-il du bois sec (8) ? »

Cet agneau qu'on portera la boucherie, c'est le même dont Jean-Baptiste dira : « Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui ôte les péchés du monde (9). »

Ces pages de nos saints Livres demeurent, et il n'est loisible à personne de porter la main sur des réalités si vénérables.

Assurément le Christ était l'innocence même, et la manière dont il porte le poids de nos péchés diffère entièrement de celle dont le portent ceux qui, par naissance ou par leur libre, choix, sont constitués pécheurs. Il n'en est pas moins vrai, et c'est l'enseignement de l'Écriture, que le châtiment divin dû aux pécheurs se décharge en tombant sur l'Innocent ; et que la libre acceptation de ce châtiment par le Fils de Dieu le détourne de l'humanité coupable. La nature de ces coups ne change pas parce que le Fils de Dieu s'y offre librement, et ce sont toujours les coups de la justice divine. Non pas que Dieu trouve une espèce de rassasiement dans la souffrance de l'Innocent ; mais l'Ordre éternel appelle un règlement de compte, et la justice ne s'efface pas tellement devant la miséricorde, qu'elle ne réclame une sorte de transfert de la peine.

Substitution de l'Innocent aux coupables, c'est le thème exploité depuis vingt siècles par la théologie catholique de la Rédemption. C'est en particulier le thème exploité, à la fin du onzième siècle; par saint Anselme de Cahtorbéry, dans sa théorie de la satisfaction vicaire, que les docteurs de l'École ont assouplie et enrichie, mais sans la vider de ce qui en faisait le prix et la force : l'idée des exigences propres à la justice de Dieu.

Que d'autres attributs entrent en jeu, c'est bien sûr, et nul ne doute que l'amour ne mène tout. Mais il ne s'agit pas d'opter entre la justice et l'amour. Il s'agit de montrer, dans cette œuvre d'amour qu'est essentiellement la rédemption de l'humanité, le rôle essentiel de la justice.

C'est à quoi n'ont pas manqué les théologiens de l'École, depuis saint Anselme, qui donna même à ce schéma juridique une raideur excessive, jusqu'à saint Thomas, qui, en détendant et assouplissant le schéma juridique d'Anselme, se garda bien d'en supprimer le ressort. À son tour il redit que, dans cette œuvre d'amour, la justice divine, et nommément la justice vindicative, trouve son compte. L'énergique raccourci de l'Apôtre, montrant le Christ courbé sous le poids de la colère et de la malédiction, est traduit dans la Somme [théologique] en langage .métaphysique. Dans l'agonie et dans la mort de Jésus, saint Thomas fait remarquer la rigueur d'une justice qui ne se laisse pas désarmer sans affirmer ses droits jusque dans l'acte de pardon : “Dei severitas, qui peccatum sine poena dimittere noluit [La sévérité de Dieu qui ne veut pas remettre le péché sans la peine] (10). Sévérité, qui est proprement l'acte d'une justice vindicative. “Severitas attenditur circa exteriorem inflictionem poenarum” [La sévérité est considérée par rapport au fait d’infliger des peines extérieurement], lisons-nous encore (11). Que ces mots n'épuisent pas la théologie de la Rédemption, nul n'en doute. Mais si on se propose de l'enrichir, il ne faut pas venir nous apprendre que l'obéissance du Christ est un acte moral, et un acte moral seulement parce que elle témoigne d'un grand amour. Ces découvertes sont puériles.

Le Père Pesch consacre une centaine de pages à relever dans l'Écriture et à suivre à travers toute la
tradition la notion d'expiation pénale appliquée au dogme de la Rédemption. La preuve est surabondante ; mais elle ne saurait désarmer l'objection, à moins de s'expliciter dans une analyse théologique. Car aucun texte ne saurait avoir raison de ce préjugé, que les catégories archaïques de la pensée chrétienne sont usées, qu'elles appellent un travail de réinterprétation et d'adaptation. On ne gagnera rien contre cette sophistique, à moins de mettre la cognée à la racine de l'arbre et de revendiquer tout ce qu'il y a, non seulement de métaphysique religieuse, mais encore de dogme, incrusté dans ces vieilles métaphores — qui ne sont pas seulement métaphores, — de rachat, de sacrifice, d'expiation pénale. C'est ce que le Père Pesch fait très, sagement et très efficacement dans les dernières pages de son livre.

