La flagellation de N. S. Jésus-Christ par W. A. Bouguereau, 1880 |
Les
Praelectiones dogmaticae du R[évérend] P[ère] Christian
Pesch, S. J. [de la Compagnie de Jésus, ou jésuite],
sont trop avantageusement connues pour qu'il y ait lieu de présenter
l'auteur. Depuis trente ans, ce livre a pris place dans nombre de
bibliothèques sacerdotales. Ses neuf tomes, parvenus à leur
cinquième édition et complétés par un très important volume De
inspiratione Sacrae Scripturae, constituent, sans nul doute,
l'une des Sommes théologiques les mieux adaptées aux besoins du
temps présent (1). Si on a pu critiquer quelques points, du moins ne
leur a-t-on jamais contesté le mérite d'une information exacte
touchant l'antiquité ecclésiastique, ni le mérite, plus précieux,
du sens chrétien.
Il
y a quelques années, le P[ère] Pesch a cru devoir reprendre la
plume dans un but d'apologie personnelle. Il s'agissait de prouver
qu'il n'a pas, dans ses Praelectiones dogmaticae, présenté
la théologie de la Rédemption sous un faux jour. Ce soin pouvait
paraître superflu ; mais l'émulent théologien a pris de là
occasion pour rappeler les enseignements de l'Église sur le dogme
fondamental du christianisme; d'où la portée doctrinale et
l'intérêt durable du livre (2).
Ce
livre pose deux questions:
1°
Le Père Pesch, théologien de la Rédemption, s'est-il fait le
défenseur de la théorie qui présente le dogme sons la forme
exclusive de l'expiation pénale? — Question de fait.
2°
La théorie, de l'expiation pénale est-elle une théorie protestante
? — Question de doctrine.
Sur
le point de fait, la réponse peut être brève. Non, le Père Pesch
ne s'est pas fait l'avocat de cette théorie exclusive. Il suffit
d'ouvrir le tome V des Praelectiones dogmaticae, et de lire.
Si une thèse, la XXXIIIe [33e], est consacrée
à la théorie de l'expiation pénale, beaucoup d'autres thèses
présentent les multiples aspects du dogme. Donc l'assertion qui le
donne pour un défenseur de cette théorie exclusive, est simplement
fausse.
*
*
*
Reste
le point de doctrine, qui doit nous retenir davantage, puisque, aussi
bien, c'est le mystère même du salut, dans son fond, qui est en
cause. La théorie de l'expiation pénale est si peu une théorie
protestante, qu'elle pénètre l'Ancien et le Nouveau Testament, la
tradition des Pères, l'enseignement des Conciles, toute la tradition
dogmatique et ascétique de l'Église. Telle est la thèse
victorieusement soutenue par le. Père Pesch. Rappelons-la, d'après
lui.
Toute
la tradition chrétienne, appuyée sur le témoignage répété des
Évangiles, reconnaît dans le chapitre LIII [53] d'Isaïe le tableau
anticipé de notre Rédemption. On voudra bien nous dispenser de
transcrire une fois de plus cette page vénérable à tous les
chrétiens : chacun peut ouvrir sa Bible et lire (3).
Cet
homme de Dieu, qui a pris sur lui nos souffrances, qui apparaît à
nos yeux châtié, transpercé pour nos péchés, broyé pour nos
iniquités, sur qui pèse le châtiment qui nous, sauve, sur qui
Iahvé fait tomber, l'iniquité de tous, qui, pour justifier des
multitudes, s'est chargé de leurs iniquités, qui fut compté parmi
les pécheurs, tandis qu'il portait les fautes d'une multitude,
redisons-le avec toute la tradition, c'est le Christ de l'expiation
pénale. C'est bien le même qui, à la Cène, redisait à ses
Apôtres : « Mon corps sera livré pour vous... mon sang sera livré
pour beaucoup, en rémission des péchés (4). » C'est bien le même
que saint Paul nous montre « fait péché pour nous (5) », « fait
malédiction (6) » ; et saint Pierre, « portant nos péchés en son
corps sur le bois (7) ». C'est le même qui, montant au Calvaire,
esquissait un parallèle entre les coups de la justice divine tombant
sur lui et les coups réservés aux pécheurs : « S'il en est ainsi
du bois vert, qu'en sera-t-il du bois sec (8) ? »
Cet
agneau qu'on portera la boucherie, c'est le même dont Jean-Baptiste
dira : « Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui ôte les péchés
du monde (9). »
Ces
pages de nos saints Livres demeurent, et il n'est loisible à
personne de porter la main sur des réalités si vénérables.
