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samedi 27 avril 2019

Ce qu'est la vraie liberté humaine : être capable de se gouverner soi-même, en vue de son bien propre et du bien commun, en suivant les orientations de la loi morale.



Mgr Émile Guerry (1891-1969)
L'homme libre est celui qui, créé à l'image de Dieu, se sait responsable de ses actes et de son destin, capable de se gouverner par lui-même, d'être maître de lui-même, de ses instincts, de ses passions, de ses facultés, et de décider de ses actes et de ses refus dans une soumission aimante, fidèle et consentie à un ordre supérieur de la loi morale et à la volonté transcendante d'un Maître qui agit dans l'histoire et qui est aussi un Père.


Référence

Guerry Émile (Mgr), L'Église et la communauté des fidèles. La doctrine de l'Église sur les relations internationales : l'enseignement de Pie XII, Paris, Bonne Presse, 1958, p. 62.

Remarque : D'après le Dictionnaire de la langue française, d'Émile Littré, aux éditions Hachette (Paris, 1873-1874), dans le tome 4 à la page 2006, la soumission est la « disposition à obéir ».





Jean Daujat (1906-1998)

Les inclinations de la sensibilité

Les inclinations de la sensibilité sont communes à l'animal et à l'homme : il y a, chez tout animal, des inclinations vers les biens sensibles connus par sa sensibilité, ce sont les réflexes (1), les instincts (2) et les habitudes (3), pour la sensibilité externe, les sentiments (4) (émotions (5) et passions (6)) pour la sensibilité interne. 


La volonté

Alors que l'animal ne possède que les inclinations de la sensibilité, il y a chez l'homme une inclination résultant de la connaissance intellectuelle : quand nous tendons vers quelque chose que notre intelligence conçoit ou juge comme un bien, on dit qu'on le veut, la volonté est donc la tendance résultant de l'intelligence.


Alors que la sensibilité ne connaît que des biens particuliers (et tend vers eux sans savoir que ce sont des biens, car elle n'a pas l'idée pour juger que ce sont des biens, le mot « bien » n'a aucun sens pour un animal, tandis qu'un chien comprend le mot « viande » ou le mot « promenade », l'intelligence a l'idée universelle de bien grâce à laquelle elle connaît, non point tel ou tel bien particulier, mais la nature même du bien ou ce qu'il y a de bien en chacun d'eux. 

Donc l'objet formel qui détermine la nature même de la volonté, c'est-à-dire ce à quoi elle tend par sa nature même, est le bien en tant que bien dans sa nature même de bien : la volonté, par sa nature même, veut toujours le bien (bien connu et jugé par l'intelligence) et elle ne veut un bien particulier que dans la mesure de ce qu'elle trouve de bien en lui. 

On s'exprime donc imparfaitement quand on dit que la volonté « veut le mal » car elle ne veut jamais le mal en tant que mal. Mais quand elle veut un bien inférieur en le préférant à un bien supérieur, il y a mal par la privation de ce bien supérieur qui en résulte, pourtant, l'objet vers lequel la volonté s'est portée, c'est-à-dire le bien inférieur ainsi préféré, est un bien, et non un mal (par exemple, quand un enfant préfère à la santé ce bien inférieur qu'est le plaisir de manger un gâteau qui lui donnera une indigestion).

 La liberté

Parce que a volonté veut toujours le bien dans sa nature universelle de bien, elle peut le trouver dans l'un ou l'autre des biens particuliers dont chacun n'est bien qu'à sa manière plus ou moins limitée. Donc elle peut choisir entre eux, ce qui veut dire qu'elle est libre : voilà pourquoi l'homme, à la différence de toutes les autres espèces animales, possède la liberté.

On voit par là que la liberté résulte du jugement de l'intelligence qui, connaissant la nature universelle du bien, peut apprécier ce qu'il y a de bien en chaque bien particulier.

(...) [L]a liberté est pouvoir de choix, or, pour choisir, il faut comparer, pour comparer, il faut juger, la liberté est donc la conséquence du jugement qui est un acte de l'intelligence, et c'est pourquoi il ne peut pas y avoir de liberté dans les activités sans intelligence.

Il en résulte que l'homme n'exerce pas sa liberté quand il suit, sans réfléchir, les impulsions de sensibilité : l'homme n'exerce sa liberté que lorsqu' avant d'agir, il prend le temps de réfléchir pour examiner les solutions possibles et faire un choix entre elles, c'est-à-dire décider, alors, et alors seulement, il y a acte volontaire libre dont nous sommes responsables. La liberté se trouve dans cet acte intérieur de décision par lequel la volonté s'engage et se prononce en donnant librement sa préférence, elle n'est pas dans l'acte extérieur d'exécution, évidemment régi par les lois physiques.

La décision se prépare dans la délibération où l'on examine le pour et le contre en penchant tantôt d'un côté et tantôt de l'autre : la décision met fin à la délibération parce que la volonté y donne librement sa préférence aux motifs d'agir qu'elle rend, par là, décisifs en écartant ou en rejetant les motifs contraires. La liberté s'y engage donc dans le sens qu'elle choisit ainsi.

Alors que l'amour sensible est déterminé et n'est pas libre, il y a là un amour spirituel du bien ainsi préféré aux autres qui est un amour libre parce qu'il est un amour de choix ou de préférence, ce choix pouvant se faire dans le sens de l'attrait sensible de la passion auquel on cède volontairement et librement ou, en sens contraire, en refusant de céder à la passion parce qu'on lui préfère un bien supérieur.

Parce que l'intelligence humaine est une intelligence limitée, la liberté humaine qui en résulte, est une liberté limitée : parce que notre intelligence dépend de notre sensibilité, notre liberté est influencée par nos mouvements de sensibilité, et  suivant que cette influence est plus ou moins grande, nos actes sont plus ou moins libres

Le caractère discursif de notre intelligence se manifeste dans la délibération où l'on examine successivement le pour, puis le contre et, comme cette délibération peut être reprise après la décision et aboutir à une décision contraire, il en résulte que nous pouvons revenir sur une décision, en changer, nous repentir, d'où l'instabilité de la liberté humaine : la possibilité du repentir est, certes, avantageuse dans le cas d'une mauvaise décision, mais cela comporte aussi bien la possibilité d'être infidèle à une bonne décision. Et, en elle-même, cette instabilité est une imperfection, car la liberté est d'autant plus parfaite qu'elle s'engage plus complètement dans le choix librement fait, et nous verrons qu'une liberté parfaite est stable parce qu'elle s'engage définitivement sans repentir possible.

Ceux qui ont cru que la liberté comporte une disponibilité perpétuelle pour tous les choix possibles (par exemple André Gide) ont commis la grave erreur de placer la liberté avant le choix, quand il n'y a qu'une simple possibilité d'acte libre, alors que la liberté ne sort de cette simple possibilité en s'exerçant et se réalisant effectivement que dans l'acte de choix, quand ce choix est fait librement, et elle s'y exerce et s'y réalise d'autant plus qu'elle ne fait pas un choix provisoire et révisible mais qu'elle s'y engage plus complètement, tandis qu'au contraire, une liberté toujours instable est le jouet des caprices des passions et ne s'exerce que fort peu.


La loi morale

Nos actes volontaires libres ne sont évidemment pas régis par les lois physiques puisque nous en avons le choix. Pourtant, nous avons vu que toute activité est régie par des lois. Il y a donc des lois d'une autre nature que les lois physiques, des lois propres au domaine des actes volontaires libres, c'est-à-dire au domaine moral (domaine des « mœurs » humaines), c'est pourquoi on les appelle « lois morales ».

En effet, nos actes volontaires libres doivent se conformer à une règle pour se diriger vers le bien qui en est la fin. 

Mais ce n'est pas une règle suivie sans le savoir ni le vouloir, par un pur automatisme de la nature des choses, comme c'est le cas pour les lois physiques. C'est une règle dont nous avons conscience par notre intelligence qui sait où se trouve notre bien et ce qu'il faut faire pour y parvenir, et donc, c'est une règle que nous suivrons parce que nous le savons et le voulons. 

Les lois morales ne régissent pas nos actes par un automatisme de la nature des choses, comme les lois physiques, mais par le moyen de la connaissance que nous en avons, en nous faisant agir sciemment et volontairement d'après cette connaissance, autrement dit, par les lois morales, l'homme, être libre, maître et responsable de ses actes et de la conduite de sa vie, se dirige lui-même d'après la lumière de son intelligence qui lui fait connaître le chemin de son bien. 