S'il est écrit que Dieu a aimé le monde jusqu'à donner son Fils unique (12), que le Fils de l'homme est venu donner sa vie comme rançon d'un grand nombre (13), c'est que, par la vertu de ce don et de cette immolation volontaire, l'équilibre troublé est rétabli, la paix restaurée entre le ciel et la terre. La valeur objective de cette transaction consentie par Dieu appartient au fond le plus authentique de la doctrine révélée ; et à moins de renoncer.à parler en langage humain, il faut reconnaître la valeur imprescriptible des images qui là convoient jusqu'à nous. Aucun moralisme ne saurait la volatiliser.

Mais il y a le reproche de protestantisme, adressé à la théorie de l'expiation pénale, et qui demande une réponse. En vérité, la théologie de la Rédemption a subi, de la part du protestantisme, deux déformations diamétralement opposées : l'une, de la part de l'ancienne orthodoxie luthérienne ; l'autre, de la part du moderne protestantisme libéral; la vérité catholique consiste à se garder de l'une et de l'autre.

L'ancienne orthodoxie luthérienne, en mettant l'accent sur la justice vindicative de Dieu, aboutit à majorer jusqu'au blasphème,et jusqu'à l'absurdité la théorie de l'expiation pénale. Elle veut que le Christ ait porté réellement, comme un coupable, la peine de nos péchés. Elle veut qu'il ait subi dans sa chair la somme de tous les châtiments dus à l'humanité coupable, et que la justice divine ait cherché dans une compensation arithmétique la satisfaction qui lui était due. Elle veut que le Christ ait subi même les tourments de l'enfer, ceux de ce monde étant inégaux aux fautes qu'il devait expier ; et elle prend à la lettre, comme l'expression d'un réel désespoir, les cris d'angoisse du Christ à Gethsémani et sur la croix. Parler de blasphème et d'absurdité n'est pas trop fort devant ces inventions des Gerhard (14) et des Quenstedt (15) ; l'horreur qu'elles inspirent ne s'exprimera jamais avec trop d'énergie.

Le moderne protestantisme libéral, en s'engageant dans une voie diamétralement opposée, aboutit à la suppression de l'expiation pénale. Il ne veut voir en Dieu qu'un Père, et estime qu'on méconnaît sa bonté en parlant de justice vindicative. Il estime qu'en faisant appel aux exigences de la justice en regard des exigences de l'amour et de la miséricorde, on déchaîne en Dieu un conflit absurde, qui relève non de la métaphysique religieuse, mais de la pire mythologie. Il estime que l'on fait injure à Dieu en parlant de rédemption objective et de prix acquitté pour le salut du genre humain. Il estime qu'on lui fait encore injure en parlant de sacrifice au sens liturgique du mot, quel qu'en soit d'ailleurs le rite, et beaucoup plus s'il s'agit d'un sacrifice sanglant. Dès lors les idées de rédemption et de sacrifice rédempteur doivent rejoindre, dans le musée des antiquités religieuses, l'idée d'expiation pénale. Toutes les spéculations de la théologie autour de ces idées sont vaines. L'ordre moral offre d'ailleurs assez de grands mots sous lesquels on peut ranger, les plus hautes réalités chrétiennes : amour, sympathie, magnanimité, don de soi, exemple, émulation généreuse... À l'aide de ces mots, on peut reconstruire toute la dogmatique chrétienne ; — oui, mais après l'avoir vidée de son contenu historique. Un tel christianisme n'a qu'un défaut : il est tout entier construit de main d'hommes.

Entre ces deux déformations diamétralement opposées de la donnée chrétienne, il est clair que l'écart est grand. Nous ne nous attarderons pas à discuter laquelle mérite le plus d'anathèmes : ce ne serait sans doute pas la première, car la répulsion même qu'elle provoque suffit à en préserver nos générations. Nous ne nous attarderons pas non plus à rechercher par quelles teintes dégradées on peut passer insensiblement de l'une à l'autre. Il nous suffit que toutes deux soient hérétiques. La doctrine catholique répudie l'un et l'autre excès. Elle fait sa part à la justice divine vindicative, à l'expiation pénale si fortement marquée dans l'Écriture, à la rédemption objective, à la réelle solidarité de tous les hommes dans le Christ nouvel Adam. Et elle fait sa part à l'amour paternel de Dieu, qui l'a porté à livrer pour nous son Fils unique, à la valeur d'exemple que possède la passion du Fils de Dieu, à la contagion de la grâce, qui excite les chrétiens à recourir à sa plénitude.