Assurément
le Christ était l'innocence même, et la manière dont il porte le
poids de nos péchés diffère entièrement de celle dont le portent
ceux qui, par naissance ou par leur libre, choix, sont constitués
pécheurs. Il n'en est pas moins vrai, et c'est l'enseignement de
l'Écriture, que le châtiment divin dû aux pécheurs se décharge
en tombant sur l'Innocent ; et que la libre acceptation de ce
châtiment par le Fils de Dieu le détourne de l'humanité coupable.
La nature de ces coups ne change pas parce que le Fils de Dieu s'y
offre librement, et ce sont toujours les coups de la justice divine.
Non pas que Dieu trouve une espèce de rassasiement dans la
souffrance de l'Innocent ; mais l'Ordre éternel appelle un règlement
de compte, et la justice ne s'efface pas tellement devant la
miséricorde, qu'elle ne réclame une sorte de transfert de la peine.
Substitution
de l'Innocent aux coupables, c'est le thème exploité depuis vingt
siècles par la théologie catholique de la Rédemption. C'est en
particulier le thème exploité, à la fin du onzième siècle; par
saint Anselme de Cahtorbéry, dans sa théorie de la satisfaction
vicaire, que les docteurs de l'École ont assouplie et enrichie, mais
sans la vider de ce qui en faisait le prix et la force : l'idée des
exigences propres à la justice de Dieu.
Que
d'autres attributs entrent en jeu, c'est bien sûr, et nul ne doute
que l'amour ne mène tout. Mais il ne s'agit pas d'opter entre la
justice et l'amour. Il s'agit de montrer, dans cette œuvre d'amour
qu'est essentiellement la rédemption de l'humanité, le rôle
essentiel de la justice.
C'est
à quoi n'ont pas manqué les théologiens de l'École, depuis saint
Anselme, qui donna même à ce schéma juridique une raideur
excessive, jusqu'à saint Thomas, qui, en détendant et assouplissant
le schéma juridique d'Anselme, se garda bien d'en supprimer le
ressort. À son tour il redit que, dans cette œuvre d'amour, la
justice divine, et nommément la justice vindicative, trouve son
compte. L'énergique raccourci de l'Apôtre, montrant le Christ
courbé sous le poids de la colère et de la malédiction, est
traduit dans la Somme [théologique] en langage
.métaphysique. Dans l'agonie et dans la mort de Jésus, saint Thomas
fait remarquer la rigueur d'une justice qui ne se laisse pas désarmer
sans affirmer ses droits jusque dans l'acte de pardon : “Dei
severitas, qui peccatum sine poena dimittere noluit” [La
sévérité de Dieu qui ne veut pas remettre le péché sans la
peine] (10). Sévérité, qui est proprement l'acte d'une justice
vindicative. “Severitas attenditur circa exteriorem inflictionem
poenarum” [La sévérité est considérée par rapport au fait
d’infliger des peines extérieurement], lisons-nous encore (11).
Que ces mots n'épuisent pas la théologie de la Rédemption, nul
n'en doute. Mais si on se propose de l'enrichir, il ne faut pas venir
nous apprendre que l'obéissance du Christ est un acte moral, et un
acte moral seulement parce que elle témoigne d'un grand amour. Ces
découvertes sont puériles.
Le
Père Pesch consacre une centaine de pages à relever dans l'Écriture
et à suivre à travers toute la
tradition
la notion d'expiation pénale appliquée au dogme de la Rédemption.
La preuve est surabondante ; mais elle ne saurait désarmer
l'objection, à moins de s'expliciter dans une analyse théologique.
Car aucun texte ne saurait avoir raison de ce préjugé, que les
catégories archaïques de la pensée chrétienne sont usées,
qu'elles appellent un travail de réinterprétation et d'adaptation.
On ne gagnera rien contre cette sophistique, à moins de mettre la
cognée à la racine de l'arbre et de revendiquer tout ce qu'il y a,
non seulement de métaphysique religieuse, mais encore de dogme,
incrusté dans ces vieilles métaphores — qui ne sont pas seulement
métaphores, — de rachat, de sacrifice, d'expiation pénale. C'est
ce que le Père Pesch fait très, sagement et très efficacement dans
les dernières pages de son livre.