Donc, contrairement à la loi physique, la loi morale est une loi que nous ne suivons pas nécessairement, que nous avons le choix de suivre ou de ne pas suivre, que nous suivons en le sachant et le voulant, mais qu'il faut suivre pour parvenir à notre bien, nous perfectionner, nous améliorer, tandis que, si nous ne la suivons pas, nous manquons notre bien, nous dégradons, nous diminuons, et nous sommes responsables de ces résultats parce que nous choisissons librement entre ces deux possibilités. Le propre de la loi morale est d'être connue par notre intelligence à laquelle elle apprend ce qu'il faut pour notre bien, de sorte que, par elle, nous dirigeons nous-mêmes nos actes vers notre bien.

L'acte moralement bon (bien moral) est celui où la liberté choisit conformément à la loi morale, c'est-à-dire d'après les exigences de notre bien qui sont, alors, décisives, donc préférées par nous à tout ce qui leur est contraire. L'acte moralement mauvais (mal moral) est celui où la liberté choisit contrairement à la loi morale, c'est-à-dire en se détournant des exigences de notre bien pour leur préférer ce qui leur est contraire.

L'obligation de suivre la loi morale pour parvenir à notre bien, n'est pas une nécessité physique puisque nous avons la possibilité d'agir autrement. C'est une obligation d'une autre nature qu'on appelle obligation morale ou devoir et qui est toute relative au bien à obtenir qui ne peut s'obtenir sans cela.

De même le pouvoir moral ou droit est d'une autre nature que la possibilité physique car il y a des choses qu'on a la possibilité physique de faire et qu'on a pas le droit de faire parce qu'elle sont contraires au exigences de notre vrai bien.

La responsabilité de nos actes libres entraîne le mérite : par l'acte moralement bon, nous méritons le bien librement choisi, le perfectionnement, l'amélioration qui en résultent pour nous et qui en constituent la sanction morale, par l'acte moralement mauvais, nous méritons la privation de bien, la dégradation, la diminution qui en résultent pour nous et en sont la sanction morale. Les sanctions morales sont donc les conséquences bonnes ou mauvaises pour nous, librement choisies par nos actes volontaires libres, on commettrait une grave erreur en les confondant avec les punitions ou récompenses que quelque autorité nous applique de l'extérieur, pour l'exemple ou pour le bien commun ou pour nous éduquer (par exemple, la sanction morale de l'ivrogne n'est pas d'être arrêté en état d'ivresse et conduit en prison, mais la dégradation humaine de l'état même d'ivresse qui le prive de l'usage de sa raison et de sa liberté, c'est-à-dire de ce qui fait sa perfection d'homme à laquelle il a préféré le bien inférieur qu'est le plaisir de boire immodérément.)

La loi morale résulte donc de la nature même de l'homme qui tend à se perfectionner en se dirigeant lui-même d'après la lumière de son intelligence, par conséquent, objectivement, elle est la même pour tous les hommes, mais parce qu'elle est plus ou moins bien connue par notre intelligence sujette à l'ignorance et à l'erreur et qu'elle ne dirige nos actes que par la connaissance que nous en avons, donc dans la mesure ou nous la connaissons, il y a une grande variété de morales suivant les temps et les lieux, mais cette vérité vient de ce  que tel ou tel aspect de la loi morale est ignoré ou méconnu ici ou là et cela n'enlève rien à la vérité morale objective qui, fondée sur la nature humaine elle-même, est vraie partout et toujours.

Contrairement à ce qu'avait supposé Jean-Jacques Rousseau, nos connaissances morales, comme toutes nos autres connaissances intellectuelles, ne sont pas innées, ni instinctives, ni spontanées, ni infaillibles et ne proviennent pas d'une illumination intérieure, mais sont lentement, laborieusement, progressivement acquises à partir des données de l'expérience qui nous fait découvrir et discerner peu à peu ce qui est bon et ce qui est mauvais pour nous. D'où la possibilité de l'ignorance et même de l'erreur.

Certains penseurs (notamment André Gide) ont cru voir dans la loi moral un obstacle à la liberté parce qu'ils ont imaginé la liberté comme le pouvoir de tout faire mais nous ne pouvons admettre cette conception arithmétique de la liberté qui la mesure par le plus grand nombre d'actes possibles alors que l'exercice effectif de la liberté est toujours choix d'un acte préféré à un autre : le pouvoir de tout faire aboutirait pour l'homme à faire « tout ce qui lui plaît », c'est-à-dire à suivre toutes es impulsions de sensibilité, donc à devenir un automate mené par l'état de ses nerfs et de ses glandes, ce qui est la destruction de la liberté ; nous avons vu que l'homme n'exerce effectivement sa liberté que si, au lieu de suivre aveuglément ses mouvements de sensibilité qui ne sont pas libres, il suit le jugement de son intelligence lui montrant où se trouve son bien, et ce jugement de l'intelligence est précisément la loi morale.

Ce n'est donc que grâce à la loi morale et par elle qu'évitant d'être esclaves de nos passions, nous usons réellement de notre liberté : loin de diminuer la liberté, la loi morale développe et augmente la liberté, elle nous rend plus libres. Certes, une liberté infinie et parfaite ne serait réglée par aucune loi, mais la liberté humaine est une liberté imparfaite et limitée qui tend à se perfectionner et à se développer et qui ne peut y réussir que par le chemin de la loi morale qui est donc le chemin de sa croissance : initialement simple possibilité d'actes libres, la liberté humaine ne se réalise effectivement que dans la voie indiquée par la loi morale.

On voit donc quelle erreur commettent ceux qui se représentent la loi morale comme une barrière interdisant un terrain défendu : la mal n'est pas du bien défendu, il est privation de bien ou de perfection, et la loi morale nous protège contre les privations et destructions qui nous menacent (comme un parapet au bord d'un précipice n'interdit pas un terrain défendu mais protège la liberté du promeneur contre les accidents possibles). 

C'est une erreur semblable de se représenter la loi morale comme un règlement imposé sans motif alors qu'elle n'est faite que des exigences de notre propre bien et ne nous est imposée par aucune autorité extérieure à nous mais provient des exigences mêmes de notre nature d'être imparfait tendant à se perfectionner et cherchant le chemin de se perfection.

Concevoir la morale comme un système de permissions et de défenses est une conception puérile qui nous ramène à l'état de l'enfant avant l'âge de raison qui, n'ayant pas encore le discernement du bien et du mal, conçoit tout comme permis ou défendu. 

La loi morale est la loi propre d'une liberté qui doit connaître ce qu'il faut pour son propre bien.



Référence


Daujat Jean, L'ordre social chrétien, Paris, Éditions Beauchesne, 1970, p. 31-36.



Notes (ajoutées par l'auteur de ce blogue)


(1) Selon le Trésor de la langue française informatisé (TLFi), il s'agit d'une « réponse automatique, involontaire et immédiate d'une structure ou d'un organisme vivants à la stimulation d'un récepteur sensible déterminé ».

(2) Selon le TLFi, il s'agit d'un « mouvement intérieur, surtout chez l'animal, qui pousse le sujet à exécuter des actes adaptés à un but dont il n'a pas conscience ».

(3) Selon le TLFi, il s'agit d'une « façon permanente, fréquente, régulière ou attendue, d'agir, de sentir ou de se comporter, acquise volontairement ou non ».

(4) Selon le TLFi, il s'agit d'un « état affectif complexe, assez stable et durable, composé d'éléments intellectuels, émotifs ou moraux, et qui concerne soit le « moi » (orgueil, jalousie...) soit autrui (amour, envie, haine...).
 
(5) Selon le TLFi, il s'agit d'une « conduite réactive, réflexe, involontaire vécue simultanément au niveau du corps d'une manière plus ou moins violente et affectivement sur le mode du plaisir ou de la douleur. »

(6) Selon le Dictionnaire de la langue française d' É. Littré, il s'agit  d'un « mouvement de l'âme, en bien ou en mal, pour le plaisir ou pour la peine. »

mardi 23 avril 2019

L’Église et le scandale des abus sexuels, par le pape émérite Benoît XVI, 11 avril 2019


Voici la version française du texte que le pape émérite Benoît XVI a fait paraître dans le mensuel bavarois Klerusblatt, le 11 avril 2019. Les autres versions françaises parues sur le web sont, vraisemblablement, des traductions faites à partir de la version anglaise ou à partir d'un traducteur (cf. sur le site fr.aleteia.org, sur le site benoit-et-moi.fr, et sur le site leblogdejeannesmits.blogspot.com). La version française suivante a été conçue, par l’auteur de ce blogue, directement à partir du texte allemand originel.

Benoît XVI, à São Paulo, au Brésil, le 10 mai 2007.
  
Cité du Vatican. 11 avril 2019 — Du 21 au 24 février 2019, à l'invitation du pape François, les présidents de toutes les conférences épiscopales du monde se sont réunis pour débattre de la crise de la foi et de l'Église constatée, dans le monde entier, au travers des informations choquantes concernant les abus exercés par des clercs sur des mineurs. Le volume et le poids des nouvelles au sujet de tels événements ont profondément bouleversé prêtres et laïcs et remis en question la foi de l'Église en tant que telle. Ici, il fallait donner un signal fort et rechercher un nouveau départ, afin de redonner à l'Église une crédibilité réelle en tant que lumière parmi les peuples et en tant que force d'assistance contre les puissances destructrices.

