Pour
le modernisme catholique, dénoncé par S. Pie X en 1907, dans sa Lettre
encyclique Pascendi
Domini gregis ( §.
7),
l’explication de la religion se trouve dans la vie même de
l’homme. Le premier stimulant du
phénomène vital que constitue donc la religion, est une nécessité, un
besoin ; la
première manifestation de
cette nécessité
se fait dans la sphère affective du sentiment.
La foi, principe et fondement de la religion, réside donc dans un
sentiment intime engendré par le besoin du divin lui-même. Ce
besoin est subconscient, sa racine reste cachée. La révélation
résulte alors de ce mouvement intime qui monte du plus profond du
non-conscient en l’homme.
Bien
que le modernisme ait été condamné au début du XXe
siècle, cette conception de la foi comme sentiment et comme
expérience demeure vivante dans le monde catholique. Souvent le
croyant catholique actuel ne
justifie son « engagement »
dans l’Église qu’ en
faisant le récit de son « expérience » de « rencontre
personnelle » avec le Christ. Or
traditionnellement, dans l’Église catholique, la foi est décrite
comme l’
« actus intellectus
assentientis veritati divinae ex imperio voluntatis a Deo motae per
gratiam »
(l’acte
de l’intelligence qui adhère à la vérité divine sous
le commandement de la volonté que
Dieu meut par la grâce (S. Thomas
d’Aquin, Somme théologique, IIa
IIae,
q. 2, a. 9). Le fidèle croit à cause de l’autorité même de Dieu
qui, étant la Vérité même et,
de ce fait, sachant
tout, parle et révèle, étant
entendu qu’Il ne peut ni se
tromper par ignorance, ni tromper les
hommes par malice.
Cette
conception subjective et sentimentale de la foi est apparue dans le
monde protestant allemand du XIXe siècle...
« Supranaturalisme [=foi traditionnelle en une révélation qui était celle de la Réforme et de l'orthodoxie protestante] » et rationalisme [=courant théologique caractérisé par la critique et le rejet des dogmes fondamentaux du christianisme, ne laissant subsister qu’une noble morale inspirée par l'amour et la tolérance], tels étaient les deux frères ennemis qui, jusqu'à la fin du dernier siècle [XVIIIe siècle], se disputèrent, en Allemagne, la maîtrise de la théologie protestante.
Entre
ces deux instincts théologiques, les divergences étaient notables,
puisqu'il semblait que le premier conduisit à la foi intégrale,
presque passive, et le second à l'absolue négation ; ils se
ressemblaient pourtant par leur façon de dessiner et d'envisager les
problèmes religieux, par la perspective où d'habitude ils les
encadraient, et par la philosophie de la croyance, enfin, que tous
les deux impliquaient.
«
Supranaturalistes » et rationalistes s'installaient, les uns et les
autres, en face d'un bloc dogmatique extérieur à eux. Les premiers
avaient, pour ce bloc, des ménagements protecteurs, le remettaient
d'aplomb lorsqu'il chancelait, l'étayaient lorsqu'il avait l'air de
s'effriter ; et les seconds, au contraire, plus indiscrets en leurs
allures, le retournaient sous toutes ses faces, au risque d'en
détruire l'équilibre, s'évertuaient à l'amincir, sans songer
d'ailleurs à le supprimer, et en discutaient les détails avec
d'autant plus d'acharnement qu'ils en considéraient l'essence avec
un plus sérieux et plus profond respect.
Ce
qui faisait, pour les uns comme pour les autres, le fond de la
religion, c'était l'appropriation d'un certain nombre de doctrines,
extrinsèques à l'esprit du croyant, pieusement acceptées et subies
; c'est par la quantité des articles de foi, par la minutie ou par
la sobriété du Credo, qu'entre eux ils se distinguaient,
beaucoup plus que par une opposition de principes. L'une et l'autre
écoles donnaient à la révélation chrétienne des airs de suivante
; elle était précédée, patronnée, tolérée par un terne et
froid spiritualisme, par un intellectualisme desséchant, la
philosophie de l’Aufklärung ; opulente ou
appauvrie, luxueuse ou court-vêtue, elle ne faisait qu'emboîter le
pas ; elle n'intervenait qu'à titre d'escorte, de supplément,
d'appendice.
Enfin,
« supranaturaliste » ou rationaliste, la dogmatique protestante
n'aspirait point à l'homogénéité ; elle ne prétendait point à
former un tout. Les in-folio qui en contenaient l'exposé ne
présentaient point des synthèses, mais une suite de développements
fragmentaires ; on juxtaposait des chapitres de dogme, plutôt qu'on
n'édifiait un ensemble. De part et d'autre, dans la révélation, on
ne saisissait les secrets de Dieu que par morceaux détachés ; en
vain additionnait-on ces morceaux et les reliait-on, même par des
transitions adroites, ils gardaient, toujours, je ne sais quelle
apparence de détails.
Les
disputes sur un maximum ou sur un minimum de dogmes excluent
naturellement l'existence d'un système cohérent et harmonique.
Lorsqu'une synthèse se laisse diminuer ou amputer, elle n'est plus
qu'une collection, bientôt chaotique; et l'on peut dire qu'une
conception religieuse ne conserve son unité vivante que moyennant
une certaine arrogance, qui met sur les lèvres de ses adeptes cette
terrible formule : tout ou rien. Entre tout et rien, supposez une
échelle : le « supranaturalisme » la montait, le rationalisme la
descendait; mais ils siégeaient tous deux sur la même échelle. La
religion impliquait, pour tous, l'adhésion à un certain nombre de
vérités dogmatiques, jugées objectives par tous ; on se
querellait, surtout, sur le nombre de ces vérités. Les débats
théologiques se résumaient en des questions de plus ou de moins; on
marchandait avec la révélation chrétienne ; et, si elle
constellait encore de quelques lueurs les obscurités du problème
religieux, elle n'avait plus ni les vertus réchauffantes d'un foyer,
ni les vertus illuminatrices d'une synthèse.
Un
petit nombre de penseurs, Semler (1725-1791), Lessing (1729-1781),
s'alarmèrent de cette décadence, dès le XVIIIe siècle.
Il leur sembla que cette conception de la foi et le genre de
polémiques qui en résultait ne pouvaient profiter au développement
du christianisme dans les âmes.
Johann
Salomo Semler
(1725-1791) |
Et
cette phrase, développée, commentée, poussée jusqu'à des
conséquences que peut-être Lessing ne prévoyait pas complètement,
serait une très opportune épigraphe pour une histoire du mouvement
théologique allemand au XIXe siècle ; par-dessus le «
supranaturalisme » et le rationalisme, qui alternaient les passes
d'armes et les concessions, beaucoup après Lessing ont voulu faire
prévaloir ce « sentiment intime des vérités de la religion »,
trait d'union acceptable, croyait-on, pour les deux écoles rivales.
L'édifiante résonance que cette formule laissait après elle
semblait assez inoffensive pour la foi. C'est pourtant à l'abri de
ce nouveau langage que s'est singulièrement aggravé, au cours de
notre siècle, l'émiettement des opinions individuelles dans le
protestantisme allemand, et que s'est insinuée la conception d'un
christianisme sans dogmes, d'un subjectivisme chrétien.
En
alléguant certains passages de Luther et en dépassant peut-être la
portée de ces passages par les interprétations qu'on en donnait, on
a, peu à peu, voulu prendre pour juge de la vérité religieuse, non
point même l'initiative intellectuelle, mais, si l'on peut ainsi
dire, l’impressionnabilité religieuse de chaque fidèle, sans se
demander si de pareils recours, de pareils abandons, n'impliquent pas
l'effacement et le sacrifice de la théologie elle-même.
De
cette évolution, progrès ou recul, qui permettrait, aujourd'hui, à
beaucoup de théologiens allemands de présenter leurs écrits comme
de simples notations de leurs sensations pieuses, on décrira, dans
les pages qui suivent, les principales étapes.
I
Quelques
mois avant le XIXe siècle, parut à Berlin, en cinq
chapitres, un court volume intitulé : De la Religion : Discours
aux Esprits cultivés parmi ses Détracteurs. L'auteur, bientôt
connu, s'appelait Schleiermacher
(3) (1768-1834). Il règne, depuis près de cent ans, sur
le protestantisme allemand.
(1768-1834) |
L'absorption
du fini dans l'infini, de l'individu dans le tout, de la personne
humaine dans cette immense œuvre d'art qui est l'univers : voilà le
résumé du panthéisme. Le même être qui, considéré en sa
multiplicité, s'appelle l'univers, est dénommé Dieu si on le
considère en son unité ; tout homme est comme un phénomène de
cette essence ; tout homme subit et recueille les pulsations de cet
être universel. Dès lors, le sentiment de dépendance absolue de
l'homme à l'égard de l'univers et le sentiment de dépendance
absolue de l'homme à l'égard de Dieu se ramènent à une seule et
même impression : la philosophie panthéiste aboutit au premier
sentiment ; et quant au second, il est la meilleure définition que
Schleiermacher puisse donner de la religion.
Or
l'intention de Luther, paralysée par deux siècles et demi de
mesquineries théologiques et de religions d'État, fut de mettre
l'homme en un rapport personnel avec Dieu ; Schleiermacher, avec des
considérants panthéistes, ressuscite et réalise cette intention.
Entre
l’homme et Dieu, le « supranaturalisme » interposait une barrière
de dogmes, le rationalisme une barrière de chicanes dogmatiques :
d'une part un écran, qui interceptait la vérité ; d'autre part un
tamis, qui la dénaturait en la voulant filtrer. C'en est fait de ces
entraves (5).
La
religion est le sens intime du contact avec Dieu. Ce n'est point
dans les livres, et ce n'est point non plus dans les traditions
qu'elle a son siège, c'est dans notre cœur. La foi en Christ
est indépendante des miracles, des prophéties, de l'inspiration,
détails secondaires sur lesquels polémiquaient les vieilles écoles.
Elle est un fait d'expérience. Il y a une communauté
chrétienne, formée, cimentée, maintenue par une longue expérience
collective, révélatrice de la hauteur morale et religieuse du
Christ : cette expérience, voilà la foi. Elle ne s'accroche
point, avec une discrétion subalterne, aux constructions
métaphysiques d'une prétendue « religion naturelle » ; et elle ne
s'asservit point, non plus, à quelques bribes de révélation,
parcimonieusement distribuées par une Église extérieure : dans la
foi telle que l'entend Schleiermacher, il n'y a rien de servile, rien
non plus de fragmentaire.
La
communauté chrétienne a cette impression perpétuelle, que l'homme
doit vivre de la vie de l'infini, qu'à cet égard, Jésus fut un
insigne prototype, qu'en lui la conscience du moi, victorieuse de la
chair, était déterminée par la conscience de Dieu, et que Jésus,
grâce à ce prodige, fut vraiment le rédempteur.
Cette
expérience de la rédemption devient le point de départ de toute
théologie. Ainsi la foi ne présuppose ni ne réclame des
définitions ; elle crée la théologie, bien loin de se
laisser formuler par elle ; et la théologie ne fait qu'enregistrer
les données empiriques de la foi. Le parfait chrétien qui saura le
mieux s'observer lui-même sera le plus parfait théologien.
