Que dirait l'auteur aujourd'hui ?!!! Déjà il se plaignait des abus de la vie moderne, les analysait et tentait d'en cerner les causes. Juste ou exagérée, cette réflexion met le doigt sur l'inadéquation ressentie depuis longtemps entre la nature humaine et la vie agitée à laquelle il est désormais difficile d'échapper. On parlait alors de surmenage... Dire burn out, comme aujourd'hui, cela doit faire plus coo-ool... !
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Photo publicitaire vantant Charlie Chaplin dans Modern Times (1936) |
Le
mal du siècle
Nervosisme
— neurasthénie
En
pathologie, comme en histoire, chaque siècle a son caractère
indépendant et précis ou tend à le revêtir. Celui qui vient de
finir paraît, plus que tout autre, s'être donné le tort ou le
mérite de continuer activement la tradition. Poursuivant avec une
inlassable énergie sa marche en avant sur la voie du progrès
universel, son heureuse étoile lui a permis de brûler les étapes
et de jalonner ostensiblement les approches du but. Nul de ses
devanciers n'a bouleversé par suite, au même degré que lui, les
idées, les mœurs et les coutumes que les générations se
transmettaient avec un pieux souci, mais faussé par la conception
erronée d'une intangible stabilité.
Les
effets naturels de cette réaction excessive contre la torpeur du
passé devaient inévitablement se traduire par la rupture de
l'équilibre normal, sans lequel l'intime collaboration du moral et
du physique aboutit fatalement au surmenage de l'un ou de l'autre,
et, le plus souvent, de ces deux indissolubles facteurs du bien-être
social ou individuel. Nous allons nous efforcer dans cette étude de
déterminer quelles ont été, au point de vue strict de
l'observation scientifique, les conséquences physiologiques et
pathologiques de cet entraînement général et irrésistible vers la
« toujours plus grande civilisation ».
I
Sommes
nous plus « nerveux » que nos pères ?. Il semble difficile d'en
douter. On regretterait même jusqu'à un certain point qu'il n'en
fût pas ainsi. C'est un effet obligé de l'évolution intellectuelle
et morale de l'humanité à travers les siècles. Nos pères ont été,
eux aussi et de toute nécessité, plus « nerveux » que les leurs.
Le tout est de savoir si nous ne les avons pas abusivement distancés.
Ce
n'est guère qu'à partir de 1850, soit vers le milieu du
dix-neuvième siècle, que la crise dont le terme est dans le secret
de Dieu et du temps est devenue soudainement intense et menaçante.
Malgré le terrifiant cataclysme de la Révolution, prolongé en
quelque sorte par la sanglante et féerique épopée de l'Empire, la
vie sociale s'était d'une façon générale conservée sensiblement
pareille à celle du siècle précédent. Pénétrer, sous la
Restauration et sous la monarchie de Juillet, dans une de ces
familles bourgeoises, si profondément honnêtes et dignes, où
l'aisance fertilisée par l'économie maintenait au degré
compatible, avec la légitimité des aspirations, un bien-être sans
raffinement, mais sain et confortable ; — c'était à peu de
chose près voir la vivante reproduction d'une scène familiale de l'
« ancien régime ». Le costume seul s'était modifié, mais dans de
sages limites qui, chez les gens âgés, rappelaient encore un vague
souvenir des lointaines élégances du grand siècle. Pour tout le
reste, statu quo presque absolu. Mêmes habitudes domestiques
; mêmes patriarcales relations entre maîtres et serviteurs. Ni la
poste ni la diligence ne soupçonnaient encore qu'il pût jamais être
question de se disputer le « record » de la vitesse. La parfaite
impossibilité apparente d'une transmission plus accélérée
sauvegardait l'esprit des préoccupations prématurées et laissait
bien souvent au temps la plénitude et l'opportunité de ses moyens
correcteurs. Les routes carrossables n'avaient pas notablement
progressé. On continuait à s'accommoder, dans les relations de
voisinage, de l'allure calme et mollement rythmée de montures
éprouvées, au jarret toutefois plus sûr que le caractère.
L'inutilité de l'agitation servait de frein naturel aux
entraînements irréfléchis. « Aller doucement; ménager sa monture
», c'était en France autant qu'en Italie la condition sine qua
non d'une entreprise bien conduite.
Comme
nous voilà loin de cet état d'âme et de corps !... Et que
l'on a du mal à se convaincre que moins d'un demi-siècle nous
sépare de ce temps fabuleux !... Au point que la physionomie
typique de l'adulte contemporain de la classe aisée diffère plus
catégoriquement de celle de son prédécesseur immédiat que celui-
ci n'était opposé d'aspect et de mœurs à son devancier du
seizième siècle. Froid, guindé, d'une correction méticuleuse,
hypnotisé par l'objectif fascinateur du « chic », n'appréciant
par suite que les moyens matériels de l'atteindre et même de le
dépasser ; détourné par la force des choses des grands
enthousiasmes d'autrefois; ne pouvant à aucun titre soupçonner ce
que ce nom, aujourd'hui banal, de « Français » a longtemps inspiré
d'orgueil patriotique et de prestige mondial ; spectateur blasé de
nos troubles politiques ; absorbé par les exigences de la lutte pour
la vie; se livrant au plaisir par « snobisme » et cérébralité
plutôt que par entraînement physique ; ne voyant plus dans le
mariage que l'occasion de réaliser son obsédante soif du luxe et du
faste mondain et, comme conséquence logique, la nécessité d'en
restreindre les charges naturelles d'où la stérilité d'abord
conditionnelle et voulue des unions, puis fatalement irrémédiable
du fait de la suppression abusive de la fonction ; tel est sans
exagération aucune l' « instantané » moral et physique du jeune
candidat au concours obligé de l' « arrivisme ».
La
transformation féminine n'est pas moins appréciable. On peut dire
tout d'abord qu'il s'est fait de ce côté une sorte de déplacement
du « dynamisme sexuel » qu'on avait si longtemps et à tort
considéré comme irréductible. Un trait de mœurs bien suggestif en
prodigue à toute heure, sur nos promenades à la mode, la
convaincante démonstration. Jeune ou prétendant le paraître, c'est
aujourd'hui la femme qui, en public et avec la secrète préméditation
que « nul n'en ignore », offre le bras à l'homme et lui sert
d'appui. Et qu'on ne se trompe pas sur la signification de ce détail
dont le « snobisme », autre forme de l'affaiblissement progressif
du vouloir individuel, a certainement précipité le succès.