Étant donné que j’occupais, dans l'Église, un poste de responsabilité, comme pasteur, au moment de l'éclatement public de la crise et durant son développement, je devais, avec du recul, me poser la question de savoir — même si je n'ai plus maintenant de responsabilité directe en tant que [pape] émérite comment je pourrais contribuer à un nouveau départ. Ainsi, depuis l’annonce jusqu’à la réunion effective des présidents des Conférences épiscopales, j’ai rassemblé des notes avec lesquelles je peux, en cette heure difficile, apporter l’une ou l’autre indication secourable. Après des contacts avec le cardinal Secrétaire d’État Parolin, et le Saint-Père lui-même, il me semble juste de publier le texte qui en est résulté dans le Klerusblatt.

Mon travail est divisé en trois parties. Dans un premier point, je tente très brièvement de présenter le contexte social général de la question, hors duquel le problème ne peut être compris. J'essaie de montrer que, dans les années 1960, s'est déroulé un processus scandaleux qui n'a pratiquement jamais eu lieu, à cette échelle, dans l'histoire. On peut dire que, dans les vingt années courant de 1960 à 1980, les critères jusqu'alors valables en matière de sexualité, ont complètement disparu et qu'une absence de normes s’est faite jour, que l’on s’est efforcé, entre-temps, de contrecarrer.

Dans un second point, j'essaie d’esquisser les effets de cette situation dans la formation et la vie des prêtres.

Enfin, dans une troisième partie, je voudrais développer quelques perspectives d’une juste réponse que pourrait faire l’Église.



I.


1. L'affaire commence par l'initiation, ordonnée et soutenue par l'État, des enfants et des jeunes à la nature de la sexualité. En Allemagne, la ministre de la Santé, Mme Strobel, a fait réaliser un film dans lequel, avec le but d’informer, tout ce qu’il n’était pas permis auparavant de montrer publiquement, y compris les rapports sexuels, a alors été exposé. Ce qui était initialement destiné uniquement à l’information des jeunes gens a ensuite été tout naturellement accepté comme une ressource commune.

Le « Sexkoffer » du gouvernement autrichien a eu des effets similaires. Les films sexuels et pornographiques sont alors devenus une telle réalité qu’ils ont désormais été diffusés dans les cinémas de gare. Je me souviens encore du jour où, marchant dans la ville de Ratisbonne, j'ai vu attendre, devant un grand cinéma, une foule de personnes, comme nous ne l'avions vu qu'en temps de guerre, lorsque l’on espérait recevoir une distribution spéciale. Je me souviens également de la façon dont je suis arrivé dans la ville, le Vendredi saint de 1970, constatant qu’à toutes les colonnes d’affichage avaient été collées des affiches publicitaires qui représentaient, en grand format, deux personnes complètement nues étroitement enlacées.

Parmi toutes les libertés que voulait obtenir la révolution de 1968 se trouvait également cette pleine liberté sexuelle qui n’admit plus aucune norme. La propension à la violence qui a caractérisé ces années, est étroitement liée à cet effondrement moral. En effet, aucun film sexuel ne fut plus autorisé dans les avions, parce que la violence surgissait au sein de la petite communauté des passagers. Étant donné que les dérives dans le domaine de l’habillement induisaient également de l’agressivité, les chefs d'établissement scolaires ont aussi essayé d'introduire un uniforme qui devait favoriser un climat d'apprentissage.

Fit partie également de cette physionomie de la révolution des années 68 le fait que l’on diagnostiqua la pédophilie comme un comportement autorisé et adapté. Au moins pour les jeunes gens de l'Église, mais pas seulement pour eux, ce fut une période très difficile à bien des égards. Je me suis toujours demandé comment les jeunes gens, dans cette situation, pouvaient aborder le sacerdoce et l'accepter avec toutes ses conséquences. L'effondrement généralisé du recrutement des prêtres, au cours de ces années, et le très grand nombre des réductions à l’état laïc sont une conséquence de tous ces événements.

2. Indépendamment de cette évolution, dans le même temps, la théologie morale catholique s'est effondrée, rendant l'Église vulnérable face aux processus en cours dans la société. J'essaie d’esquisser très brièvement le déroulement de cette évolution. Jusqu'à Vatican II, la théologie morale catholique était largement fondée sur le droit naturel, tandis que les Écritures n'étaient citées qu'à titre d'arrière-plan ou de confirmation. Au cœur du bras de fer du Concile en faveur d’une nouvelle compréhension de la Révélation, l'option du droit naturel a été largement écartée et une théologie morale entièrement fondée sur la Bible s’est vue encouragée. Je me souviens encore de la façon dont la faculté des Jésuites de Francfort avait lancé la formation d’un jeune prêtre très doué (Schüller) afin de reconstruire une morale entièrement fondée sur l’Écriture. La belle thèse du père Schüller constitue un premier pas vers la reconstruction d’une morale fondée sur l’Écriture. Le père Schüller fut ensuite envoyé en Amérique pour des études complémentaires et revint avec la conviction que la morale ne pouvait être établie d’une manière systématique à partir de la Bible seule. Il a ensuite tenté une théologie morale qui suivait une démarche plus pragmatique sans pouvoir, par cela, apporter de réponse à la crise de la morale.

Finalement, la thèse s’est largement imposée, selon laquelle la morale ne doit être déterminée qu’à partir des objectifs des actes humains. Le vieil adage « La fin justifie les moyens » n'était certes pas légitimée sous cette forme grossière, mais son esprit était devenu déterminant. Ainsi, désormais, il ne pouvait rien exister de bien, purement et simplement, comme rien qui ne soit toujours mauvais, mais seulement des appréciations relatives. Il n'y avait plus le Bien, mais seulement le Meilleur relatif, dépendant du moment et des circonstances.

La crise de la justification et de la présentation de la morale catholique, à la fin des années 1980 et dans les années 1990, a pris des formes dramatiques. Le 5 janvier 1989, a parue, signée par quinze professeurs de théologie catholiques, la « Déclaration de Cologne » qui considérait divers points de la crise concernant la relation entre le magistère épiscopal et la fonction de la théologie. Ce texte, qui, dans un premier temps, n’allait pas au-delà des protestations normales habituelles, suscita rapidement un tollé général contre le magistère ecclésial et rassembla, de manière visible et perceptible, le fort potentiel de protestation qui s’érigeait dans le monde entier contre les enseignements attendus de Jean-Paul II (voir D. Mieth, « Kölner Erklärung », Lexikon für Theologie und Kirche, t. VI 3, col. 196).

Le pape Jean-Paul II, qui connaissait très bien la situation de la théologie morale et la suivait avec attention, lança alors le travail sur une encyclique qui devait remettre les choses en place. Elle parut sous le titre Veritatis splendor le 6 août 1993 et a provoqué de violentes ripostes de la part des théologiens moraux. Avant cela, ce fut le Catéchisme de l’Église catholique qui présenta de façon systématique et convaincante, la morale proclamée par l’Église.

Je me rappelle la façon dont le théologien moraliste allemand de premier plan de l'époque, Franz Böckle, rentré dans sa patrie suisse après sa retraite, et considérant les éventuelles décisions de l’Encyclique Veritatis Splendor, expliquait que, si l’Encyclique venait à décider qu’il existe des actes à classer comme mauvais en tous temps et en toutes circonstances, il était résolu à prendre la parole avec toutes les forces qu’il possédait. Le bon Dieu lui a épargné la mise en œuvre de cette résolution ; Böckle mourut le 8 juillet 1991. L'encyclique parut le 6 août 1993 et ​​présenta, en effet, la résolution selon laquelle il existe des actes qui ne peuvent jamais devenir bons. Le pape était pleinement conscient, à cette heure, du poids de cette décision et avait interrogé de nouveau, justement pour cette partie de sa Lettre, les meilleurs spécialistes qui ne participaient pas à la rédaction de l'Encyclique. Il ne pouvait et ne devait laisser aucun doute sur le fait que la morale de la mise en balance des biens doit respecter une limite ultime. Il existe des biens que l’on ne doit jamais mettre en balance. Il existe des valeurs qui ne peuvent jamais être abandonnées au profit d’une valeur encore plus grande et qui vont également au-delà de la préservation de la vie physique. Il y a le martyre. Dieu vaut plus, même que la survie physique. Une vie qui serait achetée au prix de la dénégation de Dieu, une vie qui repose sur un mensonge ultime, est une non-vie. Le martyre est une catégorie fondamentale de l'existence chrétienne. Le fait que, dans la théorie soutenue par Böckle et de nombreux autres, il ne soit plus, moralement, fondamentalement nécessaire, montre que, là, l'essence même du christianisme est en jeu.