La
définition de la religion, telle que la donnait Schleiermacher,
suscita les railleries faciles de Hegel : « Le chien est la plus
dépendante des créatures — objectait-il ; serait-il donc la plus
religieuse de toutes ? »
Mais
Hegel tentait, à
son tour, un compromis entre le christianisme et le panthéisme (6).
La religion, pour lui, c'est la conscience que Dieu a de lui-même
dans l'être fini ; et ce n'est point dans la sphère inférieure
du sentiment, comme le faisait Schleiermacher, que Hegel localise
cette conscience ; il la transplante dans la sphère supérieure
de la pensée, tout en la laissant, d'ailleurs, à un rang
secondaire ; car les dogmes religieux ne sont que des images, des
représentations, des symboles (Vorstellungen)
forcément approximatifs, trop concrets pour être limpides ; au-delà
et au-dessus d'eux, la pensée hégélienne s'élève jusqu'à l'idée
(Begriff). Mais christianisme et hégélianisme ont le même
contenu ; la forme seule diffère. Tout est dans tout : le
panthéisme, appliqué au protestantisme, eut cette insigne vertu,
d'être un agent de fusion, d'unification, ou tout au moins d'en
donner quelque temps l'illusion.
Bruno
Bauer (7)
était hégélien lorsqu'il prouvait, par déduction, la naissance
miraculeuse de Jésus ; hégélien, aussi, lorsqu'il s'aventurait
jusqu'aux négations réputées les plus blasphématoires. Et s'il
était possible à un seul et même penseur, dans ses multiples
vagabondages de conscience, de se réclamer toujours du même Hegel,
on ne saurait être surpris que le protestantisme allemand, durant
une certaine période, ait fêté dans l'hégélianisme, suivant un
mot de Strauss, « l'enfant de la paix et de la promesse ».
On
escomptait, continue Strauss, ...
… un nouvel ordre de choses, durant
lequel les loups habiteraient avec les agneaux et les léopards avec
les boucs. La sagesse du monde, cette fière païenne, se soumit
humblement au baptême et prononça une confession de foi chrétienne,
tandis que de son côté la foi n'hésita pas à lui délivrer le
certificat d'une parfaite orthodoxie et recommanda à la communauté
de lui faire un accueil bienveillant (8).
Un
jour vint cependant où ces baisers Lamourette, dont Hegel fixait les
cérémonies, parurent dangereux à l'orthodoxie protestante.
Schleiermacher,
lui, eut une meilleure fortune, qui ne connut aucune éclipse. À la
source de religiosité dont il faisait déborder les écluses, les
divers courants théologiques, presque jusqu'à nos jours, se sont
formés et alimentés : courant libéral, courant de l'orthodoxie
nouvelle, courant dit du juste milieu.
Pour
les « libéraux », il semble que la théologie soit l'ébauche
imparfaite et approximative d'une philosophie suprême, et que le
monde de la pensée religieuse ressemble à une sorte de caverne de
Platon, où les dogmes, analogues à des images, à des ombres,
dissimulent et traduisent, tout à la fois, certaines conceptions
abstraites : Biedermann
(9), Lipsius
(10), M. Otto Pfleiderer
(11), appartiennent à cette école ; chacun d'ailleurs ayant sa
méthode et son symbolisme, et subordonnant la théologie à sa
philosophie personnelle. Accusés d'irréligion, ils empruntent des
arguments à Schleiermacher pour prouver que la théologie n'est pas
la religion.
Mais,
à son tour, l'école confessionnelle, positive, orthodoxe —
l'école des croyants, en un mot, de quelque épithète qu'on la
veuille décorer, — allègue en sa faveur les théories de
Schleiermacher sur l'expérience de la communauté chrétienne : les
vieilles croyances traditionnelles ne sont-elles pas consignées par
cette expérience ? L'enseignement dogmatique ne représente-t-il pas
les alluvions intellectuelles de cette communauté ? Contre le
morcellement en faveur dans les écoles libérales, et qui permet à
chaque théologien d'interpréter la religion d'après son symbolisme
personnel, on peut objecter les passages de Schleiermacher sur le
rôle de la communauté chrétienne dans la création de la foi (12).
Ce
qu'il a dit sur l'essence du sentiment religieux semble militer en
faveur des « libéraux » ; mais, sur la vérité religieuse,
expression empirique et concrète de ce sentiment, il a composé
certaines pages dont les croyants se peuvent faire une arme. Et
ceux-ci feront sagement, d'ailleurs, en n'essayant point, par
surcroît, de tirer à leur profit la dogmatique de Schleiermacher ;
car, sur la divinité du Christ (13) comme sur la Trinité (14), il
rend certains échos que des orthodoxes auraient peine à répercuter.
Quant
au parti du « juste milieu » ou de la « conciliation »
(Vermittlungspartei ;
Mittelpartei), il est à deux égards digne de cette
appellation.
En
premier lieu, groupe de sectaires plutôt que de croyants, il fut
toujours fort assidu pour opérer une concentration protestante
contre le catholicisme (15) ; et comme trait d'union pour cette
croisade, une frappante antithèse de Schleiermacher était
volontiers mise en relief : « Tandis que le catholicisme fait
dépendre le rapport de l'individu avec le Christ de son rapport avec
l'Église, le protestantisme fait dépendre le rapport de l'individu
avec l'Église de son rapport avec le Christ. »
En
second lieu, les hommes du « juste milieu », parti d'apologistes
plutôt que de dogmatiseurs, ébauchent fréquemment des compromis
entre la théologie et la philosophie. Ils consultent l'histoire, les
Livres saints, la tradition, et y trouvent un certain nombre de
notions religieuses ; voilà la première étape ; à ce point, la
notion n'est encore qu'une doctrine, une Lehre, ce qui est peu
de chose pour un bon disciple de Schleiermacher. Mais la doctrine
devient une impression (Eindrück) ; on constate
qu'elle fait partie de l'expérience religieuse de la communauté
(Erfahrung) ; elle acquiert ainsi une première certitude,
toute subjective encore ; voilà la seconde étape ; Schleiermacher
s'y arrêterait, ne demandant à ses fidèles que de se l'approprier
à leur tour par leur expérience personnelle. Avec l'aide de
l'hégélianisme, pourtant, on va plus loin : on cherche à prouver
que cette certitude subjective doit devenir, pour la pensée
philosophique, certitude objective ; on épie l'idée (Begriff)
qui se cache derrière cette doctrine (16). Tel est le genre de
travaux échelonnés, complexes, souvent confus, où se complaît
l'école de Nitzsch (1787-1868), de Borner (1809-1884), de M.
Beyschlag (17).
Ainsi
ces diverses écoles ont trouvé, en Schleiermacher, — nous
n'oserions dire, pour toutes, leur père légitime, — mais du moins
leur père nourricier ; elles lui ont fait toutes des emprunts. Et en
même temps qu'il leur fournissait des arguments, Schleiermacher les
habituait à reconnaître l'indépendance et l'autonomie de la
religion dans l'âme de chaque croyant.
Lors
même que, par un illogisme timide, elles répudiaient les
conséquences théologiques, ecclésiastiques, des conceptions de
Schleiermacher, il demeurait pour elles un docteur qui développait,
prolongeait et commençait à épuiser les principes mêmes de la
Réforme. Tout droit derrière lui, dans le chemin où il s'était
engagé, on apercevait Luther ; pour conduire de Luther à
Schleiermacher, la voie suivie par la Réforme n'avait pas dévié,
ne s'était même pas bifurquée ; logique en était la pente ; entre
l'âme du croyant et Dieu, Luther avait évincé toute autorité,
toute institution humaines ; Schleiermacher, à son tour, évince
ces autres obstacles, un canon révélé, un dogme extérieur ; il
fait dériver la dogmatique du phénomène même de la piété
chrétienne et sème à travers toutes les écoles, germe de mort
pour les unes et d'épanouissement pour les autres, l'idée que ce
sont les hommes religieux qui font la religion.
II
Transportez
cette idée dans les études d'exégèse et d'histoire religieuse,
tout de suite se disloquent les lignes de bataille que dessinaient
sur cet autre domaine les vieilles écoles « supranaturaliste » et
rationaliste ; et la position des questions devient tout autre
qu'elle n'était aux siècles passés.
Les
récits bibliques racontent une histoire exacte, et cette histoire
est d'ordre surnaturel ; telles étaient les deux prémisses de
l'école « supranaturaliste ».
Le
rationalisme contestait, ou tout au moins restreignait la seconde
assertion ; il respectait la première. Éplucher le contenu des
Livres saints lui suffisait ; quant au contenant, il n'y touchait
point. Il triomphait lorsqu'il avait découvert, pour tel phénomène
relaté dans la Bible, une « explication naturelle » aussi
invraisemblable peut-être que l'hypothèse miraculeuse où les
croyants se complaisaient. Mais, d'étudier la Bible elle-même, la
composition des livres, les diverses tendances qu'ils dénotent,
l'état du texte, les dates auxquelles ils peuvent être rapportés,
la valeur de documents historiques qu'il convient de leur
reconnaître, les remaniements et les interpolations qu'ils ont pu
subir, le rationalisme, sauf quelques exceptions, n'en avait ni la
compétence, ni le goût, ni peut-être même la pensée.
David Strauss (1808-1874) |
Des
indignations et des gémissements s'élevèrent ; mais la Réforme,
par essence, doit être hospitalière; à tous les courants nouveaux
de la recherche religieuse, fussent-ils subversifs, elle manque de
prétextes pour fermer les écluses ; et fondée sur la Bible, où
Luther avait lu la signature de Dieu, elle ne put exclure les
doctrines de Strauss, qui voilaient cette signature.
On
avait à peu près respecté, jusque-là, le monument biblique, tout
en y multipliant, d'ailleurs, les portes dérobées, pour l'usage des
rationalistes ; mais la façade, du moins, en demeurait intacte ; le
premier coup de sape y fut donné par Strauss.
Il
fut, presque exclusivement, un destructeur. Rarement biographe
dessina d'une façon plus incertaine, plus fuyante, la figure de son
héros. Quoi qu'on croie de Jésus, Strauss laisse son lecteur
mécontent ; le personnage, tel qu'il le présente, est sans
consistance. Intrépide à mettre en miettes la toile sacrée sur
laquelle les croyants contemplaient une physionomie divine, Strauss
ignore encore les artifices par lesquels ses successeurs, sans
réparer la toile, parviendront à fixer la physionomie elle-même ;
sous les assauts de sa critique, l'une et l'autre s'abîment et
s'évanouissent (18). En outre, la genèse du Nouveau Testament,
telle qu'il la raconte, permet de comprendre, si l'on veut, les
traits communs des divers Évangiles : elle n'offre aucune
explication des traits spéciaux qui les distinguent entre eux (19).
Christian Baur (1792-1860) |
Dans
quelle mesure l'inspiration de Dieu animait-elle les Écritures ?
Voilà le point où l'on s'évertuait, avant Strauss et avant Baur.
Ils modifièrent l'aspect et les données du débat, en poursuivant
et en montrant dans les saints Livres l'inspiration des hommes —
inspiration de la primitive communauté chrétienne, d'après la
critique encore simpliste de Strauss ; inspiration des divers
groupements de cette communauté, d'après la critique plus
minutieuse et plus ambitieuse de Baur. Entre Schleiermacher, d'une
part, Strauss et Baur, d'autre part, vous apercevez le parallélisme.