Toute exposition qui respecte ces divers éléments peut être catholique, et certes il y a place à bien, des diversités dans l'exploitation de la donnée traditionnelle, à une grande liberté dans le dosage. Chacun demeure libre de méditer l'aspect qui répond le mieux à son tour d'esprit et à l'attrait de sa piété. Mais toute exposition qui délibérément prononce l'exclusion contre l'un quelconque de ces éléments, est déficiente, elle est fausse, et cesse d'être catholique.

Le R[évérend] P[ère] Pesch a rappelé très opportunément le devoir de ne rien sacrifier du dépôt traditionnel. Il a rappelé très opportunément combien il est naturel que les esprits enivrés d'un certain moralisme trouvent insipide le simple langage de la foi.

On ne peut que lui donner raison quand il rappelle que la notion de justice divine vindicative est inscrite dans l'Écriture, depuis la première page (Genèse 3, 14-15) jusqu'à la dernière (Apocalypse 16, 5-6), et doit pénétrer l'exposition de tous les mystères chrétiens.

On ne peut que lui donner raison quand il montre dans la notion de satisfaction vicaire le fond même de la théologie rédemptrice, consigné dans l'Écriture, exploité par les Pères, mis en formule par saint Anselme, développé encore par les grands scolastiques, consacré par les définitions de l'Église.

On ne peut que lui donner raison quand il montre dans le drame du Calvaire le Sacrifice du Nouveau Testament, non par métaphore, mais au sens le plus réel ; sacrifice dont tous ceux de l'Ancien Testament n'étaient que les ombres et qui, loin d'avoir à mendier à travers l'histoire des religions les éléments d'une définition précaire, offre le type éternel du sacrifice, par où tous les autres deviennent intelligibles ; sacrifice perpétué, sur tous les autels du Nouveau Testament sous une forme dont le Calvaire nous donne la clef ; sacrifice qu'on ne saurait méconnaître sans imaginer cette chose monstrueuse qui répugne aux païens mêmes : une religion sans sacrifice ; sacrifice dont la formule n'est autre que l'unique réalité chrétienne, mise en termes de rituel.

On ne peut que lui donner raison quand il revendique le sens profond — et réel aussi — de ces mots qui n'en font qu'un : rédemption, rachat, rançon. Car s'il y a dans, l'ordre d'idées lié à ces mots un élément caduc, grâce au progrès de. la société humaine, d'où le christianisme a lentement éliminé le servage, il y a aussi un élément intangible. L'élément caduc est accidentel et superficiel : c'est le spectacle de la condition servile où la génération contemporaine du Christ trouvait l'image parfaitement actuelle et sensible de l'abjection où nous réduit le péché. L'élément intangible est essentiel et foncier : c'est cette abjection même, d'où nous avons émergé grâce au Fils de Dieu et dont lui seul nous préserve : on n'a pas trouvé encore, pour en peindre la réalité, de terme plus technique et plus expressif que ce terme de rachat, évoquant le souvenir de la denrée humaine, de la dette inexpiable que notre être ne suffit pas à solder et du geste royal qui nous affranchit. Qu'on parcoure les annales, à peine closes, de l'esclavage ; dans cette contrainte qui livre les corps à un maître tyrannique et dans la rançon qui les émancipe, on trouvera l'image, imparfaite sans doute, mais en somme la moins impropre qui soit, de cette contrainte qui livre les enfants de Dieu, déchus de l'héritage paternel, au plus dur tyran, pour autant qu'ils ne lui sont pas arrachés par Celui qui tient leur sort en ses mains. Image, empruntée, non plus à la catégorie rituelle, mais à la catégorie sociale. On n'a jamais dit mieux, et il ne semble pas possible de concevoir mieux.

Très opportunément, le Père Pesch rappelle qu'il y a quelque trente ans, Auguste Sabatier, en vulgarisant dans sa langue claire les spéculations des rationalistes allemands, fit tourner les têtes de quelques théologiens français. Nous avons tous connu de ces théologiens, et plût à Dieu que toutes les têtes eussent retrouvé leur assiette ! Voici quelques-unes de ces pages, dont le fond nous était venu d'Allemagne et que le Père Pesch a pris la peine de retraduire en allemand (15). Frappé de leur actualité, nous les avions transcrites pour notre usage personnel, et nous n'avons eu qu'à les extraire de nos notes quand son livre nous les a remises sous les yeux.