Dans la théologie morale, toutefois, une autre question était, entre temps, devenue pressante : s’imposait largement la thèse selon laquelle le magistère ecclésial avait compétence ultime (« l’ infaillibilité ») seulement dans les questions de foi à proprement parler, les questions de morale ne pouvant faire l'objet de décisions infaillibles du magistère ecclésial. Il y a, dans cette thèse, quelque chose de probablement juste qui mérite d'être discuté de façon plus approfondie. Mais il existe un minimum moral qui est indissolublement lié à la décision fondamentale de foi et qui doit être défendu si l’on ne veut pas réduire la foi à une théorie mais la reconnaître dans son exigence de vie concrète. Tout cela montre clairement à quel point il est fondamentalement question de l'autorité de l'Église en matière de morale. Quiconque refuse à l’Église une compétence magistérielle ultime dans ce domaine l’oblige au silence justement là où il est question de la frontière entre la vérité et le mensonge.

Indépendamment de cette question, se développa, dans de larges cercles de théologie morale, la thèse selon laquelle l’Église n’a et ne peut avoir sa morale propre. À ce sujet, on attire l’attention sur le fait que toutes les théories morales connaîtraient également des parallèles dans les autres religions et que, par conséquent, un proprium chrétien ne peut exister. Mais on ne répond pas à la question du proprium de la morale biblique par le fait que l'on peut trouver, pour chaque sentence, un parallèle dans d'autres religions. Il s’agit, au contraire, de l’ensemble de la morale biblique qui, en tant que telle, est nouvelle et différente par rapport à chaque élément isolé. L’enseignement moral de la Sainte Écriture fonde sa particularité, en dernière analyse, sur son ancrage dans l'image de Dieu, dans la foi au Dieu unique qui s’est montré en Jésus-Christ et qui a vécu en tant qu’homme. Le Décalogue est une application de la foi biblique en Dieu à la vie humaine. L'image de Dieu et la morale sont indissociables et manifestent ainsi la nouveauté particulière de la conception chrétienne du monde et de la vie humaine. En outre, le christianisme a été décrit depuis le commencement par le mot hodós [voie, chemin].

La foi est un chemin, une façon de vivre. Dans l’Église ancienne, le catéchuménat, face à une culture de plus en plus avilie, fut établi comme un espace de vie, où le caractère particulier et nouveau de la façon chrétienne de vivre étaient exercé et en même temps protégé de la façon commune de vivre. Je pense qu'une chose comme les communautés catéchuménales est encore aujourd’hui nécessaire, afin que la vie chrétienne puisse absolument s’affirmer dans sa particularité.


II.

Les premières réactions ecclésiales.


1. Le processus, préparé de longue date et toujours en cours, de dissolution de la conception chrétienne de la morale s’est radicalisé, comme j'ai essayé de le montrer, au cours des années 1960. Cette dissolution de l’autorité magistérielle morale de l'Église devait aussi nécessairement avoir des répercussions dans ses divers espaces de vie. Dans le contexte de la rencontre des présidents des Conférences épiscopales du monde entier avec le pape François, surgit, avant tout, la question de la vie sacerdotale comme celle de la vie des séminaires. Pour ce qui est du problème de la préparation au ministère sacerdotal dans les séminaires, on constate, en effet, un large effondrement de la forme de cette préparation qui avait cours jusqu’alors.

Dans divers séminaires de prêtres, se constituèrent des clubs homosexuels qui agissaient plus ou moins ouvertement et qui ont significativement modifié le climat dans les séminaires. Dans un séminaire du sud de l’Allemagne, les candidats au sacerdoce et au ministère laïc de référent pastoral vivaient ensemble. Lors des repas pris en commun, se trouvaient rassemblés les séminaristes, les référents pastoraux accompagnés de leur épouse et de leurs enfants, ainsi que les référents pastoraux célibataires avec leurs petites amies. Le climat au séminaire ne pouvait favoriser la préparation à la vocation sacerdotale. Le Saint-Siège avait connaissance de tels problèmes, sans en être informé précisément. Comme première étape, fut ordonnée une visite apostolique des séminaires des États-Unis.

Comme, après Vatican II, les critères de sélection et de nomination des évêques avaient également été modifiés, la relation des évêques vis-à-vis de leurs séminaristes était également très différente. Comme critère pour la nomination des nouveaux évêques, on regardait désormais et avant toute chose, leur « conciliarité », ce qui peut évidemment être compris de façons assez différentes. En effet, dans de nombreuses parties de l'Église, la façon de penser conciliaire étaient comprise comme une attitude critique ou négative à l'encontre de la tradition valant jusqu’alors, et qui devait désormais être remplacée par une nouvelle relation, radicalement ouverte, au monde. Un évêque, qui, auparavant, avait été recteur [de séminaire], avait fait projeté aux séminaristes des films pornographiques, soi-disant dans l’intention de les rendre ainsi résistants face à un comportement contraire à la foi.

Il y eut, et pas seulement aux États-Unis d’Amérique, quelques rares évêques qui rejetèrent la tradition catholique dans son ensemble et qui aspirèrent, dans leurs évêchés, à former une sorte de nouvelle « catholicité » moderne. Peut-être vaut-il la peine de dire que, dans un nombre non négligeable de séminaires, des étudiants, surpris en train de lire mes livres, ont été jugés inaptes à la prêtrise. On cachait mes livres comme de la mauvaise littérature, et ils n’étaient lus que sous le manteau.

La visite [canonique] qui eut alors lieu n’apporta pas de nouvelles informations, parce que, manifestement, diverses forces s'étaient réunies afin de dissimuler la situation réelle. Une deuxième visite [canonique] fut ordonnée qui obtint nettement plus d’informations, mais qui, dans l’ ensemble, resta sans conséquence. Cependant, depuis les années 1970, la situation dans les séminaires s'est, de manière générale, consolidée. Malgré cela, il n'y eut que quelques rares cas d’un nouvel affermissement des vocations sacerdotales parce que la situation, dans l’ensemble, avait évolué de manière différente.

2. La question de la pédophilie, pour autant que je m'en souvienne, n'est devenue brûlante qu'au cours de la seconde moitié des années 1980. Elle était, entre-temps, déjà devenue une question publique aux États-Unis, si bien que les évêques cherchèrent de l’aide auprès de Rome, parce que le droit canonique, tel qu'il est rédigé dans le nouveau Code [de 1983], ne semblait pas être suffisant pour prendre les mesures nécessaires. Rome et les canonistes romains eurent, d’abord, des difficultés avec ces requêtes ; selon eux, la suspension temporaire du ministère sacerdotal devait suffire à obtenir l’épuration et la clarification. Cela ne put être accepté de la part des évêques américains, parce que les prêtres restaient ainsi au service de l’évêque et on pouvait donc les considérer comme des figures lui étant associées. Un renouveau et un approfondissement du droit pénal, construit consciemment de manière laxiste, devaient tout d’abord se frayer lentement le passage.

En plus de cela, il y avait alors un problème fondamental dans la conception du droit pénal. Seul le prétendu garantisme passait encore comme « conciliaire ». Cela signifie que, avant toutes choses, il fallait garantir les droits de l'accusé, et cela, jusqu’au point que, pratiquement, toute condamnation était exclue. Pour faire contrepoids aux possibilités de défense souvent insuffisantes des théologiens accusés, leur droit à la défense, au sens du garantisme, s'étendit alors à tel point que les condamnations étaient encore à peine possibles.

À cette occasion, permettez-moi ici de faire une petite digression. Face à l’étendue des fautes liées à la pédophilie, une parole de Jésus revient à l’esprit, qui dit : « Mais si quelqu’un entraînait au mal un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’il fût jeté dans la mer avec une meule autour du cou » (Marc, 9, 42). Cette parole ne concerne pas, dans son sens originel, la séduction sexuelle des enfants. L’expression « les petits », dans le langage de Jésus, décrit les simples fidèles qui peuvent être amenés à chuter dans leur foi, à cause de l'arrogance de ceux qui se croient intelligents. Jésus protège donc ici le bien qu’est la foi avec une menace de punition catégorique envers ceux qui lui causent du tort. L'emploi moderne de la phrase n'est pas fausse en elle-même, mais elle ne doit pas cacher la signification originale. Selon cette dernière, il apparaît clairement, contre tout garantisme, que ce n'est pas seulement le droit de l'accusé qui est important et a besoin d'une garantie. Tout aussi importants sont des biens précieux, telle que la foi. Un droit canonique équilibré, qui exprime l'intégralité du message de Jésus, ne doit donc pas seulement assurer une garantie aux accusés, dont le respect est un bien juridique. Il doit également protéger la foi, qui est également un bien juridique important. Un droit canonique justement construit doit aussi contenir une double garantie – une protection juridique des accusés, une protection juridique du bien qui est en jeu. Lorsqu’aujourd’hui, l’on expose cette conception claire en elle-même, on fait en général la sourde oreille à la question de la protection des droits juridiques de la foi. La foi semble, dans la conscience juridique commune, ne plus avoir le rang d’un bien qu’il faut protéger. Il s'agit là d'une situation préoccupante qui doit être sérieusement pensée et prise au sérieux par les pasteurs de l’Église.