Inconsciemment ou de parti-pris, mais « féministe » résolue, la
jeune fille moderne a définitivement rompu avec les aimables
traditions de modeste passivité qui rendaient jadis si facile à
l'homme l'exercice de sa suprématie conventionnelle. Aussi, plus
encore que ne le répète aux échos de nos carrefours l'entraînante
ritournelle de Froufrou, la « culotte » tend-elle à
devenir, au propre comme au figuré, partie prépondérante du
costume féminin. Arboré avec quelque apparence de raison par nos
intrépides « pédaleuses », cet emblème disgracieux mais
caractéristique s'est successivement augmenté des accessoires
obligés de la toilette masculine qui en complètent le sens moral et
la portée sociale. Cette extériorisation habilement graduée des
prérogatives masculines est en bonne voie d'aboutir à la parfaite
équivalence des droits généraux des deux sexes, en attendant le
règne absolu de l'autocratisme féminin qu'il ne convient plus de
traiter avec l'ironique dédain de jadis.
Ainsi,
plus forte en apparence, plus instruite et plus « intellectuelle »,
la femme d'aujourd'hui devrait être a priori moins banalement
« nerveuse » que son aînée, dont la futile oisiveté laissait si
facilement prise aux énervants écarts de l'imagination. De même le
« positivisme » communicatif et le « sportisme » rituel de nos
jeunes « suffisants » semblerait-il à première vue les
garantir sans réserve des humiliations d'une certaine
impressionnabilité. La réalité est tout autre. En dépit du succès
toujours croissant de la gymnastique et de l'hygiène, malgré les
impérieuses obligations mondaines des villégiatures qui compensent
dans la mesure du possible les anémiants effets de la vie urbaine;
quels que soient les efforts et les progrès de la lutte de la raison
contre le sentiment, on est bien obligé de convenir que la vigueur
objective de notre jeunesse des deux sexes n'est, au double point de
vue physique et moral, qu'une simple illusion d'optique,
lamentablement dissipée au moindre heurt des contrariétés
journalières de l'existence. C'est exclusivement la « surface »
qu'on tient à sauvegarder maintenant. Et l'on doit reconnaître sans
hésitation qu'elle ne laisse généralement rien à désirer. Avoir
l'air d'être fort autant que paraître riche, voilà ce qui importe.
On ne vous en demande pas davantage. Aussi n'est-il pas un seul
détail de la vie extérieure des familles et des individus de toute
catégorie sociale qui ne soit inspiré par cette tyrannique
préoccupation. D'où la vogue extraordinaire des pratiques
sportives, si peu répandues il y a trente ans, mais dont on ne subit
la pénible initiation qu'en vue des exhibitions publiques qu'elles
occasionnent, sans en attendre d'autre bien que la fugitive
satisfaction de s'être montré en état d'irréprochable «
performance ». De là ces excès parfois tragiques d'entraînement
poussé jusqu'au surmenage le plus insensé; excès auxquels on se
garderait bien d'exposer les animaux même de peu de valeur, tant on
serait certain de les voir succomber avant la fin de leur « record
».
Inutile
d'insister sur les troubles organiques hâtivement développés par
un pareil genre de vie. Condamné au travail forcé » d'un moteur
idéalement actionné par une force toujours renaissante et garantie
du moindre aléa mécanique, le cœur, qui ne bénéficie en aucune
façon d'aussi invraisemblables prérogatives, paraît d'abord faire
bonne contenance, grâce à ses réserves naturelles d'influx nerveux
et de tonicité musculaire. Se raidissant contre l'obstacle, il
parvient quelque temps à réfréner l'affolement de l'irrigation
pulmonaire et à la refouler vers la périphérie. Mais ce n'est là
qu'une suractivité d'ordre psychique, et par suite forcément
éphémère. Trop délicate pour supporter sans répit et sans
réconfort une tension exagérée, la fibre cardiaque ne tarde pas à
se relâcher. Les parois s'amollissent et se distendent et l'on
apprend soudain qu'au cours d'une promenade à bicyclette ou d'une
partie de tennis un peu mouvementée, M. X..., Mlle Z...
ont brusquement succombé à la rupture d'un anévrisme, lisez
éclatement du cœur, sous l'aveugle poussée d'un contenu qui
cherche à se dégager à tout prix.
Trop
rares encore pour déterminer autre chose qu'une émotion fugitive,
ces dramatiques événements paraissent bien imputables au genre de
la vie actuelle. La jeunesse d'autrefois n'en soupçonnait même pas
l'éventualité. Non moins, pour ne pas dire plus turbulente que
celle de nos jours, mais fidèle aux distractions traditionnelles qui
calmaient, sans l'épuiser avant l'heure, son ardeur innée pour le
bruit et le mouvement : la danse, l'escrime, la déambulation
plus ou moins carnavalesque suffisaient à la garantir des abus de sa
double et contradictoire évolution physique et intellectuelle. Et,
comme d'autre part, les études scientifiques étaient infiniment
moins chargées, les carrières libérales et les fonctions
rétribuées moins courues et par suite beaucoup plus abordables, on
s'explique aisément pourquoi la jeunesse d'autrefois restait si
opiniâtrement insouciante et gaie. Heureux temps que nous ne
reverrons plus !... Les sévères préoccupations de celle
d'aujourd'hui ne sont, hélas! que trop justifiées, et nous sommes
encore bien loin du terme de la progression effroyablement rapide du
struggle for life [lutte pour
la vie].
Voilà
comment, par une déroutante antithèse, l'énervement général,
loin d'être modéré par la vogue toujours croissante de
l'entraînement physique, semble au contraire en suivre parallèlement
l'allure. Jamais moyens plus scientifiques en théorie n'ont été
opposés aux amollissants effets d'une civilisation débordante :
jamais on n'a certainement mieux formulé les règles élémentaires
de la santé corporelle, si justement considérée comme le
substratum obligé de celle
de l'esprit ; jamais on ne s'est vu, dans la pratique expérimentale,
plus près que nous de la fatale déclaration d'une irrémédiable «
faillite ».
C'est
que les nécessités par trop complexes de la vie moderne viennent à
chaque instant annihiler les séduisantes promesses qu'on ne peut
s'empêcher d'attendre des merveilleuses conquêtes de nos
laboratoires. À voir les choses de près on s'aperçoit bien vite
que tout est contradictoire dans notre mécanisme social. Rien de
plus sage et de plus judicieux que la réglementation des exercices
physiques en vue du développement de la souplesse et de l'endurance
du corps ; rien de plus dangereux que les excès parallèlement
imposés par l'obligation de faire étalage de qualités sportives
hors de proportion avec les aptitudes naturelles. — Surmenage à
répétition, anxiété morale, tension nerveuse entrecoupée de
détentes excessives, éphémère griserie des succès, dépression
bien autrement prolongée des revers ; tel est l'inévitable
aboutissant de ce régime antiphysiologique.