Pour accomplir la tâche qui incombe aujourd'hui à la pensée chrétienne, il s'agit de débarrasser enfin le vieux dogme des notions vieillies dans lesquelles il a été conçu et, est resté enfermé. Ces notions correspondantes à.un état inférieur de la conscience religieuse ne conviennent plus pour expliquer et traduire les expériences et les révélations de la conscience chrétiennes. Ce sont de grossiers miroirs dans lesquels, les réalités supérieures se déforment. La mort du Christ est un acte essentiellement moral, dont la signification et la valeur, proviennent uniquement de l'intensité de la vie spirituelle et du sentiment de l'amour dont il témoigne. Assez longtemps, on l'a fait entrer dans les catégories antiques et grossières du sacrifice, rituel et de la satisfaction pénale. Il serait temps de laisser tomber ces vieux oripeaux, de considérer cette mort du Christ en elle-même, en partant du sentiront moral qui l'a inspirée.

Par exemple, les idées de mérite et. de satisfaction cadrent-elles avec la principe essentiellement différent de la religion de la grâce, de la rédemption par l'amour ? N'est-on pas tout de suite condamné au plus grossier contresens, quand on parle des mérites que le Christ s'est acquis devant Dieu et qui peuvent du dehors être reportés sur nous ? Cette idée de mérites n'est-elle pas au fond anti-évangélique? N'aurait-elle pas choqué la consscience filiale de Jésus ? Ne nous ramène-t-elle pas fatalement, si nous voulons construire avec elle une doctrine chrétienne, à la religion de la loi ? (Romains 4, 1-4). Et n'est-il pas très remarquable que ces mots « mérites du Christ » ne sont jamais venus sur la bouche ou sous la plume des auteurs du Nouveau Testament ?

Il faut en dire, autant de l'idée de satisfaction. Le mot se trouve pour la première fois dans Tertullien, appliqué aux œuvres de pénitence, non à l'œuvre du Christ. Il n'a pas de correspondant en grec, et on ne trouve pas l'idée qu'il exprime dans les Pères d'avant Nicée. À plus forte raison, elle est absente du N. T. ; et il suffit de la rapprocher de la piété de Jésus envers le Père, pour sentir aussitôt combien elle lui est contradictoire... De quelle satisfaction a besoin le Père de la parabole, pour pardonner à l'enfant repentant qui vient à lui?

Les notions de sacrifice, d'oblation, de propitiation ou d'expiation proviennent des cultes antérieurs au christianisme, et à moins .d'admettre, avec l'auteur de l'épître aux Hébreux, l'institution divine de ces formes cultuelles élémentaires et légèrement anthropomorphiques, il est impossible de rapprocher, autrement que par métaphore, la mort du Christ sur la croix du rite de la victime, immolée et brûlée sur l'autel... Nous ne sommes plus dans le cadre inférieur d'un rituel sacerdotal; nous sommes dans les plus saintes réalités de la vie morale.

Il faut en dire autant de l'idée de rançon, et de la métaphore qu'elle fournit encore au langage religieux...

Nous croyons inutile de commenter cette page, après le P[ère] Pesch ; mais nous renverrons à ses réflexions très topiques. C'est se payer de mots que de nous inviter à remplacer l'idée de sacrifice par celle. de grand acte moral. D'après l'enseignement catholique, le sacrifice est essentiellement un acte du culte divin, et les catholiques entendent bien faire acte moral en offrant sacrifice à Dieu. Même dans l'état d'innocence, l'homme devait à Dieu des sacrifices ; la déchéance l'oblige plus particulièrement à des sacrifices expiatoires, et le Christ en a voulu être là victime, en même temps qu'il en est le grand prêtre. Le sacrifice du Christ doit sa dignité suprême à la personne du sacrificateur ; mais le choix de la victime n'est pas chose indifférente, non plus que le mode d'oblation. Déjà sous l'Ancien Testament, la rémission des péchés était liée au rite de l'immolation sanglante (Lévitique 17, 11) ; beaucoup plus l'est-elle sous le Nouveau, et ce n'est pas en vain que les écrits apostoliques appellent notre attention, avec tant d'insistance, sur la vertu propitiatoire du sang de l'Agneau divin; voir Matthieu 26, 28 ; Actes 20, 28 ; Romains 3, 25 ; Éphésiens 1, 7 ; Hébreux 9, 14 ; Colossiens 1, 20 ; 1 Pierre 1, 18-19 ; 1 Jean 1, 7 ; Apocalypse 1, 5 ; 5, 9 ; 7, 14 ; 22, 14 et beaucoup d'autres passages. La liturgie de l'Église, en ses pages les plus augustes, fait écho à ces paroles de l'Écriture, sans préjudice du caractère essentiellement moral du sacrifice.