S'il
est écrit que Dieu a aimé le monde jusqu'à donner son Fils unique
(12), que le Fils de l'homme est venu donner sa vie comme rançon
d'un grand nombre (13), c'est que, par la vertu de ce don et de cette
immolation volontaire, l'équilibre troublé est rétabli, la paix
restaurée entre le ciel et la terre. La valeur objective de cette
transaction consentie par Dieu appartient au fond le plus authentique
de la doctrine révélée ; et à moins de renoncer.à parler en
langage humain, il faut reconnaître la valeur imprescriptible des
images qui là convoient jusqu'à nous. Aucun moralisme ne saurait la
volatiliser.
Mais
il y a le reproche de protestantisme, adressé à la théorie de
l'expiation pénale, et qui demande une réponse. En vérité, la
théologie de la Rédemption a subi, de la part du protestantisme,
deux déformations diamétralement opposées : l'une, de la part de
l'ancienne orthodoxie luthérienne ; l'autre, de la part du moderne
protestantisme libéral; la vérité catholique consiste à se garder
de l'une et de l'autre.
L'ancienne
orthodoxie luthérienne, en mettant l'accent sur la justice
vindicative de Dieu, aboutit à majorer jusqu'au blasphème,et
jusqu'à l'absurdité la théorie de l'expiation pénale. Elle veut
que le Christ ait porté réellement, comme un coupable, la peine de
nos péchés. Elle veut qu'il ait subi dans sa chair la somme de tous
les châtiments dus à l'humanité coupable, et que la justice divine
ait cherché dans une compensation arithmétique la satisfaction qui
lui était due. Elle veut que le Christ ait subi même les tourments
de l'enfer, ceux de ce monde étant inégaux aux fautes qu'il devait
expier ; et elle prend à la lettre, comme l'expression d'un réel
désespoir, les cris d'angoisse du Christ à Gethsémani et sur la
croix. Parler de blasphème et d'absurdité n'est pas trop fort
devant ces inventions des Gerhard (14) et des Quenstedt (15) ;
l'horreur qu'elles inspirent ne s'exprimera jamais avec trop
d'énergie.
Le
moderne protestantisme libéral, en s'engageant dans une voie
diamétralement opposée, aboutit à la suppression de l'expiation
pénale. Il ne veut voir en Dieu qu'un Père, et estime qu'on
méconnaît sa bonté en parlant de justice vindicative. Il estime
qu'en faisant appel aux exigences de la justice en regard des
exigences de l'amour et de la miséricorde, on déchaîne en Dieu un
conflit absurde, qui relève non de la métaphysique religieuse, mais
de la pire mythologie. Il estime que l'on fait injure à Dieu en
parlant de rédemption objective et de prix acquitté pour le salut
du genre humain. Il estime qu'on lui fait encore injure en parlant de
sacrifice au sens liturgique du mot, quel qu'en soit d'ailleurs le
rite, et beaucoup plus s'il s'agit d'un sacrifice sanglant. Dès lors
les idées de rédemption et de sacrifice rédempteur doivent
rejoindre, dans le musée des antiquités religieuses, l'idée
d'expiation pénale. Toutes les spéculations de la théologie autour
de ces idées sont vaines. L'ordre moral offre d'ailleurs assez de
grands mots sous lesquels on peut ranger, les plus hautes réalités
chrétiennes : amour, sympathie, magnanimité, don de soi, exemple,
émulation généreuse... À l'aide de ces mots, on peut reconstruire
toute la dogmatique chrétienne ; — oui, mais après l'avoir vidée
de son contenu historique. Un tel christianisme n'a qu'un défaut :
il est tout entier construit de main d'hommes.
Entre
ces deux déformations diamétralement opposées de la donnée
chrétienne, il est clair que l'écart est grand. Nous ne nous
attarderons pas à discuter laquelle mérite le plus d'anathèmes :
ce ne serait sans doute pas la première, car la répulsion même
qu'elle provoque suffit à en préserver nos générations. Nous ne
nous attarderons pas non plus à rechercher par quelles teintes
dégradées on peut passer insensiblement de l'une à l'autre. Il
nous suffit que toutes deux soient hérétiques. La doctrine
catholique répudie l'un et l'autre excès. Elle fait sa part à la
justice divine vindicative, à l'expiation pénale si fortement
marquée dans l'Écriture, à la rédemption objective, à la réelle
solidarité de tous les hommes dans le Christ nouvel Adam. Et elle
fait sa part à l'amour paternel de Dieu, qui l'a porté à livrer
pour nous son Fils unique, à la valeur d'exemple que possède la
passion du Fils de Dieu, à la contagion de la grâce, qui excite les
chrétiens à recourir à sa plénitude.