En
somme, dépense organique exagérée et « réparation illusoire »
quand elle n'est pas totalement insuffisante. Car, par un comble de
malechance [sic]
accidentelle mais générale, à peu près toutes les conditions et
toutes les habitudes de l'existence moderne tendent visiblement au
même but : la déchéance physique de la race. On connaît
beaucoup mieux sans doute qu'autrefois les moyens de préservation
collective et individuelle contre les causes sans nombre de
destruction prématurée. Le « mystère microbien » s'est
enfin révélé au grand jour des projections de nos microscopes
perfectionnés. Mais, en définitive, si nous savons presque à coup
sûr comment nous sommes exposés à périr, nous n'évitons encore
que très imparfaitement les incessantes occasions de chute. D'autant
que ce que nous avons gagné en savoir est fort loin de compenser ce
que nous avons perdu en résistance native. Et cela en grande partie
du fait du déplorable régime alimentaire dont nous sommes
redevables aux progrès déréglés de l'industrie et à la
multiplicité démesurée des besoins factices de ce qu'on est
convenu d'appeler le « confort moderne ». Rien en réalité de
moins réconfortant que ce prétendu confort. Et ne dirait-on pas
qu'en toute chose un vent de folie nous pousse à nous dépouiller
nous-mêmes jusqu'aux derniers vestiges du solide et vrai «
bien-être » de nos pères. Aussi cette longue succession de
robustesse ethnique qu'ils se sont si fidèlement transmise ne se
montre-t-elle plus aujourd'hui que sous la forme incertaine d'un «
atavisme » en voie de rapide disparition.
Déjà
considérablement déchus de leur pouvoir nutritif naturel par les
fraudes de toute sorte que ni lois ni expertises ne parviennent à
réprimer, nos aliments de première nécessité subissent un
supplément de spoliation diététique du fait des nouveaux procédés
culinaires à peu près uniformément adoptés par l'ensemble des
villes et des campagnes. L'invasion presque achevée des fourneaux «
économiques » a partout, en effet, substitué à la recherche
traditionnelle de la « saveur celle du maximum de rapidité et de
simultanéité des préparations — soit la négation absolue de
l'objectif fondamental de la bonne cuisine. Nos « chefs » en renom
ne paraissent plus avoir d'autre préoccupation que celle de se poser
en émules des « chauffeurs » brevetés dont il serait vraiment
superflu de leur imposer l'examen probatoire. Ils font à leur façon
et très exactement du « 60 à à l'heure, en attendant mieux, ce
qui ne saurait tarder. Pénétrez intentionnellement ou par hasard
dans un de ces laboratoires « fin de siècle » tout reluisants des
chauds reflets du cuivre, du nickel et des émaux aux teintes et aux
formes variées, rien ne vous indiquera d'emblée, si l'heure est
matinale ou si l'après-midi n'est pas sur le point de finir, que
c'est de là que vont sortir, en moins de soixante minutes, les
ragoûts et les rôtis aux multiples combinaisons, aux dénominations
pompeuses dont un menu décoratif vous donnera en vous asseyant à la
« table d'hôte » l'illusionnant avant-goût. Et c'est pire encore
avec les appareils à gaz. Leur combustion presque irréfrénable
porte à peu près d'emblée les aliments au maximum de coction
exigée pour les plus endurcis. Ici la momification est immédiate et
les « boucaniers » des pampas ne pourraient qu'envier l'ingénieuse
prestesse avec laquelle nos cuisiniers « modern-styl [sic]»
nous servent les grillades carbonisées qui semblent défier toutes
les agressions (1).
Banquets
et dîners de gala ne sont plus aujourd'hui que des motifs de
manifestations politiques ou mondaines, des occasions d'exhibitions
fastueuses où le luxe de la toilette rivalise follement avec celui
du service. On y mange du bout des dents des plats peu nutritifs,
mais artistement décorés et façonnés en vrais tableaux de genre.
Le plaisir de la bonne chère, si goûté de nos aïeux, est
totalement absent de ces agapes théâtrales où l'on se contentera
peut-être un jour, comme sur nos grandes scènes, de l'économique
illusion du « carton-pâte ».
Quels
changements aussi dans nos repas de famille!... mais dans un sens
diamétralement opposé. L'absence du souci de « paraître »
et d'être taxé d'après l'effet visible donne ici « carte blanche
» à la réduction, voire à la suppression radicale des frais que
le snobisme impose dans ce but. C'est autant de disponible
pour le « superflu » qui, lui, ne se prête pas si aisément aux
transactions. On mange de la sorte « vite et mal » une
préparation quelconque, toujours simplifiée, faute de temps et de
main-d'œuvre ; et l'estomac, asservi à ce régime expéditif, finit
par perdre le goût et le besoin des mets savoureux et réconfortants.
D'où la nécessité finale de demander à des moyens artificiels le
complément de stimulation dont l'insuffisance de notre alimentation
augmente chaque jour le coefficient.
II
Tout
contribue donc, dans l'état actuel de la vie sociale, à précipiter
l'usure et à ralentir la réparation organique. L'ébranlement
excessif de la machine humaine se traduit inévitablement par un
surcroît d'impressionnabilité aux divers agents excitateurs. Comme
une corde trop tendue, notre système nerveux vibre au plus léger
contact. Ayant à peu près totalement perdu, sous l'influence des
appels répétés qu'il reçoit, le pouvoir de mesurer à chacun
d'eux le degré de réaction qui devrait normalement lui convenir, il
s'épuise à soutenir ce rôle d'auto-accumulateur toujours chargé.
Ne recevant d'un sang mal entretenu que des secours illusoires, il
est prématurément réduit à l'existence aventureuse des «
viveurs » ruinés qui ne soutiennent plus que par de précaires
expédients un décorum conventionnel. Constamment en éveil quand il
n'est pas en fonction, il est fatalement condamné à la déchéance
progressive, en franchissant plus ou moins vite, selon les
résistances individuelles, les deux grandes étapes de
l'irritabilité et de l'atonie. C'est affaire de temps ou de réaction
psychique.
On
est en droit de donner à ce premier degré de dérèglement
fonctionnel le nom suffisamment expressif de « nervosisme ».
Ce terme qui fait image s'applique indistinctement à l'ensemble des
physionomies contemporaines de toute catégorie. Paysans et
gentilshommes, ruraux et citadins, ouvriers et bourgeois, artistes et
industriels en portent collectivement l'empreinte. Les anciennes
barrières sociales se sont fissurées : la pénétration est
aujourd'hui universelle. Mais si le déluge grandit, on ne voit
poindre à l'horizon la moindre silhouette d'arche libératrice.