« La religion, c'est le sentiment des hommes religieux, » avait dit
le philosophe ; et bientôt les historiens surviennent, qui vous
déclarent que les documents religieux, réputés dépositaires d'une
révélation d'en haut, expriment, en fait, le sentiment des hommes
religieux d'antan, et que les dogmes sont un produit des diverses
époques, une traduction nécessaire de la conscience chrétienne. Et
de même que votre religion à vous, réformés du XIXe
siècle, n'est autre que le subjectivisme travaillant sur
le christianisme, ce christianisme lui-même ne représente rien
autre chose que le subjectivisme de vos lointains ancêtres. Si
la religion n'est rien plus qu'un fait de conscience, individuelle ou
collective, l'histoire d'une religion sera, tout simplement,
l'histoire des développements de la conscience religieuse.
À
cette norme, les récits de l'Ancien Testament sont à leur tour
mesurés. Au début du siècle, indévots et dévots passaient leur
temps à disserter grammaire, archéologie, voire même à tenter des
critiques littéraires au sujet de l'Ancien Testament ; c'était une
façon, pour les premiers, d'éviter l'embarras de paraître
incroyants, et, pour les seconds, d'être réputés savants en même
temps qu'ils étaient croyants. Mais l’histoire biblique, dans le
courant du siècle, fut proprement érigée en science. On découvrit
que, telle que l'Ancien Testament la raconte, elle contredit et
renverse les notions de la psychologie sur l'évolution religieuse
des peuples ; c'est à la lumière de cette psychologie
qu'on commença de la juger et de la rectifier. Le miracle,
l'impossible, l'inacceptable, ce n'est pas tant Josué arrêtant le
soleil ou la mer Rouge engloutissant Pharaon que cette brusque
survenance de Moïse, suivant et précédant deux époques où l'état
religieux des tribus hébraïques semble avoir été fort
rudimentaire. Au point de départ des études de Vatke,
de Graf, de
Reuss, de
Wellhausen (20)
de M. Stade
(21), on saisit ce postulat, que la soudaine apparition d'un
législateur théocratique comme Moïse est contraire à la
vraisemblance, c'est-à-dire aux lois, empiriquement induites,
qui régissent l'histoire religieuse des peuples (22).
Mais
vous observez, tout de suite, que ce postulat en implique un autre :
c'est que la religion hébraïque est un produit du peuple
hébraïque, une résultante de l'histoire hébraïque. On la
traite, a priori, comme si elle
n'était pas un fait révélé, extérieur et supérieur à Israël ;
elle est la création du génie d'Israël. Or Israël ne peut pas
s'être fait sa religion à la façon que racontent les écrits de
l'Ancien Testament, car il n'est aucun peuple chez qui la conscience
religieuse se soit éveillée et développée d'une telle façon. De
là les hypothèses sur les écrits de la Bible, leur date, leur
succession, sur les stratagèmes de leurs compilateurs. Arrière la
vieille critique, qui, tremblante encore en ses extrêmes audaces,
s'évertuait à écheniller les détails surnaturels dans l'histoire
du peuple de Dieu ; c'est la trame même de cette histoire qui est
taxée d'invraisemblance ; et, suivant les données de l'analogie
historique et de l'induction psychologique, avec le secours d'une
exégèse dont certains résultats, d'ailleurs, resteront sans
doute acquis à la science, on soumet cette trame à un tissage
nouveau. Que l'histoire religieuse d'Israël, au terme de ce travail,
soit devenue presque adéquate à l'histoire religieuse des autres
peuples, avec le phénomène du messianisme en plus, et l'on tiendra
le succès rêvé.
Ainsi
ce n'est plus au nom de l'invraisemblance rationnelle et
philosophique qu'on ébranle les dogmes, c'est au nom de
l'invraisemblance historique, empirique. Rien de surprenant, du
reste : à mesure que la pensée philosophique détruisait la
confiance de la raison en elle-même, le critère des négations
devait être déplacé. L'invraisemblance rationnelle s'établit par
une argumentation logique ; lorsqu'un théologien allemand flaire et
dénonce une « invraisemblance historique », il traduit une simple
impression, prononce, d'après son sens personnel, qui souvent
diffère de celui des théologiens voisins. « Cela n'a pas pu se
produire » : volontiers la critique protestante
s'exprime de la sorte ; elle ne fait point une déduction qui
alléguerait, en sa mineure, l'impossibilité métaphysique du
surnaturel, et qui rallierait à sa conclusion tous les champions de
cette mineure ; elle fait une induction, une interprétation,
souvent arbitraire, de l'histoire (23).
Adolf von Harnack (1851-1930) |
Les
récentes « Vies de Jésus », publiées par des théologiens
allemands, ont pour objet de dégager la conscience religieuse du
personnage, ce qu'on appelle das Selbstbewusstsein
Jesu ; M. Grau,
M. Baldensperger,
reconstruisent fort différemment cette conscience ; lorsqu'on lit
l'un ou l'autre, on peut avoir l'illusion de connaître Jésus ; et
M. Baldensperger, surtout, fait preuve du plus docte et du plus
ingénieux talent. Mais gardons-nous de les lire l'un après l'autre,
si nous ne voulons conclure, en confrontant leurs deux Jésus, que le
Christ est devenu, pour l'Allemagne savante, ce qu'il était pour les
Athéniens au temps de l'apôtre Paul : le Dieu inconnu.
III
À
l'origine de cette évolution subjectiviste que nous avons constatée
dans le double domaine de la théologie spéculative et de l'histoire
religieuse, nous avons saisi les influences panthéistes.
(1822-1889) |
Que
la religion soit un sentiment, Ritschl l'affirme après
Schleiermacher; mais celui-ci n'envisageait que le rapport de l'homme
avec Dieu ; celui-là envisage aussi le rapport de l'homme avec
ses semblables et avec le monde : dans la première relation,
l'homme est passif, sa volonté paraît déterminée ; dans la
seconde, il est actif, sa volonté paraît libre. Il y a là une
antinomie ; Ritschl se flatte de la résoudre par la théorie du
royaume de Dieu. Le royaume de Dieu, c'est, d'après lui, «
l'ensemble de ceux qui croient au Christ, en tant qu'ils agissent
conformément au principe de l'amour ». Dieu est tout amour ; le
royaume de Dieu, c'est-à-dire un état où tous agiraient par amour,
est donc le but final de Dieu, en même temps que l'idéal moral le
plus universel ; c'est à la fois le chef-d'œuvre de la morale et le
chef-d'œuvre de la religion. Tendance nécessaire de l'amour divin,
le royaume de Dieu est en même temps réalisé par l'homme ;
et par cette introduction de la personnalité humaine, Ritschl
échappe au panthéisme (26).
Il
se distingue de Schleiermacher par un autre point. C'est à
l'expérience religieuse que Schleiermacher ramène la religion tout
entière. Or il se peut faire qu'homme du commun, je ne discerne pas
en moi le retentissement de l'expérience religieuse de la communauté
; de deux choses l'une, alors : ou bien je veux être pieux, et je
suis forcé de me référer, passivement, au principe d'autorité,
d'accepter aveuglément ce qu'on me dit être cette expérience; ou
bien la stérilité de ma propre religiosité m'est un sujet de
découragement, et je cesse d'être pieux. Consulter, dans sa propre
conscience, les échos de la conscience religieuse de la communauté,
pour en tirer sa religion : c'est ce qu'on peut faire lorsqu'on est
Schleiermacher, mais que feront les simples d'esprit ?
Ritschl
prétend leur simplifier la tâche. C'est l'Écriture
qu'il prend pour point de départ de la théologie, et voilà, du
moins il s'en flatte, un point de départ objectivement donné,
solidement fixé (27). Mais Ritschl, tout de suite, glisse de nouveau
dans le subjectivisme ; car, après cinquante ans d'exégèse,
l'Écriture, où la chercher ? Il y signale des écrits parasites
qu'il en faut supprimer, des idées étrangères qu'il en faut
dégager ; il l'accommode d'ailleurs à sa doctrine ; l'Écriture
qu'il reconnaît comme source de la religion, c'est l'Écriture
lue par Ritschl à la façon de Ritschl (28). Les livres
saints agissent sur moi d'une certaine façon ; voilà ce qui
détermine ma foi, voilà ce qui doit orienter ma théologie :
c'est à des maximes de ce genre qu'aboutit l'école de Ritschl.
De
Schleiermacher à Ritschl, l'individualisme religieux a fait une
nouvelle étape; ce n'est pas l'expérience religieuse de la
communauté, ce sont nos expériences personnelles, qui deviennent
arbitres et maîtresses ; et Ritschl, tout le premier, en a donné
un insigne exemple en construisant un christianisme où ni les
libéraux, ni les orthodoxes, ni les théologiens du juste milieu
n'ont reconnu la saine doctrine (29).
La
« justification » et la « rédemption » sont le fondement du
système : c'est par ces deux mots que s'intitule l'ouvrage principal
de Ritschl. Et certes ils appartiennent au vocabulaire usuel de la
théologie ; mais si nous observons que l'auteur n'admet pas le péché
originel, on pressentira tout de suite l'originalité de cet ouvrage
et de ce système, qui conservent les expressions coutumières
tout en détruisant les dogmes afférents. Quelques exemples
montreront Ritschl à l'œuvre.
«
Le Christ est-il fils de Dieu ? » Oui, répondra-t-il (car il évite,
en général, d'infliger des démentis aux solutions
traditionnelles). Mais écoutez l'explication :
Jésus, sans aucun doute, a ressenti un
rapport religieux avec Dieu, d'un caractère tout nouveau ; il a
inculqué cette nouveauté à ses disciples ; tous les membres de la
communauté chrétienne doivent se tenir à l'égard de Dieu dans le
même rapport que Christ à l'égard de Dieu (30).
Ce
qui veut dire, en un clair langage, que Jésus est fils de Dieu, mais
d'une filiation que nous devons tous imiter.
Vous
pressez Ritschl, pourtant : « Le Christ est-il Dieu ? » Oui certes,
mais lisez la suite : « Les deux qualités du Christ :
révélateur accompli de Dieu et prototype public de la maîtrise
spirituelle exercée sur le monde, sont contenues dans le prédicat
de sa divinité (31). »
Déplorant
l'obscurité, vous adressez la question inverse : « Le Christ est-il
purement et simplement un homme ? » Et Ritschl de tressauter :
Être un homme purement et simplement
(ein blosser Mensch), c'est être l'homme considéré comme
une grandeur naturelle, abstraction faite de toutes les marques d'une
personnalité spirituelle et morale. Je ne tiens même pas mes
ennemis pour de simples hommes, car ils ont une certaine éducation,
un certain caractère moral, À plus forte raison, puisque j'ai
considéré Christ comme porteur de la révélation de Dieu, je ne le
tiens pas pour un homme pur et simple (32).
Sans
vous désespérer, essayez de le cerner par ailleurs : « Le
christianisme, lui demandez-vous, vient-il d'une révélation divine
? » Oui, naturellement ; et Ritschl continue :
En parlant de la révélation de Dieu,
nous pensons à la source spéciale d'une conception générale du
monde, qui devient la conviction d'une communauté religieuse, et
d'où résulte, dès lors, chez un grand nombre d'hommes, une même
formation de la conscience, une même orientation de la spontanéité
(33).