Toute
exposition qui respecte ces divers éléments peut être catholique,
et certes il y a place à bien, des diversités dans l'exploitation
de la donnée traditionnelle, à une grande liberté dans le dosage.
Chacun demeure libre de méditer l'aspect qui répond le mieux à son
tour d'esprit et à l'attrait de sa piété. Mais toute exposition
qui délibérément prononce l'exclusion contre l'un quelconque de
ces éléments, est déficiente, elle est fausse, et cesse d'être
catholique.
Le
R[évérend] P[ère] Pesch a rappelé très opportunément le devoir
de ne rien sacrifier du dépôt traditionnel. Il a rappelé très
opportunément combien il est naturel que les esprits enivrés d'un
certain moralisme trouvent insipide le simple langage de la foi.
On
ne peut que lui donner raison quand il rappelle que la notion de
justice divine vindicative est inscrite dans l'Écriture, depuis la
première page (Genèse 3, 14-15) jusqu'à la dernière (Apocalypse
16, 5-6), et doit pénétrer l'exposition de tous les mystères
chrétiens.
On
ne peut que lui donner raison quand il montre dans la notion de
satisfaction vicaire le fond même de la théologie rédemptrice,
consigné dans l'Écriture, exploité par les Pères, mis en formule
par saint Anselme, développé encore par les grands scolastiques,
consacré par les définitions de l'Église.
On
ne peut que lui donner raison quand il montre dans le drame du
Calvaire le Sacrifice du Nouveau Testament, non par métaphore, mais
au sens le plus réel ; sacrifice dont tous ceux de l'Ancien
Testament n'étaient que les ombres et qui, loin d'avoir à mendier à
travers l'histoire des religions les éléments d'une définition
précaire, offre le type éternel du sacrifice, par où tous les
autres deviennent intelligibles ; sacrifice perpétué, sur tous les
autels du Nouveau Testament sous une forme dont le Calvaire nous
donne la clef ; sacrifice qu'on ne saurait méconnaître sans
imaginer cette chose monstrueuse qui répugne aux païens mêmes :
une religion sans sacrifice ; sacrifice dont la formule n'est autre
que l'unique réalité chrétienne, mise en termes de rituel.
On
ne peut que lui donner raison quand il revendique le sens profond —
et réel aussi — de ces mots qui n'en font qu'un : rédemption,
rachat, rançon. Car s'il y a dans, l'ordre d'idées lié à ces mots
un élément caduc, grâce au progrès de. la société humaine, d'où
le christianisme a lentement éliminé le servage, il y a aussi un
élément intangible. L'élément caduc est accidentel et superficiel
: c'est le spectacle de la condition servile où la génération
contemporaine du Christ trouvait l'image parfaitement actuelle et
sensible de l'abjection où nous réduit le péché. L'élément
intangible est essentiel et foncier : c'est cette abjection même,
d'où nous avons émergé grâce au Fils de Dieu et dont lui seul
nous préserve : on n'a pas trouvé encore, pour en peindre la
réalité, de terme plus technique et plus expressif que ce terme de
rachat, évoquant le souvenir de la denrée humaine, de la dette
inexpiable que notre être ne suffit pas à solder et du geste royal
qui nous affranchit. Qu'on parcoure les annales, à peine closes, de
l'esclavage ; dans cette contrainte qui livre les corps à un maître
tyrannique et dans la rançon qui les émancipe, on trouvera l'image,
imparfaite sans doute, mais en somme la moins impropre qui soit, de
cette contrainte qui livre les enfants de Dieu, déchus de l'héritage
paternel, au plus dur tyran, pour autant qu'ils ne lui sont pas
arrachés par Celui qui tient leur sort en ses mains. Image,
empruntée, non plus à la catégorie rituelle, mais à la catégorie
sociale. On n'a jamais dit mieux, et il ne semble pas possible de
concevoir mieux.
Très
opportunément, le Père Pesch rappelle qu'il y a quelque trente ans,
Auguste Sabatier, en vulgarisant dans sa langue claire les
spéculations des rationalistes allemands, fit tourner les têtes de
quelques théologiens français. Nous avons tous connu de ces
théologiens, et plût à Dieu que toutes les têtes eussent retrouvé
leur assiette ! Voici quelques-unes de ces pages, dont le fond nous
était venu d'Allemagne et que le Père Pesch a pris la peine de
retraduire en allemand (15). Frappé de leur actualité, nous les
avions transcrites pour notre usage personnel, et nous n'avons eu
qu'à les extraire de nos notes quand son livre nous les a remises
sous les yeux.