Le
signe extérieur le plus général de cette modification ethnique,
c'est incontestablement la diminution progressive des « tempéraments
sanguins » exclusifs. Les faces rubicondes et rabelaisiennes,
qui fourmillent et s'agitent si joyeusement dans tous nos vieux
tableaux, se font de plus en plus rares, même à la campagne, ce
milieu réputé classique des figures enluminées et épanouies. Les
traits s'affinent, la peau se lave, les joues s'affaissent, les
cheveux tombent prématurément, les physionomies allégées
deviennent naturellement plus mobiles. De même le corps, moins
massif, moins chargé de graisse, se façonne avec une remarquable
souplesse aux impatientes manifestations du désir de « vitesse »
en toute chose qui obsède maintenant la presque totalité des
cerveaux. Mais la promptitude de réaction du ressort musculaire
étant incompatible avec la continuité de l'effort, l'aptitude au
travail soutenu diminue de plus en plus, et les bruyantes
revendications de journées écourtées pourraient bien, sous peu,
bénéficier officiellement d'une justification physiologique
inattendue (2). Se fatiguant plus vite qu'autrefois, surtout à la
ville où la réparation nutritive se réduit à son minimum,
l'ouvrier est logiquement incité à demander une réduction
proportionnelle de ses heures de travail. Rien de «
révolutionnaire » dans l'expression de ce sentiment encore mal
défini, et dont les « agitateurs seuls semblent avoir entrevu la
réalité. Mais on ne saurait en dire autant de la prétention
abusive de rompre les rapports normaux du salaire et de la
production. Avec un travail restreint conviendrait-il, pour le moins,
de ne pas exiger une rémunération inversement proportionnelle.
«
Aller au plus vite » est une autre conséquence de cette diminution
d'aptitude à l'effort matériel. C'est encore un moyen assuré de
réduire la fatigue physique. D'où le caractère superficiel et
éphémère des œuvres contemporaines. Du petit au grand, depuis
l'humble labeur de ménage jusqu'aux superbes projections de ces
immenses treillis métalliques qui remplacent aujourd'hui les lourdes
et lentes superpositions de la maçonnerie, c'est la recherche pour
ainsi dire passionnée de « l'instantanéité » qui fait
surgir comme par enchantement les plus ingénieux moyens d'exécution.
Mais ces chefs-d'œuvre d'édification hâtive opposeront-ils aux
injures du temps la stoïque invulnérabilité des anciens monuments
? Seront-ils encore debout au siècle qui va suivre ?... Il est
grandement permis d'en douter d'autant que ce n'est plus l'idée de «
durée » qui suggestionne nos fébriles ingénieurs. Satisfaire
immédiatement aux besoins du jour, sans le moindre souci de ce qu'il
en adviendra par la suite, tel est le mot d'ordre. Le déluge n'est
pas imminent, qu'avons-nous à nous en préoccuper !... L'ære
perennius n'est qu'une vieillerie démodée, mais surtout par
insurmontable aversion du labeur prolongé.
«
L'impatience de la réalisation », telle est donc la dominante
psychologique de l'époque. Conception et exécution n'apparaissent
plus que comme deux termes indépendants et paradoxalement
isochrones. Et le cercle vicieux ne fait que se rétrécir. Le
« nervosisme » augmente la fièvre de la pensée :
celle-ci exaspère à son tour l'impressionnabilité, au point qu'il
devient presque impossible de noter la valeur individuelle de ces
deux facteurs.
Cette
suractivité des cellules cérébrales ne pouvait manquer de
déterminer, dans l'ordre moral, une égale mobilité de réaction.
L'émotivité à l'égard de certains sujets est devenue si peu
mesurée que les simples contrariétés de la vie, les insignifiantes
déceptions, les inévitables froissements d'amour-propre, prennent
habituelle ment la proportion de peines insoutenables. Un examen
manqué, un reproche inattendu, une affection dédaignée ébranlent
si violemment le cerveau de nos adolescents que certains préfèrent
renoncer d'emblée à la lutte et se précipitent tête baissée dans
le stérile refuge du suicide. C'est chose vraiment désolante de
voir des enfants de dix ans à peine devenir la proie de ce
stupéfiant pessimisme.
Telle
est aussi la raison psycho-physiologique de cette précoce et
déconcertante criminalité dont les colonnes journalières des faits
divers publient avec un dangereux empressement les révoltants
détails. Les cambrioleurs et les assassins de profession n'attendent
plus aujourd'hui l'âge de la virilité pour accomplir, avec
l'habileté que l'on sait, leurs sinistres exploits. Bien mieux
encore que les héros du Cid, ils s'appliquent à devancer le
temps de la renommée et à se signaler par des traits d'audace que
les Mandrin et les Cartouche de jadis leur eussent maintes fois
enviés. Il en résulte que, sans augmentation bien appréciable de
nombre, les crimes contemporains se sont massivement déplacés sous
le rapport de la catégorie sociale de leurs auteurs. Ce n'est plus
de nos jours le groupe traditionnel des illettrés ou des hommes
faits qui défraie les chroniques judiciaires. Les bandes du vol et
du meurtre qui terrorisent à leur aise la banlieue parisienne ont
pour chefs des capitaines de vingt ans et pour soldats non moins
disciplinés qu'intrépides, des recrues de quinze à dix-huit ans,
tous suffisamment instruits, assez souvent même échappés du
collège, également animés d'une passion effrénée de jouir sans
travailler. Si bien que, par une ironique inconséquence de la
mentalité actuelle, la vie humaine n'aura jamais été, à aucune
époque de barbarie, aussi froidement traitée en chose de peu de
valeur. Une simple contradiction, le plus léger aiguillon de
jalousie, l'insignifiant appât d'une humble pièce de monnaie
suffisent à causer la mort, parfois atroce, des malheureux qui ont
inconsciemment provoqué cette monstrueuse suggestion. Ajoutons que,
par une réciprocité d'aberration non moins déplorable, le même
individu n'hésitera pas à se faire, avec aussi peu de raison, son
propre meurtrier. Il faut, en effet, remonter la longue série des
siècles qui nous séparent des Romains de la décadence pour
retrouver une époque où la mort volontaire et précoce, sous toutes
ses formes, soit à ce point tombée dans le domaine des « faits
courants ». L'excès d'impressionnabilité à la douleur physique ou
morale ne reconnaît plus à l'existence d'autre raison d'être que
le succès facile ou le plaisir sans fin.
III
Sérieuses
et diverses sont les conséquences pathologiques de cette exaltation
nerveuse, passée à l'état de modus vivendi normal.
Si
nous pouvons encore considérer comme exceptionnels les cas extrêmes,
à dénouement tragique ou prématuré, nous n'avons que trop le
droit de dénoncer dans la plupart des manifestations morbides
habituelles l'empreinte, souvent brutale, d'une immixtion qui ne peut
jamais être indifférente. En chirurgie comme en médecine, la
première préoccupation du praticien est, aujourd'hui, de chiffrer
d'un coup d'œil exercé l'étiage nerveux d'un nouveau « sujet ».
