Le coupe de l'éventail (1827), prétexte à l'invasion française de la Régence d'Alger (1830) |
Vous vous rappelez,
Monsieur, ce que je vous ai dit précédemment que tout le
gouvernement civil et militaire de la Régence était dans les mains
des Turcs. À peine étions-nous maîtres d'Alger, que nous nous
hâtâmes de réunir tous les Turcs sans en oublier un seul, depuis
le Dey jusqu'au dernier soldat de sa milice et nous transportâmes
cette foule sur la côte d'Asie. Afin de mieux faire disparaître les
vestiges de la domination ennemie, nous avions eu soin
précédemment de lacérer ou de brûler tous les documents écrits,
registres administratifs, pièces authentiques ou autres, qui
auraient pu perpétuer la trace de ce qui s'était fait avant nous.
La conquête fut une nouvelle ère, et de peur de mêler d'une façon
irrationnelle le passé au présent, nous détruisîmes même un
grand nombre des rues d'Alger, afin de les rebâtir suivant notre
méthode, et nous donnâmes des noms français à toutes celles que
nous consentions à laisser subsister.
Je pense, en vérité,
Monsieur, que les Chinois dont je parlais plus haut n'auraient pu
mieux faire.
Que résulta-t-il de tout
ceci ? Vous le devinez sans peine.
Le gouvernement turc
possédait à Alger un grand nombre de maisons et dans la plaine une
multitude de domaines ; mais ses titres de propriété avaient
disparu dans le naufrage universel de l'ancien ordre de choses. Il se
trouva que l'administration française, ne sachant ni ce qui lui
appartenait ni ce qui était resté en la légitime possession des
vaincus, manqua de tout ou se crut réduite à s'emparer au hasard de
ce dont elle avait besoin, au mépris du droit et des droits.
Le gouvernement turc
touchait paisiblement le produit de certains impôts que par
ignorance nous ne pûmes lever à sa place, et il nous fallut tirer
l'argent dont nous avions besoin de France ou l'extorquer à nos
malheureux sujets avec des façons beaucoup plus turques qu'aucune de
celles dont les Turcs se fussent jamais servis.
Si notre ignorance fit
ainsi que le gouvernement français devint irrégulier et oppresseur
dans Alger, elle rendit tout gouvernement impossible au dehors.
Les Français avaient
renvoyé les caïds des outans en Asie. Ils ignoraient absolument
le nom, la composition et l'usage de cette milice arabe qui faisait
auxiliairement la police et levait l'impôt sous les Turcs, et qu'on
nommait, comme je l'ai dit, la cavalerie du Marzem. Ils n'avaient
aucune idée de la division des tribus, et de la division des rangs
dans les tribus. Ils ignoraient ce que c'était que l'aristocratie
militaire des spahis, et, quant aux marabouts, ils ont été
fort longtemps à savoir, quand on en parlait, s'il s'agissait d'un
tombeau (1)
ou d'un homme.
Les Français ne savaient
aucune de ces choses et, pour dire la vérité, ils ne
s'inquiétèrent guère de les apprendre.
À la place d'une
administration qu'ils avaient détruite jusque dans ses racines, ils
imaginèrent de substituer, dans les districts que nous occupions
militairement, l'administration française.
Essayez, Monsieur, je
vous prie, de vous figurer ces agiles et indomptables enfants du
désert enlacés au milieu des mille formalités de notre
bureaucratie et forcés de se soumettre aux lenteurs, à la
régularité, aux écritures et aux minuties de notre centralisation.
On ne conserva de l'ancien gouvernement du pays que l'usage du
yatagan et du bâton comme moyens de police. Tout le reste devint
français.
Ceci s'appliquait aux
villes et aux tribus qui les touchent. Quant au reste des habitants
de la Régence, on n'entreprit pas même de les administrer. Après
avoir détruit leur gouvernement, on ne leur en donna aucun autre.
Je sortirais du cadre que
je me suis tracé si j'entreprenais de faire l'histoire de ce qui
s'est passé depuis sept ans en Afrique. Je veux seulement mettre le
lecteur en état de le comprendre.
Depuis trois cents ans
que les Arabes qui habitent l'Algérie étaient soumis aux Turcs, ils
avaient entièrement perdu l'habitude de se gouverner eux-mêmes. Les
principaux d'entre eux avaient été écartés des affaires générales
par la jalousie des dominateurs ; le marabout était descendu de son
coursier pour monter sur un âne. Le gouvernement turc était un
détestable gouvernement, mais enfin il maintenait un certain ordre
et, bien qu'il autorisât tacitement les guerres des tribus entre
elles, il réprimait le vol et assurait les routes. Il était de plus
le seul lien qui existait entre les peuplades diverses, le centre où
venaient aboutir tant de rayons divergents.
Le gouvernement turc
détruit, sans que rien le remplaçât, le pays qui ne pouvait pas
encore se diriger lui-même, tomba dans une effroyable anarchie.
Toutes les tribus se précipitèrent les unes sur les autres dans une
immense confusion, le brigandage s'organisa de toutes parts. L'ombre
même de la justice disparut et chacun eut recours à la force.
Ceci s'applique aux Arabes.
Quant aux Cabyles, comme
ils étaient à peu près indépendants des Turcs, la chute des Turcs
ne produisit que peu d'effets sur eux. Ils restèrent vis-à-vis des
nouveaux maîtres dans une habitude à peu près analogue à celle
qu'ils avaient prise vis-à-vis des anciens. Seulement ils devinrent
encore plus inabordables, la haine naturelle qu'ils avaient des
étrangers venant à se combiner avec l'horreur religieuse qu'ils
éprouvaient pour les chrétiens dont la langue, les lois et les
mœurs leur étaient inconnues.