Pour
accomplir la tâche qui incombe aujourd'hui à la pensée chrétienne,
il s'agit de débarrasser enfin le vieux dogme des notions vieillies
dans lesquelles il a été conçu et, est resté enfermé. Ces
notions correspondantes à.un état inférieur de la conscience
religieuse ne conviennent plus pour expliquer et traduire les
expériences et les révélations de la conscience chrétiennes. Ce
sont de grossiers miroirs dans lesquels, les réalités supérieures
se déforment. La mort du Christ est un acte essentiellement moral,
dont la signification et la valeur, proviennent uniquement de
l'intensité de la vie spirituelle et du sentiment de l'amour dont il
témoigne. Assez longtemps, on l'a fait entrer dans les catégories
antiques et grossières du sacrifice, rituel et de la satisfaction
pénale. Il serait temps de laisser tomber ces vieux oripeaux, de
considérer cette mort du Christ en elle-même, en partant du
sentiront moral qui l'a inspirée.
Par
exemple, les idées de mérite et. de satisfaction
cadrent-elles avec la principe essentiellement différent de la
religion de la grâce, de la rédemption par l'amour ? N'est-on pas
tout de suite condamné au plus grossier contresens, quand on parle
des mérites que le Christ s'est acquis devant Dieu et qui peuvent du
dehors être reportés sur nous ? Cette idée de mérites
n'est-elle pas au fond anti-évangélique? N'aurait-elle pas choqué
la consscience filiale de Jésus ? Ne nous ramène-t-elle pas
fatalement, si nous voulons construire avec elle une doctrine
chrétienne, à la religion de la loi ? (Romains 4, 1-4). Et n'est-il
pas très remarquable que ces mots « mérites du Christ » ne sont
jamais venus sur la bouche ou sous la plume des auteurs du Nouveau
Testament ?
Il
faut en dire, autant de l'idée de satisfaction. Le mot se
trouve pour la première fois dans Tertullien, appliqué aux œuvres
de pénitence, non à l'œuvre du Christ. Il n'a pas de correspondant
en grec, et on ne trouve pas l'idée qu'il exprime dans les Pères
d'avant Nicée. À plus forte raison, elle est absente du N. T. ; et
il suffit de la rapprocher de la piété de Jésus envers le Père,
pour sentir aussitôt combien elle lui est contradictoire... De
quelle satisfaction a besoin le Père de la parabole, pour
pardonner à l'enfant repentant qui vient à lui?
Les
notions de sacrifice, d'oblation, de propitiation
ou d'expiation proviennent des cultes antérieurs au
christianisme, et à moins .d'admettre, avec l'auteur de l'épître
aux Hébreux, l'institution divine de ces formes cultuelles
élémentaires et légèrement anthropomorphiques, il est impossible
de rapprocher, autrement que par métaphore, la mort du Christ sur la
croix du rite de la victime, immolée et brûlée sur l'autel... Nous
ne sommes plus dans le cadre inférieur d'un rituel sacerdotal; nous
sommes dans les plus saintes réalités de la vie morale.
Il
faut en dire autant de l'idée de rançon, et de la métaphore
qu'elle fournit encore au langage religieux...
Nous croyons inutile de
commenter cette page, après le P[ère] Pesch ; mais nous renverrons
à ses réflexions très topiques. C'est se payer de mots que de nous
inviter à remplacer l'idée de sacrifice par celle. de grand acte
moral. D'après l'enseignement catholique, le sacrifice est
essentiellement un acte du culte divin, et les catholiques entendent
bien faire acte moral en offrant sacrifice à Dieu. Même dans l'état
d'innocence, l'homme devait à Dieu des sacrifices ; la déchéance
l'oblige plus particulièrement à des sacrifices expiatoires, et le
Christ en a voulu être là victime, en même temps qu'il en est le
grand prêtre. Le sacrifice du Christ doit sa dignité suprême à la
personne du sacrificateur ; mais le choix de la victime n'est pas
chose indifférente, non plus que le mode d'oblation. Déjà sous
l'Ancien Testament, la rémission des péchés était liée au rite
de l'immolation sanglante (Lévitique 17, 11) ; beaucoup plus
l'est-elle sous le Nouveau, et ce n'est pas en vain que les écrits
apostoliques appellent notre attention, avec tant d'insistance, sur
la vertu propitiatoire du sang de l'Agneau divin; voir Matthieu 26,
28 ; Actes 20, 28 ; Romains 3, 25 ; Éphésiens 1, 7 ;
Hébreux 9, 14 ; Colossiens 1, 20 ; 1 Pierre 1, 18-19 ;
1 Jean 1, 7 ; Apocalypse 1, 5 ; 5, 9 ; 7, 14 ;
22, 14 et beaucoup d'autres passages. La liturgie de l'Église, en
ses pages les plus augustes, fait écho à ces paroles de l'Écriture,
sans préjudice du caractère essentiellement moral du sacrifice.