Le Père Pesch s'attache, dans ses dernières pages, à développer un thème d'autant plus chrétien qu'il est moins neuf : la vertu rédemptrice de la souffrance unie à la souffrance du Fils de Dieu. Il n'a point de peine à montrer dans tout le Nouveau Testament,.dans l'enseignement des Pères et des ascètes modernes, cette loi fondamentale du christianisme, écrite en caractères sanglants ; loi plus féconde, observe-t-il, que la conception soi-disant, « plus profonde » suggérée pour moderniser la vieille foi. On ne lira pas sans émotion ce testament d'un homme qui a si longtemps et si fructueusement, travaillé pour l'Église. Il conclut, et nul chrétien ne sera assez ennemi de la croix du Christ pour ne pas conclure avec lui : “In cruce salus” [« Dans la croix [est] le salut »].

Sans reprendre après lui l'enquête qu'il a si consciencieusement, si victorieusement menée, nous produirons nous aussi un texte moderne, d'autant plus propre à nous instruire sur l'essence du christianisme, qu'il nous apporte un écho direct du Cœur de Jésus. Nous l'empruntons aux révélations très autorisées de la voyante de Paray-le-Monial.

Sainte Marguerite Marie contemple le Seigneur agonisant au Jardin des Oliviers; et elle entend ces paroles (16) :

C'est ici où j'ai plus souffert qu'en tout le reste de ma Passion, me voyant dans un délaissement général du ciel et de la terre, chargé de tous les péchés des hommes. J'ai paru devant la Sainteté de Dieu, qui sans avoir égard à mon innocence, m'a froissé en sa fureur, me faisant boire un calice qui contenait tout le fiel et l'amertume de sa juste indignation, et, comme s'il eût oublié le nom de Père, pour me sacrifier à sa juste colère. Il n'y a point de créature qui puisse, comprendre la grandeur des tourments que, je souffris alors. C'est cette même douleur que l'âme criminelle ressent, lorsqu'étant présentée devant le tribunal de la sainteté divine qui s'appesantit sur elle, la froisse et l'opprime et l'abîme en sa juste rigueur. (...)
[Ma justice est irritée et prête de punir, par des châtiments manifestes, des pécheurs cachés, s’ils ne font pénitence ; et je te veux faire connaître lorsque ma justice sera prête à lancer ses coups sur ces têtes criminelles. Ce sera lorsque tu sentiras appesantir ma sainteté sur toi qui dois élever ton cœur et tes mains au ciel , par prières et bonnes œuvres, me présentant continuellement à mon Père, comme une victime d’amour, immolée et offerte pour les péchés de tout le monde ; me mettant comme un rempart et un fort assuré entre sa justice et les pécheurs, afin d’obtenir miséricorde, de laquelle tu te sentiras environnée lorsque je voudrai faire grâce à quel[ques]-uns de ces pécheurs Ce sera pour lors que tu me dois offrir à mon Père éternel comme l’unique objet de ses amoureuses complaisances, en action de grâces de la miséricorde qu’il exerce envers les pécheurs. (...)]

Nous trouvons là tout ensemble un écho fidèle du gémissement poussé par le Christ agonisant au jardin et sur la croix ; un commentaire de saint Paul parlant du Christ fait péché pour nous et maudit de Dieu ; l'affirmation très nette d'une justice vindicative, s'exerçant dans la passion du Christ ; enfin la justification, par un exemple très vénérable, du tour quelquefois très hardi donné par des orateurs sacrés à la théorie de l'expiation pénale. Nous ne saurions résumer dans une page plus saisissante les enseignements de la foi sur un aspect essentiel, de la Rédemption.

Notes

(1) Praelectiones dogmaticae, auctore Christiano PESCH, S. J. Friburgi Brisgoviae, Herder, IX Tomi. In-8°. La 5e édition a commencé à paraître en 1915.