Et
cela vous paraît peu lumineux ; vous passez aux miracles : « Que
valent-ils ? » Ritschl leur témoigne son respect sous la forme
suivante :
La conception religieuse du monde
s'appuie sur ce fait que tous les événements naturels se tiennent à
la disposition de Dieu, lorsqu'il veut aider les hommes. Par
conséquent, ont la valeur de miracles (gelten als
Wunder) telles apparitions surprenantes, auxquelles
est rattachée l'expérience d'un secours particulier de la grâce
divine, et qui, dès lors, peuvent être considérées comme des
marques spéciales de la complaisance de Dieu pour les croyants …
(34)
Mais
vous insistez, et, faute de définitions intelligibles, vous réclamez
des explications : « Comment Jésus est-il Dieu ? Comment la
révélation est-elle divine ? Comment se produisent les miracles ? »
Ritschl ici vous arrête : le « comment » ne nous intéresse pas,
réplique-t-il. Ce qu'est Dieu en soi, le miracle en soi, Christ en
soi, la révélation en soi, qu'importe à l'âme religieuse ? De ces
jugements métaphysiques (Seinsurteile) elle n'a que faire.
Ce que Dieu, Christ, la révélation et le miracle sont pour votre
âme à vous et pour mon âme à moi, voilà l'essentiel ; ces
notions ont pour vous une valeur subjective ; les jugements par
lesquels vous définissez cette valeur (Werthurteile), voilà
l'important (35).
Est-il
conforme à la loyauté religieuse, est-ce le fait d'une théologie
de bon aloi, de ne point oser porter un Seinsurteil,
c'est-à-dire, somme toute, de ne se point prononcer sur la réalité
objective de Jésus, de la révélation et du miracle ? Nous n'avons
point, pour notre part, à le discuter ici. Mais les croyants de
l'école traditionnelle dénoncent cette théologie comme déloyale
et maladive. Un de leurs interprètes les plus accrédités, M. le
professeur Lemme (36), y signale « une religion nouvelle » et
s'indigne que les vérités les plus élémentaires, les plus
fondamentales, soient contestées par des hommes qui s'érigent en
défenseurs du christianisme (37).
Entre
les disciples et les ennemis du ritschlianisme, les colloques sont
vifs, mais brefs. « Vous manquez de franchise », disent
ceux-ci. — « Et vous d'intelligence », ripostent ceux-là
(38).
On
ne peut jamais se flatter, en effet, d'avoir parfaitement compris la
pensée de Ritschl. Ses obscurités, d'ailleurs, lui sont peut-être
une cause de succès : dans une église où les intelligences
individuelles entretiennent avec la vérité religieuse des rapports
singulièrement divers, on peut se demander si une théologie fondée
sur l'équivoque et organisatrice de l'équivoque n'a pas quelque
droit à se présenter comme un instrument d'unification, voire même
d'édification.
Ce serait une bénédiction de Dieu —
écrit l'un des disciples de Ritschl — que tous les théologiens
contemporains, malgré le désaccord de leurs conceptions, se
tinssent solidement attachés à la langue de la Bible et de la
Réforme. Quiconque use de cette langue dans un sens loyal, même
avec un malentendu ; quiconque emploie les mots de cette langue
avec le ferme et vrai propos de leur être fidèle, les considérant
comme les termes sacrés de la chrétienté, comme des expressions
qu'il ne peut pas mettre de côté, lors même qu'elles signifient
pour lui autre chose que pour beaucoup d'âmes d'autrefois et
d'aujourd'hui, même si elles signifient pour lui quelque chose
d'inouï, que personne n'y aurait jamais découvert ; celui-là ne
mérite pas d'être méprisé, il mérite reconnaissance pour sa
piété. Cette langue est un trait d'union, comme la langue
populaire. Elle neutralise pour l'âme beaucoup de fausses opinions
théologiques. Qu'on se réjouisse de ce que tous les théologiens se
rassemblent autour des mêmes mots (39).
IV
«
La foi justifie sans les œuvres de la loi, » dit saint Paul. Martin
Luther s'empara de ce texte : de toute la force de son génie
religieux, il s'y acharna ; faisant acte de créateur plutôt que de
commentateur, il comprit et traduisit, moyennant l'addition d'un mot,
que la foi seule justifie sans les œuvres ; et comme une épître de
l'apôtre Jacques disait nettement le contraire, il déchira cette «
épître de paille » et fit de ce principe : le salut par la foi, la
pierre angulaire de la Réforme.
Le
subjectivisme de Schleiermacher et de Ritschl a lentement ébranlé
cette pierre : entre les croyants « positifs » et les adeptes de la
théologie « moderne », fille de Ritschl, on est, à l'heure
présente, en complet désaccord sur la notion même de la foi (44)
Pour
les uns comme pour les autres, un certain abandon de l'âme,
rassurée par la bonté de Dieu, fait partie intégrante de
l'acte de foi : la foi est un acte de confiance (Vertrauen).
Elle n'est rien de plus pour l'école « moderne »; pour les «
positifs », au contraire, elle suppose, par surcroît, l'adhésion
intellectuelle à certaines vérités religieuses, qui, de près ou
de loin, immédiatement ou indirectement, motivent cette confiance
(Fürwahrhalten) (45).
Il
semble que la confession d'Augsbourg favorise la seconde conception ;
d'après ce document, la foi a un double objet : « l'histoire, » et
« l'effet de l'histoire » (46) : cela signifie, en termes concrets,
que le croyant doit adhérer aux faits initiaux de la révélation
chrétienne, et qu'il doit avoir confiance dans la rémission des
péchés, promise par cette révélation et méritée par la
rédemption.
Au
contraire, vous pouvez à l'aveuglette, sans nulle opinion préalable
sur la personne de Jésus, vous reposer dans cette
certitude que par lui vous serez sauvé, et interpréter
d'ailleurs à votre guise les mots « salut » et « rédemption » :
la théologie moderne
déclare que vous avez la foi ; elle vous rend ce témoignage
après avoir consulté votre cœur et sans vous interroger sur les
raisons de votre certitude.
Dans
la vie de Jésus, telle que la racontent les Évangiles, cette
théologie met en relief un grand fait : la coopération du Christ
au salut de l'humanité (47). Tous les autres faits
sont secondaires, au prix de celui-là ; elle les répartit en deux
groupes : les uns sont intimement reliés à l'œuvre de notre
rachat ; sans eux, il n'aurait pas eu lieu : tels sont la
passion et le crucifiement (48); les autres sont comme des
superpositions, des annexions historiques ou légendaires, qui
n'ajoutent aucune valeur à la figure du Christ, aucune efficacité à
sa besogne rédemptrice: telle, par exemple, la résurrection.
Que
la foi présuppose une certaine croyance aux faits du premier groupe,
soit ; des faits du second groupe, en revanche, elle se peut
désintéresser sans nul scrupule.
Mais
vous entendez dire par les catholiques, et répéter par les
protestants de l'école positive, que c'est la résurrection qui
convainquit les apôtres, un instant désillusionnés, que, jusqu'à
la fin des siècles, elle justifiera la mission du Christ aux yeux
des chrétiens, qu'elle est précisément l'une des preuves de la foi
chrétienne et qu'elle en est à proprement parler la base : comment
donc cette foi même en peut-elle faire si bon marché ?
Votre
surprise cessera si vous voulez bien songer qu'il n'y a rien de
commun entre la foi des catholiques ou celle des protestants positifs
et cette foi nouvelle telle que la conçoit la théologie moderne :
la première recherche des arguments historiques, qu'elle préserve
avec jalousie ; elle sent le besoin d'une apologétique dont elle
surveille les fondements ; la seconde, au contraire, s'épargne de
tels soucis. Mais, puisque vainement on en cherche le point
d'attache, requiert-elle donc une soumission aveugle ? Nullement ; on
épargnera ce reproche à la théologie « moderne » si l'on pénètre
plus profondément l'idée qu'elle se fait de la foi.
Pour
le catholique et pour le protestant positif, infidèle en cela à
l'esprit de Schleiermacher, la foi présuppose un ensemble de dogmes,
extérieur et supérieur aux âmes croyantes, qui les précède et
qui leur survit, c'est-à-dire une substance objective ; sur le
contenu de cette substance, nous dirions volontiers sur ses
dimensions, le catholique et le protestant positif sont en désaccord
; mais ils s'entendent pour en confesser l'existence (49).
Pour
l'école dite moderne, au contraire, la foi est un simple
phénomène de conscience, une certaine orientation religieuse de
l'âme ; elle est, avant tout, quelque chose de
subjectif (50). Il serait plus juste de dire : j'ai ma
foi, que de dire : j'ai la foi (51) ; car les variétés de
foi sont aussi différentes que les âmes mêmes qu'elles affectent.
On a d'ailleurs la foi par cela même qu'on a conscience de l'avoir ;
elle ne s'apprécie ni ne se mesure par aucun critère extérieur ;
et de savoir si elle suppose et si elle implique un dogme, c'est
apparemment une question de détail, puisqu'on voit différer à ce
sujet des théologiens de tendances analogues, comme M. Kaftan
(52), l'auteur de Foi et Dogme, et M. Dreyer
(53),
l'auteur de Christianisme sans Dogmes (54). Ce dogme,
en tous cas, sera plutôt issu de la foi et postérieur à la foi,
qu'il ne la précède et ne la provoque (55) ; il sera comme une
efflorescence de l’âme croyante, l'expression individuelle
dont elle revêtira sa religiosité.
Pour
le protestant positif, le dogme est une vérité exotique, descendue
d'une patrie surnaturelle, naturalisée dans l'âme de chaque
chrétien, subie par elle et y suscitant la foi ; et pour l'école
moderne, au contraire, l'âme du croyant n'est point pour le dogme un
réceptacle passif, une cité d'emprunt, elle en est vraiment la mère
patrie ; elle ne l'hospitalise point, mais elle le crée ;
comme elle a sa foi, elle a son dogme, qu'elle produit
et qu'elle développe ; et le dogme ainsi conçu, loin d'être
une barrière pour la liberté des âmes religieuses, est, au
contraire, le résultat et la traduction de cette liberté (56).
Entre
ces deux notions, positive et moderne, de la foi, des hommes de bonne
volonté s'efforcent de créer un lien ; mais leurs tentatives mêmes,
vouées à l'échec, attestent, avec un surcroît de clarté,
l'antagonisme irrémédiable. Certains croyants, comme M. le
professeur Cremer (57), manifestent l'espoir que les jeunes pasteurs
incroyants, à mesure qu'ils progresseront dans la foi, habilleront
plus exactement leur conviction personnelle dans les plis bien
définis du vêtement traditionnel. L'adhésion intégrale au vieux
symbole serait ainsi le couronnement, le terme idéal de l'évolution
religieuse de l'âme ; répudié au point de départ, ce symbole se
retrouverait au point d'arrivée ; il serait comme un confluent, où
se rejoindraient la foi docile et stable du « positif » et la
religiosité du théologien « moderne », librement parvenue au
terme de son devenir.
