I.
L'ennemi du genre humain, Messieurs et chers Coopérateurs, change de
langage et modifie le ton de sa voix selon la nécessité des temps
et la marche des idées ; il varie ses évolutions selon la tournure
des événements et les chances du combat. C'est ainsi qu'aux
négations hardies et tranchées de l'arianisme on vit succéder
autrefois les concessions savamment hypocrites des demi-ariens, et
que les assertions effrontées du naturalisme pélagien firent place
aux prétentions honnêtes et modérées d'un semi-pélagianisme en
apparence assez innocent. Assurément, c'est là un spectacle digne
d'intérêt et consolant à plusieurs égards.
Tandis
que la vérité catholique grandit dans la lutte, tandis qu'elle se
développe, qu'elle se précise, qu'elle s'illumine dans la
discussion, tandis qu'elle arbore son drapeau avec d'autant plus de
courage qu'il est en butte à plus d'assauts, l'erreur, poursuivie
par la lumière, est condamnée à s'amoindrir, à se restreindre, à
s'envelopper d'ombres et de ténèbres, à céder une partie du
terrain et à recourir à mille subterfuges pour garder un dernier
retranchement.
Toutefois,
n'allez pas, par le trop vif désir du repos après de longs combats,
négliger ces propositions équivoques, ces réticences calculées,
ces rétractations imparfaites, ces formules tronquées : dangereuses
embuscades derrière lesquelles l'ennemi ne tarderait pas à rétablir
toutes ses batteries. Si c'est un axiome de la sagesse antique «
qu'il ne faut pas mépriser les moindres avantages dans un adversaire
», c'est surtout quand il s'agit des adversaires de l'orthodoxie que
la vigilance est indispensable. On sait quel parti la subtilité des
hérésiarques ne manque jamais de tirer des dernières ressources
qui leur sont laissées. L'arianisme n'avait-il pas fini par tout
admettre pourvu qu'on lui accordât un iota ? Et l'addition de cet
iota, c'était la renaissance prochaine et infaillible de toute la
perversité arienne réfugiée et, pour ainsi dire, condensée sous
cet unique trait de plume. La gloire de saint Athanase, de saint
Hilaire et de tant d'autres, ce fut d'avoir aperçu la ruse, d'avoir
démêlé et poursuivi l'erreur jusque dans ses plus secrets replis.
Nous
ne vous le dissimulerons pas, Messieurs et chers Coopérateurs : si
nous ne consultions que nos goûts personnels, si nos désirs
pouvaient devenir la règle de nos devoirs, nous nous persuaderions
volontiers que tous les périls de la religion comme de la société
sont passés, et que l'époque actuelle offre tous les caractères et
tous les avantages d'un de ces temps de trêve que le Dieu des
combats ne refuse pas toujours à l'Église militante. Le besoin des
temps nous inclinerait aisément à croire à un retour sincère, à
un rapprochement sérieux de la philosophie vers le christianisme ;
et nous ne serions pas insensible à la renommée de tolérance, de
conciliation, à la réputation d'esprit pratique et expérimenté
que les maîtres de l'opinion, les oracles du.goût et des
convenances, les princes de la science et de la politique mondaine ne
refuseraient peut-être pas de nous faire.
Du
moins, il nous serait doux et commode de former notre conscience de
telle sorte que, tout occupé de procurer le salut individuel des
âmes, de multiplier et de développer les moyens de sanctification
sur tous les points du territoire qui nous est directement confié,
nous pussions rester dans une attitude indifférente envers les
ennemis publics de notre foi, nous en rapporter au bon sens des
peuples pour la réfutation de tant de paradoxes, laisser mourir à
nos pieds des traits désormais émoussés et sans vertu. Après
avoir mesuré de l'œil les adversaires de la religion et de la
société, au lieu de redescendre péniblement dans l'arène, nous
aimerions à dire avec le noble dédain de cet ancien héros :
« Montons au Capitole ».
Mais
non, Messieurs, nous ne pourrions, sans trahison, nous abandonner à
une fausse sécurité ; nous ne pourrions, sans encourir les
anathèmes lancés contre les lâches prophètes, « crier la
paix là où n'est pas la paix (Ézéchiel 13, 10) », ni chanter
victoire quand les nécessités de la cause nous rappellent au
combat.
La
grande conspiration ourdie contre Notre-Seigneur Jésus-Christ,
contre sa religion surnaturelle et révélée, contre son Église et
son sacerdoce, après un temps d'arrêt trop court, a repris sa
marche et recommencé ses manœuvres. Un silence plus long de la part
des pasteurs finirait par autoriser, dans l'esprit des peuples, ces
docteurs perfides « qui font des ténèbres la lumière et de la
lumière les ténèbres (Isaïe 5, 20) », et dont les sophismes ont
déjà séduit ce trop grand nombre d'intelligences flottantes et
incertaines qui tournent à tout vent de doctrine. Disons-le donc
avec saint Hilaire : « Il est temps de parler, parce que le
temps de se taire est désormais passé » : « Tempus
est loquendi, quia jam prœteriit tempus tacendi (Contra
Constantium, I).
Si
quelque hésitation pouvait encore nous retenir, Messieurs et chers
Coopérateurs, tout doute a cessé pour nous le jour où nous avons
reçu la mémorable allocution prononcée par le Vicaire de
Jésus-Christ dans le consistoire secret du neuf décembre dernier
[1854], en présence de la plus imposante réunion d'évêques qui se
soit vue depuis plusieurs siècles. Après avoir imploré la Vierge
Immaculée au lendemain de son grand jour de triomphe, afin qu'elle
fasse descendre de ses lèvres les paroles les plus utiles au salut
et à la prospérité de l'Église de Dieu, le Prince du Sénat
apostolique signale à ses frères dans l'épiscopat les erreurs
capitales de notre époque, et il les exhorte à ranimer toutes leurs
forces pour les combattre. À l'exemple de plusieurs de nos
vénérables collègues, nous avons reçu ces solennels
avertissements « comme une consigne du ciel1
».
Aussi
avons-nous pensé qu'en cette pieuse réunion de prêtres groupés
autour de leur évêque, il serait utile et opportun de faire
retentir un écho des instructions que l'épiscopat a reçues de son
chef. De telle sorte que, vous et moi,
(…)
réjouis et ranimés par la voix même du bienheureux Pierre, qui vit
et qui vivra dans ses successeurs, nous sortions de ce cénacle
investis d'une nouvelle force pour travailler au salut des brebis qui
nous sont confiées, et pour défendre avec ardeur et résolution la
cause sacrée de l'Église au milieu de toutes les difficultés du
temps2.
II.
Oui, d'abord,
(...)
il est déplorable et il est trop certain qu'il existe encore au
milieu de nous une race impie et incrédule qui voudrait, s'il était
possible, exterminer tout culte religieux. Tels sont principalement
ces hommes qu'unit un lien infernal, et dont les machinations
occultes tendent incessamment à la violation de tout droit public ou
privé, au bouleversement de toute société sacrée et séculière ;
grands coupables sur la tête desquels tombent directement ces
paroles du divin réparateur : « Vous avez Satan pour père, et
vous voulez faire les œuvres de votre père » (Jean 8, 44)3.
Vous
le savez, nos chers Coopérateurs, et les passions qui fermentent de
tout côté sous vos yeux vous le démontrent assez, ce cri d'alarme
ne procède pas d'une vaine terreur. Vous qui connaissez l'état des
choses et des esprits autrement que par des phrases banales et
trompeuses, vous qui touchez chaque jour de la main les plaies
morales et les souffrances de tout genre de notre infortuné pays [la
France], vous qui entendez rugir tant de sourdes colères, vous
pouvez dire si le monde n'a rien à craindre de ces provocations
incendiaires jetées quotidiennement au milieu des passions les plus
inflammables.
Toutefois,
ce n'est pas à propos des ennemis forcenés de tout bien et de tout
ordre que le Vicaire de Jésus-Christ excite principalement le zèle
des pasteurs. Nous n'avons à peu près aucune action sur ces âmes.
Et d'ailleurs, il peut paraître à quelques-uns qu'avec de tels
adversaires, le remède du mal est dans sa violence même, et que son
exagération mesure son étendue. Prédicateurs effrontés de toutes
les doctrines de subversion, organes en quelque sorte officiels de
l'enfer, il semble que ces publicistes fougueux ne doivent compter
pour lecteurs que les partisans déterminés de leurs excès, les
complices de leurs exécrables complots. Il est vrai.
Cependant,
nos chers Coopérateurs, vous et moi nous n'aurions pas rempli notre
devoir, nous n'aurions pas déchargé notre conscience et « délivré
notre âme » (Ézéchiel 3, 19) si nous ne faisions entendre à ce
sujet un grave avertissement.
Oui,
il est au milieu de nous, dans nos villes et dans nos bourgades, un
assez grand nombre d'hommes qui se flattent d'appartenir au parti de
la modération, et qui ont le tort insigne de prêter chaque jour de
nouvelles forces au monstre qui les dévorera. L'expérience leur
avait apporté de cruelles leçons ; mais qui se souvient des leçons
de l'expérience ?
« Sachez-le
donc bien, mon Frère : cette feuille quotidienne ou périodique qui
affiche l'outrage et le blasphème envers la première majesté, qui
attaque incessamment l'Église, ses institutions, ses ministres, et
qui ébranle par là même le fondement de la société civile et le
rempart des intérêts matériels, n'ira pas impunément, chaque
matin ou chaque semaine, se poser sur votre table, sous vos yeux et
sous les yeux de vos serviteurs. Sans faire injure à votre
intelligence, j'oserai vous dire que, sur beaucoup de points, elle
n'est pas à l'épreuve des sophismes les plus grossiers. Toutes les
fois qu'il ne s'agit pas de la conservation immédiate de votre
fortune, de votre influence, de votre bien-être, je vous trouve
encore imbu de tant de préjugés, accessible à tant de mensonges,
que je dois trembler en vous voyant journellement aux prises avec un
discoureur qui n'est pas sans habileté jusque dans ses emportements.
La vérité est qu'il réussit à faire accepter de votre esprit ces
principes-là même dont votre volonté repousse le plus
énergiquement les conséquences. Croyez-moi, la présence assidue de
ce mauvais génie ne vaut rien ni auprès de vous ni auprès des
vôtres. Cette fréquentation funeste pervertit la rectitude de votre
jugement ; et, de plus, elle fait sous votre toit les affaires du
parti du désordre qui, au jour décisif, est toujours assuré de
rencontrer quelques auxiliaires dans toute maison où il a trouvé,
en temps de paix, des complaisants et des dupes. »
Plaise
à Dieu, Messieurs et chers Coopérateurs, que ces conseils soient
entendus de ceux à qui nous les adressons, et qu'ils contribuent à
suspendre la marche, chaque jour plus effrayante, de cette
démoralisation sociale dont les progrès ne s'expliquent que trop
pour quiconque est témoin de la scandaleuse connivence de ceux qui
auraient le plus intérêt à la prévenir ! En vérité, certains
hommes semblent avoir juré de ressembler jusqu'à la fin à ces
enfants incorrigibles qui s'obstinent à jouer avec le feu, persuadés
qu'il sera toujours temps d'en arrêter les ravages, et qu'on voit
ensuite fondre en pleurs et se désespérer en présence de
l'incendie qu'ils ont bien pu allumer, mais qu'ils ne peuvent
éteindre.
III.