Le Père Pesch s'attache, dans
ses dernières pages, à développer un thème d'autant plus chrétien
qu'il est moins neuf : la vertu rédemptrice de la souffrance unie à
la souffrance du Fils de Dieu. Il n'a point de peine à montrer dans
tout le Nouveau Testament,.dans l'enseignement des Pères et des
ascètes modernes, cette loi fondamentale du christianisme, écrite
en caractères sanglants ; loi plus féconde, observe-t-il, que la
conception soi-disant, « plus profonde » suggérée pour
moderniser la vieille foi. On ne lira pas sans émotion ce testament
d'un homme qui a si longtemps et si fructueusement, travaillé pour
l'Église. Il conclut, et nul chrétien ne sera assez ennemi de la
croix du Christ pour ne pas conclure avec lui : “In cruce salus”
[« Dans la croix [est] le salut »].
Sans reprendre après lui
l'enquête qu'il a si consciencieusement, si victorieusement menée,
nous produirons nous aussi un texte moderne, d'autant plus propre à
nous instruire sur l'essence du christianisme, qu'il nous apporte un
écho direct du Cœur de Jésus. Nous l'empruntons aux révélations
très autorisées de la voyante de Paray-le-Monial.
Sainte Marguerite Marie
contemple le Seigneur agonisant au Jardin des Oliviers; et elle
entend ces paroles (16) :
C'est
ici où j'ai plus souffert qu'en tout le reste de ma Passion, me
voyant dans un délaissement général du ciel et de la terre, chargé
de tous les péchés des hommes. J'ai paru devant la Sainteté de
Dieu, qui sans avoir égard à mon innocence, m'a froissé en sa
fureur, me faisant boire un calice qui contenait tout le fiel et
l'amertume de sa juste indignation, et, comme s'il eût oublié le
nom de Père, pour me sacrifier à sa juste colère. Il n'y a point
de créature qui puisse, comprendre la grandeur des tourments que, je
souffris alors. C'est cette même douleur que l'âme criminelle
ressent, lorsqu'étant présentée devant le tribunal de la sainteté
divine qui s'appesantit sur elle, la froisse et l'opprime et l'abîme
en sa juste rigueur. (...)
[Ma
justice est irritée et prête de punir, par des châtiments
manifestes, des pécheurs cachés, s’ils ne font pénitence ; et je
te veux faire connaître lorsque ma justice sera prête à lancer ses
coups sur ces têtes criminelles. Ce sera lorsque tu sentiras
appesantir ma sainteté sur toi qui dois élever ton cœur et tes
mains au ciel , par prières et bonnes œuvres,
me présentant continuellement à mon Père, comme une victime
d’amour, immolée et offerte pour les péchés de tout le monde ;
me mettant comme un rempart et un fort assuré entre sa justice et
les pécheurs, afin d’obtenir miséricorde, de laquelle tu te
sentiras environnée lorsque je voudrai faire grâce à
quel[ques]-uns de ces pécheurs Ce sera pour lors que tu me dois
offrir à mon Père éternel comme l’unique objet de ses amoureuses
complaisances, en action de grâces de la miséricorde qu’il exerce
envers les pécheurs. (...)]
Nous trouvons là tout ensemble
un écho fidèle du gémissement poussé par le Christ agonisant au
jardin et sur la croix ; un commentaire de saint Paul parlant du
Christ fait péché pour nous et maudit de Dieu ; l'affirmation très
nette d'une justice vindicative, s'exerçant dans la passion du
Christ ; enfin la justification, par un exemple très vénérable, du
tour quelquefois très hardi donné par des orateurs sacrés à la
théorie de l'expiation pénale. Nous ne saurions résumer dans une
page plus saisissante les enseignements de la foi sur un aspect
essentiel, de la Rédemption.
Notes
(1)
Praelectiones dogmaticae, auctore Christiano PESCH, S. J.
Friburgi Brisgoviae, Herder, IX Tomi. In-8°. La 5e édition a
commencé à paraître en 1915.