De
ces prophéties, les adeptes de l'école moderne se raillent, comme
d'une dévote naïveté. Qu'un d'entre eux se rallie à la théologie
« positive », ils n'y voient rien autre chose qu'une palinodie de
convenance, purement superficielle, par laquelle ce pasteur se met à
l'unisson d'une communauté « positive » ou s'épargne des embarras
avec un consistoire « positif » ; mais que ce soient la vertu même
de sa religiosité, l'intensité de sa foi, qui, progressivement,
agenouillent ce pasteur devant le catéchisme orthodoxe, cela leur
paraît une égayante et menteuse illusion (58). Pour la foi des
positifs, attachée à un Credo défini, ils ont cette nuance
de respect que commandait Juvénal à l'égard des enfants : puero
debetur reverentia. Libre aux fidèles, et libre aussi aux
intelligences vieillottes de quelques ministres du culte, d'abriter
derrière certains retranchements dogmatiques leurs espérances en
Jésus ; on ne reproche point à des infirmes d'employer des
béquilles, à des enfants de tâtonner avec des lisières. Mais
les champions de la théologie moderne représentent l'âge adulte de
la foi protestante ; ils ont l'intellect assez libre, l'âme assez
adonnée aux choses divines, pour ressentir en présence de la
personne du Christ une impression religieuse originale.
Qu'importe ensuite que le Christ soit un dieu ou un homme ? Cette
impression, c'est là leur foi. « Croire en Dieu, cela veut dire :
“Je suis intérieurement certain de Dieu, je vis en lui et par lui,
je triomphe du monde”. Croire en Jésus-Christ, cela veut dire :
“Je suis allé à travers le monde, j'ai cherché Dieu, et je l'ai
trouvé en Jésus-Christ” (59). » Leur foi est un fait
d'expérience, le résultat d'une rencontre qu'a faite leur âme, ou
tout au plus d'une recherche.
En
présence des chicanes dogmatiques, tranquille est leur arrogance. On
les accuse de nier la divinité du Christ : grief byzantin ! Ils
reconnaissent la divinité en Christ : cela suffit (60). Au lieu
d'avoir appris, par autrui, que le Christ est Dieu, ils savent, par
leur propre expérience, que dans la personne du Christ l'idéal
divin s'est révélé, et qu'à travers les siècles il y subsiste
ineffacé. C'est une sorte de sensation pieuse qui donne l'éveil
à leur foi ; elle la maintient, tout ensemble, toujours
fraîche et toujours vague
(61). Se
raconter eux-mêmes, c'est leur façon, à eux, d'énoncer
leur Credo ; leur symbole revêt la forme
d'une autobiographie ; leur foi est comme une aventure de leur
âme ; et ce qu'ils expriment de dogmatique prend l'aspect d'une
confidence.
Les
théologiens de l'orthodoxie en sont déconcertés, déroutés. Ils
tenaient en réserve, pour l'épreuve des plus jeunes, de bonnes
vieilles questions, un peu lourdes, qui semblaient appeler une
réponse nette, péremptoire, compromettante.
«
Croyez-vous que la Bible soit un livre inspiré ? » À cette massive
demande, le théologien moderne répond, avec une élégante
ouverture de cœur : « La Bible est pour moi parole de Dieu, parce
qu'il me parle, dans la Bible, plus clairement que nulle part
ailleurs (62). » Au lieu d'une opinion, il apporte une impression
; au lieu de quelque chose d'appris, quelque chose de vécu ;
il constate et raconte comment la Bible agit sur lui. Pourquoi
la colère des orthodoxes ? Ne fournit-il pas à leur question une
réponse plus intime, plus personnelle, que celle qu'ils réclamaient
?
Mais
voilà une intimité d'accent dont les orthodoxes se passeraient bien
; ils préféreraient un oui ou un non clair et formel (63).
Et
de l'énervement réciproque, bientôt, naissent les polémiques. On
commence, généralement, en se renvoyant, de part et d'autre, le
reproche de tendances catholiques. « Votre respect littéral pour un
dogme extérieur et strict, objecte aux positifs l'école moderne,
dénote en vous un état d'esprit catholique. » On ajoute même, la
polémique s'échauffant, « un état d'esprit jésuite ». Et
poursuivant le parallèle, on fait observer, avec le professeur
Herrmann, que du moins l'Église catholique, par l'exaltation de sa
mystique, par la grandeur poétique de sa liturgie, par le prix
qu'elle attache aux bonnes œuvres, tempère et corrige l'apparente
sécheresse de son exclusivisme dogmatique ; mais Luther a ramené
toute la religion à la foi, et si les positifs ramènent la foi
elle-même à une adhésion passive, ne serait-ce pas une des
conséquences fatales de ce protestantisme « positif », que le
salut s'achète par la servilité, et par elle seule (64) ?
Les
positifs répliquent à leur tour : « De votre élaboration
subjective de la foi, pour laquelle vous mettez en œuvre toutes
sortes de données historiques et d'argumentations subtiles, ne peut
sortir une religion que pour vous et vos amis. Et vous
condamnez le reste de l'humanité à une « foi implicite »,
ignorante et naïve : autre forme de la passivité et de la
servilité. Demander à tous les hommes une foi implicite, n'est-ce
point agir comme l'Église romaine (65) ? Par surcroît, vous parlez
un langage à double sens : il atteste aux hommes éclairés
l'émancipation de votre pensée ; il laisse croire aux dévots que
vous partagez leur foi. Vous vivez d'équivoque : et, de ces
procédés jésuitiques, l'église de Luther mourra (66). »
D'une école à l'autre, le reproche de jésuitisme rebondit :
mauvais moyen pour avancer l'entente.
«
Si le libéralisme poursuit ses progrès, la dernière heure de
l'Église devra sonner » ; c'est un pasteur croyant d'Essen qui
fait entendre ce glas (67). « Le désir qu'a l'orthodoxie d'opprimer
la critique théologique met la religion en péril ; » ce cri
d'alarme est d'un élève de M. Harnack (68). Chaque parti prétend
porter le salut de l'Église avec lui. « Un phénomène maladif, une
grande misère » :c'est ainsi que M. le professeur Beyschlag
qualifie cet émiettement (69).
Mais
ce jugement même est contesté ; les jeunes théologiens de l'école
moderne ont plus d'allégresse et de crânerie. Si l'on se querelle
parmi la postérité de Luther, à leurs yeux c'est tant mieux : cela
prouve que l'Église vit ; et ne s'est-on point disputé, d'ailleurs,
au Concile de Jérusalem, moins de vingt ans après la mort du Christ
(70) ? L'unité religieuse serait une forme de paralysie ; la
variété religieuse est un phénomène de croissance (71). Et
plus âpre deviendra le conflit, plus l'école moderne se réjouira
du réveil des consciences religieuses au sein de la Réforme.
Que
si les positifs, d'ailleurs, déplorent ces débats, il dépend d'eux
de les abréger : tous les réformés peuvent s'unir dans cette
conviction que le pur Évangile doit être maintenu et répandu, et
dans un commun esprit de lutte contre Rome (72). Mais ce terrain
d'union que les théologiens modernes proposent à l'orthodoxie,
qu'est-ce autre chose que leur terrain à eux (73) ? Nous adresser de
telles invitations, ripostent les positifs, c'est nous demander de
désarmer. Et, de part et d'autre, on demeure armé.
Pour
la pacification, cependant, il est peut-être un dernier recours,
c'est l'appel à Luther :
« Gottes
Wort, Lutheri Lehr
Vergehet
nun noch nimmermehr (74). »
«
La parole de Dieu et la doctrine de Luther
Ne
s'évanouiront jamais à l'avenir. »
À
Wittenberg, à la Wartburg, ce distique se lit sur les murailles. La
saveur en est catholique ; car il juxtapose l'Écriture et la
tradition, la parole de Dieu et l'enseignement des hommes, ou plutôt,
par un césarisme étrange dont Luther se fût à certaines heures
indigné, l'enseignement d'un seul homme, Luther.
De
nos jours, la Réforme, devenue, par un soubresaut de logique, plus
conséquente avec son principe que ne l'étaient les vieux auteurs du
distique, continue, dans Luther, de vénérer l'ancêtre et
l'émancipateur, mais elle en prend plus à son aise avec le docteur
(75).
Cependant,
puisqu'on ne s'accorde plus sur la parole de Dieu, ne pourrait-on se
référer, provisoirement, à la doctrine de Luther, pour y chercher
des arguments ? Ainsi font en effet les diverses écoles ; et des
arguments, toutes en trouvent. Car il y eut, en définitive, deux
hommes en Luther : le théologien et le fondateur d'Église, le
penseur et l'administrateur, celui qui refusa l'obéissance et celui
qui exigea l'obéissance : et il advint à ces deux hommes de rendre
des échos différents (76). L'épître de Jacques, l'épître aux
Hébreux, le livre d'Esther, un livre des Maccabées, lui furent
suspects (77) ; et par cette brèche qu'il ouvrit lui-même dans le
canon, la théologie moderne prétend expulser d'autres écrits
bibliques : Luther est un précurseur (78) . Mais cette dévotion de
génie qu'il eut envers la parole de Dieu, et qui déborde en
d'admirables pages, ne justifie-t-elle pas les pieuses réserves de
la théologie positive au sujet des audaces de l'exégèse (79) ? Ce
n'est point Luther, assurément, qui eût marchandé sa foi à la
vérité objective du surnaturel ; il n'y croyait point seulement
avec sa raison, mais avec son imagination ; Jésus, Satan, étaient
pour lui des physionomies nettes. Mais il a dit en un endroit que les
miracles, les prophéties, sont des signes pour les païens, et que «
nous devons célébrer les grands et insignes miracles, le Christ
brisant quotidiennement la force du démon et assurant le salut des
âmes (80) » ; et vous pressentez quel profit un bon disciple de
Ritschl peut tirer de ces réflexions, quel commentaire il en peut
donner.
Il
y a tant de façons de lire et d'interpréter Luther (81) qu'entre
ces divers héritiers il ne peut jouer le rôle de médiateur :
a-t-il jamais pressenti, d'ailleurs, le genre de problèmes où se
laisserait engager la Réforme, après trois siècles d'existence,
sous les influences combinées du subjectivisme kantien et des divers
systèmes panthéistes ?
«
Jésus répondit : “Si je suis né et si je suis venu dans le
monde, c'est pour rendre témoignage à la vérité”... Pilate lui
demanda : “Qu'est-ce que la vérité ?” Et ayant dit cela, il
alla de nouveau vers les Juifs. » C'est dans l'Évangile de l'apôtre
Jean qu'on trouve ces lignes. Constamment elles nous revenaient à la
mémoire, après l'audience et la lecture des théologiens allemands
contemporains ; elles résument, avec une insurpassable précision,
l'esprit et la lettre des dialogues que les diverses écoles
protestantes engagent entre elles et qu'elles poursuivent toutes avec
Jésus. Que le Maître ait rendu témoignage à la vérité, il n'en
est aucune qui ne l'affirme, aucune, même, qui ne s'en montre
pieusement édifiée. Mais « qu'est-ce que la vérité ? » Il ne
s'agit point seulement de décider quel en est le contenu, quels en
sont les dogmes fondamentaux, indissolubles ; longtemps, les «
variations » des églises protestantes portèrent sur cet unique
objet : la longueur et le détail de leur catéchisme ; mais elles
ont, aujourd'hui, une tout autre portée.
C'est
sur la nature même de la vérité religieuse que s'engagent à
présent les discussions. Cette vérité existe-t-elle en dehors
des croyants ? Répond-elle à une réalité objective ?
S'impose-t-elle du dehors ? Est-elle comme une émigrée de l'au-delà
? Ou bien serait-elle, au contraire, dans le for intérieur de
chacun, le fruit de la conscience personnelle, la résultante de la
religiosité individuelle, l'expression et la traduction de la piété
intime, serait-elle, en un mot, subjective ? C'est à ces termes que
se ramène, aujourd'hui, l'antagonisme des écoles de théologie
protestante en Allemagne. La vérité religieuse vient-elle de
Dieu, ou s'élabore-t-elle en chacun de nous ? Au premier cas, elle
est ; au second cas, elle devient.