À
cette exception près, Nos très-chers frères, nous avouons que les
hommes de ce temps ont généralement horreur de la perversité des
incrédules, et qu'il se manifeste de toutes parts une certaine
inclination des esprits vers la religion et la foi. Soit qu'on en
doive chercher la cause dans le souvenir des forfaits atroces que
l'irréligion du siècle précédent [le XVIIIe siècle]
avait enfantés, ou dans la crainte de ces émeutes et de ces
révolutions qui menacent toutes les existences et bouleversent
toutes les sociétés ; soit qu'on doive l'attribuer à l'action de
l'Esprit divin qui souffle où il veut et quand il veut, il est
certain que nous voyons diminuer de jour en jour le nombre de ces
esprits de perdition qui se font une gloire et un mérite de ne
croire à rien, tandis qu'au contraire nous entendons louer souvent
l'honnêteté de la vie et des mœurs, et nous constatons un
sentiment général d'admiration pour la religion catholique, dont la
beauté ne frappe pas moins les yeux que la lumière du soleil.
Assurément,
Nos très-chers frères, ce n'est pas là un médiocre bien, et il
faut y reconnaître comme un premier pas vers la vérité : quidam
quasi ad veritatem progressus ; toutefois, il reste
plusieurs obstacles qui arrêtent les hommes sur le chemin et qui les
empêchent d'embrasser la vérité entièrement4.
Qui
de vous, Messieurs et chers Coopérateurs, ne reconnaît la justesse
profonde de ces observations ? Oui, sans nul doute, la période
dans laquelle nous vivons est meilleure à certains égards que la
période qui a précédé. Sous l'empire des circonstances que nous
avons traversées, et par le concours de plusieurs causes diverses,
de précieux résultats ont été obtenus. Il est même des esprits
que la grâce a complètement changés, des cœurs qu'elle a
entièrement conquis.
Nous
serions indiscret et précipité peut-être si nous nommions ici tel
historien éminent, qui eut longtemps le malheur de méconnaître
l'action divine du christianisme parmi les éléments confus de nos
origines nationales, et qui désormais, éclairé d'une lumière plus
haute et plus désirable que la lumière même des yeux, demande au
Ciel le temps de revoir ses œuvres pour y restituer au Verbe fait
chair la grande part qui lui revient dans l'histoire de l'humanité
régénérée par son sang et par ses doctrines.
Ah
! Dieu le sait, tandis qu'au fond de nos provinces nous suivons d'un
œil attentif le mouvement des esprits, épiant jusque sous la
moindre syllabe des anciens chefs de l'école anti-chrétienne un
signe sincère de retour à la foi, s'il nous arrive de rencontrer
dans leurs nouveaux écrits quelque symptôme de conversion
véritable, à l'instant nous bénissons le Seigneur de sa grande
miséricorde, et nous le conjurons d'achever l'œuvre de sa grâce.
C'est ainsi que nous portons chaque jour au saint autel le nom de
plusieurs de nos frères, auxquels nous sommes complètement inconnu,
mais qu'un sentiment de charité sainte rend présents à notre âme
depuis qu'il nous a semblé que le nom de Jésus-Christ s'échappait
de leurs lèvres ou de leur plume avec cet accent qui ne se
contrefait point et qui dénote la touche intérieure de
l'Esprit-Saint.
Mais,
hélas ! combien il est rare encore cet accent de conviction
surnaturelle; et, pour quelques-uns qui savent « prononcer le
nom du Seigneur Jésus dans le Saint-Esprit » (1 Corinthiens
12, 3), combien d'autres qui disent : « Seigneur, Seigneur, et
qui n'entreront pas dans le royaume des cieux » (Matthieu 7,
21), parce qu'en invoquant ce Nom sacré, ils en dénaturent le sens,
ils en blasphèment la vertu ! Des phrases toutes païennes sur la
beauté de la morale, une admiration philosophique de l'Évangile et
du christianisme, voilà sans doute une sorte d'acheminement vers la
vérité : quidam quasi ad veritatem progressus. Mais qu'il y
a loin de là au terme qu'il faut atteindre, et que d'obstacles
restent sur la route !
Redoublez
ici d'attention, Messieurs et chers Coopérateurs, puisque c'est le
mal présent de la société qui va vous être révélé par celui
que Jésus-Christ a constitué juge suprême en Israël. Apprenez de
lui que les temps actuels, malgré leurs tendances meilleures,
présentent encore deux écueils contre lesquels viennent se briser
le plus grand nombre des esprits. Apprenez que le double mur de
séparation entre notre siècle et la vérité catholique, c'est un
droit public trop souvent hostile aux libertés essentielles de
l'Église, et une philosophie jalouse d'égaler ses titres à ceux de
la religion. Le Souverain Pontife se contente, pour cette fois,
d'indiquer brièvement le premier point, et nous n'ajouterons pas de
longs commentaires à sa parole ; il s'étend davantage sur le
second, et il nous exhorte à le développer après lui.
IV.
En
effet, parmi ceux qui sont chargés de la direction des affaires
publiques, il en est beaucoup qui aiment à se dire les protecteurs
et les partisans de la religion, qui lui prodiguent leurs éloges,
qui la proclament parfaitement appropriée et avantageuse à la
société humaine ; mais qui n'en veulent pas moins régler sa
discipline, diriger ses ministres, s'ingérer dans l'administration
des choses saintes, en un mot, qui s'efforcent de renfermer l'Église
dans les limites de l'État, de la dominer, elle qui est
indépendante, et qui, dans les desseins de Dieu, ne peut être
contenue par les bornes d'aucun empire, mais doit s'étendre
jusqu'aux terres les plus éloignées et embrasser dans son sein tous
les peuples et toutes les nations pour leur montrer et leur faciliter
le chemin de l'éternelle félicité. (...) Et, à cette heure même,
ne voyons-nous pas des gouvernements aveugles [les États-Sardes]
proposer des lois qui détruisent tous les établissements
ecclésiastiques et réguliers, qui foulent aux pieds et réduisent à
néant, s'il était possible, tous les droits de l'Église ? (...)
Fasse le ciel que ceux qui s'opposent ainsi à la liberté de la
religion catholique reconnaissent enfin combien cette religion tourne
à l'avantage de la chose publique, elle qui, au moyen de la doctrine
qu'elle a reçue du ciel, propose et inculque à chacun des citoyens
les devoirs qu'il est tenu de remplir ! Puissent-ils se persuader
enfin ce que saint Félix, notre prédécesseur, écrivait autrefois
à l'empereur Zénon,
qu'il
n'est rien de plus utile aux princes que de laisser l'Église
suivre ses lois ; car ce qui leur est salutaire, quand il s'agit des
choses de Dieu, c'est de soumettre leur volonté royale aux prêtres
de Jésus-Christ et non de la mettre au-dessus d'eux5.
Depuis
le jour où le chef de l'Église s'exprimait ainsi, vous savez,
Messieurs et chers Coopérateurs, quels attentats sacrilèges ont été
consommés; vous savez les malheurs qui sont venus fondre sur nos
frères les catholiques des États-Sardes et de l'Espagne. Il nous
est commandé de nous taire à cet égard: le Saint-Siège avisera,
et nous savons qu'il n'est pas plus déshérité de sa force que de
sa sagesse. Malheur aux puissances qui appellent les foudres de
l'Église sur leurs têtes ! Dix-huit siècles d'histoire nous
apprennent que « tout ce que Pierre aura lié sur la terre, sera lié
également dans les cieux » (Matthieu 16, 19)
Aussi,
quelle n'a pas été notre stupeur en voyant que ces mêmes
violences, ces mêmes spoliations sacrilèges, qui faisaient éclater
des hymnes de triomphe dans les rangs de tous les adeptes de la
révolution et de la démagogie, rencontraient des apologistes
déclarés parmi ceux qui se flattent d'occuper les avant-postes du
camp de l'ordre et de la conservation6
! Le croirait-on ? Ces hommes qui suppliaient naguère l'Église de
leur venir en aide et de proclamer sa grande et forte doctrine pour
le maintien des principes sur lesquels repose le droit de la
propriété privée et séculière, ce sont eux qui ressuscitent
toutes les prétentions les plus brutales de leurs adversaires d'hier
et qui les invoquent contre le droit de la propriété ecclésiastique
et religieuse.
Ce
qui n'empêche pas ces mêmes publicistes de déplorer
l'affaiblissement des idées conservatrices, de signaler avec horreur
chaque nouvelle apparition de ces manifestes démagogiques si
menaçants pour la propriété, et de se demander avec effroi s'il
pourrait jamais surgir des assemblées de législateurs capables de
décréter des lois aussi révoltantes7.
Mais,
en vérité, leur dirai-je, par quel renversement d'idées
pourriez-vous soutenir que la propriété est une chose sacrée si
elle touche à votre propre maison, et qu'elle perd ce caractère
quand elle confine à la maison de Dieu ; et comment ferez-vous
croire que le larcin d'un bien profane est une faute si punissable,
quand les choses consacrées au service de la religion et de votre
âme peuvent tous les jours être usurpées sans crime ?
Il
fut dit à la France, dès le début de la révolution : « En
spoliant l'Église, vous jetez la première pierre à la propriété
; l'attaque ne s'arrêtera pas là, et, avant un demi-siècle, un
assaut général lui sera livré ». Cet oracle était prophétique.
Je
sais bien qu'un moderne historien de notre révolution [Adolphe
Thiers] s'est égayé aux dépens d'un des orateurs célèbres de la
cause religieuse8
qui « déploya », dit-il, « en cette circonstance,
sa faconde imperturbable », et voulut par des raisonnements
bizarres et des déductions forcées « sonner l'alarme chez les
propriétaires et les menacer d'un envahissement prochain9 ».
Mais ce que je sais aussi, c'est que ce même historien, qui badinait
agréablement sur l'effroi chimérique inspiré aux propriétaires à
propos de la spoliation de l'Église, on l'a vu composer à son tour
pour la défense de la
propriété un honnête volume où je ne dirai pas sa faconde,
mais ses arguments plus ou moins solides se déploient en quatre cent
quarante pages, et où nous lisons aux premières lignes de la
préface qu'il faut désormais, « si l'on ne veut pas que la
société périsse, prouver ce que par respect pour la conscience
humaine on n'aurait jamais autrefois entrepris de démontrer10 ».
Voilà un de ces retours que la Providence se plaît à rendre
nécessaires.
Que
l'ébranlement de la propriété aujourd'hui ne soit pas sans rapport
avec les coups portés au principe de la propriété parla négation
des droits de l'Église ; c'est une vérité dont l'un de nos hommes
d'État les plus éminents s'est fait l'interprète, il y a quarante
ans bientôt, lorsqu'il disait dans la haute chambre :
Messieurs,
j'ose vous le prédire, sous un gouvernement qui représente l'ordre,
si vous n'arrêtez pas la vente de ces biens, aucun de vous ne peut
être assuré que ses enfants jouiront paisiblement de leur héritage.
Je sais que, dans ce siècle, on est peu frappé des raisons placées
au-delà du terme de notre vie : le malheur journalier nous a appris
à vivre au jour le jour. Nous vendons les bois de l'Église; nous
voyons la conséquence physique et prochaine ; ...
qui est
l'argent dans les caisses de l’État ;
… quant
à la conséquence morale et éloignée qui ne doit pas nous
atteindre, peu nous importe. Messieurs, ne nous fions pas tant à la
tombe ; le temps fuit rapidement dans ce pays : en France l'avenir
est toujours prochain; il arrive souvent plus vite que la mort11.