(2) Das Sühneleiden unseres göttlichen Erlösers : von Christian PESCH, S. J. Freiburg im Breisgau, 1916. In-8°, VIII-177 pages.

(3) Nous nous référons à la traduction sur l'hébreu, donnée en 1905 par le P. A. Condamin. [Isaïe 52, 13-53, 12. Disponible sur <https://archive.org/details/CondaminEsaie/page/n341>, consulté le 2 juin 2019 : ]
 [Voici que mon Serviteur prospérera, il montera, grandira, s’élèvera bien haut ;
Et si des multitudes l’ont vu avec horreur, par Lui des multitudes seront comblées de joie.
Et Lui dont le visage était défiguré, et ne ressemblait plus à une face humaine,
La multitude des nations l’admirera, et les rois fermeront la bouche devant Lui !
Car ils voient ce qu’on ne leur avait pas annoncé ; ils comprennent ce qu’ils n’avaient pas entendu.

Qui croira ce que nous avons entendu ? et le bras de Iahvé, à qui sera-t-il révélé ?
Il a grandi devant Lui comme un rejeton, comme le jet d’une racine sur un sol aride ;
Sans grâce, sans éclat pour attirer les regards, et sans beauté pour plaire ;
Méprisé, rebut de l’humanité, homme de douleurs et familier de la souffrance,
Devant qui on se voile la face, méprisé et, à nos yeux, néant!

Mais II a pris sur Lui nos souffrances, et de nos douleurs il s’est chargé ;
Et il paraissait à nos yeux châtié, frappé de Dieu et humilié.
II a été transpercé pour nos péchés, broyé pour nos iniquités ;
Le châtiment qui nous sauve a pesé sur Lui, et par ses plaies nous sommes guéris.
Tous nous étions errants comme des brebis ; chacun suivait sa propre voie ;
Et Iahvé a fait tomber sur Lui l’iniquité de nous tous !

II était maltraité, et Lui se résignait, il n’ouvrait pas la bouche ; Comme un agneau qu’on porte à la boucherie, comme la brebis muette aux mains du tondeur.
Il n'ouvrait pas la bouche.
Par un jugement inique il est emporté, et qui songe à [défendre] sa cause
Lorsqu'il est arraché de la terre des vivants, et pour le péché de mon peuple mis à mort ?
On lui prépare une tombe avec les impies, il meurt avec les malfaiteurs ; (
Pourtant il n’y eut point d’injustice en ses œuvres, et point de mensonge en sa bouche ; mais il plut à Iahvé de le broyer par la souffrance.

S’ il offre sa vie en sacrifice pour le péché, il aura une postérité, il multipliera ses jours, en ses mains l'œuvre de Iahvé prospérera.
Délivré des tourments de son âme, il [le] verra ; ce qu’il en connaîtra comblera ses désirs.
Le Juste, mon Serviteur, justifiera des multitudes, il se chargera de leurs iniquités ;
C’est pourquoi je lui donnerai, pour sa part, des multitudes ; il recevra des foules pour sa part de butin :
Parce qu’il s’est livré à la mort, et qu’il fut compté parmi les pécheurs,
Tandis qu’il portait les fautes d’une multitude, et qu’il intercédait pour les pécheurs. ]

(4) Matthieu 26, 26-28 ; Luc 22, 19-20.

(5) 2 Corinthiens 5, 21.

(6) Galates 3, 13.

(7) 1 Pierre 2, 24.

(8) Luc 23, 31.

(9) Jean 1, 29.

(10) S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, 3e partie, question 47, article 3, ad 1m :

Ad primum ergo dicendum quod innocentem hominem passioni et morti tradere contra eius voluntatem, est impium et crudele. Sic autem Deus pater Christum non tradidit, sed inspirando ei voluntatem patiendi pro nobis. In quo ostenditur et Dei severitas, qui peccatum sine poena dimittere noluit, quod significat apostolus dicens, proprio filio suo non pepercit, et bonitas eius, in eo quod, cum homo sufficienter satisfacere non posset per aliquam poenam quam pateretur, ei satisfactorem dedit, quod significavit apostolus dicens, pro nobis omnibus tradidit illum. Et Rom. III dicit, quem, scilicet Christum, per fidem propitiatorem proposuit Deus in sanguine ipsius.” 