Au brèves remarques sur la situation de la formation sacerdotale au moment de l’éclatement public de la crise, je voudrais maintenant encore ajouter quelques indications concernant l’évolution du droit canonique sur cette question. En principe, la Congrégation pour le Clergé est responsable des délits commis par les prêtres. Mais comme, à l’époque, chez elle, le garantisme dominait largement la situation, je me suis mis d’accord avec le pape Jean-Paul II sur le fait qu’il devrait être opportun d’assigner la compétence de ces délits à la Congrégation de la Foi, à savoir sous le titre de : « Delicta maiora contra fidem [Délits majeurs contre la foi]. » À cette assignation était également liée la possibilité de la peine maximale, c’est-à-dire de l'expulsion du clergé, ce qui n'aurait pu être imposé sous d’autres titres juridiques. Il ne s’agissait pas de quelque combine pour pouvoir imposer la peine maximale, mais d’une conséquence de la portée de la foi pour l’Église. En effet, il est important de voir que de telles fautes commises par des clercs nuisent, en dernier ressort, à la foi : c'est seulement là où la foi ne détermine plus les actes de l'homme que de tels délits sont possibles. La sévérité de la peine présuppose toutefois, également, une preuve claire du délit — le fonds du garantisme restant en vigueur. En d’autres mots : pour pouvoir légitimement imposer la peine maximale, un vrai procès pénal est nécessaire. Mais les diocèses tout comme le Saint-Siège étaient en cela dépassés. Nous avons élaboré une forme minimale de procès pénal et laissé souvent au Saint-Siège la possibilité de prendre en main lui-même le procès lorsque le diocèse ou la métropolie n'est pas en situation de le mener. Dans tous les cas, le procès devait être vérifié par la Congrégation de la Foi, afin de garantir les droits de l’accusé. Finalement, lors de la Feria IV (c'est-à-dire de l'assemblée des membres de la Congrégation), nous avons établi une instance d’appel afin d’avoir également la possibilité de faire appel contre le procès. Parce que tout cela dépassait en fait les capacités de la Congrégation pour la foi, et que sont apparus des retards importants qu’il fallait, par définition, empêcher, le pape François a entrepris des réformes supplémentaires.


III.


1. Que devons-nous faire ? Faudrait-il par exemple que nous créions une autre Église afin que tout soit remis en ordre ? À vrai dire, cette expérience a déjà été menée et a déjà échoué. Seuls l'obéissance et l'amour de notre Seigneur Jésus-Christ peuvent indiquer le droit chemin. Essayons donc d’abord de comprendre de nouveau et de l’intérieur ce que le Seigneur a voulu et veut de nous.

Je dirais tout d'abord ceci : Si nous voulons vraiment résumer très brièvement le contenu de la foi déposé dans la Bible, nous pourrions dire : Le Seigneur a commencé avec nous une histoire d’amour et veut récapituler en lui toute la création. La force qui s’oppose au mal qui nous menace ainsi que le monde entier, ne peut finalement consister que dans notre engagement dans cet amour. Il est la vraie force qui s’oppose au mal. La puissance du mal naît de notre refus de l’amour pour Dieu. Est sauvé celui qui se confie à l'amour de Dieu. Notre absence de salut repose sur notre incapacité à aimer Dieu. Apprendre à aimer Dieu est donc la voie du salut des hommes.

Essayons maintenant de déployer un peu plus ce contenu essentiel de la Révélation de Dieu. Nous pourrions donc dire : Le premier don fondamental que nous fait la foi consiste dans la certitude que Dieu existe. Un monde sans Dieu ne peut être qu'un monde sans sens. Car alors, d'où vient tout ce qui est ? En tout cas, cela n'a pas de fondement spirituel. C’est là, en quelque sorte, et n’a ni sens, ni but quelconque. Dès lors, il n'existe aucun critère du bien ou du mal. Alors, seul peut s’imposer ce qui est plus fort que l’autre. La force est alors le seul principe. La vérité ne compte pas, en fait, elle n’existe. C’est seulement si les choses ont une raison spirituelle, si elle ont été voulues et pensées, c'est seulement s'il existe un Dieu créateur qui est bon et qui veut le bien, que la vie de l'homme peut également avoir un sens.

[Le fait] qu'il existe un Dieu créateur et mesure de toutes choses, est tout d’abord une exigence primordiale. Mais un Dieu qui ne se manifesterait absolument pas, qui ne se donnerait pas à reconnaître, resterait une supposition et ne pourrait ainsi déterminer la forme de notre vie. Pour que Dieu soit également vraiment Dieu dans la Création consciente, nous devons nous attendre à ce qu’Il se manifeste sous une forme quelconque. Il l’a fait de toutes sortes de façons, mais de manière décisive dans l’appel qu’Il a adressé à Abraham et qui a donné aux hommes à la recherche de Dieu l’orientation qui mène au-delà de toute attente : Dieu lui-même devient créature, parle comme un homme avec nous, les hommes.

Ainsi la phrase « Dieu est » devient définitivement une bonne nouvelle, justement parce qu’Il est plus qu’une connaissance, parce qu'Il crée et qu’Il est l’amour. Rendre les hommes à cette conscience est la tâche première et fondamentale qui nous est confiée par le Seigneur.

Une société, dans laquelle Dieu est absent — une société qui ne le connaît pas et qui le tient pour inexistant — est une société qui perd sa mesure. C'est à notre époque que fut trouvée la formule de la mort de Dieu. Lorsque Dieu meurt dans une société, elle devient libre, nous assura-t-on. En réalité, la mort de Dieu dans une société signifie également la fin de sa liberté, parce que le sens qui donne l’orientation disparaît. Et parce que disparaît la mesure qui indique la direction en nous apprenant à différencier le bien du mal. La société occidentale est une société dont Dieu est absent de la sphère publique et qui, pour elle, n’a plus rien à dire. Et c'est pourquoi c’est une société où la mesure de l’humain se perd de plus en plus. Par la suite, seuls quelques points particuliers rendent sensible le fait qu’est devenu tout simplement naturel ce qui est mal et destructeur pour l’homme. Il en est ainsi de la pédophilie. Théorisée récemment encore comme tout à fait légitime, elle s'est propagée toujours plus. Et maintenant, nous nous rendons compte avec consternation qu’à nos enfants et à nos jeunes arrivent des choses qui menacent de les détruire. Le fait que cela ait pu aussi se propager dans l'Église et parmi les prêtres devrait nous ébranler particulièrement.

Pour quelle raison la pédophilie a-t-elle atteint une telle dimension ? En dernière analyse, la raison se trouve dans l'absence de Dieu. Et nous aussi, chrétiens et prêtres, nous ne parlons pas volontiers de Dieu, parce que cette question ne paraît pas avoir un sens pratique. Après l’ébranlement de la Seconde Guerre mondiale, en Allemagne, nous avons encore expressément mis notre Constitution sous le principe directeur de la responsabilité devant Dieu. Un demi-siècle plus tard, il ne fut plus possible de mettre comme référence, dans la Constitution européenne, la responsabilité devant Dieu. Dieu est considéré comme l’affaire partisane d'un petit groupe et ne peut plus constituer la référence de la communauté dans son ensemble. Dans cette décision, se reflète la situation de l’Occident, où Dieu est devenu l'affaire privée d'une minorité.

La première tâche qui doit résulter des bouleversements moraux de notre temps, consiste à ce que nous recommencions nous-mêmes à vivre de Dieu et à nous appuyer sur lui. Nous devons, avant toute chose, réapprendre nous-mêmes à reconnaître Dieu comme le fondement de notre vie et ne pas le laisser de côté comme une quelconque figure de rhétorique irréelle. Je n'oublierai jamais la mise en garde que m’adressa un jour, dans une de ses carte-lettres, le grand théologien Hans Urs von Balthazar : « Ne présupposez pas le Dieu trinitaire, Père, Fils et Saint Esprit mais mettez-le en avant ! » En effet, dans la théologie également, Dieu est souvent considéré comme une évidence mais, concrètement on ne traite pas de lui. Le thème de Dieu semble si irréel, si éloigné des choses qui nous préoccupent. Et pourtant tout devient différent quand on ne présuppose pas Dieu, mais qu'on le met en avant. Qu’on ne le laisse pas, en quelque sorte, à l’arrière plan, mais qu’on le reconnaît comme le point focal de notre pensée, de notre parole et de notre action.