Deux
ou trois révolutions survenues depuis que ce discours fut prononcé,
révolutions dont la dernière est plus sociale encore que politique,
disent si la prévision de l'orateur était le fruit de cette
logique à outrance que les faits ne justifient jamais.
Aussi,
Messieurs et chers Coopérateurs, ne cessons-nous de gémir sur les
progrès toujours croissants de l'usurpation et de l'envahissement
des droits de l'Église, parce que nous y voyons à la fois un crime
envers Dieu et un malheur pour les nations. Nous n'exagérons rien en
affirmant qu'aux plus mauvais jours du paganisme, le vieil empire
romain, dans les intervalles qui séparaient les persécutions
sanglantes, laissait à la communauté chrétienne plus d'autorité
sur sa discipline extérieure et sur ses possessions temporelles que
ne lui en reconnaissent la plupart des gouvernements modernes.
De
là, à l'intérieur, la puissance publique et la propriété
temporelle tenues en échec par le socialisme révolutionnaire,
toujours prêt à rétorquer contre elles leurs propres arguments et
leurs propres actes contre l'autorité et la propriété religieuse.
De
là, dans le grand mouvement qui ébranle le monde à cette heure, le
côté faible et défectueux de l'Europe ; et l'on dirait que le
Ciel, après avoir armé les peuples occidentaux contre l'autocrate
schismatique qui plane sur l'Orient, hésite à donner la victoire à
ceux-là même dont il emploie le glaive pour sa cause, attendu que
les provocations et les menaces de plusieurs d'entre eux contre Rome,
leurs attentats contre la religion et l'Église, rivalisent avec les
excès qu'ils avaient mission de réprimer.
Voilà
ce qui nous arrête si longtemps, malgré nos prodiges de courage,
sous les murailles ennemies ; voilà ce qui nous coûte tant
d'argent, de sang et de larmes. Heureusement, la justice de
l'entreprise, la foi et les prières de la France, l'héroïsme
religieux de ses soldats, le prix de leur sang, de leurs souffrances,
de leurs sacrifices, feront pencher de notre côté la balance
divine.
Pour
vous, Messieurs et chers Coopérateurs, dans l'intérêt de la
société plus encore désormais que de la religion, nous vous
recommandons de conserver avec soin les derniers débris tels quels
de la propriété sacrée, et de ne pas laisser prévaloir au sein
des peuples cette persuasion, trop généralement accréditée, que
tout est licite contre les biens de l'Église, et qu'il n'est pas
même besoin de son consentement formel pour la déposséder de son
avoir. Sous l'empire de ce funeste préjugé, la chose ecclésiastique
est atteinte journellement, tantôt sous une forme, tantôt sous une
autre, et l'on peut dire que le combat est à la veille de finir,
faute de champ de bataille.
Dans
ces conjonctures, du moins, le monde ne nous accusera pas, comme il a
pu le faire en d'autres temps, de cacher l'avarice ou l'ambition sous
le voile des principes religieux. Certes, ces quelques parcelles de
terre qui restent çà et là auprès des temples du Seigneur ou de
la demeure de ses ministres, sont tellement disproportionnées avec
nos be soins, que l'intérêt matériel qui s'y rattache est presque
nul. S'il n'y avait donc là qu'un fait et non un principe, ce serait
presque le cas de tout abandonner sans conteste ; et l'Église
dépouillée de sa tunique et de tous ses vêtements, serait tentée
peut-être d'offrir elle-même le dernier reste de son manteau aux
spoliateurs.
Mais,
précisément parce qu'aujourd'hui nos résistances sont évidemment
désintéressées, elles ont acquis le droit d'être plus opiniâtres.
Ne vous étonnez donc pas, Messieurs et chers Coopérateurs, lorsque
nous opposons des obstacles à la facilité déplorable avec laquelle
vos populations cherchent en toute circonstance à s'éviter un
sacrifice quelconque moyennant l'aliénation d'une partie de votre
demeure ou de votre modeste enclos.
Derrière
ce coin de terre et ce pauvre toit de tuiles, nous défendons un
principe qu'il ne nous est pas permis d'abandonner sans pécher en
même temps contre la vertu de religion et contre la vertu de justice
; nous luttons contre une tendance que nos devanciers ont combattue
au prix de leur vie ; et tout à la fois, nous repoussons un levier
de démolition qui se retournerait bientôt contre toute propriété
quelconque : car si Dieu est débouté de son droit de propriétaire
ici-bas en ce qui concerne les nécessités de son culte, tous les
titres sur lesquels se fonde la propriété humaine seront
logiquement lacérés demain. Quand la cause de l'Église est
méconnue, toute justice, toute subordination sont à la veille
d'être violées.
C'est
ce que Bossuet a dit avec son accent ordinaire, en parlant du roi
d'Angleterre Henri II : Le monarque
se
déclare l'ennemi de l'Église, il l'attaque au spirituel et au
temporel ; il usurpe ouvertement sa puissance ; il met la main dans
son trésor qui enferme la subsistance des pauvres ; il flétrit
l'honneur de ses ministres par l'abrogation de leurs privilèges et
opprime leur liberté par des lois qui lui sont contraires.
Prince
téméraire et mal avisé, que ne peut-il découvrir de loin les
renversements étranges que fera un jour dans son État le mépris de
l'autorité ecclésiastique, et les excès inouïs où les peuples
seront emportés !...
Et
le grand évêque ajoute quelques autres paroles que je veux dire et
qui seront pour nous, Messieurs, un sujet de consolation et
d'espérance :
C'est,
dit-il, une loi établie que l’Église ne peut jouir d'aucun
avantage qui ne lui coûte la mort de ses enfants, et que pour
affermir ses droits, il faut qu'elle répande du sang (...) Il paraît
donc qu'elle devait du sang à l'affermissement de son autorité,
comme elle en avait donné à l'établissement de sa doctrine ; et
ainsi la discipline, aussi bien que la foi de l'Église, a dû avoir
ses martyrs12
».
Ce principe étant posé, Messieurs, s'il est vrai d'une part, comme l'a si bien démontré un de nos vieux maîtres dont la parole a quelquefois retenti dans ces réunions, que « l'hérésie constitutionnelle qui soumet l’Église au magistrat » est la grande hérésie de ce temps13 ; d'autre part, rien n'est rassurant comme de voir ce grand nombre d'apôtres que Dieu a suscités, en particulier depuis vingt ans [depuis 1835], pour la défense du droit méconnu. Jamais peut-être on n'a entendu, sur tant de points à la fois, les pontifes exilés, proscrits, dépouillés, emprisonnés, répondre à leurs persécuteurs par des accents plus apostoliques ; jamais la patience et la fermeté épiscopales n'ont brillé avec plus d'éclat chez un si grand nombre de nations. Or, la souffrance, dans le christianisme, c'est toujours le gage d'un prochain triomphe. L'autorité ecclésiastique renaîtra donc de ses ruines, et les mérites de tant d'illustres confesseurs de cet âge « opéreront dans la cause de la discipline les mêmes merveilles que le supplice de leurs devanciers a autrefois opérées lorsqu'il s'agissait de la croyance14
».
La
croyance, hélas ! plût à Dieu qu'elle fût en dehors de tous ces
débats, et que le principe de la foi fût, du moins, respecté !
Nous n'avons parlé jusqu'ici que d'une faible partie de nos maux ;
il nous reste à vous signaler, avec le chef de l'Église, « cette
philosophie jalouse d'égaler ses droits à ceux « de la religion ».
V. Avant
tout, Messieurs et chers Coopérateurs, rappelons ici quelques-uns
des anathèmes prononcés par les Pères de la province de Bordeaux
contre les principales erreurs de cette philosophie naturaliste et
rationaliste qui avait envahi les écoles publiques et qui
remplissait toutes les productions des écrivains les plus
accrédités. Bientôt nous rapprocherons de ces condamnations le
texte de plusieurs écrits très-récents et très-vantés ; vous
jugerez s'ils ne tombent pas évidemment sous le coup de ces censures
solennelles. Laissons la parole au vénérable concile :
Parce
que la foi a toujours été et sera toujours le commencement du salut
de l'homme, le fondement et la racine de toute justification, et que
sans elle il est impossible de plaire à Dieu et de parvenir à la
bienheureuse société de ses enfants, nous condamnons le système de
ceux qui, égalant la raison et la foi, confondant le naturel et le
surnaturel, représentent la philosophie humaine et la religion
divine comme deux sœurs, appliquées au même titre et avec la même
compétence au ministère des âmes, et capables de conduire les
hommes avec un même succès, quoique par une voie différente, à
leur fin dernière et à un résultat parfait15
.
Les
Pères disent encore :
Nous
croyons en un seul Seigneur Jésus-Christ, Fils unique de Dieu,
consubstantiel au Père, qui pour nous et pour notre salut est
descendu des cieux, et qui, nous ayant rétablis dans cette première
dignité de l'état surnaturel
et vraiment gratuit dont Adam était déchu par sa désobéissance,
nous a donné tous les moyens nécessaires pour acquérir l'éternelle
félicité. C'est pourquoi nous condamnons l'erreur de ceux qui
considèrent à la vérité Notre Seigneur Jésus-Christ comme un
homme plein de sagesse ou même comme un personnage divin, mais non
pas comme un Dieu (...),
et qui nient la nécessité et la vertu des sacrements institués par
notre Sauveur et Rédempteur pour appliquer aux hommes les mérites
de son sang et leur conférer la grâce qui conduit au salut16.
Le
successeur de Pierre va nous dire, maintenant, si ces condamnations
ne s'adressent plus aujourd'hui qu'à des ombres et à des fantômes
:
En
outre, vénérables Frères, il est certains hommes, distingués par
leur érudition, qui avouent que la religion est le don le plus
exquis que Dieu ait départi à sa créature, et qui néanmoins font
un si grand cas de la raison et l'exaltent à un tel point qu'ils ont
la folie de se figurer qu'elle doit être égalée à la religion
elle-même. Par suite de cette vaine opinion, les sciences
théologiques leur semblent devoir être traitées de la même
manière que les sciences philosophiques ; tandis que les premières
s'appuient sur les dogmes de la foi, fondement le plus ferme et le
plus inébranlable, et que les autres, au contraire, sont le fruit de
la raison humaine, si variable, si incertaine, sujette à tant
d'illusions et de déceptions de tout genre. C'est pourquoi il faut
montrer à ces hommes, qui élèvent plus qu'il ne convient les
forces de la raison, que cela est très-contraire à cette maxime
très-vraie du Docteur des nations : « Si quelqu'un pense qu'il est
quelque chose, alors qu'il n'est rien, il se trompe lui-même »
(Galates 6, 1). (...) Il faut les convaincre que la Providence n'a
rien donné de plus excellent aux hommes que l'autorité de la foi
divine ; qu'en elle ils trouveront un flambeau dans les ténèbres,
un guide pour arriver à la vie, et qu'elle est absolument nécessaire
pour le salut, puisque, sans la foi, « il est impossible de
plaire à Dieu » (Hébreux 11, 6) et que « celui qui
n'aura pas cru sera condamné » (Marc 16, 16)17.
Tel
est, en effet, le point précis de la question. Hâtons-nous de le
dire : il ne s'agit pas ici de débats domestiques et de querelles
d'école à propos de quelques difficultés sur les attributions plus
ou moins étendues de la raison, sur les limites plus ou moins
reculées du domaine de la foi. Que d'autres engagent sur ce terrain,
livré aux discussions, des combats plus ou moins opportuns ou
intempestifs ; pour notre part, nous n'entendons point descendre dans
cette arène, ni nous mêler à des luttes auxquelles nous
n'apercevons aucune issue profitable pour personne. De grandes lignes
ont été tracées par la main sûre et ferme de l'Église.