On se fût autrefois non moins rationnellement appliqué à évaluer
sa richesse sanguine. L'agitation, le délire, le méningisme vrai ou
faux sont devenus partie intégrante de toute explosion fébrile.
L'impatience du blessé et sa frayeur de la moindre douleur
opératoire donnent maintenant plus de soucis au chirurgien que jadis
la terrible éventualité de l' « infection purulente ». Il est
absolument certain que, sans le complaisant mais parfois dangereux
artifice de la sidération anesthésique, les grandes interventions
seraient, de nos jours, impraticables.
Nous
n'insisterons pas ici sur le rôle, de plus en plus actif, qu'une
pareille modalité physiologique exerce dans la progression
désespérante des maladies « mentales ». Comment, en effet, un
cerveau, si habituellement et si facilement ébranlé, pourrait-il
résister au choc ininterrompu de la lutte pour la vie, dont la
sauvage âpreté ne le cède en rien à celle des âges
préhistoriques. Perpétuelle démonstration de la latente réalité
de notre tare originelle.
Mais
l'aboutissant ordinaire en quelque sorte obligé du mal dont nous
souffrons presque tous plus ou moins, c'est cet état hybride et
complexe, aux insidieuses allures, à l'insaisissable curabilité
qui, sous le nom de « neurasthénie » a reçu, vers la fin du
dernier siècle [XIXe siècle], l'honneur du rang
individuel dans le cadre nosologique Si le terme est neuf, la chose
ne l'est cependant pas au même point. La faiblesse irritable, —
l'épuisement nerveux, — qui soulevaient déjà les doléances des
générations précédentes, remontent assez haut pour qu'Hippocrate,
notre grand et lointain aïeul, leur ait donné l'hospitalité de
quelques lignes dans ses immortels Traités. Ce qui est
incontestablement nouveau et bien de notre époque, — c'est la
multiplicité des atteintes de ce genre. Il en est exactement de même
de l' « appendicite », cette autre production typique en apparence
des conditions sociales contemporaines. Connue de tout temps sous
l'étiquette moins suggestionnante de « typhlite », mais discrète
et habituellement bénigne, elle n'est réellement nouvelle que par
l'expansion et la gravité que lui ont imprimées les écarts de
notre régime alimentaire. N'oublions pas aussi que la maladie fait,
au même titre que la mort, partie intégrante du vice natif de
l'humanité; et que si, sous ce rapport, nous avons le droit et le
devoir de nous défendre énergiquement contre les maux qui nous
assaillent, il serait absolument chimérique d'espérer en une
libération sanitaire complète. Nos prétentions doivent sagement se
borner aux bénéfices plus ou moins appréciables d'une dérivation
pathologique. C'est ainsi que nos pères, tout particulièrement
assujettis à la néfaste tyrannie de la « variole » et des «
fièvres telluriques », moins délicats et moins citadins, ne
donnèrent que fort peu de prise à la diffusion infectieuse et
névropathique qui sévit lourdement aujourd'hui sur nos villes trop
peuplées. « Un clou chasse l'autre », dit trivialement un vieux
proverbe. On peut en dire autant en pathologie. Le tout est de tâcher
d'être moins durement « cloué ».
C'est
à l'Américain Beard que nous sommes redevables, depuis environ
vingt ans, de cette élégante appellation de « neurasthénie »
dont la suggestive imprécision a rapidement captivé notre
incommensurable snobisme. Quelle plus belle preuve de distinction
personnelle que d'offrir manifestement les signes d'une maladie aussi
bien « portée » !... La presque totalité de nos gloires
artistiques n'appartient-elle pas, de droit et de fait, à cette
éminente catégorie morbide ?... Le titre si envié d' «
intellectuel » n'est-il pas d'ailleurs la consécration officielle
d'une impressionnabilité cérébro-nerveuse toujours prête à
franchir les étroites limites du fonctionnement normal ?... Et l'on
s'engage d'un pas léger, presque joyeux, sur la voie semée de
fleurs trompeuses qui mène tout droit 'et très vite à ce but trop
peu redouté.
Malgré
son exotique baptême, l'état civil de la « neurasthénie »
n'a été parachevé qu'en France par Charcot. Nul n'aurait pu, au
même degré que cet incomparable neurologiste, démêler, classer et
identifier les symptômes assez diffus qui jusqu'à présent avaient
masqué la réelle personnalité de ce mal insinuant et capricieux.
Les ténèbres qui l'enveloppaient depuis tant de siècles étaient
surtout entretenus par la multiplicité de ses facteurs. Rien de
variable et de contradictoire, à première vue, comme ses origines :
hérédité nerveuse, surmenage, sexualité, infections,
intoxications, artério-sclérose, maladies de l'estomac,
traumatisme, éducation et milieu social, etc., tel est le champ
illimité où germent et se développent sans bruit les
manifestations plus ou moins précoces dont les premiers signes
passent généralement inaperçus.
Avec
une pareille profusion de causes déterminantes on a grandement le
droit de s'étonner que la « neurasthénie » ne soit pas encore
beaucoup plus répandue. Elle devrait être en quelque sorte le
reliquat constant de toute agression morbide un peu sérieuse et
compter normalement autant de sujets que d'individus. Tel sera
peut-être un jour l'état régulier de l'humanité. Il est de toute
justice de reconnaître que nous ne négligeons aucune des conditions
favorables à l'achèvement de cette uniformisation pathologique.
Nous
pouvons cependant encore, — tout au moins provisoirement, —
affirmer qu'en dépit de la multitude des occasions compromettantes,
les prédisposés seuls deviennent sûrement « neurasthéniques ».
Et par « prédisposés » nous entendons tous les héritiers sans
exception des nombreuses tares nerveuses, dont les plus graves ne
sont pas nécessairement celles qui s'exposent le mieux au grand
jour. L'éclosion d'emblée de la névrose chez un sujet indemne
d'antécédents suspects n'est sans doute pas impossible mais ce
n'est là, comme pour la plupart des règles fondamentales, qu'une
exception confirmative. N'oublions pas toutefois que la
prédisposition ne confère rien de plus que l' « aptitude ».
Elle ne crée pas la maladie de toute pièce, et le fils de parents
neurasthéniques n'en continue pas immédiatement la succession. Il
parviendrait même, sans trop de peine, à secouer le joug de la
fatalité originelle, s'il pouvait se soustraire efficacement aux
influences qui ont fait le malheur de sa famille. Mais le cercle qui
l'étreint ne lui laisse que de vagues espérances de rédemption, vu
l'entière similitude des facteurs initiaux de ses tares natives et
des influences occasionnelles qui, par la suite, s'empresseront de
les développer.
