Quel est le plus solide fondement de la puissance que l'Église exerce sur les âmes?
C'est la révélation, c'est le dogme qui fait de Jésus-Christ un Dieu. C'est aussi ce dogme qui rend toute liberté religieuse impossible. Quand la religion est considérée comme émanant d'une révélation directe de Dieu, il ne peut plus être question de liberté de conscience.
Qu'est-ce que les défenseurs de
l'intolérance opposaient au dix-huitième siècle, aux philosophes qui
revendiquaient la tolérance ?
« Si chacun était libre d'adopter telle
croyance qu'il juge convenable, il était inutile que Jésus-Christ
descendit sur la terre. À quoi sert l'Évangile, si Dieu trouve bon que
tout homme se fasse une religion à son gré (1) ? »
La religion, dans cet ordre d'idées, devient une loi, loi imposée par Dieu même ; lui désobéir, est le plus grand des crimes, le crime de lèse-majesté divine. (...)
Écoutons saint Ambroise, cet illustre Père que les ultramontains
célèbrent comme un des premiers défenseurs de la liberté de l'Église ; on
va voir si la liberté de l'Église est la liberté des croyants :
« Sous
des princes chrétiens, l'on ne doit permettre que la profession de la
vraie foi ; envers les idolâtres, les juifs, les hérétiques, en un mot, les ennemis de l'Église, il ne peut être question de tolérance. Le
pouvoir confié aux souverains doit servir avant tout à soutenir la
cause de Dieu, et à frayer aux hommes la route du ciel. En effet, les
princes sont complices des crimes qu'ils ne punissent pas, et les crimes les plus, grands sont ceux qui se commettent envers le plus grand des êtres (2). » (...)
« L'Église, dit saint Augustin, persécute en aimant et par amour. » Elle
veut sauver malgré eux les malheureux qui, plongés dans l'erreur, sont
exposés à encourir la damnation éternelle : « Si un hérétique meurt dans
le péché, et si vous l'aviez pu sauver par la force, votre tolérance ne
sera-t-elle pas une véritable haine? » (...)
En vérité, les croyances du christianisme orthodoxe semblent inventées pour tuer la liberté dans sa source. La révélation et le droit de penser librement sur la foi révélée sont évidemment incompatibles.
Cela ne suffit point. Dans son zèle aveugle pour le salut des fidèles, le christianisme traditionnel voudrait anéantir tout libre développement de l'activité individuelle, en brisant la nature humaine. N'est-ce point le désir de savoir, n'est-ce point la désobéissance du premier homme qui ont entraîné sa chute ? Cette chute n'a-t-elle point vicié notre nature, au point que pour la réparer, il a fallu l'incarnation et le sacrifice du Fils de Dieu ?
Il faut donc briser cette nature corrompue, il faut tuer l'homme infecté du péché originel, afin que l'ange en lui l'emporte sur la bête.
Qu'est-ce à dire? Et que deviennent dans ce dogme ce que
nous appelons les droits naturels ? S'ils sont naturels, ne faut-il point les répudier, les flétrir, comme tout ce qui tient à notre nature ?
Ce que l'on exalte sous le nom de droits naturels, c'est, en définitive, le développement de la nature humaine, avec tous ses instincts, bons et mauvais, en supposant qu'il y en ait de bons.
Or, loin de développer la nature corrompue par le
péché, il faut l'anéantir, si l'on veut être chrétien. Un écrivain
anglais qui a écrit un excellent livre sur la liberté, dit que dans la
croyance du péché originel, telle que les protestants orthodoxes la
comprennent, il ne peut pas être question de droits individuels (3).
On
peut hardiment joindre les catholiques aux calvinistes ; quoi qu'ils en
disent, ils sont, au fond, du même avis.
Nous parlons des vrais catholiques, de ceux des premiers siècles, et non des catholiques modernes qui, à force de vouloir accommoder le christianisme aux sentiments nouveaux de l'humanité, créent une religion nouvelle, une religion que saint Augustin aurait repoussée comme une hérésie.
Le monachisme a toujours été célébré comme l'idéal de la perfection évangélique. Et qu'est-ce que les moines pensaient de la nature et de ses droits ?
Les plus forts, les anachorètes, les saints du désert, auraient voulu l'anéantir ; ils lui refusaient même la satisfaction de ses besoins les plus légitimes, la nourriture et le sommeil. Tous détruisaient, autant que cela était possible à la créature, l'œuvre du créateur.
Nous disons que la liberté est un droit naturel, parce que Dieu nous a créés libres. Les moines n'avaient plus en leur puissance, ni leur corps, ni leur volonté. Ils tuaient la personnalité humaine. L'obéissance absolue est de l'essence de la vie monastique. Saint Basile dit qu'user de sa propre volonté, agir d'après son libre arbitre, est une chose contraire à la raison (4).
Peut-il y avoir une opposition plus radicale entre la perfection évangélique et ce que nous considérons comme le but de la destinée humaine ? Que l'on ne dise point que nous exhumons des excentricités pour critiquer le christianisme. Nous étudions le christianisme des premiers siècles, puisque c'est celui-là que l'on invoque pour en faire le précurseur de la Révolution.