(2)
Das Sühneleiden unseres göttlichen Erlösers :
von Christian PESCH, S. J. Freiburg im Breisgau, 1916. In-8°,
VIII-177 pages.
(3)
Nous nous référons à la traduction sur l'hébreu, donnée en 1905
par le P. A. Condamin. [Isaïe 52,
13-53, 12. Disponible sur
<https://archive.org/details/CondaminEsaie/page/n341>,
consulté le 2 juin 2019 : ]
[Voici
que mon Serviteur prospérera, il montera, grandira, s’élèvera
bien haut ;
Et
si des multitudes l’ont vu avec horreur, par Lui des multitudes
seront comblées de joie.
Et
Lui dont le visage était défiguré, et ne ressemblait plus à une
face humaine,
La
multitude des nations l’admirera, et les rois fermeront la bouche
devant Lui !
Car
ils voient ce qu’on ne leur avait pas annoncé ; ils comprennent ce
qu’ils n’avaient pas entendu.
Qui
croira ce que nous avons entendu ? et le bras de Iahvé, à qui
sera-t-il révélé ?
Il
a grandi devant Lui comme un rejeton, comme le jet d’une racine sur
un sol aride ;
Sans
grâce, sans éclat pour attirer les regards, et sans beauté pour
plaire ;
Méprisé,
rebut de l’humanité, homme de douleurs et familier de la
souffrance,
Devant
qui on se voile la face, méprisé et, à nos yeux, néant!
Mais
II a pris sur Lui nos souffrances, et de nos douleurs il s’est
chargé ;
Et
il paraissait à nos yeux châtié, frappé de Dieu et humilié.
II
a été transpercé pour nos péchés, broyé pour nos iniquités ;
Le
châtiment qui nous sauve a pesé sur Lui, et par ses plaies nous
sommes guéris.
Tous
nous étions errants comme des brebis ; chacun suivait sa propre voie
;
Et
Iahvé a fait tomber sur Lui l’iniquité de nous tous !
II
était maltraité, et Lui se résignait, il n’ouvrait pas la bouche
; Comme un agneau qu’on porte à la boucherie, comme la brebis
muette aux mains du tondeur.
Il
n'ouvrait pas la bouche.
Par
un jugement inique il est emporté, et qui songe à [défendre] sa
cause
Lorsqu'il
est arraché de la terre des vivants, et pour le péché de mon
peuple mis à mort ?
On
lui prépare une tombe avec les impies, il meurt avec les malfaiteurs
; (
Pourtant
il n’y eut point d’injustice en ses œuvres, et point de mensonge
en sa bouche ; mais il plut à Iahvé de le broyer par la souffrance.
S’
il offre sa vie en sacrifice pour le péché, il aura une postérité,
il multipliera ses jours, en ses mains l'œuvre de Iahvé prospérera.
Délivré
des tourments de son âme, il [le] verra ; ce qu’il en connaîtra
comblera ses désirs.
Le
Juste, mon Serviteur, justifiera des multitudes, il se chargera de
leurs iniquités ;
C’est
pourquoi je lui donnerai, pour sa part, des multitudes ; il recevra
des foules pour sa part de butin :
Parce
qu’il s’est livré à la mort, et qu’il fut compté parmi les
pécheurs,
Tandis
qu’il portait les fautes d’une multitude, et qu’il intercédait
pour les pécheurs. ]
(4)
Matthieu 26, 26-28 ; Luc 22, 19-20.
(5)
2 Corinthiens 5, 21.
(6)
Galates 3, 13.
(7)
1 Pierre 2, 24.
(8)
Luc 23, 31.
(9)
Jean 1, 29.
(10)
S. Thomas d’Aquin,
Somme théologique, 3e
partie, question 47, article 3, ad 1m :
“Ad
primum ergo dicendum quod innocentem hominem passioni et morti
tradere contra eius voluntatem, est impium et crudele. Sic autem Deus
pater Christum non tradidit, sed inspirando ei voluntatem patiendi
pro nobis. In quo ostenditur et Dei severitas, qui peccatum sine
poena dimittere noluit, quod significat apostolus dicens, proprio
filio suo non pepercit, et bonitas eius, in eo quod, cum homo
sufficienter satisfacere non posset per aliquam poenam quam
pateretur, ei satisfactorem dedit, quod significavit apostolus
dicens, pro nobis omnibus tradidit illum. Et Rom. III dicit, quem,
scilicet Christum, per fidem propitiatorem proposuit Deus in sanguine
ipsius.”