Parmi
ces influences, une des plus actives est certainement, de nos jours,
ce qu'on est convenu d'appeler le « surmenage intellectuel ». Par
ces temps d'égatitarisme outrancier, chacun se tenant pour aussi et
même plus intelligent que son voisin, nul ne doute de la souplesse
et de la vigueur de son effort cérébral. Le but convoité étant
identique, comment la possibilité de l'atteindre serait-elle
l'apanage abusif de quelques privilégiés ? Et l'on se lance
aveuglément à la poursuite d'une instruction indigeste et à la
conquête de diplômes improductifs. Relativement heureux encore ceux
qui parviennent à goûter ces illusoires succès : ils ne
donnent à la « neurasthénie » qu'un apport assez modeste. Le clan
des « ratés », au contraire, surtout de ceux qui n'ont pas su ou
voulu se convaincre de l'inopportunité de leurs prétentions,
grossira démesurément les rangs des « névrosés ». Car
c'est bien plus à la dépression cérébrale, résultant de
l'insuccès, qu'à la fatigue réelle, causée par le travail
intellectuel, qu'il convient d'imputer l'extension de ce
malencontreux surmenage. À égalité d'efforts et de résistance
nerveuse, le candidat triomphant paraîtra habituellement aussi sain
et dispos que son rival éconduit malade et harassé. « La véritable
cause de l'épuisement nerveux, disent Proust et Ballet, c'est
l'inquiétude et l'anxiété au milieu de laquelle ce labeur a été
accompli ; ce sont les préoccupations morales qui l'ont précédé,
accompagné ou suivi. » On ne saurait mieux dire. Malheureusement
les conditions précisées par ce précieux correctif tendent surtout
à faire ressortir combien il doit être difficile aujourd'hui de ne
justifier, à aucun degré, la banale qualification de « surmené ».
La
troublante évolution de la « sexualité » vient en outre, fort mal
à propos, chez les jeunes gens renforcer l'ébranlement cérébral
auquel les condamne l'agitation inévitable de la « vie scolaire ».
Nous ne nous arrêterons pas sur les effets trop certains de cette
inévitable influence. Les aberrations ou les excès qui peuvent en
résulter seraient plus que suffisants à créer de toute pièce une
incurable « neurasthénie », s'il ne s'agissait là, fort
heureusement, que d'un état transitoire dont les nécessités
ultérieures de la vie ont assez habituellement raison.
Bien
autrement redoutable, — parce que permanente, — est la coalition
des agents morbides aigus ou chroniques, diathésiques ou infectieux,
qui nous assiègent journellement. À signaler surtout comme
d'actualité contemporaine, les « maladies spéciales de la femme »
et celles de « l'estomac », dont les capricieuses manifestations
défient avec le même succès l'ingéniosité curative des
praticiens. — De plus en plus détournée de ses devoirs naturels
et de ses fonctions physiologiques, la femme moderne tend à devenir
trop souvent un être anormal, aspirant à s'affranchir de l'impôt
sexuel, avec autant d'ardeur que les matrones bibliques s'honoraient
de l'acquitter libéralement. Ce triste idéal de « stérilité »,
dont un trop grand nombre de nos élégantes subissent la
démoralisante obsession, a déjà causé tant de désastres qu'on ne
saurait trop le dénoncer. Demandez aux cinquante ou soixante mille
jeunes femmes de Paris, asexuées par la criminelle complaisance
d'une chirurgie éhontée, le bénéfice qu'elles ont retiré d'un
sacrifice aussi absolu. L'immense majorité de ces malheureuses
n'aura d'autre réponse à vous faire que la démonstrative
exhibition d'une lamentable « neurasthénie ».
Malgré
ce peu encourageant cortège de misères physiques ou morales, l'
« infécondité » n'en est pas moins le dernier cri du
féminisme intempérant. Il est devenu si « select » de ne plus
subir les sujétions de la maternité que l'on dissimule
soigneusement jusqu'aux signes extérieurs de l'aptitude à cette
fonction démodée. Fi de ces courbes harmonieuses qui dessinaient
avec grâce la taille d'une femme, au temps préhistorique de la «
Vénus de Milo ». L'esthétique du jour, c'est le heurt saccadé
des angles et des lignes droites, et par suite, la réhabilitation
fort inattendue de la « platitude ». L'élégance de la taille se
mesure exclusivement à l'exiguïté de son contour, sans que l'on
ose on que l'on sache être choqué de la brusquerie des ressauts et
de l'horizontalité des raccords...
Aussi
effectives et non moins communes que les maladies propres de ]a
femme, celles de l' estomac constituent le plus solide appoint de la
« neurasthénie ». On peut même affirmer qu'elles en sont
inséparables. C'est, en quelque sorte, le sceau officiel dont la
névrose marque sa prise de possession d'un organisme en opportunité
morbide. Leur union est à la fois si intime et souvent si immédiate
qu'on tenterait vainement de déterminer leur ordre d'apparition.
Tout au plus peut-on déclarer que s'il n'est pas de neurasthénie
sans trouble gastrique, le contraire n'est pas aussi rigoureusement
vrai. Gastralgique ou dyspeptique de fraîche date, on n'est point
encore fatalement menacé, mais on est gravement exposé. — Quoi
qu'il en soit, ces complications stomacales ne se distinguent en rien
de leurs formes indépendantes. Il paraît cependant acquis que les
neurasthéniques primitifs sont plus particulièrement atteints d' «
hyperacidité » ; d'où leur penchant bien connu pour les salades et
les fruits aigres. Ils sont aussi à peu près sûrement voués aux
tribulations multiples de l'« entéroptose ». Autre invention
terminologique, dont s'est trop aisément enrichi le langage
approprié à la complexité morbide de notre récente fin de siècle.
On a lu ou entendu dire, mais à coup sûr il serait difficile de
deviner que ce mot sonore et peu rassurant désigne, de par
l'autorité sans conteste de Frantz Glénard, un ensemble
symptômatique [sic]
représentant une association de lésions gastro-intestinales
constantes et de troubles fonctionnels mobiles et divers comme les
réactions individuelles. Le point de départ est d'une immuable
précision. Débilité musculaire de la paroi abdominale ;
relâchement des fibres ligamenteuses qui maintiennent la fixité
topographique des organes délicats et peu protégés, entre lesquels
se répartit avec une admirable notion de leurs aptitudes, le
mystérieux travail de la digestion. La parfaite stabilité de ces
laboratoires partiels leur est aussi nécessaire qu'aux rouages
actifs d'un mouvement d'horlogerie et la moindre infraction à cette
loi d'équilibre physiologique peut se traduire par des désordres
manifestement disproportionnés avec l'importance de l'agent
perturbateur. Le tiraillement des viscères, leur abaissement ou leur
déplacement dans la cavité abdominale, la pression qu'ils exercent
ainsi sur les organes voisins, les troubles circulatoires et nerveux
qu'ils subissent et provoquent par suite; tel est, dans ses grandes
lignes, le tableau descriptif de cet état pathologique
incontestablement « moderne » et dont la « dilatation de
l'estomac » constitue le symptôme le plus visible et le plus connu.