Par
une permission de Dieu, l'autorité religieuse, en ce siècle de
rationalisme, a été amenée à condamner ceux qui refusent à la
raison ses lumières essentielles et ses attributs certains. Et
d'autre part, depuis les siècles les plus reculés, la même
autorité n'a cessé de condamner ceux qui proclament la suffisance
de la raison et de la nature pour le salut. Ces points principaux,
placés hors de toute controverse, nous suffisent.
Jamais
l'esprit humain ne sera par nous « ni outrageusement attaqué
ni petitement tracassé18 »
; nous attribuons formellement à la raison tout ce que l'Église lui
attribue ; nous lui concédons largement et sans mesquine
contestation tout ce que l'Église ne défend pas de lui concéder.
Mais nous déclarons que le meilleur usage possible de la simple
raison, que la pratique la plus parfaite de la morale et de la vertu
purement naturelles ne peuvent conduire au salut, et qu'à part le
cas d'ignorance invincible dont nous ne voulons pas nous occuper en
ce moment19,
l'honnête homme selon le monde, qui se tient à l'écart des
enseignements et des pratiques de la religion révélée, ne saurait,
non-seulement parvenir au bonheur du Ciel, mais encore éviter les
peines de l'Enfer. C'est le dogme catholique.
Or,
la prétention des philosophes de ce temps, quand ils veulent bien
admettre l'existence de la foi, c'est que la raison et la foi offrent
deux routes parallèles dont l'homme peut choisir l'une ou l'autre
indifféremment, attendu que la voie exclusivement philosophique
aboutit, tout aussi bien que la voie chrétienne, au terme final de
la destinée humaine. Telle est la condition première du traité
qu'ils rêvent entre le christianisme et la philosophie. Telle est la
base de l'accord qu'ils prétendent nous faire accepter, et qu'ils
supposent signé déjà de ceux qu'ils appellent « les sages ».
L'organe
le plus célèbre du philosophisme moderne, dans la préface des
éditions multipliées qu'il nous donne de ses premières œuvres, ne
fait pas difficulté d'affirmer qu'il n'a rien désavoué de ses
précédents écrits. Mais en même temps, il daigne se féliciter et
féliciter les soldats de la cause religieuse du mouvement
indubitable, bien que tardif, qui les ramène vers lui.
Nous avons lu avec la plus sérieuse attention toutes les productions
rajeunies de cet écrivain, nous nous sommes reporté à la plupart
des publications vieillies auxquelles ses innombrables retours sur
son propre passé renvoient à chaque instant le lecteur. Nous
confessons bien volontiers que le Livre de ses Rétractations
est encore à faire, car s'il a beaucoup retouché, il n'a
rien rétracté. Nous reconnaissons hautement que, malgré
mille précautions de langage, le philosophe d'aujourd'hui est bien
celui auquel nos devanciers dans l'épiscopat, nos pères et nos
modèles, ont fait une si longue et si énergique guerre, celui que
le Saint-Siège a condamné, celui qui a donné le branle principal
au panthéisme, au naturalisme, à l'éclectisme dont nos écoles ont
été si tristement infectées, celui qui a outragé l'Être
souverain en confondant son essence avec les êtres que sa libre
volonté a tirés du néant, celui qui n'a jamais accordé à Notre
Seigneur Jésus-Christ qu'un respect dérisoire, celui qui a élevé
la raison humaine de chaque individu à la dignité de Verbe fait
chair, celui qui n'a épargné sur son chemin aucune des vérités
du dogme chrétien. Non, ce n'est pas une vaine forfanterie, ce
champion de la cause rationaliste peut se glorifier avec fondement de
n'avoir pas fait un pas en arrière, d'avoir ménagé à la
philosophie des portes dérobées pour échapper à toutes les prises
de la foi, d'avoir affaibli et ruiné toujours à la page suivante
les vagues espérances que la précédente page aurait pu faire
concevoir ; en un mot, il a droit à ce qu'on lui rende cette
justice, qu'au milieu de mille autres variations sa doctrine n'a pas
varié en ce qui concerne le christianisme.
Et
ce qu'on peut ajouter, c'est que l'école dont il est le
porte-étendard, sinon le chef, est demeurée aussi profondément
ennemie que lui de tout l'ordre surnaturel et révélé, lequel, à
leurs yeux, ou bien n'existe pas, n'est pas possible, ou, à tout le
moins, n'est pas obligatoire et commandé.
VI.
En effet, Messieurs et chers Coopérateurs, les principes essentiels
et constitutifs du christianisme sont ceux-ci : l'élévation
primitive de l'homme à une destinée surnaturelle ; sa chute, et,
par suite, le vice de notre origine ; la nécessité d'une réparation
et d'une réhabilitation ; l'Incarnation du Fils de Dieu, et la
Rédemption par sa mort ; la croyance à tout un ensemble de moyens
divinement institués pour communiquer aux âmes les fruits de la
doctrine et les mérites du sang de Jésus-Christ ; l'existence d'une
société gardienne et dépositaire de ces trésors ; la nécessité
d'appartenir à cette société pour se sauver.
Nier
ces grandes vérités, et particulièrement nier l’Incarnation, qui
est le mystère central de toute l'économie religieuse, c'est nier
le christianisme tout entier. Or, non-seulement aucun de ces points
n'est encore admis par l'école philosophique moderne que nous avons
en vue, mais il n'en est aucun qui ne soit ou formellement ou
implicitement nié par elle. Prouvons-le en ce qui concerne la
Révélation divine et l'Incarnation. C'est l'oracle de l'école qui
va parler.
Le
SEUL moyen qui nous soit donné de nous élever jusqu'à l'être des
êtres, sans éprouver d'éblouissement ni de vertige, c'est de nous
en rapprocher à l'aide du divin intermédiaire20.
Mais,
quel est ce médiateur divin, ce médiateur unique ? Vous espérez
ici peut-être le nom de Jésus-Christ. Erreur !
Entre
un être fini tel que l' homme, et Dieu, substance absolue et
infinie, il y a le double intermédiaire et de ce magnifique univers
livré à nos regards, et de ces vérités merveilleuses que la
raison conçoit, mais qu'elle n'a pas faites, pas plus que l'œil ne
fait les beautés qu'il aperçoit21.
Vous
l'entendez, Messieurs. Saint Paul a dit : « Il y a un seul
médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus qui est homme
lui-même22»
L'apôtre
de la philosophie naturaliste dit à son tour :
Se
rapprocher de Dieu à l'aide du divin intermédiaire, c'est-à-dire
se consacrer à
l'étude et à l'amour de la vérité, à la contemplation et à la
reproduction du beau, surtout à la pratique du bien23
...
tel
est le SEUL moyen qui nous soit donné de nous élever jusqu'à
l'être des êtres, sans éprouver d'éblouissement ni de vertige24.
Peut-on
nier plus ouvertement l'existence et même la possibilité d'une
révélation directe ? Peut-on combattre plus formellement la
doctrine de l'Incarnation divine, et substituer plus clairement la
médiation du Verbe humain, c'est-à-dire de la pure raison, à
celle du Verbe fait chair ?
Or,
ce n'est point un passage isolé, c'est le livre entier, ce sont
plusieurs volumes fraîchement revus et corrigés qui, dans tout leur
contexte, prêchent perpétuellement cet odieux naturalisme, et
repoussent toutes les données les plus essentielles de la doctrine
chrétienne, que, d'après une vieille tactique depuis longtemps
dévoilée, on dissimule le plus souvent sous les noms de mysticisme,
d'enthousiasme ou de spontanéité.
Par
exemple, qu'est-ce que l'acte de foi pour le chrétien ? N'est-ce pas
l'acte par lequel nous adhérons à une vérité, au mystère de la
sainte Trinité, je suppose, à cause de la Révélation qui nous a
été faite de cette vérité par Dieu lui-même, et non point à
cause que notre raison, notre conscience, notre réflexion nous
l'enseignent ? Et si la foi est une vertu théologale, n'est-ce pas
précisément parce qu'elle implique un rapport direct avec Dieu, et
qu'elle a Dieu lui-même pour motif et pour objet ? Telle est la
doctrine élémentaire du catéchisme chrétien.
Voici celle du philosophe :
Nous
n'apercevons pas Dieu, mais nous le concevons sur la foi de ce monde
admirable exposé à nos regards et sur celle de cet autre monde plus
admirable encore que nous portons en nous-mêmes. C'est par ce double
chemin que nous parvenons à Dieu. Cette marche naturelle
est celle de tous les hommes : elle doit
suffire à une saine philosophie. Mais il y a des esprits faibles et
présomptueux qui ne savent pas aller jusque-là, ou ne savent pas
s'y arrêter. (…) On
n'avait pas osé admettre l'existence d'un Dieu invisible, et voilà
maintenant qu'on aspire à entrer en communication immédiate avec
Dieu, tout comme avec les objets sensibles et les objets de la
conscience. C'est une faiblesse extrême pour un être raisonnable de
douter ainsi de la raison, et c'est une témérité incroyable, dans
ce désespoir de l'intelligence, de rêver une communication directe
avec Dieu. Ce rêve désespéré et ambitieux, c'est le mysticisme25.
Et
nous répondons, nous : ce rêve, tout ambitieux qu'elle paraisse,
c'est celle de la foi et de l'espérance chrétiennes.
Sans
doute, le chrétien, lui aussi, conçoit Dieu et croit à son
existence sur le témoignage de sa propre raison, et sur celui de
tout l'univers créé ; il arrive, ou, du moins, il peut arriver à
lui par cette marche naturelle, qui est celle de tous les hommes :
car le chrétien (nous le disons bien haut, vu que les adversaires du
christianisme l'oublient sans cesse), le chrétien est avant tout un
homme ; il n'a pas dit adieu à la raison le jour de son baptême, et
tous les privilèges de sa race lui sont maintenus.
Mais
ce premier pas fait vers Dieu ne suffit pas à la philosophie du
chrétien. Après que sa raison lui a fait admettre l'existence d'un
Dieu invisible, cette même raison, nullement présomptueuse en cela,
lui enseigne que l'Être tout-puissant et tout bon peut se mettre en
communication directe avec sa créature.
Et
quand des témoignages certains, contrôlés et vérifiés à la
lumière de la raison la plus exigeante, lui ont démontré qu'il en
est véritablement ainsi, que « Dieu a daigné » réellement
« parler aux hommes autrefois en plusieurs occasions »,
que « plus tard il leur a parlé en la personne de son Fils,
descendu sur la terre »26,
alors le philosophe chrétien ne sait plus s'arrêter à cette
connaissance imparfaite de Dieu, qui résulte du témoignage de sa
conscience.
Il
n'y a point de désespoir ni de faiblesse pour son intelligence à
reconnaître que Dieu en sait plus sur Sa propre nature que
l'intelligence finie de l'homme n'en peut découvrir. Il entre dans
le nouveau chemin que Dieu lui ordonne de suivre pour arriver à Lui.
Car il sait désormais que « personne ne va au Père si ce n'est par
le Fils27 »
; que « celui qui est incrédule au Fils encourt la colère de
Dieu28 » ;
que « personne n'a jamais vu Dieu, mais que le Fils qui est
dans le sein du Père est venu lui-même nous raconter la nature
divine29 »;
enfin que « la vie éternelle consiste à connaître le seul
vrai Dieu et Jésus-Christ, son envoyé30.