Les hommes se soumettent
quelquefois à la honte, à la tyrannie, à la conquête, mais ils ne
souffrent jamais longtemps l'anarchie. Il n'est point de peuple si
barbare qu'il échappe à cette loi générale de l'humanité.
Quand les Arabes, que
nous cherchions souvent à vaincre et à soumettre, mais jamais à
gouverner, se furent livrés quelque temps à l'enivrement sauvage
que l'indépendance individuelle fait naître, ils commencèrent à
chercher instinctivement à refaire ce que les Français avaient
détruit. On vit paraître successivement au milieu d'eux des hommes
entreprenants et ambitieux. De grands talents se révélèrent dans
quelques-uns de leurs chefs, et la multitude commença à s'attacher
à certains noms comme à des symboles d'ordre.
Les Turcs avaient éloigné
l'aristocratie religieuse des Arabes de l'usage des armes et de la
direction des affaires publiques. Les Turcs détruits, on la vit
presque aussitôt redevenir guerrière et gouvernante. L'effet le
plus rapide et le plus certain de notre conquête fut de rendre aux
marabouts l'existence politique qu'ils avaient perdue. Ils reprirent
le cimeterre de Mahomet pour combattre les infidèles et ils ne
tardèrent pas à s'en servir pour gouverner leurs concitoyens : ceci
est un grand fait et qui doit fixer l'attention de tous ceux qui
s'occupent de l'Algérie.
Note
(1) Les marabouts donnent l'hospitalité
auprès du tombeau de leur principal ancêtre, et ce lieu porte le
nom de celui qui y est enterré. De là venait l'erreur.
Référence
Alexis de Toqueville, Seconde lettre sur l'Algérie, 1837.
Alexis de Tocqueville, vers 1850, par Théodore Chassériau |
Les villes indigènes ont
été envahies, bouleversées, saccagées par notre administration
plus encore que par nos armes. Un grand nombre de propriétés
individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées,
détruites. Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer
pour les vérifier n'ont jamais été rendus. Dans les environs même
d'Alger, des terres très fertiles ont été arrachées des mains des
Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne voulant
pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes
qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui
appartenait à leurs pères. Ailleurs, des tribus ou des fractions de
tribus qui ne nous avaient pas été hostiles, bien plus, qui avaient
combattu avec nous et quelquefois sans nous, ont été poussées hors
de leur territoire. On a accepté d'elles des conditions qu'on n'a
pas tenues, on a promis des indemnités qu'on n'a pas payées,
laissant ainsi en souffrance notre honneur plus encore que les
intérêts de ces indigènes. Non seulement on a déjà enlevé
beaucoup de terres aux anciens propriétaires, mais, ce qui
est pis, on laisse planer sur l'esprit de toute la population
musulmane cette idée qu'à nos yeux la possession du sol et la
situation de ceux qui l'habitent sont des questions pendantes qui
seront tranchées suivant des besoins et d'après une règle qu'on
ignore encore.
La société musulmane,
en Afrique, n'était pas incivilisée ; elle avait seulement une
civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un
grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir
aux besoins de la charité ou de l'instruction publique. Partout
nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en
partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les
établissements charitables, laissé tomber les écoles (1),
dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont
éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi
a cessé ; c'est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane
beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et
plus barbare qu'elle n'était avant de nous connaître.
Il est bon sans doute
d'employer comme agents de gouvernement des indigènes, mais à la
condition de les conduire suivant le sentiment des hommes civilisés,
et avec des maximes françaises. C'est ce qui n'a pas eu lieu
toujours ni partout, et l'on a pu nous accuser quelquefois d'avoir
bien moins civilisé l'administration indigène que d'avoir prêté à
sa barbarie les formes et l'intelligence de l'Europe.
Aux actes sont
quelquefois venues se joindre les théories. Dans des écrits divers,
on a professé cette doctrine, que la population indigène, parvenue
au dernier degré de la dépravation et du vice, est à jamais
incapable de tout amendement et de tout progrès ; que, loin de
l'éclairer, il faut plutôt achever de la priver des lumières
qu'elle possède ; que, loin de l'asseoir sur le sol, il faut la
repousser peu à peu de son territoire pour nous y établir à sa
place ; qu'en attendant, on n'a rien à lui demander que de rester
soumise, et qu'il n'y a qu'un moyen d'obtenir sa soumission : c'est
de la comprimer par la force.
Nous pensons, Messieurs,
que de telles doctrines méritent au plus haut point non seulement la
réprobation publique, mais la censure officielle du Gouvernement et
des Chambres ; car ce sont, en définitive, des idées que les faits
engendrent à la longue.
Note
(1) M. le général Bedeau, dans un excellent mémoire que M. le
ministre de la Guerre a bien voulu communiquer à la Commission,
fait connaître qu'à l'époque de la conquête, en 1837, il
existait, dans la ville de Constantine, des écoles d'instruction
secondaire et supérieure, où 600 à 700 élèves étudiaient les
différents commentaires du Coran, apprenaient toutes les traditions
relatives au Prophète et, de plus, suivaient des cours dans
lesquels on enseignait, où l'on avait pour but d'enseigner
l'arithmétique, l'astronomie, la rhétorique et la
philosophie. Il existait, en outre, à Constantine, vers la même
époque, 90 écoles primaires, fréquentées par 1.300 ou 1.400
enfants. Aujourd'hui, le nombre des jeunes gens qui suivent les
hautes études est réduit à 60, le nombre des écoles primaires à
30, et les enfants qui les fréquentent à 350.
Référence
Alexis de Toqueville, Rapport sur l'Algérie, 1847.