« Concernant la première [objection], il faut dire que livrer un homme innocent à la souffrance et à la mort contre sa volonté, est impie et cruel. Ce n’est pas ainsi que le Dieu Père a livré le Christ, mais en Lui inspirant la volonté de souffrir à notre place/en notre faveur. Et en cela se manifeste la sévérité de Dieu qui ne veut pas remettre le péché sans la peine, ce qu’a indiqué l’Apôtre en disant qu’Il n’a pas épargné Son propre Fils, et Sa bonté, en ce que, alors que l’homme ne pouvait suffisamment satisfaire par une certaine peine qu’il souffrirait, Il lui a donné un satisfacteur ce qu’ a indiqué l’Apôtre en disant qu’Il L’a livré à notre place/en notre faveur. Et, en Romains 3, il dit que Lui, à savoir le Christ, Dieu l’a offert comme propitiateur par la foi en son sang. »

(11) Id., op. cit., 2de partie de la 2e partie, question 157, article 2 ad 1m.

(12) Jean 3, 16.

(13) Matthieu 20, 28; Marc 10, 45.

(14) Johann Gerhard (1582-1637), professeur à Iéna en 1616, et Père de la haute orthodoxie luthérienne. « Alors que la plupart des facultés avaient mis leurs travaux en veilleuse, cet homme, aussi profondément pieux qu'érudit, put, malgré une santé souvent défaillante, formuler d'une manière remarquable la somme de la théologie luthérienne. Ses Loci [theologici] (une œuvre cyclopéenne en 9 volumes), qui n'avaient a priori aucune intention d'élaborer une construction systématique, eurent le mérite de mettre en évidence la sensationnelle cohérence d'un enseignement basé foncièrement et en tous points sur les Saintes Écritures. Et il y avait en cela même l'argument le plus puissant et le plus convaincant, autant contre les erreurs romaines que contre les déviations nouvelles. L'exposé simple et positif, irénique et sans parti pris polémique, des affirmations y apporte toujours à nouveau la preuve désarmante d'être dans l'évidence. Aussi la parution de cette œuvre, en 1621, en pleine guerre, fit une profonde impression, et elle est restée pendant des siècles et jusqu'à ce jour une référence. » Cf. Jean Bricka, « Histoire de l'Église Évangélique Luthérienne. Synode de France et de Belgique. ». Disponible sur <http://eglise.luth.stmaur.free.fr/bibliotheque/BRICKA.pdf#page=4>, consulté le 2 juin 2019
  « Sous l’influence de Johann Arndt, il commença ensuite à s’intéresser à la spiritualité patristique et médiévale. Dans ce retour aux pères de l’Église, Gerhard redécouvrit le principe du sens spirituel de l’exégèse ; il développa et soutint une mystique de l’union au Christ, présentée comme le sens ultime de la justification par la foi. Son œuvre, caractérisée par cette synthèse des dimensions expérimentale, rationnelle et contemplative, connut une large diffusion et marqua en profondeur la théologie luthérienne. » Cf. « 17 août ». Disponible sur <http://www.peintre-icones.fr/PAGES/CALENDRIER/Aout/17.html>, consulté le 2 juin 2019.

Johann Andreas Quenstedt (1617-1688) est un théologien allemand, représentant de l'orthodoxie luthérienne. Professeur à l’université de Wittemberg en Allemagne, son ouvrage le plus important est le Theologia didactico-polemica sive Systema theologicum, paru en 1685, somme théologique, s’ajoutant aux œuvres déjà nombreuses de la théologie luthérienne du XVIIe siècle. Cf. « Johann Andreas Quenstedt ». Disponible sur <https://de.wikipedia.org/wiki/Johann_Andreas_Quenstedt>, consulté le 2 juin 2019.

(15) Auguste Sabatier, La doctrine de l'expiation et son évolution historique, p. 95-98. Paris, 1903.

(16) Écrit par ordre de la Mère de Saumaise, n. 52 : Vie et œuvres, éd. par Mgr Gauthey, t. II, p. 162.

Référence

Alès Adhémar (d’) (s. j. ; 1861-1938), « Le sens de la Rédemption », in Revue apologétique, année n°17, tome n°33, n°372, 1er novembre 1921, p. 163-174. Disponible sur <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5574815k/f35>, consulté le 1er juin 2019.

Les notes ont été complétées par l’auteur de ce blogue.