»
Voulez-vous
savoir, Messieurs et chers Coopérateurs, jusqu'à quel point la
philosophie la plus récente, tout en portant des paroles de paix à
toutes les écoles31,
tout en se mettant en communion avec toutes les religions, et
particulièrement avec la religion chrétienne32,
se sépare criminellement du christianisme et le taxe de folie ?
Écoutez
ce qui suit :
Il nous importe
d'autant plus de rompre ouvertement avec le mysticisme, qu'il semble
nous toucher de plus près, qu'il se donne pour le dernier mot de la
philosophie, et que, par un air de candeur, il peut séduire plus
d'une âme d'élite, particulièrement à l'une de ces époques de
lassitude où, à la suite d'espérances excessives cruellement
déçues, la raison humaine, ayant perdu la foi en sa propre
puissance sans pouvoir perdre le besoin de Dieu, pour satisfaire ce
besoin immortel, s'adresse à tout excepté à elle-même, et, faute
de savoir aller à Dieu par la voie qui lui est ouverte, se jette
hors du sens commun, et tente le nouveau, le chimérique, l'absurde
même, pour atteindre l'impossible33.
Vous
me demandez, Messieurs, quel est ce mysticisme si redoutable en ce
moment, ce mysticisme vers lequel les âmes fatiguées de cruelles
déceptions sont en danger de se porter au détriment de la
philosophie ; vous le cherchez vainement autour de vous., et je vous
réponds : ce mysticisme, qu'autrefois on n'a pas craint d'appeler
tout haut par son nom, ce n'est autre chose que le christianisme
lui-même. Car nous acceptons pour la foi chrétienne l'accusation
que vous allez entendre ; s'il y a là un crime, c'est le crime de
tout chrétien. Oui, « ce n'est point assez pour (…) [lui] de
concevoir Dieu sous le voile transparent de l'univers et au-dessus
des vérités les plus hautes. Il ne croit pas connaître Dieu34 »,
du moins il ne croit pas le connaître assez pour arriver au Ciel,
« s'il ne le connaît que dans ses manifestations35 »
naturelles « et par les signes de son existence : il veut
l'apercevoir directement36 »
par les lumières de la foi ici-bas, face à face dans la gloire ;
« il veut s'unir à lui (…) par quelque procédé
extraordinaire37 »,
oui, par le procédé de la vie surnaturelle, de la grâce
sanctifiante, de la communion eucharistique. Sans cela, il ne serait
pas chrétien, il n'aurait pas la foi et l'espérance chrétiennes,
il ne vivrait pas de la vie de Jésus-Christ.
Enfin
on lit plus loin :
L'erreur
fondamentale du mysticisme, c'est qu'il fait de l'être infini
l'objet direct de l'amour. Mais un tel amour ne se peut soutenir que
par des efforts surhumains qui aboutissent à la folie38.
Vainement
l'auteur se rejettera-t-il ensuite sur les excès de ce mysticisme
intempérant condamné par l'Église dans le quiétisme ; la vérité
est que l'accusation de folie porte ni plus ni moins sur l'acte de
charité chrétienne, laquelle n'est une vertu théologale que parce
qu'elle fait de Dieu « l'objet direct de l'amour ».
Qu'ajouterai-je
encore, Messieurs et chers Coopérateurs ?
C'est
un principe fondamental de l'Évangile que, pour arriver à la
béatitude après cette vie, l'homme est tenu d'être saint ici-bas.
Et la sainteté, c'est plus que la vertu humaine, c'est plus que le
devoir naturel ; c'est l'observation de la loi révélée, c'est la
pratique de la doctrine et de la morale évangéliques, c'est la vie
de la foi et de la grâce, c'est la reproduction par chacun de nous
de la vie de Jésus-Christ. « Soyez saints, parce que je suis saint,
dit le Seigneur39.
»
La
philosophie contemporaine nous dit au contraire avec assurance :
La sainteté n'est
pas plus accessible à l'homme dans cette vie que la béatitude. Nous
pouvons aspirer à l'une et à l'autre par le désir et par
l'espérance, mais notre objet immédiat ici-bas, c'est la vertu : là
seulement réside l'obligation ; elle n'est point ailleurs. L'erreur
du mysticisme est d'anticiper sur les droits de la mort (…)40.
La sainteté
présuppose la vertu, et c'est la vertu qu'on doit recommander aux
hommes. La sainteté ne leur manquera pas un jour des mains de la
mort et de Dieu, si, vivants, ils n'ont pas manqué au devoir. La
sainteté est un idéal auquel on peut aspirer ; la vertu est une loi
qui nous est imposée et pour laquelle nul délai ne peut être ni
demandé ni accordé41.
Ainsi,
cela est clair, vivez en honnêtes philosophes, observez la vertu
naturelle et le devoir humain ; mais ne rêvez pas une perfection
surnaturelle qui n'est pas d'obligation et qui n'est pas compatible
avec la vie présente. Renvoyez les prédications de Jésus-Christ et
de son apôtre « à une autre fois42»,
et, pour le présent, contentez vous d'obéir aux préceptes de la
raison : le surplus sera l'affaire de la mort et de Dieu.
Que
dirai-je de tant d'autres assertions ? Que signifie ce Dieu de la
philosophie qui est une personne comme la personne humaine, avec
l'infinité de plus, et qui peut ainsi porter la Trinité chrétienne43
? Que penser de cette énumération, si souvent renouvelée, qui met
sur un même rang l'inspiration du poète, l'instinct du héros,
l'enthousiasme du prophète44
? Comment qualifier cette affectation d'assimiler les miracles du
christianisme aux jongleries de la superstition45,
et de faire dériver les extases et les visions de sainte Thérèse
ou de la pieuse Madeleine de Saint-Joseph d'une imagination échauffée
par le cœur46.
Et cette accusation portée contre « la morale ascétique, qui
étouffe la sensibilité au lieu de la régler, et pour sauver l'âme
des passions lui commande un sacrifice de tous les instincts de la
nature qui ressemble à un suicide47 »;
comme aussi ce danger d' « abêtir les âmes à force de
vouloir les épurer48 »
? Et ce reproche fait à
l'auteur de
l'Imitation, à l'angélique habitant d'un cloître, d'appeler
la mort comme une délivrance bienheureuse, et de la devancer, autant
qu'il est en lui, par une continuelle pénitence et dans une
adoration muette,
comme
si Notre-Seigneur Jésus-Christ n'avait pas prêché le renoncement à
soi-même (Matthieu 16, 24), comme si le grand apôtre n'avait pas
demandé « d'être séparé de ce corps de mort50
», et n'avait pas « désiré la dissolution de sa chair pour être
avec le Christ51
» ?
VII.
Vous le voyez, Messieurs, il y a là un renversement complet de tout
le christianisme. Ni la Révélation, ni les miracles et les
prophéties, ni l'Incarnation, ni les actes de foi, d'espérance et
de charité, ni les sacrements et particulièrement l'Eucharistie, ni
les préceptes et les conseils évangéliques, ni les exemples des
saints, ne peuvent rester debout en présence de pareilles
affirmations. Tout rapport entra Dieu et l'homme qui ne résulte pas
uniquement de l'entremise de la raison et de la nature, est nié en
principe et en fait. Jésus-Christ est supprimé.
Cependant,
me direz-vous, le nom de Jésus-Christ se rencontre, au moins
équivalemment, dans ces ouvrages philosophiques. On y parle du
christianisme, du « sublime
et doux crucifié », de la « folie
de la croix ». Oui, cela est vrai, et je veux vous dire
aussi comment saint Hilaire caractérise une des phrases de l'ancien
arianisme :
La stratégie du
moment, disait-il, consiste à s'abriter sous le voile spécieux de
l'orthodoxie évangélique, de telle sorte que Jésus-Christ semble
être annoncé alors même qu'il est nié52.
(…) Ils ont introduit un nouveau Christ sous le couvert duquel
l'Antéchrist pût se glisser. Car ce Christ de leur façon (hunc
suum Christum), ils ne lui accordent pas la divinité ; c'est
assez qu'il soit une créature plus excellente que les autres53.
(…) De cette manière, ils ont réussi à tromper les simples, qui
pensent que les mots renferment les croyances qu'ils expriment54,
et
qui ne découvrent pas « la ruse de ces écritures composées en
style d'Antéchrist : scripturam stylo antichristi compositam55
».
Ainsi
en est-il à cette heure. La religion chrétienne, on la proclame
incomparablement la plus parfaite et la plus sainte de toutes les
religions; mais on n'a garde de la proclamer la seule vraie ; on se
glorifie au contraire d'être en communion avec toutes « les
grandes philosophies » et avec « les religions qui
couvrent la terre56 »,
comme si la religion chrétienne, qui condamne toutes les sectes
dissidentes et qui se déclare divine, n'était pas réputée fausse
par cela seul que d'autres religions peuvent revendiquer, même à un
moindre degré, la perfection et la sainteté.
Ailleurs,
on se prend à regretter que Platon n'ait pas trouvé sur la terre
« la religion du sublime et doux crucifié », qu'il n'ait
pas « eu affaire » à elle, lui « qui gardait déjà
tant de ménagements envers la religion de son temps » ; et
l'on se tient pour assuré que ce grand maître de la philosophie, ce
type de l'humanité, « s'il était venu de nos jours, à défaut
de la foi d'un Augustin, d'un Anselme, d'un Thomas, d'un Bossuet,
aurait eu sans aucun doute les sentiments au moins d'un Montesquieu,
d'un Turgot, d'un Franklin57 »
; ce qui veut dire que Platon, cette personnification suprême de la
raison humaine, s'il eût vécu en des temps chrétiens, aurait pu
être déiste ou protestant : voilà tout ce que l'Évangile et
l'Église peuvent attendre de mieux de la philosophie.
Enfin,
vous éprouvez un tressaillement de joie, parce que votre œil vient
de découvrir sous la plume de l'écrivain un des mots les plus
saints de l'idiome chrétien : la folie « de la croix58 »
; mais quel n'est pas votre mécompte en apprenant aussitôt que
« cette folie-là », comme celle qui réside dans tout
homme supérieur, c'est la partie divine de la raison, et en
l'entendant comparer, soit à cette puissance mystérieuse que
Socrate « appelait son démon », soit à ce que Voltaire
« appelait le diable au corps », sans lequel une
comédienne même ne saurait être « une comédienne de
génie »59
!!!
Après
de tels blasphèmes, Messieurs, qu'importent « les hommages
sincères et affectueux dont la philosophie nouvelle couvre le
christianisme60 »
? Qu'importe que le philosophe doive mesurer ses « progrès en
philosophie par ceux de la tendre vénération » qu'il
ressentira « pour la religion de l'Évangile »61
? N'est-il pas mille fois évident que nous avons affaire à des
naturalistes « qui peuvent considérer Jésus-Christ comme un
homme plein de sagesse, ou même comme un personnage divin, mais qui
ne confessent pas qu'il est un Dieu », et contre lesquels notre
concile a prononcé sa rigoureuse condamnation62
?
VIII.
Non, le Christ de ces philosophes n'est pas le Seigneur Jésus-Christ
que j'adore. C'est un Christ psychologique, conçu de l'esprit de
l'homme, né de son intelligence ; celui que ma foi me révèle est
conçu du Saint-Esprit, né de la bienheureuse Vierge Marie. Leur
Christ est venu d'en bas, jailli des entrailles, de l'humanité ; mon
Jésus est descendu d'en haut, il est sorti du sein du Père éternel.