Presque
au même degré de l'échelle étiologique, nous trouvons ensuite le
groupe compact et toujours actif des « infections » et des
« intoxications ». Très impressionnable aux poisons, la
cellule nerveuse est la proie facile de tous les « virus » auxquels
elle ne peut opposer le privilège exceptionnel de l' «
immunisation » ou de l'état « réfractaire ». C'est dire
avec quelle exemplaire régularité elle subit les effets nocifs des
élaborations microbiennes, aussi foudroyantes parfois que la
strychnine, le curare, l'acide prussique et autres redoutables
alcaloïdes. Rapide ou lente, partielle ou générale, cette
sidération nerveuse qui fait, en somme, tout le danger des atteintes
infectieuses, ne manque dans aucune circonstance. Et dans les cas
particulièrement graves, elle survit aux germes qui l'ont
déterminée, ne cédant que peu à peu aux efforts combinés de la
nature et de la thérapeutique. Elle n'en représente pas moins la
forme la plus habituellement curable de la « neurasthénie aiguë ».
Une
cause assez étrange, essentiellement contemporaine, parce qu'elle
est la conséquence directe de l'audacieuse captation des éléments
que l'industrie actuelle asservit à ses insatiables besoins ; c'est
le « choc traumatique » porté à son maximum de pouvoir vulnérant
et considéré dans son action générale sur l'organisme, avec ou
sans lésions locales appréciables. Tels les accidents de chemins de
fer, d'automobiles, les violentes explosions de mines ou de machines,
qui déterminent sur l'axe cérébrospinal et sur les plexus
viscéraux d'incalculables ébranlements. Et comme les effets de ce
retentissement intime ne sont pas nécessairement immédiats, que
souvent même ils mettent très longtemps à se produire, et qu'ils
affectent une préférence marquée pour les cas sans lésions
objectives, on ne pouvait se défendre tout d'abord à leur égard
d'une excusable suspicion. D'autant que les questions préjudiciables
qu'ils soulèvent inévitablement mettent en conflit suraigu les
intérêts les plus contradictoires. Mais les faits d'observation de
ce genre se sont tellement multipliés, dans ces derniers temps,
qu'il n'est plus possible de les récuser. Les parties « en cause »
ne peuvent aujourd'hui raisonnablement contester que leurs
exagérations mutuelles. Ajoutons que ce mode neurasthénique est
malheureusement aussi difficile à guérir qu'à légitimer.
Les
facteurs d' « ordre physique » que nous venons de passer en revue
n'auraient, malgré tout, qu'une sûreté d'action très relative,
s'ils ne trouvaient dans l' « état moral » de leur victime
une complicité toujours disposée à les seconder. Jamais époque
n'a si orgueilleusement prétendu réaliser le maximum du
développement moral de l'individu ; théories et leçons de choses
s'empressent à l'envi de dénoncer le joug dégradant de la «
superstition » et des préjugés surannés : « Devoirs
facultatifs », « Droits intransigeants », voilà désormais
le seul idéal compatible avec la dignité humaine. Pour Dieu la
raison ; le bien-être pour culte ; l'égalité pour code. Des
principes aussi radicaux devaient nécessairement entraîner dans le
« monde moral » une révolution égale à celle que les
conquêtes de la civilisation ont imposée au « monde physique ».
Et déjà l'on est à même de relever les conséquences directes de
ces aspirations immodérées. Relâchement progressif du respect de
l'autorité chez les inférieurs et de son exercice chez les
supérieurs. N'osant ni ne voulant plus ni commander ni défendre,
les chefs et, ce qui n'est pas moins grave, les pères de famille,
n'ont plus d'action directrice sur leurs subordonnés ou sur leurs
enfants. Ceux-ci, habitués à contenter tous leurs caprices, par
l'aveugle indulgence de leur entourage, arrivent bientôt à ne
souffrir ni contradictions ni déceptions : par suite, à ne
comprendre qu'une existence facile et à considérer comme inutile ou
dépassant leurs forces de lutter pour surmonter les moindres
obstacles ou les plus vulgaires mécomptes. Le succès sans effort
privant la « volonté de son stimulant naturel, celle-ci s'effondre,
et le cerveau n'est plus qu'un réceptacle inerte dont le premier «
choc » venu, physique ou moral, ouvrira grandement l'accès à la «
neurasthénie ».
IV
Nous
ne donnerons pas ici la description symptomatique de la « névrose »
qui fait l'objet de ce travail. Ce n'est point œuvre didactique,
mais prophylactique que nous poursuivons avant tout. Qui ne sait
d'ailleurs, aujourd'hui, démasquer les signes caractéristiques de
cette physionomie morbide qu'il ne sera peut-être bientôt plus
paradoxal de considérer comme normale ? L'expression anxieuse ou
tout au moins préoccupée du visage, — la douleur en « casque »,
— la faiblesse musculaire, l'horreur du travail manuel ou de
l'effort, l'insomnie habituelle, l'exacerbation matinale, le
bien-être relatif du soir, avec leurs combinaisons infinies de
troubles psychiques, névralgiques on gastro-intestinaux ; ce sont là
autant de « stigmates » révélateurs et fondamentaux.
L'observateur le moins exercé ne peut s'y tromper que
volontairement.
Du
pronostic et du traitement nous ne dirons pas davantage et pour la
même raison. Quels que soient sa « forme » et son «
degré », la « neurasthénie » ne compromet pas
nécessairement par elle seule l'existence du patient ; elle se borne
à la troubler. Bien loin de là son empreinte aurait plutôt la
valeur d'un brevet de « longue vie », si l'on n'éprouvait
quelque scrupule à formuler une assertion aussi peu vraisemblable au
premier abord. Et cependant la réalité des faits ne permet guère
de la mettre en doute, en l'appuyant au besoin d'une explication
assez plausible. Obligé de s'observer minutieusement et d'éviter
avec la plus vigilante attention les occasions, — combien
nombreuses ! — qui pourraient lui nuire, refroidissement,
fatigues, écarts de régime, etc., le « neurasthénique »
échappe par là même aux causes ordinaires de maladies et de mort
prématurée que le « robuste » brave avec un si présomptueux
dédain. Mais combien plus sûrement celui-ci parviendrait-il à cet
inappréciable résultat, s'il imitait, de ce « chétif » dont
il se raille, la prudente réserve et la sage méfiance.
