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lundi 24 juin 2013

Les méfaits de l'invasion française de la Régence d'Alger (1830), selon A. de Tocqueville (1837 et 1847)


Le coupe de l'éventail (1827), prétexte à l'invasion française de la Régence d'Alger (1830)  




 

Vous vous rappelez, Monsieur, ce que je vous ai dit précédemment que tout le gouvernement civil et militaire de la Régence était dans les mains des Turcs. À peine étions-nous maîtres d'Alger, que nous nous hâtâmes de réunir tous les Turcs sans en oublier un seul, depuis le Dey jusqu'au dernier soldat de sa milice et nous transportâ­mes cette foule sur la côte d'Asie. Afin de mieux faire disparaître les vesti­ges de la domination ennemie, nous avions eu soin précédemment de lacérer ou de brûler tous les documents écrits, registres administratifs, pièces authentiques ou autres, qui auraient pu perpétuer la trace de ce qui s'était fait avant nous. La conquête fut une nouvelle ère, et de peur de mêler d'une façon irrationnelle le passé au présent, nous détruisîmes même un grand nombre des rues d'Alger, afin de les rebâtir suivant notre méthode, et nous donnâmes des noms français à toutes celles que nous consen­tions à laisser subsister. 

Je pense, en vérité, Monsieur, que les Chinois dont je parlais plus haut n'auraient pu mieux faire.

Que résulta-t-il de tout ceci ? Vous le devinez sans peine.

Le gouvernement turc possédait à Alger un grand nombre de maisons et dans la plaine une multitude de domaines ; mais ses titres de propriété avaient disparu dans le naufrage universel de l'ancien ordre de choses. Il se trouva que l'administration fran­çaise, ne sachant ni ce qui lui appartenait ni ce qui était resté en la légitime possession des vaincus, manqua de tout ou se crut réduite à s'emparer au hasard de ce dont elle avait besoin, au mépris du droit et des droits.

Le gouvernement turc touchait paisiblement le produit de certains impôts que par ignorance nous ne pûmes lever à sa place, et il nous fallut tirer l'argent dont nous avions besoin de France ou l'extorquer à nos malheureux sujets avec des façons beaucoup plus turques qu'aucune de celles dont les Turcs se fussent jamais servis.

Si notre ignorance fit ainsi que le gouvernement français devint irrégulier et oppres­seur dans Alger, elle rendit tout gouvernement impossible au dehors.

Les Français avaient renvoyé les caïds des outans en Asie. Ils ignoraient absolu­ment le nom, la composition et l'usage de cette milice arabe qui faisait auxiliairement la police et levait l'impôt sous les Turcs, et qu'on nommait, comme je l'ai dit, la cavalerie du Marzem. Ils n'avaient aucune idée de la division des tribus, et de la division des rangs dans les tribus. Ils ignoraient ce que c'était que l'aristocratie mili­taire des spahis, et, quant aux marabouts, ils ont été fort longtemps à savoir, quand on en parlait, s'il s'agissait d'un tombeau (1) ou d'un homme.

Les Français ne savaient aucune de ces choses et, pour dire la vérité, ils ne s'in­quié­tèrent guère de les apprendre.

À la place d'une administration qu'ils avaient détruite jusque dans ses racines, ils imaginèrent de substituer, dans les districts que nous occupions militairement, l'admi­nistration française.

Essayez, Monsieur, je vous prie, de vous figurer ces agiles et indomptables en­fants du désert enlacés au milieu des mille formalités de notre bureaucratie et forcés de se soumettre aux lenteurs, à la régularité, aux écritures et aux minuties de notre centralisation. On ne conserva de l'ancien gouvernement du pays que l'usage du yatagan et du bâton comme moyens de police. Tout le reste devint français.

Ceci s'appliquait aux villes et aux tribus qui les touchent. Quant au reste des habitants de la Régence, on n'entreprit pas même de les administrer. Après avoir détruit leur gouvernement, on ne leur en donna aucun autre.

Je sortirais du cadre que je me suis tracé si j'entreprenais de faire l'histoire de ce qui s'est passé depuis sept ans en Afrique. Je veux seulement mettre le lecteur en état de le comprendre.

Depuis trois cents ans que les Arabes qui habitent l'Algérie étaient soumis aux Turcs, ils avaient entièrement perdu l'habitude de se gouverner eux-mêmes. Les principaux d'entre eux avaient été écartés des affaires générales par la jalousie des dominateurs ; le marabout était descendu de son coursier pour monter sur un âne. Le gouvernement turc était un détestable gouvernement, mais enfin il maintenait un certain ordre et, bien qu'il autorisât tacitement les guerres des tribus entre elles, il réprimait le vol et assurait les routes. Il était de plus le seul lien qui existait entre les peuplades diverses, le centre où venaient aboutir tant de rayons divergents.

Le gouvernement turc détruit, sans que rien le remplaçât, le pays qui ne pouvait pas encore se diriger lui-même, tomba dans une effroyable anarchie. Toutes les tribus se précipitèrent les unes sur les autres dans une immense confusion, le brigandage s'organisa de toutes parts. L'ombre même de la justice disparut et chacun eut recours à la force.

Ceci s'applique aux Arabes.