Leur Christ n'est que consubstantiel à l'homme, le mien est
consubstantiel à Dieu. C'est leur propre raison qu'ils adorent en
adorant le Verbe abstrait qu'ils ont fait ; et moi j'humilie ma
raison devant celle de Dieu, en adorant le Verbe incarné qui m'est
prêché.
Que
parlez-vous de rapprochement et d'entente quand nous sommes toujours
séparés par un abîme ? Prophète complaisant, comment osez-vous
dire que, « malgré quelques apparences contraires, la paix est
à la veille de se faire ? » Des apparences, grand Dieu !
comme si le point de litige entre eux et nous, entre l'Église et ce
qu'ils appellent l'humanité, entre les défenseurs de la foi et les
grands prêtres de la raison, ce n'était pas la question même de la
divinité de Jésus-Christ et de sa doctrine ! Je le dirai hardiment
avec saint Hilaire :
La cause qui nous
force de parler aujourd'hui n'est rien moins que la cause de
Jésus-Christ : Nunc
non alia nobis ad dicendum causa quam Christi est
(Contra
Constantium imperatorem,
chap. 3)
Nous
croyons, nous, qu'en dehors de toutes les lois qui régissent la race
humaine, en dehors de tous les perfectionnements naturels dont elle
est susceptible, par un élan spontané de son amour, de son immense
et excessif amour, propter nimiam charitatem suam (Éphésiens
2, 4), par un prodige qui appartient essentiellement à l'ordre
surnaturel, le Verbe de Dieu, Dieu de Dieu, Lumière de Lumière,
consubstantiel à son Père, est descendu des Cieux, qu'il a pris une
chair, qu'il est né d'une Vierge, qu'il s'est fait homme, et qu'il a
élevé tous les hommes ses frères à la qualité de fils adoptifs
de Dieu et d'héritiers du Royaume céleste. Nous croyons ce dogme
théologique de la venue du Verbe dans la chair, et à cause de cela,
nous sommes assurés de posséder l'esprit de Dieu, d'être les
enfants de Dieu : Omnis spiritus qui confitetur Jesum Christum in
carne venisse, ex Deo est, dit saint Jean63.
Mais, continue le disciple bien-aimé, tout esprit orgueilleux qui
altère, qui dissout le dogme de Jésus, n'est pas de « Dieu : Et
omnis spiritus qui solvit Jesum ex Deo non est64.
Or, « un grand nombre de séducteurs ont paru dans le
monde, qui ne confessent point que Jésus-Christ soit venu dans la
chair »: Multi seductores exierunt in mundum, qui non
confitentur Jesum Christum venisse in carnem (2 Jean 1, 7). Ils
corrompent la notion surnaturelle de l'incarnation ; ils disent que
le Verbe fait chair, c'est la raison suprême en tant qu'elle est
communiquée à tout homme venant en ce monde ; ils ne voient dans le
Christ et par le Christ que la nature humaine plus richement dotée
de la raison divine ; Jésus-Christ est un homme qui a fait faire un
grand pas à l'humanité, qui a déterminé un des progrès de sa
marche toujours ascendante, qui a rassemblé sous forme de religion
les meilleures traditions de la philosophie spiritualiste qui l'a
précédé et qui devait se perfectionner encore après lui. Et ainsi
la raison orgueilleuse se fait un trophée de ce qui est le plus
grand, le plus impénétrable mystère de la grâce. Et ainsi la
fausse sagesse réduit à des proportions humaines l'incommensurable
chef-d'œuvre de la toute-puissance et de la charité divine. Or, dit
encore saint Jean, « quiconque se retire et ne demeure pas dans
la doctrine du Christ, celui-là est un séducteur et un antéchrist,
et Dieu n'est pas en lui. Si quelqu'un vient à vous et ne vous
apporte pas la doctrine révélée de Jésus-Christ, ne le recevez
pas chez vous et ne le saluez pas ; car le saluer, c'est participer à
ses œuvres mauvaises65
».
Telle
est, Messieurs et chers Coopérateurs, la règle sévère tracée par
le disciple de la charité toutes les fois que la personne adorable
de Jésus-Christ est en cause. C'est à cette recommandation du plus
tendre des apôtres que nous obéissons en ce moment. Qu'importe la
colère de ceux qui voudraient exploiter le silence ? Et qu'importent
aussi les murmures et l'étonnement de certains hommes trop peu
dociles, qui se font juges de ce qu'ils ignorent, et les plaintes de
quelques esprits tournés à la paix « quand même », qui
ne veulent pas qu'on trouble leurs illusions ni qu'on aborde les
matières auxquelles il ne leur plaît pas de prêter leur attention
! La paix n'est possible que dans la vérité. Or, « qui donc
est menteur, sinon celui qui nie que Jésus est le Christ » 66?
Et qui donc est aveugle, sinon celui qui a lu les productions de ce
temps [vers 1855], et qui ne voit pas que ce qui est toujours en
cause, c'est Jésus-Christ ?
Oui,
la question vivante qui agite le monde moderne, c'est de savoir si le
Verbe de Dieu incarné, Jésus-Christ, demeurera sur les autels, ou
si, sous une forme plus ou moins adoucie, la déesse Raison le
supplantera au milieu de nous. Et la question ainsi posée ne
comporte pour aucun chrétien l'abstention et la neutralité, n'est
susceptible d'aucune transaction ni d'aucun atermoiement.
IX.
Vainement voudrait-on alléguer ici que la philosophie a ses limites
et qu'elle doit se garder de toute incursion, de tout empiétement
sur le domaine de la révélation. Autre chose est de s'arrêter à
la frontière du surnaturel, autre chose est d'en nier l'existence et
les conséquences. Or, ce que nous reprochons à toute l'école
moderne, ce n'est pas le soin qu'elle prend, ou du moins qu'elle
pourrait prendre, d'établir et de développer par la lumière de la
raison les doctrines et les préceptes de la religion naturelle. Nos
théologiens, qui sont aussi des philosophes, n'ont pas négligé
d'approfondir les vérités et les obligations qui peuvent jaillir de
l'entendement humain et de la conscience, abstraction faite de toute
loi positive et révélée.
Mais,
d'une part, le philosophe, mis en présence des faits historiques et
des monuments publics sur lesquels se fonde la Révélation, est
obligé par sa raison et sa conscience même de se rendre à
l'évidente crédibilité des témoignages qui démontrent
l'existence de l'ordre surnaturel. D'autre part, l'existence de
l'ordre surnaturel une fois établie, le philosophe peut sans doute,
jusqu'à un certain point, s'abstenir de traiter des devoirs qui en
découlent, car sa qualité de philosophe ne lui impose pas les
devoirs de l'apostolat religieux, et le divin révélateur ne lui a
pas confié le ministère spirituel des âmes ; mais à coup sûr, il
ne peut, sans impiété et sans blasphème, soutenir que sa doctrine
purement philosophique et naturelle donne aux hommes le dernier mot
de leur destinée et de celle du genre humain ; il ne peut, sans
sacrilège, égaler sa science, qui est la science bornée et trop
souvent faillible de l'homme, à la Révélation divine, qui est une
communication de la science infinie et toujours infaillible de Dieu ;
enfin, il ne peut nier qu'en cas de divergence et de désaccord
apparent, l'esprit humain doive s'humilier devant l'autorité de la
foi, assuré d'ailleurs de rentrer ainsi dans la voie de la saine
raison, attendu que, le Dieu de la Révélation étant le Dieu de la
nature, sa parole surnaturelle ne saurait jamais être en
contradiction avec la vérité qu'il a primitivement déposée en
nous, mais que nous savons trop souvent obscurcir.
Or,
Messieurs et chers Coopérateurs, c'est ici que nous avons à vous
signaler la conjuration générale et permanente du philosophisme qui
nous envahit de toutes parts. L'assertion la plus chère à toute
l'école contemporaine, le point sur lequel toutes les divisions
cessent et l'accord le plus unanime s'établit, c'est que l'esprit de
l'homme n'a d'autre maître que lui-même.
L'indépendance,
l'émancipation de la raison, telle est la maxime suprême : conquête
tardive, on 1 l'avoue, puisque les uns ne la font dater que du XVIIe67
ou du XVIIIe68
siècle, et que les autres lui assignent tout au plus trois dates
principales dans le passé : Abélard, Descartes, 1789, ou bien
encore, la Renaissance, la Philosophie et la Révolution69
; mais conquête sacrée et sublime qu'il faut garder et défendre à
tout prix. « Ou la philosophie n'est pas », s'écrie-t-on,
« ou elle est la dernière explication de toutes choses70 ».
Et nous disons, nous : ou la religion révélée n'existe pas, ou
elle est l'explication de mille choses que n'explique pas la
philosophie ; ou le christianisme n'existe pas, ou il faut admettre
qu'il enseigne à l'homme des vérités que sa raison n'avait pas
découvertes, qu'il lui impose des devoirs positifs que sa conscience
seule ne lui dictait pas, enfin qu'il lui assigne une destinée à
laquelle sa nature ne pouvait prétendre et qu'il est impossible
d'atteindre par les seules ressources de la morale humaine.
X.
Un livre moderne a paru, intitulé : Du Devoir [en
fait : Le Devoir] ; il peut se résumer ainsi : « Le
devoir conduisant au bonheur après cette vie, sans Jésus-Christ,
sans l'Évangile, sans la foi, sans l'Église, sans la Rédemption,
sans la grâce, sans les sacrements ».
On
admet, il est vrai, que le philosophe, en même temps qu'il est
philosophe, peut appartenir à une Église, et l'on enseigne qu'alors
il « observe suffisamment le devoir d'adorer Dieu en se
conformant aux pratiques du culte71 »
auquel il appartient : que ce culte soit vrai ou faux, c'est ce
'qu'on ne distingue pas.
On
se demande ensuite comment le philosophe qui n'appartient à aucune
religion positive remplira le devoir d'adorer Dieu par un culte, et
l'on trouve apparemment le cas assez pratique pour qu'il doive être
résolu. Le casuiste, en effet, se met à l'œuvre ; il trace en
quelques lignes un programme de bonnes vie et mœurs, renfermant à
peu près tous les préceptes que l'on peut faire découler des
inductions philosophiques sur Dieu et la providence. Cela dit, il
ajoute :
Reconnaissons que
ces quelques préceptes ne sauraient constituer un culte. Ils ne
suffisent à l'homme ni pour sa sanctification, ni pour sa
consolation ; ou, pour parler plus exactement, ils
suffisent aux âmes d’élite, qui savent aimer et penser,
mais le reste de l'humanité a d'autres besoins72.
Ce
langage n'a pas besoin de commentaire : « La religion, les cultes,
peu importe d'ailleurs le choix, sont pour la foule, qui ne sait pas
aimer et penser; la philosophie suffit aux âmes d'élite. »
Le
maître, que l'on contredit quelquefois, mais à l'avis duquel on se
range en définitive toujours, l'avait fortement insinué :
Sans la religion,
disait-il, la philosophie, réduite à ce qu'elle peut tirer
laborieusement de la raison naturelle perfectionnée, s'adresse à un
bien petit nombre, et court risque de rester sans une grande
efficacité sur les mœurs et sur la vie73.
Et
ailleurs :
La philosophie ne
croit point s'humilier en avançant qu'elle est faite pour
quelques-uns et ne suffit pas au genre humain74.
Or,
nous enseignons, et nous établirons tout à l'heure que, sans la
religion, la philosophie ne suffit à personne, parce que tous sont
appelés à la gloire surnaturelle, et que la pure philosophie n'y
conduira jamais qui que ce soit.