2. Dieu s’est fait homme pour nous. L’homme, sa créature, lui tient tant à cœur qu’il s'est uni à lui, et ainsi, est entré, de manière tout à fait pratique, dans l'histoire humaine. Il parle avec nous, il vit avec nous, il souffre avec nous et a pris sur lui, la mort pour nous. Nous parlons de cela de manière détaillée, dans la théologie, avec des mots et des idées savants. Mais là est justement le danger de nous faire les maîtres de la foi au lieu de nous laisser renouveler et diriger par la foi.

Réfléchissons à cela pour la question centrale qu’est la célébration de la sainte Eucharistie. Notre rapport à l’Eucharistie ne peut que provoquer de l’inquiétude. Dans le second Concile du Vatican, il s’est agi, à juste titre, de mettre ce sacrement de la Présence du Corps et du Sang du Christ, de la Présence de sa Personne, de sa Passion, de sa Mort et de sa Résurrection, au centre de la vie chrétienne et de l'existence de l’Église. Cela a effectivement été partiellement réalisé, et nous voulons du fond du cœur en rendre grâce au Seigneur.

Mais c’est une autre attitude qui est largement dominante. Ce qui prédomine, ce n'est pas un nouveau respect devant la Présence de la Mort et de la Résurrection du Christ, mais une façon de le traiter qui détruit la grandeur du mystère. La participation déclinante à la célébration dominicale de l’Eucharistie montre combien nous, chrétiens d’aujourd'hui, sommes devenus peu à même d’estimer encore la grandeur du don. L'Eucharistie est réduite à un [simple] geste cérémoniel, lorsque la politesse impose, avec une sorte d’évidence, qu’elle soit distribuée, lors des fêtes familiales ou pour des occasions comme le mariage ou l’enterrement, à tous les invités [présents] pour des raisons de parenté. L’évidence avec laquelle, en maints endroits et de façon toute simple, les personnes présentes reçoivent également le Saint-Sacrement, montre que l’on ne voit plus, dans la Communion, qu’un geste cérémoniel. Lorsque nous réfléchissons donc à ce qu’il faut faire, il apparaît clairement que nous n’avons pas besoin d’une autre Église tirée de notre imagination. Ce qui est nécessaire, c’est, au contraire, le renouveau de la foi en la réalité de Jésus-Christ qui nous est offerte dans le Sacrement.

Lors des conversations avec des victimes de la pédophilie, cette nécessité m’est apparue de façon toujours plus pressante. Une jeune femme qui était servante d’autel m’a raconté que le vicaire, son supérieur en tant que servante, introduisait toujours les abus sexuels qu’il commettait avec elle par ces paroles : « Ceci est mon corps qui sera livré pour toi. » Le fait que cette femme ne puisse plus entendre les paroles de la consécration sans ressentir de nouveau en elle-même et de manière épouvantable le supplice de l’abus, est évident. Oui, nous devons, de toute urgence, implorer le pardon du Seigneur, et avant toutes choses, le supplier et le prier de nous apprendre à comprendre, de manière toute nouvelle, la grandeur de sa Passion, de son Sacrifice. Et nous devons tout faire pour protéger le cadeau de la Sainte Eucharistie de tout abus.

3. Et c’est, après tout, le mystère de l’Église. Inoubliable reste la phrase par laquelle, il y a presque de 100 ans, Romano Guardini, exprimait l'heureuse espérance qui, à l’époque, s’était imposée à lui et à beaucoup d’autres : « Un événement d'une portée incalculable a commencé : l'Église se réveille dans les âmes. » Il voulait ainsi dire que l'Église n’était plus vécue et perçue comme auparavant, à la façon d’un simple dispositif venant vers nous de l’extérieur et auquel s’affilier, comme une sorte d'agence administrative, mais qu'elle commençait à être perçue comme présente dans les cœurs — non comme quelque chose d’extérieur, mais comme quelque chose qui nous touche de l’intérieur. À peu près un demi-siècle plus tard, en repensant à cet événement et en considérant ce qui s’est justement passé, j’ai éprouvé la tentation de retourner la phrase : « L’Église meurt dans les âmes. » En effet, l’Église d’aujourd'hui, est considérée, d’une large façon, simplement comme une sorte d’appareil politique. On en parle pratiquement presque exclusivement selon des catégories politiques, et cela va jusqu’aux évêques qui formulent leur idée de l'Église de demain, dans une large mesure, exclusivement de manière politique. La crise provoquée par les nombreux cas d'abus commis par des prêtres pousse à voir l'Église tout simplement comme quelque chose de raté que nous devons désormais rigoureusement prendre nous-mêmes en main à nouveaux frais et réagencer. Mais une Église faite par nous ne peut être d’aucune espérance.

Jésus lui-même a comparé l'Église à un filet de pêche où se trouvent des bons et des mauvais poissons, qui, à la fin, doivent être séparés par Dieu lui-même. À côté de cela, on trouve la parabole de l’Église, champ cultivé sur lequel pousse le bon grain que Dieu lui-même a semé, mais également la mauvaise herbe qu’ « un ennemi » a pareillement semé en secret. En effet, la mauvaise herbe [qui pousse] dans le champ cultivé de Dieu, [qu’ est] l’Église, n'est que trop visible, et les mauvais poissons du filet font pareillement démonstration de leur force. Mais, cependant, le champ reste le champ cultivé de Dieu et le filet, le filet à poissons de Dieu. Et on trouve, de tous temps, non seulement la mauvaise herbe et les mauvais poissons, mais également les semailles de Dieu et les bons poissons. Le fait d’annoncer les deux avec insistance n’est pas une fausse apologétique mais un service nécessaire de la vérité.

Dans ce contexte, il est nécessaire de renvoyer à un texte important de la Révélation de Jean. Le diable est ici caractérisé comme l’accusateur qui accuse nos frères devant Dieu jour et nuit (Apoc. 12, 10). L’Apocalypse reprend en cela une idée qui est au centre du récit-cadre du livre de Job (Job 1 et 2, 10 ; 42, 7-16). On y raconte que le diable essaye de discréditer devant Dieu la droiture de Job, comme une chose purement extérieure. Là, il s’agit justement de ce que dit l’Apocalypse : Le diable veut démontrer que les justes n’existent pas ; que toute droiture des hommes n’est qu’un jeu d’acteur extérieur. Si l’on pouvait frapper plus fort, les apparences de droiture disparaîtraient vite. Le récit commence par une discussion entre Dieu et le diable, où Dieu avait témoigné de Job comme d’un vrai juste. Celui-ci devra désormais servir de preuve par l’exemple. Enlève lui ses biens et tu verras qu’il ne reste rien de sa piété, argumente le diable. Dieu lui permet cette expérience de laquelle Job sort favorablement. Alors le diable va plus loin et il dit : « Peau pour peau ! Ce que l’homme possède, il le sacrifiera au profit de sa vie. Mais tends ta main, et touche à ses os et sa chair : vraiment, il te maudira en pleine face » (Job, 2, 4f). Alors Dieu concède au diable un second round. Il aura également la permission de toucher à la peau de Job. Il lui est seulement refusé de le tuer. Pour les chrétiens, il est clair que le Job qui se tient devant Dieu pour toute l'humanité en tant qu’exemple, est Jésus-Christ. Dans l’Apocalypse, nous est représenté le drame de l'humanité dans toute son étendue. Face au Dieu créateur se tient le diable qui dit du mal de toute l'humanité et de toute la création. Ce n’est pas seulement à Dieu, mais avant tout, aux hommes qu’il dit : Regardez ce que ce Dieu a fait. Prétendument une création bonne. En réalité, elle est, dans son intégralité, pleine de misère et de dégoût. Ce dénigrement de la création est, en réalité, le dénigrement de Dieu. Il veut démontrer que Dieu lui-même n'est pas bon et nous détourner de lui.

L'actualité de ce que l'Apocalypse nous dit ici est évidente. Il s’agit aujourd’hui, dans l’accusation [formulée] contre Dieu, avant toute chose, de diaboliser son Église et de nous détourner d’elle. L'idée d’une Église que nous améliorerions par nous-mêmes, est, en réalité, une proposition du diable, par laquelle il cherche à nous détourner du Dieu vivant au moyen d'une logique mensongère dans laquelle nous nous engouffrons trop facilement. Non, l'Église, aujourd’hui encore, n'est pas composée seulement de mauvais poissons et de mauvaise herbe. Aujourd’hui encore, elle existe, l'Église de Dieu et aujourd’hui encore, elle est justement l'instrument par lequel Dieu nous sauve. Il est très important d’opposer la vérité toute entière aux mensonges et aux demi-vérités du diable : oui, dans l’Église, on trouve du mal et des péchés. Mais aujourd'hui encore existe la sainte Église qui est indestructible. Il y a aussi beaucoup de gens qui croient, souffrent et aiment humblement, dans lesquels le vrai Dieu, le Dieu aimant, se manifeste à nous. Aujourd’hui encore, Dieu a ses témoins (ses « martyrs ») dans le monde. Nous devons seulement rester [suffisamment] éveillé, pour les voir et les entendre.