Quant aux Cabyles, comme ils étaient à peu près indépendants des Turcs, la chute des Turcs ne produisit que peu d'effets sur eux. Ils restèrent vis-à-vis des nouveaux maîtres dans une habitude à peu près analogue à celle qu'ils avaient prise vis-à-vis des anciens. Seulement ils devinrent encore plus inabordables, la haine naturelle qu'ils avaient des étrangers venant à se combiner avec l'horreur religieuse qu'ils éprouvaient pour les chrétiens dont la langue, les lois et les mœurs leur étaient inconnues.

Les hommes se soumettent quelquefois à la honte, à la tyrannie, à la conquête, mais ils ne souffrent jamais longtemps l'anarchie. Il n'est point de peuple si barbare qu'il échappe à cette loi générale de l'humanité.

Quand les Arabes, que nous cherchions souvent à vaincre et à soumettre, mais jamais à gouverner, se furent livrés quelque temps à l'enivrement sauvage que l'indépendance individuelle fait naître, ils commencèrent à chercher instinctivement à refaire ce que les Français avaient détruit. On vit paraître successivement au milieu d'eux des hommes entreprenants et ambitieux. De grands talents se révélèrent dans quelques-uns de leurs chefs, et la multitude commença à s'attacher à certains noms comme à des symboles d'ordre.

Les Turcs avaient éloigné l'aristocratie religieuse des Arabes de l'usage des armes et de la direction des affaires publiques. Les Turcs détruits, on la vit presque aussitôt redevenir guerrière et gouvernante. L'effet le plus rapide et le plus certain de notre conquête fut de rendre aux marabouts l'existence politique qu'ils avaient perdue. Ils reprirent le cimeterre de Mahomet pour combattre les infidèles et ils ne tardèrent pas à s'en servir pour gouverner leurs concitoyens : ceci est un grand fait et qui doit fixer l'attention de tous ceux qui s'occupent de l'Algérie.

 Note

(1) Les marabouts donnent l'hospitalité auprès du tombeau de leur principal ancêtre, et ce lieu porte le nom de celui qui y est enterré. De là venait l'erreur.

Référence

Alexis de Toqueville, Seconde lettre sur l'Algérie, 1837.



Alexis de Tocqueville, vers 1850, par
Théodore Chassériau
Les villes indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées par notre adminis­tration plus encore que par nos armes. Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites. Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n'ont jamais été rendus. Dans les environs même d'Alger, des terres très fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères. Ailleurs, des tribus ou des fractions de tribus qui ne nous avaient pas été hostiles, bien plus, qui avaient combattu avec nous et quelquefois sans nous, ont été poussées hors de leur territoire. On a accepté d'elles des conditions qu'on n'a pas tenues, on a promis des indemnités qu'on n'a pas payées, laissant ainsi en souffrance notre honneur plus encore que les intérêts de ces indigè­nes. Non seulement on a déjà enlevé beaucoup de terres aux anciens proprié­tai­res, mais, ce qui est pis, on laisse planer sur l'esprit de toute la population musulmane cette idée qu'à nos yeux la possession du sol et la situation de ceux qui l'habitent sont des questions pendantes qui seront tranchées suivant des besoins et d'après une règle qu'on ignore encore.

La société musulmane, en Afrique, n'était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fon­dations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l'ins­truction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détour­nant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les établissements charita­bles, laissé tomber les écoles (1), dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé ; c'est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misé­rable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu'elle n'était avant de nous connaître.

Il est bon sans doute d'employer comme agents de gouvernement des indigènes, mais à la condition de les conduire suivant le sentiment des hommes civilisés, et avec des maximes françaises. C'est ce qui n'a pas eu lieu toujours ni partout, et l'on a pu nous accuser quelquefois d'avoir bien moins civilisé l'administration indigène que d'avoir prêté à sa barbarie les formes et l'intelligence de l'Europe.

Aux actes sont quelquefois venues se joindre les théories. Dans des écrits divers, on a professé cette doctrine, que la population indigène, parvenue au dernier degré de la dépravation et du vice, est à jamais incapable de tout amendement et de tout progrès ; que, loin de l'éclairer, il faut plutôt achever de la priver des lumières qu'elle possède ; que, loin de l'asseoir sur le sol, il faut la repousser peu à peu de son territoire pour nous y établir à sa place ; qu'en attendant, on n'a rien à lui demander que de rester soumise, et qu'il n'y a qu'un moyen d'obtenir sa soumission : c'est de la comprimer par la force.

Nous pensons, Messieurs, que de telles doctrines méritent au plus haut point non seulement la réprobation publique, mais la censure officielle du Gouvernement et des Chambres ; car ce sont, en définitive, des idées que les faits engendrent à la longue.


Note

(1)  M. le général Bedeau, dans un excellent mémoire que M. le ministre de la Guerre a bien voulu communiquer à la Commission, fait connaître qu'à l'époque de la conquête, en 1837, il existait, dans la ville de Constantine, des écoles d'instruction secondaire et supérieure, où 600 à 700 élèves étudiaient les différents commentaires du Coran, apprenaient toutes les traditions relatives au Prophète et, de plus, suivaient des cours dans lesquels on enseignait, où l'on avait pour but d'enseigner l'arithmé­tique, l'astronomie, la rhétorique et la philosophie. Il existait, en outre, à Constantine, vers la même époque, 90 écoles primaires, fréquentées par 1.300 ou 1.400 enfants. Aujourd'hui, le nombre des jeunes gens qui suivent les hautes études est réduit à 60, le nombre des écoles primaires à 30, et les enfants qui les fréquentent à 350.

Référence

 Alexis de Toqueville, Rapport sur l'Algérie, 1847.

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