Au premier cas, elle risque de gêner la libre science ; au
second cas, c'est affaire aux hommes eux-mêmes, auteurs et sujets du
« devenir » religieux, d'esquiver un pareil risque. Et, dans la
première hypothèse, enfin, elle prétend demeurer quelque chose
d'instructif, tout comme la science ; dans la seconde, au contraire,
elle ne vise à rien plus qu'à émouvoir, à affecter.
L'évolution
de la pensée protestante en Allemagne, au cours de notre siècle [le
XIXe siècle], a développé sans cesse cette dernière
conception. (…)
Notes
(1)
Sur Semler, voir Lichtenberger,
Histoire des Idées religieuses
en Allemagne,
I, p. 118
et suiv. (Paris, Fischbacher, 1888).
(2)
M. Harnack, citant cette phrase dans sa conférence : Das
Christentum und die Geschichte,
p. 18 (Leipzig, Hinrichs,
1896), l'appelle « une phrase émancipatrice ». — Dans son livre
: Le Christianisme
moderne,
Étude
sur Lessing (Paris,
Germer-Baillière). M. le pasteur Fontanès salue Lessing comme le
père du protestantisme libéral. Cf. Cherbuliez, Études
de Littérature et d'Art, p.
86
et suiv. (Paris, Hachette, 1873), et Lichtenberger, Histoire
des Idées religieuses
en Allemagne,
I,
p. 93
et 103
(Paxis, Fischbacher, 1888).
(3)
Über die Religion : Reden an die Gebildelen unter ihren
Verächtern, 6e édit. (Berlin, Reimer,
1859).
(4)
« Schleiermacher
— écrivait
Mme
de Staël en 1810 —
n'est pas un théologien
orthodoxe; mais il montre,
dans les dogmes religieux qu'il adopte, de la force de croyance et
une grande vigueur de conception métaphysique. Il
a développé, avec beaucoup de chaleur et de clarté, le sentiment
de l'infini. On peut appeler les opinions religieuses de
Schleiermacher
et de ses disciples
une théologie philosophique » (De
l'Allemagne, 4e
partie, chap. II).
(5)
« Ces théologiens — dit
Mme
de Staël au sujet du rationalisme
— s'appelaient
raisonnables, parce qu'ils croyaient dissiper tous les genres
d'obscurité
; mais c'était mal diriger l'esprit d'examen que de vouloir
l'appliquer aux vérités qu'on ne peut pressentir que par
l'élévation et le recueillement de l'âme » (De
l'Allemagne, 4e
partie, chap. II).
(6)
Sur ces deux raccommodements que Schleiermacher et Hegel
tentèrent, par des voies
diverses, entre la théologie
et la philosophie, M. Victor Cherbuliez
a écrit quelques pages pleines de
finesse et d'esprit dans ses
Études
de Littérature et d'Art, p.
136
et suiv.
(9)
De son vivant, professeur à Zurich. II publia en 1869 une Dogmatique
chrétienne (Christliche
Dogmatik).
Voir Lichtenberger,
op. cit.,
III, p. 333.
(10)
De son vivant, professeur à léna.
(11)
M. Otto Pfleiderer, né en 1839, est professeur à Berlin.
(13)
Sur les théories de Schleiermacher concernant
la personne de Jésus, voir Lichtenberger, op.
cit., II, p. 218.
(14)
« Quant au dogme de la
Trinité, Schleiermacher l'écarte
purement
et simplement dans un appendice à sa dogmatique »
(Lichtenberger, op. cit.,
II, p. 220).
(15)
M. Beyschlag, le principal représentant de cette école à l'heure
présente, se distingue par sa haine contre l'Église romaine ; cette
haine l'a parfois desservi et fourvoyé dans certaines polémiques,
où il ne fut pas toujours heureux (par exemple sa polémique avec M.
Einig, professeur au grand séminaire catholique de Trêves. Voir, à
ce propos, Einig contra Beyschlag, 1894, Trêves,
librairie de la Paulinus-Drückerei, et les
réponses de M. Beyschlag. Leipzig, Braun, 1893-1894). La
Konservative Monatschrift, journal protestant, jugea que M.
Einig avait eu le dessus (Chronik
der christlichen Welt, 1894, p. 71).
(16)
Par exemple, en présence de l'article du symbole: « Conçu du
Saint-Esprit, » M. Beyschlag
écrit : « Le Saint-Esprit a été la racine de ce développement de
vie, et c'est pour cela que la personnalité de Jésus fut une
plantation de Dieu dans l'histoire du monde » (Deutch-Evangelische
Blätter,
1892, p. 485). M. Lichtenberger, op.
cit., III, p. 227,
reproduisant l'interprétation que donne Dorner de la doctrine de la
Trinité, écrit : « Nous avouons en toute humilité n'y avoir rien
compris du tout : nous craignons bien qu'il n'y ait, sous cette
apparence de profondeur, qu'un vain cliquetis de formules, une pure
logomachie. »
(17)
M. Willibald Beyschlag, né en 1823, est professeur à l'Université
de Halle.
(18)
« À
vrai dire, écrivait, il y a un quart de siècle [en
1873], M. Victor Cherbuliez, M.
Strauss fait assez bon marché de cette restitution du Christ
historique à laquelle il a consacré tant de pages... Sa théologie
se croit tenue en conscience de restituer aux fidèles dans une autre
monnaie ce que sa critique leur ôte ; mais elle n'y a pas encore
réussi, et M. Strauss pourrait s'écrier comme cette mère qui
croyait à l'Émile
de Rousseau : “J"ai
dans la tête un
fils dont je n'ai pu
accoucher”
» (Études
de Littérature et d'Art, p.
148-149).
(19)
Voir au sujet de Strauss et de Baur le livre du professeur Edouard
Zeller : Christian Baur et l'École de Tubingue
(traduit en français dans la Bibliothèque de Philosophie
contemporaine, chez Alcan).
(20)
M. Jules Wellhausen, né en 1844, est professeur à Gottingue.
(21)
M. Bernhard Stade, né en 1848, est professeur à Giessen.
(22)
Voir Pfleiderer : Die Entwicklung der
protestantischen Théologie in
Deutschland seit Kant und in Grossbritannien seit 1825,
p. 313-345 (Fribourg, Mohr, 1891).
(23)
La Badische Landespost racontait, en 1893, l'histoire d'un
pasteur de Fribourg-en-Brisgau, qui, faisant un cours de religion à
des institutrices et rencontrant les mots par lesquels saint Thomas
interpelle le Christ: « Mon Seigneur et Mon Dieu ! » déclarait : «
Saint Thomas ne peut pas avoir parlé ainsi ; car Jésus n'est pas
Dieu, mais homme » (Deutsche
evangelische Kirchenzeitung, 1893, p. 171).
(24)
M. Harnack, né en 1801, est aujourd'hui [en 1898] professeur à
l'Université de Berlin. Son principal ouvrage est le Lehrbuch der
Dogmengeschichte, en 3
volumes, dont la première édition est
parue
à Fribourg, chez Mohr, en 1887-1890. Il en a donné un abrégé, que
M. Choisy a traduit en français (Paris, Fischbacher).
(25)
Né en 1822, privatdocent
à Bonn en 1846, professeur extraordinaire à Bonn en 1853,
professeur ordinaire à Bonn en 1860, professeur ordinaire à
Göttingue
en 1864 ; mort en 1889. Son principal ouvrage est : Die
christliche Lehre
von der Rechtfertigung
und Versöhnung,
3 vol. — Voir Henri Schön:
Les
Origines historiques de la Théologie de Ritschl
(Paris, Fischbacher,
1893). Cette théologie
a été critiquée, au point de vue libéral, par M. Pfleiderer, op.
cit., p. 228 et suiv. ; — au
point de vue catholique, par le P. Granderath : Stimmen
aus Maria Laach [:katholische
Blätter], 1894, XLV [45],
p. 1,
148,
213,
338,
et XLVI [46],
p. 144
et 254
(Fribourg, Herder) ; — au point de vue du protestantisme positif,
par Flügel
: Ritschls
philosophische
und theologische
Ansichten (Langensalza,
Bayer, 1896).
(26)
Pour le développement de cette idée, voir Baldensperger : La
Théologie d'Albert Ritschl,
p. 7-9
(Rapport présenté à la première séance de la Société de
Théologie
protestante
de Paris, le 22
mai 1883,
Lausanne, Bridel).
(27)
Pour le développement de cette idée, voir Kattenbusch, Von
Schleiermacher zu Ritschl, 2e éd., p. 82-88 (Giessen,
Ricker, 1893).
(28)
En
faveur de l'exégèse de Ritschl, voir Baldensperger : La
Théologie d'Albert Ritschl,
p. 30-32.
M. le professeur Pfleiderer, théologien libéral, écrit au sujet de
Ritschl : « Malgré le principe qu'il adopte, de donner à tous ses
enseignements une origine biblique, le fondement exégétique est la
partie la plus faible de sa théologie, car son exégèse est tout à
fait au service de sa dogmatique ; elle ne se distingue de la vieille
exégèse rationaliste que par les artifices raffinés de dialectique
avec lesquels Ritschl impose sa propre opinion aux écrivains
bibliques » (Die
Entwicklung der protestantischen Théologie in Deutschland seit Kant,
p. 232. Fribourg, Mohr, 1893).
(29)
Sur l'originalité du système de Ritschl et sur les traits par
lesquels il se distingue du libéralisme, voir Herrmann : Der
evangelische Glaube und die Theologie Albrecht
Ritschls, p. 17 (Marbourg, Elwert, 1890). M. Kübel, Über
den Unterschied zwischen der positiven und der
liberalen Richtung in der modernen Theologie,
p. 21-22, 2e édition (Munich, Beck, 1895), dit très
finement qu'en suivant la Lokalmethode,
c'est-à-dire en énumérant les divers dogmes et en étudiant, tour
à tour, la position de Ritschl à leur endroit, on ferait tort au
système de Ritschl.
(30)
Albert Ritschl, Unterricht in der
christlichen Religion, p. 378.
(31)
Albert Ritschl, ibid., p. 367.
(32)
Albert Ritschl, ibid., p. 373.
(34)
Albert Ritschl, Unterricht
in der christlichen Religion,
p. 14.
Le théologien libéral Lipsius (Die
Hauptpunkte der christlichen Glaubenslehre,
2e
édit., p. 23,
Brunswick, 1891) donne une autre explication du miracle : « En
distinguant
— dit-il
— entre
la causalité empirique d'où résulte tout événement et la
direction de cet événement par la volonté divine, on justifie la
foi au miracle au sens religieux du mot : le miracle n'est jamais,
comme tel, empiriquement perceptible ; mais
c'est pour la considération de
la finalité qu'il est une
preuve effective d'une direction spéciale de Dieu. Et tandis que la
conception dogmatique du miracle est inaccessible à la connaissance
scientifique, la conception religieuse du miracle essaie de croiser
sur leur propre terrain les résultats de la considération
scientifique
du monde. » Ce qui revient à dire, observe M. Lemme, théologien
positif, que « la foi au miracle a une justification religieuse,
mais non pas le miracle lui-même en tant que réalité» (Lemme,
Heilsthatsachen und
Glaubenserfahrung, p. 62, n.