Toutefois,
si à ce point de vue exclusif et fort discutable, la déchéance
nerveuse a cela de commun avec la plupart des « maux » de
n'être pas absolument dépourvue d'utilité, qui oserait soutenir
que ses méfaits ne constituent pas aujourd'hui, pour l'humanité, un
lourd et menaçant fléau ! Au train vertigineux de notre
civilisation, qui pourrait entrevoir sans effroi la progression
ininterrompue de cette impressionnabilité dont nous souffrons déjà
si vivement ? L'ère des « concordats » ne semble-t-elle pas aussi
virtuellement close, même en physiologie ? Et n'allons-nous pas
assister à la rupture définitive des rapports diplomatiques qui
limitaient, — assez péniblement, il faut bien en convenir, — les
velléités d'indépendance mutuelle de ces deux collaborateurs
inséparables mais rivaux, le sang et les nerfs ?
Il
n'est pas, pour l'avenir de notre race, de plus inquiétante
éventualité. Les conditions actuelles de sa vie sociale exposent en
effet tout particulièrement la nation française à ces redoutables
aléas biologiques. Prédestinés par une mystérieuse aptitude
native à devancer tous les peuples dans la voie des évolutions
rapides, nous sommes incontestablement, à l'heure qu'il est, les
mieux préparés à subir ou à compléter cette révolution ethnique
dont on ne peut calculer les suites. Mais comment la retenir ou la
retarder, ou, plus sagement peut-être, l'aiguiller sur une voie
moins périlleuse ? Avec l'énorme quantité de mouvement qui nous
entraîne, pour ainsi dire malgré nous, chaque jour plus avant,
est-il à présent possible de faire machine en arrière, ou même
d'enrayer la marche ? Quel frein assez puissant pourrions-nous mettre
en jeu ?
Issue
d'un concours de circonstances diverses et tendant fatalement au même
but, la question ne peut se résoudre que par une association
soutenue d'efforts appropriés. Ne pas perdre de vue surtout la
donnée fondamentale du problème qui n'est autre que la recherche de
la f pondération a en toute chose. Cette conciliante formule a cela
d'encourageant qu'elle n'est, a priori, exclusive d'aucune des
obligations plus ou moins définitives du modus vivendi
actuel. Telle quelle, pour relative et restreinte qu'elle apparaisse,
elle mérite d'arrêter l'attention des « éducateurs et des «
arbitres du monde » ; de tous ceux, en un mot, qui par leur
naissance, leur fortune, leurs fonctions ou leurs connaissances,
imposent à la société l'autorité de leurs actes et la suggestion
de leurs exemples.
Ce
n'est point à l'arsenal des lois répressives, plus que jamais
surabondamment pourvu, que nous demanderons les moyens correcteurs
d'une déviation psycho-pathologique arrivée, ou peu s'en faut, au
dernier degré de tension. Les amendes et la prison, avec ou sans «
sursis », même partout ailleurs qu'à l'attrayante villégiature de
« Fresnes », auraient bientôt perdu, par excès de banalité, leur
précaire valeur de sanction préventive. Pas n'est besoin davantage
d'organiser à grand bruit des « ligues » et des «
manifestations ». Elles ne sauraient trop où siéger. Œuvre
de persuasion documentée et de démonstration ad hominem,
c'est en « payant d'exemple », en prêchant avec conviction la
bonne cause dans les conférences et dans la presse, que les «
volontaires » de la vraie « défense humanitaire pourront
engager le combat avec quelque chance de succès.
Est-il
réellement besoin d'entrer dans les détails du thème de l'action
et d'en préciser les phases successives ?... L'urgence et la nature
des opérations ne peuvent guère s'accommoder d'une réglementation
trop méthodique. Levée en masse avec initiative individuelle, tel
doit être le mot d'ordre de cette salutaire croisade. Dénoncer en
toute occasion les dangers immédiats et les pernicieuses
conséquences des innovations témérairement adoptées avant
épreuves suffisantes ; — crier en tous les idiomes « casse-cou »
aux affolés de vitesse ; — prendre à parti les procédés
culinaires soi-disant perfectionnés qui n'ont d'autre résultat que
de priver les mets de leur saveur naturelle et de leurs qualités
réparatrices ; veiller à la scrupuleuse conservation de l'intégrité
des matières premières de la nutrition ; proscrire ou réglementer
par tous les moyens la vente et la fabrication des produits impropres
ou nuisibles comme l'alcool, le beurre artificiel, le lait improvisé
ou additionné, les vins frelatés, les farines amidonnées, etc.,
qui constituent de nos jours la base de l'alimentation de la quasi
totalité des populations urbaines ; répandre à profusion la notion
de l'incomparable supériorité hygiénique des campagnes qui,
seules, peuvent libéralement assurer l'air, le logement et la
nourriture aux déshérités de la fortune, ce dont les villes, en
dépit de la majoration des salaires, ne leur eurent jamais qu'un
insaisissable mirage ; opposer aux diatribes des sectaires ou des
utopistes la saine doctrine de la nécessité physiologique du
travail manuel, si éloquemment confirmée par les exemples
multipliés du surmenage précoce auquel sont inexorablement voués
la plupart des « fruits secs « des études supérieures.
Tout
vrai progrès social doit venir à son heure et respecter la limite
d'adaptation des facultés organiques. C'est surtout en pareille
matière qu'il convient de rappeler que la nature ne supporte pas
d'être brusquée. Si Messieurs les politiciens voulaient bien aussi,
de temps à autre, user eux-mêmes du « droit de grève »
qu'ils octroient sans restriction à leurs dociles clients, les
vannes accélératrices du courant ne seraient pas si imprudemment
levées, et des améliorations durables, parce que opportunes, se
substitueraient aux chimériques tentatives qui ne font qu'aggraver
le malaise et redoubler, avec le trouble des esprits, les
dérèglements de-la vie matérielle.
Notes
(1)
Parmi les nombreux méfaits de ce machinisme culinaire, le plus
sensible est à mon avis la disparition irrévocable du « rôti à
la broche », vrai chef-d'œuvre de cuisson graduée et
savoureuse qui justifiait si bien le dicton assez prétentieux au
premier abord : « On naît poète, mais on devient rôtisseur
», tout comme pour les orateurs de marque.
(2)
Nous nous bornons à signaler, sans insister, à l'attention du
lecteur, cette considération personnelle et inédite qu'il serait
tout aussi imprudent dans l'état actuel de la question, de traiter
en quantité négligeable que d'exposer avec trop de sollicitude.
Référence
Louis
Delmas, « Le mal du siècle ; nervosisme —
neurasthénie », in Le Correspondant,
76e année, Paris, 25 janvier 1904, p. 334
à 353.