Le mot « martyr » provient du droit processuel. Dans le procès contre le diable, Jésus-Christ est le premier et le véritable témoin de Dieu, le premier martyr, suivi depuis par d'innombrables personnes. L'Église d’aujourd’hui est plus que jamais une Église des martyrs, et en cela, le témoin du Dieu vivant. Lorsque nous regardons autour de nous et que nous écoutons d'un cœur attentif, nous pouvons, partout aujourd’hui, justement parmi les gens simples mais également dans les hauts rangs de l’Église, trouver des témoins qui, par leur vie et leur souffrance, répondent de Dieu. C'est une paresse du cœur qui fait que nous ne la percevons pas. Parmi les tâches les plus grandes et les plus essentielles de notre proclamation se trouve celle de créer, autant que nous le pouvons, des lieux de vie de la foi, et avant toute chose, de les trouver et de les reconnaître.

Je vis dans une maison, au sein d’une petite communauté de personnes qui découvrent sans cesse, dans la vie quotidienne, de tels témoins du Dieu vivant, et qui attirent également joyeusement mon attention. Voir et trouver l'Église vivante est une tâche merveilleuse qui nous fortifie nous-mêmes et qui nous donne de nous réjouir de la foi d’une façon toujours nouvelle.

À la fin de mes réflexions, je voudrais remercier le pape François pour tout ce qu'il fait pour nous montrer sans cesse la lumière de Dieu qui, aujourd’hui encore, n'a pas disparu. Merci, Saint-Père !


Référence

Pour la version allemande originale : « Benedikt im Wortlaut: Die Kirche und der Skandal des sexuellen Mißbrauchs ». Disponible sur <https://de.catholicnewsagency.com/story/die-kirche-und-der-skandal-des-sexuellen-missbrauchs-von-papst-benedikt-xvi-4498>, consulté le 23 avril 2019.

Le texte est paru dans le mensuel bavarois Klerusblatt.

vendredi 5 avril 2019

La jeunesse : quels pièges, quels appels ? selon le pape François, 2019



2. [Le Christ] est en toi, Il est avec toi et jamais ne t’abandonne. Tu as beau t’éloigner, le Ressuscité est là, t’appelant et t’attendant pour recommencer. Quand tu te sens vieilli par la tristesse, les rancœurs, les peurs, les doutes ou les échecs, Il sera toujours là pour te redonner force et espérance. (...)

83. Chez les jeunes, il y a aussi les chocs, les échecs, les souvenirs tristes gravés dans l’âme. Bien souvent « ce sont les blessures des défaites de leur propre histoire, des désirs frustrés, des discriminations et des injustices subies, ou encore du fait de ne pas se sentir aimés ou reconnus ». En plus, « il y a aussi les blessures morales, le poids des erreurs commises, de la culpabilité après s’être trompé »
[38]. À ces carrefours, Jésus se rend présent aux jeunes pour leur offrir Son amitié, son réconfort, sa compagnie qui guérit, et l’Église veut être Son instrument sur ce chemin vers la restauration intérieure et la paix du cœur.  (...)
 
137. « La jeunesse, phase du développement de la personnalité, est marquée par des rêves qui, peu à peu, prennent corps, par des relations qui acquièrent toujours plus de consistance et d’équilibre, par des tentatives et des expériences, par des choix qui construisent progressivement un projet de vie. À cette période de la vie, les jeunes sont appelés à se projeter en avant, sans couper leurs racines, à construire leur autonomie, mais pas dans la solitude »
[72]. (...)
 
140. Certains jeunes rejettent parfois cette étape de la vie, parce qu’ils veulent rester enfants ou bien désirent « un prolongement indéfini de l’adolescence et le renvoi des décisions ; la peur du définitif engendre ainsi une sorte de paralysie décisionnelle. La jeunesse ne peut toutefois pas rester un temps suspendu : c’est l’âge des choix et c’est précisément en cela que réside sa fascination et sa tâche la plus grande. Les jeunes prennent des décisions dans le domaine professionnel, social, politique, et d’autres, plus radicales, qui donneront à leur existence une orientation déterminante »
[76]. Ils prennent aussi des décisions en rapport avec l’amour, le choix du partenaire et la possibilité d’avoir les premiers enfants. (...)
 
141. Mais à l’encontre des rêves qui entraînent des décisions, souvent « il y a la menace de la lamentation, de la résignation. Celles-là, nous les laissons à ceux qui suivent la “déesse lamentation” […] Elle est une tromperie ; elle te fait prendre la mauvaise route. Quand tout semble immobile et stagnant, quand les problèmes personnels nous inquiètent, quand les malaises sociaux ne trouvent pas les réponses qu’ils méritent, ce n’est pas bon de partir battus. Le chemin est Jésus ; Le faire monter dans notre « bateau » et avancer au large avec Lui ! Il est le Seigneur ! Il change la perspective de la vie. La foi en Jésus conduit à une espérance qui va au-delà, à une certitude fondée non seulement sur nos qualités et nos dons, mais sur la Parole de Dieu, sur l’invitation qui vient de Lui. Sans faire trop de calculs humains ni trop se préoccuper de vérifier si la réalité qui vous entoure coïncide avec vos sécurités. Avancez au large, sortez de vous-mêmes » [77].
 
142. Il faut persévérer sur le chemin des rêves. Pour cela, il faut être attentifs à une tentation qui nous joue d’habitude un mauvais tour : l’angoisse. Elle peut être une grande ennemie lorsqu’il nous arrive de baisser les bras parce que nous découvrons que les résultats ne sont pas immédiats. Les rêves les plus beaux se conquièrent avec espérance, patience et effort, en renonçant à l’empressement. En même temps il ne faut pas s’arrêter par manque d’assurance, il ne faut pas avoir peur de parier et de faire des erreurs. Il faut avoir peur de vivre paralysés, comme morts dans la vie, transformés en des personnes qui ne vivent pas, parce qu’elles ne veulent pas risquer, parce qu’elles ne persévèrent pas dans leurs engagements et parce qu’elles ont peur de se tromper. Même si tu te trompes, tu pourras toujours lever la tête et recommencer, parce que personne n’a le droit de te voler l’espérance. 
 
143. Jeunes, ne renoncez pas au meilleur de votre jeunesse, ne regardez pas la vie à partir d’un balcon. Ne confondez pas le bonheur avec un divan et ne vivez pas toute votre vie derrière un écran. Ne devenez pas le triste spectacle d’un véhicule abandonné. Ne soyez pas des voitures stationnées. Il vaut mieux que vous laissiez germer les rêves et que vous preniez des décisions. Prenez des risques, même si vous vous trompez. Ne survivez pas avec l’âme anesthésiée, et ne regardez pas le monde en touristes. Faites du bruit ! Repoussez dehors les craintes qui vous paralysent, afin de ne pas être changés en jeunes momifiés. Vivez ! Donnez-vous à ce qu’il y a de mieux dans la vie ! Ouvrez la porte de la cage et sortez voler ! S’il vous plaît, ne prenez pas votre retraite avant l’heure ! (...)
 
177. « Où nous envoie Jésus ? Il n’y a pas de frontières, il n’y a pas de limites : Il nous envoie à tous. L’Évangile est pour tous et non pour quelques-uns. Il n’est pas seulement pour ceux qui semblent plus proches, plus réceptifs, plus accueillants. Il est pour tous. N’ayez pas peur d’aller, et de porter le Christ en tout milieu, jusqu’aux périphéries existentielles, également à celui qui semble plus loin, plus indifférent. Le Seigneur est à la recherche de tous, Il veut que tous sentent la chaleur de Sa miséricorde et de Son amour »
[94]. Il nous invite à aller sans crainte avec l’annonce missionnaire, là où nous nous trouvons et avec qui nous sommes, dans le quartier, au bureau, au sport, lors des sorties avec les amis, dans le bénévolat ou dans le travail ; toujours il est bon et opportun de partager la joie de l’Évangile. C’est ainsi que le Seigneur va chercher tout le monde. Et vous, jeunes, Il veut que vous soyez Ses instruments pour répandre lumière et espérance, car Il veut compter sur votre audace, votre courage et votre enthousiasme. (...)
 