2. Heidelberg, Winter, 1895).
— Cf, les explications des miracles du Christ, telles que les donne
le professeur Sell, de Bonn (Zeitschrift
fur Theologie
und Kirche, II, fascic. 6, p.
501.
Fribourg, Mohr, 1892). Le miracle de la multiplication
des pains fait allusion à un
événement qui apparut, à tous ceux qui y furent associés, comme
un grand miracle. « Le miracle de l'eau changée en vin pourrait
s'expliquer par un
changement subjectif dans le goût des convives, changement dû à la
suggestion, mais
de la réalité objective duquel Jésus dut être convaincu. »
(35)
Albert Ritschl, Die christliche Lehre von der
Rechtfertigung und Versöhnung,
III, p. 199, dit que les seules questions appartenant au domaine de
la religion sont celles welche sich um directe
Werthurtheile drehen.
(36)
M. Louis Lemme, né en 1847, est professeur à Heidelberg.
(37)
Lemme, Heilsthatsachen und Glaubenserfahrung, p. 9
(Heidelberg, Winter, 1895).
(38)
Lemme, op. cit., p. 3-4: « Il demeure profondément
regrettable que, de la part du ritschlianisme, le désir de
domination l'emporte tellement sur l'esprit de vérité que jusqu'ici
on n'a même pas pu obtenir du ritschlianisme l'aveu d'un fait, à
savoir : qu'il supprime tous les fondements du christianisme
historique. Si on le lui reproche, il le nie... » M. Lemme
ajoute que le ritschlianisme supprime l'au-delà et met de côté
l'immortalité ; mais cette interprétation du professeur orthodoxe
n'est point admise par les ritschliens.
(39)
Kattenbusch, Von Schleiermacher zu Ritschl, zur Orientirung über
den gegenwärtige Stand der Dogmatik,
p. 37-38 (Giessen, Ricker, 1893) ;. — Lemme, op. cit.,
p.7,dit au contraire : «Beaucoup travaillent à brouiller
complètement la clarté au sujet des fondements du christianisme,
afin d’assurer à leur incroyance, dans l'Église chrétienne, le
droit de cité de la croyance. »
(40)
M. Ferdinand Kattenbuscb, né en 1851, est professeur à Giessen.
(41)
M. Rade, Der rechte
evangelische Glaube, p. 19
(Leipzig, Grunow,
1892),
déplore cette invective volontiers assénée par les orthodoxes ; «
Falschmünzerei
! Faux monnayage ! »
(42)
M. le professeur Herrmann, de Marbourg, dans son discours de rectorat
: Der evangelische Glaube und die Theologie
Albrecht Ritschls, p. 7-8 (Marbourg, Elwert, 1890),
rend un bel hommage à la haute religiosité de son maître Ritschl.
(43)
La Reformierte Kirchenzeitung, organe de ce Reformierter
Bund, qui veille aux intérêts des Églises
réformées calvinistes dans l’établissement officiel de l'Église
unie, prévoit que le luthéranisme succombera par l'effet des
doctrines de Ritschl (Cité par M. Schneider, Theologisches
Jahrbuch auf das Jahr 1896, p.
284-286. Gütersloh, Berstelmann). — « Le ritschlianisme, écrit
M. Lemme, le professeur orthodoxe de Heidelberg, ne signifie pas
seulement une nouvelle théologie, mais une nouvelle religion,
religion d'école comme le stoïcisme, et qui pour cela est incapable
de vie. » Op. cit., p. 50, n. 1. — Les principaux reproches
des orthodoxes contre la théologie de Ritschl ont été nettement
résumés à la « Conférence d'août », en 1893 (Chronik
der christlichen Welt, 1893, p. 330). — Voir aussi
l'arrêté du haut consistoire bavarois contre la théologie de
Ritschl (id., 1894, p. 389).
(44)
Rade, Der rechte evangelische Glaube, p. 26-27 :
« L'opposition entre nos adversaires et nous est réellement grande
et fondamentale, car le vrai concept de foi est en jeu. » —
Id., p. 12 : « Si on nous traite d'incroyants parce que nous
prenons une position plus libre à l'endroit de certaines phrases du
symbole, la faute n'en est pas à l’Apostolikum, mais à la
conception que nos adversaires ont de la foi. »
(45)
Jäger, Christliche Welt,
1894, p. 317 : « Les uns, envisageant l'expression que les
devanciers ont donnée à la foi dans des symboles déterminés,
estiment qu'elle s'impose à quiconque veut s'appeler un croyant
chrétien Les autres entendent par foi chrétienne la conviction que
Jésus-Christ est le Seigneur, conviction issue de l'expérience
personnelle vivante. » — Kaftan, Glaube und Dogma, p. 22
(Bielefeld, Velhagen, 1889) : « Ce que le Nouveau Testament nomme
foi n'est point, avant tout, une adhésion (Fiirwahrhalten),
mais une confiance (Vertrauen). C'est une attitude intérieure,
une démarche intérieure. Mais elle inclut la pensée de Dieu et de
sa conduite à mon égard. Et cela de telle façon que je présuppose
que cette pensée est vraie. » Cf. Kaftan : Die Verpflichtung
auf das Bekenninis in der evangelischen Kirche,
p. 5 (Leipzig, Grunow, 1893). — Rade, Der rechte evangelische
Glaube, p. 13 : « C'est seulement par la foi que nous sommes
justifiés, non par la soumission à telle ou telle doctrine
traditionnelle... La foi évangélique est en danger, là où on fait
dépendre en quelque mesure la profession de chrétien évangélique
de l'adhésion (Zustimmung) à toutes les
doctrines de détail... Mettre sa confiance (Vertrauen) dans
le Seigneur-Christ : et dans lui seul, voilà toute la foi
évangélique. »
(46)
Cité dans Christlieb : Handbuch der evangelischen Religionslehre,
p. 335 (Leipzig, Freytag, 1894).
(47)
Rade, Christliche Welt,
1894, p.151-155 : « Il y a un grand fait, Jésus-Christ. Notre
conception de la foi se rattache à cet endroit-là de l'histoire du
monde. » — Dreyer, Undogmatisches Christentum, p. 86
(Brunswick, Schwetschke, 1890), distingue entre l'action historique
du Christ [historisches Wirken),
c'est-à-dire l'influence qu'a exercée cette personnalité et
qu'elle exerce toujours, et les détails de sa vie terrestre, ce
qu'il appelle das Empirische seines Erdenwandels.
(48)
Voir Rade, Christliche Welt,
1892, p. 1072-1076, pour la distinction entre ces diverses catégories
de faits évangéliques ; et, contre cette distinction, l'écrit de
M. Lemme : Heilsthatsachen und Glaubenserfahrung.
M. Lemme objecte, p. 8, que les « faits de salut »
(Heilsthatsachen) reposent sur des vérités fondamentales
(Grundwahrheiten), et que sans ce fondement, supprimé par le
ritschlianisme, le christianisme reste en l'air (schwebt in der
Luff ;. — Cf. Kubel : Über den Unterschied
zwischen der positiven und der liberalen
Richtung in der modernen Theologie, p. 171-172
(Munich, Beck, 1893).
(49)
« Il ne peut pas y avoir de confiance en Dieu sans des conceptions
définies de Dieu et de ses rapports avec le monde et avec
l’humanité. La foi contient toujours ein
intellektuelles Moment [un
moment intellectuel], sans lequel elle n'existe pas ; elle
n'est jamais uniquement un sentiment ou un état d'âme. » C'est à
M. Lemme, Heilsthatsachen und Glaubenserfahrung, p. 40, que
nous empruntons cette expression des conceptions orthodoxes.
(50)
Kaftan, Die Verpflichtung auf das Bekenntnis in der evangelischen
Kirche, p. 6 et 7 (Leipzig, Grunow, 1893), définit la foi « une
vie personnelle intime dans la vérité » (ein
inneres persönliches Leben in der Wahrheit),
un effort infini (unendliche Aufgabe, Ringen) pour retrouver
chaque jour ce qu'on sait être vrai », — mais, en aucune façon,
l'acceptation d'une théorie, d'une doctrine. — Brieger, Die
fortschreitende Entfremdung von der Kirche im Lichte
der Geschichte, p. 25-26 (Leipzig, Hinrichs, 1894) : « La foi
vient d'une expérience intime ; elle n’a donc nul besoin d'être
confirmée par une preuve historique. »
(51)
C'est ce que disait, avant sa conversion au catholicisme, la comtesse
Ida de Hahn-Hahn, l'une des femmes polygraphes du XIXe
siècle. Elle écrivait en 1844 (Orientalische Briefe, I, p.
310) : « Ma religion est la religion individuelle ; ma foi est ma
foi ; quelle est la foi de l'homme, peu importe, pourvu que ce soit
sa foi. C'est la foi qui rend heureux, a dit le Christ, et nullement
telle ou telle foi » (Cité par Haffner, Ida von Hahn-Hahn,
p. 16. Francfort, Fösser, 1880).
(52)
M. Jules Kaftan, né en 1848, est professeur à Berlin.
(53)
M. Otto Dreyer, né en 1837, est pasteur à Meiningen.
(54)
Dreyer, Undogmatisches Christentum : Betrachtungen
eines deutschen Idealisten (Brunswick, Schwetschke,
1890). Par ce christianisme non dogmatique, l'auteur espère
satisfaire, tout à la fois, les exigences de la pensée libre,
auxquelles l'orthodoxie résiste, et les besoins de religiosité,
qu'un libéralisme purement négatif ne contente point.
(55)
M. Kaftan, Glaube und Dogma[: Betrachtungen über
Dreyers undogmatisches Christentum] (Bielefeld, Velhagen, 1889),
maintient contre M. Dreyer qu'on ne peut pas concevoir une église
sans dogmes (p. 26); il ajoute même (p. 28) que dans le
protestantisme, où le culte et la hiérarchie ne sont point au
premier plan, l'existence d'un dogme est plus indispensable que dans
le catholicisme ; mais ce qu'il faut, c'est un nouveau dogme (p. 30),
« un dogme issu de la foi » (p. 41).
(56)
M. Robert Kubel, Über den Unterschied zwischen der
positiven und der liberalen Richtung in
der modernen Theologie, 2e
édit., p. 149 (Munich, Beck, 1893), résume ainsi la différence des
deux écoles: « Les uns croient quelque chose qui s'est passé et
qui se passe en eux ; les autres croient quelque chose qui
jadis, il y a dix huit cents ans, s'est passé en dehors d'eux, mais
pour eux. »
(57)
M. Hermann Cremer, né en 1834, est professeur à Greifswald.
(58)
De cette illusion, M. le professeur Kaftan se raille avec une ironie
prolongée, dans son écrit : Die Verpflichtung auf
das Bekenntnis in der evangelischen Kirche, p. 19
(Leipzig, Grunow, 1893). Aux yeux de M. Dreyer, c'est par lâcheté,
par peur de la lutte pour la vérité, que certains étudiants en
théologie finissent par se rejeter dans les sentiers commodes, peu
compromettants, d'une orthodoxie relative (Undogmatisches
Christentum, p. 51, Brunschwick, Schwetschke,
1890).