« Concernant
la première [objection], il faut dire que livrer un homme innocent à
la souffrance et à la mort contre sa volonté, est impie et cruel.
Ce n’est pas ainsi que le
Dieu
Père a livré le Christ, mais en Lui inspirant la volonté de
souffrir à notre place/en notre faveur. Et en cela se manifeste la
sévérité
de Dieu qui ne veut pas remettre le péché sans la peine, ce qu’a
indiqué l’Apôtre en disant qu’Il n’a pas épargné Son propre
Fils, et Sa bonté, en ce que, alors que l’homme ne pouvait
suffisamment satisfaire par une
certaine
peine
qu’il souffrirait, Il lui a donné un satisfacteur ce qu’ a
indiqué
l’Apôtre en disant qu’Il L’a livré à notre place/en notre
faveur. Et, en Romains 3, il dit que Lui, à savoir le Christ, Dieu
l’a offert comme propitiateur par la foi en son sang. »
(11) Id., op. cit., 2de
partie de la 2e
partie, question 157, article 2 ad 1m.
(12)
Jean 3, 16.
(13) Matthieu 20, 28; Marc 10,
45.
(14)
Johann Gerhard (1582-1637), professeur
à Iéna en 1616, et Père de la haute orthodoxie luthérienne. «
Alors
que la plupart des facultés avaient mis leurs travaux en veilleuse,
cet homme, aussi profondément pieux qu'érudit, put, malgré une
santé souvent défaillante, formuler d'une manière remarquable la
somme de la théologie luthérienne. Ses Loci
[theologici]
(une
œuvre
cyclopéenne en 9 volumes), qui n'avaient a priori aucune intention
d'élaborer une construction systématique, eurent le mérite de
mettre en évidence la sensationnelle cohérence d'un enseignement
basé foncièrement et en tous points sur les Saintes Écritures.
Et il y avait en cela même l'argument le plus puissant et le plus
convaincant, autant contre les erreurs romaines que contre les
déviations nouvelles. L'exposé simple et positif, irénique et sans
parti pris polémique, des affirmations y apporte toujours à nouveau
la preuve désarmante d'être dans l'évidence. Aussi la parution de
cette œuvre,
en 1621, en pleine guerre, fit une profonde impression, et elle est
restée pendant des siècles et jusqu'à ce jour une référence. »
Cf.
Jean Bricka, « Histoire de l'Église Évangélique Luthérienne.
Synode de France et de Belgique. ». Disponible sur
<http://eglise.luth.stmaur.free.fr/bibliotheque/BRICKA.pdf#page=4>,
consulté le 2 juin 2019.
«
Sous l’influence de Johann Arndt, il commença ensuite à
s’intéresser à la spiritualité patristique et médiévale. Dans
ce retour aux pères de l’Église, Gerhard redécouvrit le principe
du sens spirituel de l’exégèse ; il développa et soutint une
mystique de l’union au Christ, présentée comme le sens ultime de
la justification par la foi. Son œuvre, caractérisée par cette
synthèse des dimensions expérimentale, rationnelle et
contemplative, connut une large diffusion et marqua en profondeur la
théologie luthérienne. » Cf.
« 17 août ». Disponible sur
<http://www.peintre-icones.fr/PAGES/CALENDRIER/Aout/17.html>,
consulté le 2 juin 2019.
Johann Andreas Quenstedt
(1617-1688) est un théologien allemand, représentant de
l'orthodoxie luthérienne. Professeur à l’université de
Wittemberg en Allemagne, son ouvrage le plus important est le
Theologia didactico-polemica sive Systema theologicum, paru en
1685, somme théologique, s’ajoutant aux œuvres déjà nombreuses
de la théologie luthérienne du XVIIe siècle. Cf.
« Johann Andreas Quenstedt ». Disponible sur
<https://de.wikipedia.org/wiki/Johann_Andreas_Quenstedt>,
consulté le 2 juin 2019.
(15) Auguste Sabatier, La
doctrine de l'expiation et son évolution historique, p. 95-98.
Paris, 1903.
(16) Écrit par ordre de la Mère
de Saumaise, n. 52 : Vie et œuvres, éd. par Mgr
Gauthey, t. II, p. 162.
Référence
Alès
Adhémar (d’) (s. j. ; 1861-1938),
« Le sens de la Rédemption », in Revue
apologétique,
année n°17, tome n°33, n°372, 1er
novembre 1921, p. 163-174.
Disponible
sur <https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5574815k/f35>,
consulté le 1er
juin 2019.
Les notes ont été complétées
par l’auteur de ce blogue.