Niera-t-on que la réprobation de la nature, que la destruction de l'individualité soient de l'essence du christianisme traditionnel ?
« Soyez persuadés, dit-il à ses disciples, que tout ce que le supérieur commande, c'est Dieu même qui l'ordonne; dans tout ce qu'il ordonne, il faut que l'ardeur AVEUGLE d'une volonté prompte à obéir vous porte SANS EXAMEN où ses ordres vous appellent... Déposez ENTIÈREMENT votre volonté, ABDIQUEZ, ABANDONNEZ, SACRIFIEZ VOTRE LIBERTÉ, que vous avez reçue du Créateur, à la discrétion de ses ministres. »
Niera-t-on que la réprobation de la nature, que la destruction de l'individualité soient de l'essence du christianisme traditionnel ?
Qu'on nous explique alors
comment il se fait qu'on retrouve ces tendances partout où il y a des
fidèles disciples du Christ.
Laissons là les saints du désert, puisqu'on
les répudie. Répudiera-t-on aussi les moines mendiants, et à leur tête
saint François, celui qui imita en tout son divin maître ? En quoi plaçait-il cette
imitation ? Il demandait à ses moines de mourir à la vie naturelle, de se
faire cadavres, pour renaître ensuite à la vie de l'âme (5). Peut-il
être question de droits appartenant à des cadavres ? Leur
droit, c'est de pourrir. C'est aussi l'unique droit du chrétien.
Voici
les derniers venus des disciples du Christ qui paraissent sur la scène :
ils portent le nom de jésuites, pour marquer qu'ils sont par excellence
les imitateurs de sa perfection. Il faut les écouter, ceux-là ;
impossible de les répudier, car ils règnent. Tout le monde connaît la célèbre comparaison des jésuites avec un bâton ou un cadavre. Cela est déjà assez significatif. Nous venons de demander quel est le droit d'un cadavre ? Veut-on bien nous dire quel est le droit d'un bâton ? Écoutons saint Ignace lui-même :
« Soyez persuadés, dit-il à ses disciples, que tout ce que le supérieur commande, c'est Dieu même qui l'ordonne; dans tout ce qu'il ordonne, il faut que l'ardeur AVEUGLE d'une volonté prompte à obéir vous porte SANS EXAMEN où ses ordres vous appellent... Déposez ENTIÈREMENT votre volonté, ABDIQUEZ, ABANDONNEZ, SACRIFIEZ VOTRE LIBERTÉ, que vous avez reçue du Créateur, à la discrétion de ses ministres. »
Tous les ordres religieux tendent à annuler l'individualité humaine ;
mais saint Ignace avait raison de dire que les jésuites poussent cette
vertu jusqu'à la perfection.
« Celui qui veut entièrement s'offrir à Dieu, outre sa volonté, doit encore lui sacrifier son esprit, son jugement, et conformer son esprit au sien... Il faut être comme un CADAVERE, qui se laisse traiter comme on veut, ou comme un BÂTON qu'un vieillard porte en main, et dont il se sert pour aller où il veut, et qu'il emploie comme il veut (6). »
Si la perfection des jésuites est l'idéal de la perfection chrétienne, telle que la conçoit le christianisme historique, elle nous montre aussi le fruit de cette prétendue perfection. Comment peut-il rester un atome de force individuelle chez des hommes qui ont pour but de leur vie de tuer toute individualité ? Il n'y a qu'une âme dans la compagnie de Jésus, c'est soi-disant celle du Christ, c'est en réalité celle du général ; tous les autres membres sont sans vie véritable, car ils n'ont plus d'existence propre; ce sont, à la lettre, des cadavres. Et l'on s'étonne
que dans une compagnie qui cherche à accaparer tous les talents, il
règne une si désolante médiocrité ! Ce sont des machines qui fonctionnent
admirablement, mais ne demandez point le génie à des machines ; elles
sont mises en mouvement, et elles marchent, c'est toute leur mission. Et
si l'humanité entière entrait dans cette voie de perfection ! Que
deviendrait alors la liberté qui nous est si chère? Nous aurions la
liberté qui appartient aux engrenages d'une mécanique. Dieu nous garde
de la perfection des révérends pères !
Notes
(1) Bergier, Dictionnaire de théologie, an mot, Intolérance.
(2) Ambrosii, Epist. XVII.
(3) John Stuart Mill, On Liberty, pag. 111
(4) Voyez mon Étude sur le christianisme, 2e édition.
(5) Mortuox non vivos, ego volo meus sectatores. (S. Francisci, Colloq., 40, pag. 263.)
(6) Omer Joly de Fleury, Compte rendu des constitutions des jésuites, pag. 105-108.
(5) Mortuox non vivos, ego volo meus sectatores. (S. Francisci, Colloq., 40, pag. 263.)
(6) Omer Joly de Fleury, Compte rendu des constitutions des jésuites, pag. 105-108.
Référence
François Laurent, Études sur l'histoire de l'humanité. La Révolution française, première partie, Librairie Internationale, Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, Bruxelles, Livourne, Leipzig, 1867, p. 286-289.