(59)
Kaftan, Die Verpflichtung auf das Bekenntnis in der evangelischen
Kirche, p. 6-7 (Leipzig, Grunow, 1893 ; — Voir aussi Kaftan,
Das Verhältnis des evangelischen Glaubens
zur Logoslehre, p. 24-27 (Fribourg, Mohr, 1896).
(60)
Lipsius, Unser gemeinsame Glaubensgrund im Kampf
gegen Rom, p. 13 (Leipzig, Braun, 1890] : « Si
l'on dispute sur la signification des mots divinité du Christ
(Gottheit Christi), la divinité en Christ (Gottheit
in Christo) est unanimement admise par les partis
les plus divers de l'Église. »
(61)
Brieger, Die fortschreitende
Entfremdung von der Kirche, p. 20-26 (Leipzig,
Hinrichs, 1894). « La personne seule de Jésus, sa vie, son action,
voilà ce qui peut faire impression sur la conscience. »
(62)
Rade, Der rechte evangelische Glaube, p. 23
(Leipzig, Gnmow, 1892) : « L'infaillibilité littérale de la Bible
est une opinion qui contredit des faits élémentaires. Ces faits
sont reconnus par presque tous les théologiens scientifiques de nos
jours. » Voilà la négation ; mais on n'en fait point parade, et
l'on insiste surtout sur des affirmations comme celle-ci (id.,
p. 21) : « Nous aimons la Bible, parce que l'apparition de
notre-Seigneur Jésus-Christ s'est dégagée pour nous de la Bible
avec une clarté et une intimité que nous ne retrouvons nulle part
ailleurs. » — Et si les orthodoxes insistent, on leur répond que,
par leur faute, l'Église de Luther a glissé « dans la faiblesse de
foi, dans la petitesse de foi » (Meinhold, Wider den
Kleinglauben, p. 60. Fribourg, Mohr, 1896) : ce que les croyants
appellent Glauben, les libéraux ou les « modernes »
l'appellent Schwachglaubeit, Kleinglauben.
(63)
Si le théologien interrogé voulait répondre d'une façon claire et
formelle, il répondrait la plupart du temps par un non.
« L'inspiration littérale de l'Écriture, postulat et fondement de
tout le système orthodoxe, n'est plus soutenue, en Allemagne, que
par un tout petit nombre, bien qu'on trouve maints théologiens qui
ne la nient point publiquement » (Dreyer, Undogmatisches
Christentum, p. 59. Brunswick, Schwetschke, 1890).
(64)
Herrmann, Der evangelische Glaube und die Theologie
Albrecht Ritschls, p. 11 (Marbourg, Elwert, 1890). Il accuse la
conception semi-catholique, à laquelle restent asservis les
protestants positifs, d'aboutir à une « caricature ».
(65)
M. Cramer, Zum Kampf um das Apostolikum, eine
Streitschrift, 3e édit., p. 38 (Berlin, Wiegandt,
1893), accuse l'école « historique » de M. Harnack et de ses amis
de procéder comme l'Église romaine en condamnant à une foi passive
(fides implicita) tous ceux qui n'ont point assez de science
pour se pénétrer de ces méthodes nouvelles : « Le christianisme —
dit-il — n’est pas une religion pour l'aristocratie de
l'humanité. » À quoi M. Harnack réplique : « Si la religion
chrétienne n'était rien autre chose que la foi en une personne
historique, M. Cremer aurait raison : le parfait historien serait le
parfait chrétien... Mais la conviction que ce Jésus historique est
le Rédempteur et le Seigneur ne résulte pas de la recherche
historique, mais de la connaissance des péchés et de Dieu »
(Antwort auf die Streitschrift D. Cremers, p. 24-25. Leipzig,
Grunow, 1892). — De même M. Förster, Christliche
Welt, 1893, p. 972-980, défend la théologie moderne du
reproche de n'être point intelligible aux masses.
(66)
Rhricht, Auf zum Kampf wider die liberale Theologie,
p. 51 (Gütersloh, Bertelsmann, 1893) : « Les théologiens libéraux
recommandent aux candidats, d'une façon véritablement jésuitique,
la réserve mentale. »
(67)
Article du pasteur Dammann dans le journal Licht und
Leben, d'Essen, numéro du 3 novembre 1894 (reproduit dans
Meinhold, Wider den Kleinglauben, p. 3-9. Fribourg, Mohr,
1895).
(68)
Das Bekenntniss zum geschichtlichen
Christentum, p. 39 (Berlin, Walther, 1895). — « Des millions
de protestants ne reconnaissent pas le symbole, s'écriait en 1893
une feuille libérale, le Deutsches
Protestantenblatt. Il glorifie la croyance massive
au miracle. Il est en conflit avec la science. Il lutte contre la
raison. La fin du libéralisme ecclésiastique serait aussi la fin de
l'Église évangélique » (Cité dans la Deutsche
evangelische Kirchenzeitung, 1893, p. 377).
(69)
Deutsch-Evangelische Blätter, VI,
p. 632 et suiv., 1889 : ces querelles de partis lui paraissent die
schlimmste Gestalt ; il les appelle des Krankheitserscheinungen.
(70)
Jäger, Christliche Welt,
1894, p. 3-7.
(71)
Rade, Der rechte evangelische Glaube,
p. 3 : « La lutte sera profitable à notre Église et à beaucoup
d'âmes droites : c'est là ma foi. » Achelis, Protestantismus
und Kirche, p. 10 (Leipzig, Braun, 1895) : « Il ne faut pas
déplorer que les tendances se combattent; car le combat résulte
naturellement de l'esprit de vérité, qui est sacré, et d'une
solide loyauté de convictions ; et déjà il a engendré beaucoup de
vie et beaucoup de bénédictions. » Cf. Chronik
der christlichen Welt, 1893, p. 260.
(72)
C'est le sens du discours du prince de Hohenlohe-Langenburg à
l'assemblée de l’Evangelischer Bund
tenue à Francfort en 1887 (Publié dans Fricke : Der evangelische
Bund in Frankfurt, p. 2, Leipzig, Braun, 1887).
(73)
Au nom des orthodoxes, le professeur Lemme réplique : « Dans la
destruction fondamentale de l'ensemble du dogme que projette le
ritschlianisme,il ne reste, à proprement parler, aucun trait d'union
entre cette tendance et le christianisme évangélique »
(Heilsthatsachen und Glaubenserfahrung, p. 50).
(74)
Stier, Corpusculum
Inscriptionum
Vitebergensium,
p. 153
(Wittenberg, Herrosé,
1883). — Il
est piquant de rapprocher de cette inscription le titre d'une récente
brochure de M. Ernest Roderich : Gottes
Wort und die Lutherische
Bibelübersetzung,
zwei grundverschiedene Dinge !
(Berlin, Wiegandt, 1895), où l'auteur, signalant les nombreux
contre-sens de la traduction de la Bible par Luther, cherche à
prouver que les diverses écoles protestantes pourraient s'accorder
en revenant à une plus saine intelligence
de la Bible.
(75)
« Les premiers réformateurs —
écrit Mme
de Staël —
croyaient pouvoir placer les
colonnes d'Hercule de l'esprit humain au terme de leurs propres
lumières ; mais ils avaient tort d'espérer qu'on se soumettrait
à leurs décisions comme infaillibles, eux qui rejetaient toute
autorité de ce genre dans la religion catholique » (De
l’Allemagne. 4e
partie, chap. II).
(76)
« Luther — a écrit M. Harnack — n'a jamais triomphé de
ses hésitations entre une estimation qualitative et une estimation
littéraliste de l'Écriture Sainte ; et la dispute sur la Cène
l'affermit dans le second de ces points de vue. Il n'a donc pas brisé
la servitude de la lettre. Son Église en arriva à la doctrine de
l'inspiration la plus stricte, tandis que, d'autre part, elle
n'oublia cependant jamais complètement que le contenu de l'Évangile,
ce n'est pas tout ce qui est renfermé sous la couverture du livre de
la Bible, mais la proclamation de la libre grâce de Dieu en Christ »
(Précis de l’histoire des dogmes,
trad. Choisy, p. 445-446. Paris, Fischbacher, 1893).
(77)
Meinhold, Wider
den Kleinglauben, p. 64
(Fribourg, Mohr, 1895).
Luther, pour apprécier les livres de l'Écriture,
examinait dans quelle mesure ils révélaient le Christ (Christum
zeigen)
et s'ils avaient une façon évangélique (evangelische
Art) : toute l'évolution
libérale et moderne du protestantisme n'est-elle point eu germe dans
ces premiers exemples d'une appréciation subjective ? Luther, pour
épurer le canon, se fondait sur des raisons de critique dogmatique ;
avec Cheumitz, le grand théologien
de la seconde moitié du XVIe
siècle, on commença d'alléguer des raisons historiques. Voir
Luthardt,
Kompendium der Dogmatik,
p. 28-29
(Leipzig, Dörffling,
1895).
(78)
C'est ce qui permet à M. Rade d'écrire, Der rechte
evangelische Glaube, p. 24 : « Nous pensons malgré tout, dans
notre critique historique, être les vrais disciples de Luther. Il
n'a pas eu et n'a pas connu notre critique historique, bien qu'il en
ait été un précurseur par des remarques de détail. Mais quand,
dans l'Écriture, nous recueillons notre Christ, et quand, avec ce
Christ dans le cœur, nous pesons toutes les autres choses d'après
leur rapport avec ce Christ, nous sommes dans le sillage de Luther. »
(79)
« Cette souveraine — disait Luther au sujet de l'Écriture —
doit dominer et régner ; et tous les autres, de quelque nom qu'ils
s'appellent, lui doivent être soumis; ils n'en doivent point être
les maîtres et les juges, mais seulement les pauvres témoins,
disciples et adhérents, fussent-ils le pape, Luther, Augustin, ou un
ange descendu du ciel. » Les orthodoxes allèguent volontiers ce
texte. Voir Röhricht, Auf zum Kampf wider die liberale
Theologie und für Christus
und die Kirche ! Ein Weckruf, p.
16 (Gütersloh, Bertelsmann, 1895). Cf. id., p. 25, cette
autre citation, également chère aux orthodoxes : « C'est le plus
haut article de notre foi, que le fils de Marie est le fils éternel
de Dieu, envoyé par le Père. » Et ceux qui nient, au contraire,
que la foi implique aucune adhésion dogmatique ou l'acceptation
d'aucune littéralité, citent cette définition du même Luther : «
La foi est la confiance vivante, abandonnée, dans la grâce de Dieu,
die lebendige und verwegene Zuversicht
auf Gottes Gnade » (Meinhold, op. cit., p.
62).
(80)
Cité dans Luthardt, Kompendium der Dogmatik, p.
90.
(81)
M. Harnack, par exemple, reproche à la doctrine de Luther quatre
confusions : 1° confusion de l'Évangile et de la doctrina
Evangelii ; 2° confusion de la foi évangélique et de
l'ancien dogme ; 3° confusion entre la parole de Dieu et l'Écriture
Sainte ; 4° confusion entre la grâce et les sacrements. Et, d'après
lui, le rôle du protestantisme contemporain est d'amender ces quatre
points de la doctrine luthérienne. Mais il estime qu'en les amendant
on ferait acte de fidélité à l'esprit même de Luther, et c'est ce
qu'il appelle envisager sérieusement le christianisme de Luther en
regard du « tout Luther » (Précis de l'histoire
des dogmes, trad. Choisy, p. 444-446. Paris,
Fischbacher, 1893).
Référence
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