197. Nous, les anciens, que pouvons-nous leur donner ? « Nous pouvons rappeler aux jeunes d’aujourd’hui, qui vivent leur propre mélange d’ambitions héroïques et d’insécurités, qu’une vie sans amour est une vie inféconde »
[106]. Que pouvons-nous leur dire ? « Nous pouvons dire aux jeunes qui ont peur que l’anxiété face à l’avenir peut être vaincue » [107]. Que pouvons-nous leur apprendre ? « Nous pouvons apprendre aux jeunes trop préoccupés d’eux-mêmes que l’on fait l’expérience d’une plus grande joie à donner qu’à recevoir, et que l’amour ne se montre pas seulement par des paroles, mais aussi par des actes » [108]. (...)
 
211. Dans cette recherche, il faut privilégier le langage de la proximité, la langue de l’amour désintéressé, relationnel et existentiel qui touche le cœur, atteint la vie, éveille l’espérance et les désirs. Il est nécessaire de s’approcher des jeunes avec la grammaire de l’amour, non pas par prosélytisme. La langue que les jeunes comprennent est celle de ceux qui donnent leur vie, de celui qui est là pour eux et avec eux, et de ceux qui, malgré leurs limites et leurs faiblesses, essaient de vivre leur foi de manière cohérente. Dans le même temps, nous avons encore à chercher avec une plus grande sensibilité comment incarner le kérygme dans la langue que parlent les jeunes d’aujourd’hui.

212. Concernant la croissance, je veux faire une mise en garde importante. Dans certains endroits, il arrive que, après avoir suscité chez les jeunes une expérience intense de Dieu, une rencontre avec Jésus qui a touché leur cœur, on leur offre ensuite seulement des réunions de « formation » où sont uniquement abordées des questions doctrinales et morales : sur les maux du monde actuel, sur l’Église, sur la Doctrine sociale, sur la chasteté, sur le mariage, sur le contrôle de la natalité et sur d’autres thèmes. Le résultat est que beaucoup de jeunes s’ennuient, perdent le feu de la rencontre avec le Christ et la joie de le suivre, beaucoup abandonnent le chemin et d’autres deviennent tristes et négatifs. Calmons l’obsession de transmettre une accumulation de contenus doctrinaux, et avant tout essayons de susciter et d’enraciner les grandes expériences qui soutiennent la vie chrétienne. Comme l’a dit Romano Guardini : « dans l’expérience d’un grand amour […] tout ce qui se passe devient un évènement relevant de son domaine »
[112].

213. Tout projet formateur, tout chemin de croissance pour les jeunes, doit certainement inclure une formation doctrinale et morale. Il est tout aussi important d’être centré sur deux axes principaux : l’un est l’approfondissement du kérygme, l’expérience fondatrice de la rencontre avec Dieu par le Christ mort et ressuscité. L’autre est la croissance de l’amour fraternel, dans la vie communautaire, par le service.
(...)

232. (...) Parfois, pour viser une pastorale des jeunes aseptisée, pure, marquée par des idées abstraites, éloignée du monde et préservée de toute souillure, nous transformons l’Évangile en une offre fade, incompréhensible, lointaine, coupée des cultures des jeunes, et adaptée seulement à une élite de jeunes chrétiens qui se sentent différents mais qui en réalité flottent dans un isolement sans vie ni fécondité. Ainsi, avec l’ivraie que nous rejetons, nous arrachons ou nous étouffons des milliers de pousses qui essaient de croître au milieu des limites.

233. Au lieu de « les écraser avec un ensemble de règles qui donnent une image réductrice et moralisatrice du christianisme, nous sommes appelés à miser sur leur audace, à les inciter et à les former à prendre leurs responsabilités, certains que l’erreur, l’échec et la crise constituent aussi des expériences qui peuvent les aider à grandir humainement» [127]. (...)
 
269. Je demande aux jeunes de ne pas espérer vivre sans travailler, en dépendant de l’aide des autres. Cela ne fait pas de bien, parce que « le travail est une nécessité, il fait partie du sens de la vie sur cette terre, chemin de maturation, de développement humain et de réalisation personnelle. Dans ce sens, aider les pauvres avec de l’argent doit toujours être une solution provisoire pour affronter des urgences ».[149] Il en résulte que « la spiritualité chrétienne, avec l’admiration contemplative des créatures que nous trouvons chez saint François d’Assise, a développé aussi une riche et saine compréhension du travail, comme nous pouvons le voir, par exemple, dans la vie du bienheureux Charles de Foucauld et de ses disciples »
[150]. (...)
 
285. Quand il s’agit de discerner sa propre vocation, il est nécessaire de se poser plusieurs questions. Il ne faut pas commencer par se demander où l’on pourrait gagner le plus d’argent, ou bien où l’on pourrait obtenir le plus de notoriété et de prestige social, ni commencer par se demander quelles tâches donneraient plus de plaisir à quelqu’un. Pour ne pas se tromper, il faut commencer d’un autre lieu, et se demander : Est-ce que je me connais moi-même, au-delà des apparences et de mes sensations ?; est-ce-que je sais ce qui rend mon cœur heureux ou triste ? ; quelles sont mes forces et mes faiblesses ? Immédiatement suivent d’autres questions : comment puis-je servir au mieux et être plus utile au monde et à l’Église ?; quelle est ma place sur cette terre ? ; qu’est-ce que je pourrais offrir à la société ? ; puis d’autres suivent très réalistes: est-ce que j’ai les capacités nécessaires pour assurer ce service ? ; ou est-ce que je pourrais développer les capacités nécessaires ?


286. Ces questions doivent se situer non pas tant en rapport avec soi-même et ses inclinations, mais en rapport avec les autres, face à eux, de manière à ce que le discernement pose sa propre vie en référence aux autres. Pour cela, je veux rappeler quelle est la grande question :
« Tant de fois, dans la vie, nous perdons du temps à nous demander : ''Mais qui suis-je ?''. Mais tu peux te demander qui tu es et passer toute la vie en cherchant qui tu es. Demande-toi plutôt : ''Pour qui suis-je ?'' » [159] .Tu es pour Dieu, sans aucun doute. Mais il a voulu que tu sois aussi pour les autres, et il a mis en toi beaucoup de qualités, des inclinations, des dons et des charismes qui ne sont pas pour toi, mais pour les autres. (...)
 
299. Chers jeunes, je serai heureux en vous voyant courir plus vite qu’en vous voyant lents et peureux. Courez, « attirés par ce Visage tant aimé, que nous adorons dans la sainte Eucharistie et que nous reconnaissons dans la chair de notre frère qui souffre. Que l’Esprit Saint vous pousse dans cette course en avant. L’Église a besoin de votre élan, de vos intuitions, de votre foi. Nous en avons besoin ! Et quand vous arriverez là où nous ne sommes pas encore arrivés, ayez la patience de nous attendre  »
[164].


Notes
 
[38] Document Final de la XVème Assemblée Générale Ordinaire du Synode des Évêques, n. 67.

[72] Ibid., n. 65.

[76]  Ibid., n. 68.

[77] Rencontre avec les jeunes à Cagliari (22 septembre 2013):
Acta Apostolicae Sedis 105 (2013), 904-905 : L’Osservatore Romano, éd. française, n. 39 du 26 septembre 2013, p. 6.

[94] Homélie de la Messe des XXVIIIèmes Journées Mondiales de la Jeunesse à Río de Janeiro (28 juillet 2013) :
Acta Apostolicae Sedis 105 (2013), 665 : L’Osservatore Romano, éd. française, n. 31 du 1 août 2013, p. 12.

[106] Cf. La saggezza del tempo. In dialogo con Papa Francesco sulle grandi questioni della vita. A cura di Antonio Spadaro, Venezia 2018, n. 13.

[107] Ibid.

[108] Ibid.

[112] La esencia del cristianismo, ed. Cristiandad, Madrid 2002, p. 17.

[127] Document Final de la XVème Assemblée Générale Ordinaire du Synode des Évêques, n. 70.

[149] Lett. enc. Laudato si’ (24 mai 2015), n. 128:
Acta Apostolicae Sedis 107 (2015), 898.

[150] Ibid., n. 125:
Acta Apostolicae Sedis 107 (2015), 897.

[159] Discours de la veillée de prière en préparation des XXXIV Journées Mondiales de la Jeunesse, Basilique de Sainte Marie Majeure, (8 avril 2017):
Acta Apostolicae Sedis 109 (2017), 447: L’Osservatore Romano, éd. française, n. 15 du 13 avril 2017, p. 6.

[164] Rencontre et prière avec les jeunes italiens au Cirque Massimo de Rome (11 août 2018): L’Osservatore Romano, éd. française, n. 34 du 23 août 2018, p. 8.


Référence

Pape François, Exhortation apostolique post-synodale Christus vivit, 25 mars 2019.