À
propos du livre Du Devoir, je dois, Messieurs et chers
Coopérateurs, vous entretenir d'un incident particulier. Dès son
apparition, cet ouvrage avait attiré notre attention. Il nous
importe d'autant plus de surveiller le naturalisme religieux de
certains écrits, qu'il semble, lui aussi, nous toucher de plus près,
qu'il se donne pour le dernier mot de la religion, et que, par un air
d'honnêteté, par l'avantage surtout qu'il offre d'être un culte
très-commode, il peut séduire plus d'une âme, et faire prendre le
change à de bons esprits qui, en ce temps de lassitude publique et à
la suite d'espérances excessives cruellement déçues, sentent le
besoin de Dieu, et s'achemineraient tout naturellement vers le
christianisme pour satisfaire ce besoin immortel.
Une
circonstance vint augmenter nos appréhensions. Une compagnie
illustre, dont les jugements ont un grand poids, et qui semble
revendiquer désormais, outre ses attributions littéraires, une part
considérable dans la direction intellectuelle du pays, avait
cru devoir couronner, en société d'un traité remarquable de
philosophie chrétienne, le volume dangereux dont nous venons de vous
indiquer la tendance et de vous citer, en les prenant au milieu de
mille autres, quelques propositions qui résument tout l'esprit du
livre. Le rapport, écrit par un homme très-distingué auquel on
conçoit que les lettres sacrées soient encore plus familières que
la doctrine exacte de la foi, confondait d'une façon étrange toutes
les notions religieuses et s'écartait des règles rigoureuses du
langage chrétien75.
Ce
fait n'était pas le seul de son genre. Divers symptômes tout
semblables s'étaient manifestés dans plusieurs corps savants. Or,
on ne peut nier que tout appoint nouveau donné à l'éclectisme, à
l'indifférentisme, prend une singulière gravité dans un siècle
déjà si enclin à traiter toutes les religions, toutes les
croyances sur un pied d'égalité, et à étaler l'une à côté de
l'autre toutes les doctrines les plus contraires, comme on expose les
produits les plus divers de l'industrie. De tels faits ont beaucoup
plus de portée encore que les théories, et ils sont de nature à
achever le renversement du sens chrétien, déjà si profondément
altéré parmi nous.
Nous
fûmes donc péniblement affecté de ce chaos d'éloges et de ce
pêle-mêle de récompenses, qui consacraient le chaos et le
pêle-mêle des principes, et notre sollicitude pour la pureté de la
doctrine nous obligea de signaler, comme indigne de figurer à côté
d'une théodicée orthodoxe, cette morale naturaliste qui n'aboutit
qu'à « des vertus dont » Bossuet a dit que « l'enfer
est rempli »76.
La
parole austère du grand évêque, tombée de notre plume, excita de
vives récriminations dans lesquelles se révéla toute la profondeur
du mal auquel nous cherchions à remédier. Nous ne parlerons pas
d'un écrivain recommandable qui, habitué à se porter pour
modérateur de la presse religieuse, crut pouvoir opposer son
jugement à celui qu'un évêque venait d'exprimer sur une question
incontestablement doctrinale et théologique. La distraction d'un
esprit préoccupé peut seule excuser les phrases incohérentes dans
lesquelles ce publiciste, que nous ne saurions cesser d'estimer,
s'est montré si étranger aux premiers principes de la science
chrétienne, ou plutôt si tristement atteint de cette funeste
disposition aux conciliations les plus impossibles, qui est un des
grands périls religieux du moment77.
Cet adversaire sur lequel nous ne devions naturellement pas compter,
fut appuyé par d'autres contradicteurs qui ne pouvaient nous
manquer; et nous avons trouvé dans une feuille qui occupe un rang
considérable dans l'opinion publique les paroles qui suivent :
Bien des honnêtes
gens de ma connaissance, qui n'ont que des vertus naturelles, se sont
fort attristés dernièrement d'entendre une voix très-autorisée
appeler les vertus naturelles « de fausses vertus dont l'enfer est
plein »78.
L'on
ajoutait :
D'où vient donc ce
malentendu, et pourquoi persiste- t-il ? Car enfin, ce qui importe,
c'est que l'homme fasse le bien; qu'il le fasse au nom de sa raison
et de sa conscience, ou qu'il le fasse au nom de sa foi, n'est-ce pas
toujours le bien ? Et pourvu que l'homme atteigne le but moral que la
religion lui propose, la religion ne peut-elle lui pardonner d'y
arriver par la route de la philosophie ?79
Ce
même écrivain, quelque temps auparavant, établissait nettement
l'existence de toute une classe d'hommes qui ont la prétention de se
tenir entre le scepticisme et l'orthodoxie, dans un juste milieu
philosophique et paisible, où ils croient trouver le repos de leur
conscience et la règle de leur vie.
« Ces
incrédules-là », disait-il, « sont honnêtes et
convaincus » ; « ils croient trouver » dans la
raison humaine « une lumière assez éclatante pour diriger
leur conduite, une discipline assez forte pour suffire à tous leurs
devoirs. » « Ils répètent souvent que, si on leur
démontrait qu'ils se trompent, que leur lumière est une fausse
lumière, que leur règle de conduite est une règle fragile, que
leur morale n'a pas de sanction », « ils éprouveraient
une reconnaissance singulière et n'opposeraient à cette
démonstration aucun entêtement d'orgueil. » Ce qu'il faudrait
donc pour les convertir, ajoutait-il, c'est « une démonstration
bien nette et bien décisive que le dogme est absolument
indispensable, et que sans lui la morale n'est rien ; une
argumentation vigoureuse contre la raison pour lui prouver par des
raisons péremptoires quelle ne peut rien sans la foi »80.
Ainsi,
Messieurs et chers Coopérateurs, le siècle présent ne saurait nous
taxer de calomnie, lorsque nous l'accusons de naturalisme. Les aveux
que nous venons de recueillir sont aussi clairs que les raisonnements
qui les accompagnent sont confus. Il appartient donc aux prédicateurs
de la foi chrétienne de porter le flambeau de la vérité au milieu
de ces ténèbres.
XI.
Non, mille fois non, vous n'enseignerez jamais que « les vertus
naturelles sont de fausses
vertus, que la lumière naturelle est une fausse
lumière » ; non, vous n'emploierez point « d'argumentation
vigoureuse contre la raison pour lui prouver par des raisons
péremptoires qu'elle ne peut rien
sans là foi ». Si nous avions le malheur d'enseigner de
pareilles propositions, nous tomberions sous le coup des censures de
l'Église, dépositaire de toute vérité, et qui n'est pas moins
attentive à maintenir les attributs certains de la nature et de la
raison qu'à venger les droits de la foi et de la grâce.
L'argumentation
vigoureuse contre la raison pour lui prouver péremptoirement qu'elle
ne peut rien sans la foi, elle s'est trouvée, en ce siècle, sous la
plume d'un prêtre célèbre et de quelques-uns de ses disciples. Les
encycliques romaines sont venues leur apprendre qu'en démolissant la
raison, ils détruisaient le sujet auquel la foi s'adresse et sans la
libre adhésion duquel l'acte de foi n'existe pas ; qu'en niant tout
principe humain de certitude, ils supprimaient les motifs de
crédibilité qui sont les préliminaires nécessaires de toute
révélation.
Et
pour ce qui est des vertus naturelles, Baïus ayant osé soutenir que
les vertus des philosophes sont des vices, et que toute distinction
entre la rectitude naturelle d'un acte humain et sa valeur
surnaturelle et méritoire du royaume céleste n'est qu'une chimère,
ce novateur a été formellement condamné par le pape saint Pie V81.
Vous
enseignerez donc, Messieurs, que la raison humaine a sa puissance
propre et ses attributions essentielles ; vous enseignerez que la
vertu philosophique possède une bonté morale et intrinsèque que
Dieu ne dédaigne pas de rémunérer, dans les individus et dans les
peuples, par certaines récompenses naturelles et temporelles,
quelquefois même par des faveurs plus hautes.
Mais
vous enseignerez aussi et vous prouverez, par des arguments
inséparables de l'essence même du christianisme, que les vertus
naturelles, que les lumières naturelles ne peuvent conduire l'homme
à sa fin dernière, qui est la gloire céleste ; vous enseignerez
que le dogme est indispensable, que l'ordre surnaturel dans lequel
l'auteur même de notre nature nous a constitués par un acte formel
de sa volonté et de son amour, est obligatoire et inévitable ; vous
enseignerez que Jésus-Christ n'est pas facultatif, et qu'en dehors
de sa loi révélée, il n'existe pas, il n'existera jamais de juste
milieu philosophique et paisible où qui que ce soit, âme d'élite
ou âme vulgaire, puisse trouver le repos de sa conscience et la
règle de sa vie.
Vous
enseignerez qu'il n'importe pas seulement que l'homme fasse le bien,
mais qu'il importe qu'il le fasse au nom de la foi, par un mouvement
surnaturel, sans quoi ses actes n'atteindront par le but final que
Dieu lui a marqué, c'est-à-dire le bonheur éternel des cieux.
Cet
enseignement, vous l'appuierez surtout ce que l'Évangile et la
tradition ont de plus positif. Il ne m'appartient pas d'établir ici
devant vous cette grande et solide thèse, que chacun de vous saura
développer. Je veux seulement vous dire l'objection que j'ai
recueillie plus d'une fois sur les lèvres des hommes du monde : elle
me donnera lieu d'entrer au plus vif de la question.
À Dieu ne plaise,
me disait l'un deux, que je m'attache jamais, de propos délibéré
du moins, à cette vie grossière des sens qui assimile l'être
intelligent à l'animal sans raison ! Cette vie ignoble est indigne
d'un esprit cultivé, d'un cœur noble et bien fait : je repousse le
matérialisme comme une honte pour l'espèce humaine. Je professe
hautement les doctrines spiritualistes ; je veux, de toute l'énergie
de ma volonté, vivre de la vie de l'esprit et observer les lois
exactes du devoir.
Mais, ajoutait-il,
vous me parlez d'une vie supérieure et surnaturelle ; vous
développez tout un ordre surhumain, basé principalement sur le fait
de l'Incarnation d'une personne divine ; vous me promettez, pour
l'éternité, une gloire infinie, la vue de Dieu face à face, la
connaissance et la possession de Dieu, tel qu'Il Se connaît et qu'Il
Se possède Lui-même ; comme moyens proportionnés à cette fin,
vous m'indiquez les éléments divers qui forment, en quelque sorte,
l'appareil de la vie surnaturelle : foi en Jésus-Christ, préceptes
et conseils évangéliques, vertus infuses et théologales, grâces
actuelles, grâce sanctifiante, dons de l'Esprit-Saint, sacrifice,
sacrements, obéissance à l'Église.
J'admire cette
hauteur de vues et de spéculations. Mais, si je rougis de tout ce
qui m'abaisserait au-dessous de ma nature, je n'ai non plus aucun
attrait pour ce qui tend à m'élever au-dessus. « Ni si bas,
ni si haut ». Je ne veux faire « ni la bête, ni l'ange »
; je veux rester homme. D'ailleurs, j'estime grandement ma nature ;
réduite à ses éléments essentiels et telle que Dieu l'a faite, je
la trouve suffisante. Je n'ai pas la prétention d'arriver après
cette vie à une félicité si ineffable, à une gloire si
transcendante, si supérieure à toutes les données de ma raison ;
et, surtout, je n'ai pas le courage de me soumettre ici-bas à tout
cet ensemble d'obligations et de vertus surhumaines. Je serai donc
reconnaissant envers Dieu de ses généreuses intentions, mais je
n'accepterai pas ce bienfait, qui serait pour moi un fardeau. Il est
de l'essence de tout privilège de pouvoir être refusé. Et puisque
tout cet ordre surnaturel, tout cet ensemble de la révélation est
un don de Dieu, gratuitement surajouté par sa libéralité et sa
bonté aux lois et aux destinées de ma nature, je m'en tiendrai à
ma condition première ; je vivrai selon les lois de ma conscience,
selon les règles de la raison et de la religion naturelle ; et Dieu
ne me refusera pas, après une vie honnête, vertueuse, le seul
bonheur éternel auquel j'aspire, la récompense naturelle des vertus
naturelles.
Vous
avez reconnu, Messieurs, le plus spécieux raisonnement du
naturalisme. Personne ne nous accusera de l'avoir affaibli, car nous
en avons plutôt augmenté la force. Or, ce raisonnement porte à
faux, et il est de tout point inadmissible, puisqu'il méconnaît à
la fois et le souverain domaine de Dieu sur sa créature, et les
conséquences nécessaires de la venue de Jésus-Christ sur la terre,
et le véritable état de la nature humaine dans sa condition
actuelle.
XII.
Il méconnaît le souverain domaine de Dieu. En effet, on ne prouvera
jamais que Dieu, après avoir tiré l'homme du néant, après l'avoir
doué d'une nature excellente, n'ait pas conservé le droit de
perfectionner son ouvrage, de l'élever à une destinée plus
excellente encore et plus noble que celle qui était inhérente à sa
condition native. Au contraire, les mêmes faits qui établissent
d'une façon irréfragable que Dieu s'est mis en rapport direct et
immédiat avec l'homme par la Révélation, les mêmes faits qui nous
obligent d'admettre la divinité des saintes Écritures et
l'existence de l'ordre surnaturel, nous forcent aussi de reconnaître
l'obligation où nous sommes d'entrer dans cet ordre de grâce et de
gloire, sous peine des châtiments les plus justes et les plus
sévères. En nous assignant une vocation surnaturelle, Dieu a fait
acte d'amour, mais Il a fait aussi acte d'autorité. Il a donné,
mais en donnant Il veut qu'on accepte. Son bienfait nous devient un
devoir. Le souverain Maître n'entend pas être refusé. Si l'argile
n'a pas le droit de dire au potier : « Pourquoi fais-tu de moi un
vase d'ignominie ?82
», elle est infiniment moins autorisée encore à lui dire : «
Pourquoi fais-tu de moi un vase d'honneur ? » Quoi donc
l’ouvrage rebelle, vous vous plaignez de ce que Celui Qui vous a
pétri de ses mains, Qui a tout droit sur vous, use de Son autorité
suprême pour assigner à votre obscurité une place brillante au
delà des astres ! Humble esclave de Celui qui vous a donné l'être,
vous vous plaignez de ce qu'Il vous tire de la poussière pour vous
ranger parmi les princes des Cieux! Le souverain domaine que Dieu
peut exercer sur vous à son gré, vous trouvez mauvais qu'il
l'exerce par la bonté ! Phénomène monstrueux de l'ordre moral,
vous êtes indocile au bienfait, révolté contre l'amour !
Eh
bien ! le domaine imprescriptible de Dieu s'exercera sur vous par la
justice. Malheureux mendiant du chemin, le Roi vous avait invité aux
noces de Son Fils, au banquet éternel de la gloire : c'était à
vous de vous acheminer et de revêtir la robe nuptiale de la grâce
pour être admis ; vous vous êtes présenté sans cet ornement
prescrit ; il n'y aura point de place pour vous, même dans un coin
de la salle, même à la seconde table ; vous serez chassé dehors,
jeté dans les ténèbres extérieures, là où il y aura des pleurs
et des désespoirs83.
Le même Dieu qui, dans l'ordre de la nature, par une suite de
transformations physiques, fait passer incessamment les êtres
inférieurs d'un règne plus infime à un règne plus élevé, avait
voulu, par une transformation surnaturelle, vous faire monter jusqu'à
la participation, jusqu'à l'assimilation de votre être créé à sa
nature infinie. Substance ingrate, vous vous êtes refusé à cette
affinité glorieuse, vous serez relégué parmi les rebuts et les
déjections du monde de la gloire ; portion résistante du métal
placé dans le creuset, vous ne vous êtes pas laissé convertir en
l'or pur des élus, vous serez jeté parmi les scories et les résidus
impurs.
« Noblesse
oblige » : c'est un axiome parmi les hommes. Ainsi en est-il de
la noblesse surnaturelle que Dieu a daigné conférer à la créature.
La qualité d'enfant de Dieu, le don de la grâce,-la vocation à la
gloire, c'est là une noblesse qui oblige ; quiconque y forfait est
coupable, coupable envers le souverain domaine de la paternité
divine qui punira en esclave celui qui n'aura pas voulu être traité
en fils.
XIII.
Du reste, supposer que Dieu n'a pu et n'a voulu faire de l'ordre
surnaturel, c'est-à-dire du christianisme, qu'une institution libre
et facultative, ce n'est pas seulement méconnaître le droit et la
volonté du Père, c'est outrager Son Fils, notre Seigneur
Jésus-Christ. En effet, la seconde naissance de l'homme, sa
régénération surnaturelle, son adoption divine ont coûté cher au
Dieu Sauveur, elles ont été le prix de grands travaux. Celui qui
était éternellement dans le sein du Père S'est incarné dans le
sein d'une femme, Celui qui était Dieu S'est fait homme, afin de
nous élever jusqu'à des hauteurs divines. Pour acheter nos âmes,
ou plutôt, ainsi que nous le dirons tout à l'heure, pour les
racheter, pour leur ouvrir les portes du ciel, Jésus-Christ a donné
Sa vie ; pour les éclairer, il a laissé une doctrine, un symbole ;
pour les guider, il a dicté des préceptes; pour les sanctifier, il
a institué un sacrifice, des sacrements, un sacerdoce ; pour les
régir, il a établi une Église, une hiérarchie. Trente-trois
années ont été consacrées à ce grand œuvre, qui ne s'est achevé
que sur l'arbre douloureux de la croix.
Or,
quel est le thème du naturalisme ? C'est qu'il est permis à chacun
d'accepter ou de refuser sa part dans les lumières de l'Évangile et
dans les mérites de la croix. Pour lui, Jésus-Christ n'a été ni
un révélateur divin qu'on est tenu de croire ni un législateur
sérieux auquel on est tenu d'obéir, ni un rédempteur nécessaire
sans lequel il n'y a pas de régénération et de salut. L'Évangile
devient une théorie dont on peut faire impunément abstraction; la
Croix est l'enseignement d’une école à laquelle on peut
s'affilier ou se soustraire à son gré.
Or,
que le Fils de Dieu ait été envoyé sur la terre, et que, dans la
pratique de la vie, il puisse être considéré comme non avenu par
ceux qu'il avait mission d'éclairer et de sauver, c'est là une
supposition pleine d'injure pour la divinité, une assertion contre
laquelle le bon sens réclame, une assertion que toutes les paroles
de Jésus-Christ combattent, que toute la tradition chrétienne
renverse. Entendez le Seigneur au moment solennel où il donne
l'investiture aux apôtres de la religion:
Toute puissance m'a
été donnée au Ciel et sur la terre ; allez donc et enseignez
toutes les nations, baptisez-les au nom du Père, du Fils, et du
Saint-Esprit ; enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai
prescrit84.
Allez dans le monde entier, enseignez l'Évangile à toute créature.
Celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé, celui qui ne
croira pas sera damné85.
Philosophe,
vous voulez n'être jugé que par » le Père, par celui que
vous appelez l'auteur de la nature ; et l'Évangile vous répond que
le Père ne juge personne, mais qu'il a donné tout jugement au Fils,
afin que tous honorent le Fils aussi bien que le Père ; car celui
qui n'honore pas le Fils outrage le Père qui l'a envoyé86
».
Vous
permettez à quelques-uns de fléchir le genou au nom de
Jésus-Christ, et vous stipulez pour d'autres le droit de rester
debout ; et « Dieu a exalté Son Fils et Lui a donné un Nom
qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au Nom de Jésus, tout genou
fléchisse au Ciel, sur la terre et dans les enfers, et que toute
langue confesse que le Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de
Dieu le Père87. »
Vous
voulez qu'en dehors et en face de la science chrétienne puisse
s'élever une autre science totalement indépendante; et Dieu nous a
donné « des armes puissantes pour détruire cette forteresse
philosophique où vous vous retranchez, pour renverser toute hauteur
qui s'élève contre la science de Dieu, et pour captiver toute
intelligence sous le joug de Jésus-Christ88. »
Vous
voulez un Christ restreint, limité ; et il a plu à Dieu « de
restaurer, de récapituler toutes choses en Jésus-Christ89 »,
et de « lui soumettre tellement la nature entière que rien
n'échappe à son empire90 ».
Non,
encore un coup, vous ne ferez pas un Christ qu'on puisse accepter ou
refuser à sa guise, un christianisme abandonné au libre choix et au
caprice personnel de chacun.
Cette
pierre que vous voudriez pouvoir répudier, c'est « la pierre
angulaire, hors de laquelle il n'y a pas de salut ; car il n'y a pas,
sous le ciel, d'autre nom donné aux hommes dans lequel ils puissent
être sauvés, si ce n'est le nom de Jésus91 ».
Je vous le dis en vérité, quiconque ne voudra pas librement fléchir
le genou au nom de Jésus sur la terre, et, par suite, dans le ciel,
sera forcé de le fléchir dans les enfers, là où « les
démons croient et rugissent92 ».
Sans
doute, Messieurs et chers Coopérateurs, il est beaucoup d'hommes de
ce siècle qui se récrieront contre « ce dur langage ». Dans une
certaine sphère de la science mondaine, c'est un point qui semblait
désormais acquis que la conscience peut s'endormir paisiblement sur
l'oreiller commode d'un naturalisme honnête et religieux ;
attendez-vous à de violentes récriminations, le jour où vous irez
troubler cette sécurité. Mais à une erreur capitale, qui se flatte
d'avoir déjà pour elle la sanction de plusieurs années de silence
de notre part, qui s'autorise de quelques paroles mal interprétées,
et qui se croit en droit d'invoquer bientôt la prescription, c'est
un rigoureux devoir d'opposer la vérité, toute la vérité. Les
docteurs les plus illustres des premiers siècles vous fourniront de
magnifiques développements sur cette matière.
Vous
ne sauriez surtout assez interroger saint Augustin.
XIV.
Ce beau génie, que la philosophie actuelle daigne honorer de son
estime particulière, vous sera d'un grand secours. Parmi les
docteurs du christianisme, un trait distinctif caractérise saint
Augustin, c'est qu'il est de tous le plus philosophe, nous dit un
récent traducteur de la Cité de Dieu93.
Je veux bien souscrire à cet éloge.
Voyons
donc si le théologien philosophe se montrera plus accommodant que
les autres pères de l'Église, quand il s'agit de la nécessité de
la foi et de la grâce surnaturelle pour parvenir au bonheur de
l'autre vie et pour échapper aux peines éternelles. Je tombe sur
son commentaire du quinzième chapitre de saint Jean. On ne peut
disconvenir que les paroles du divin Sauveur soient assez directes
contre l'erreur que nous avons en vue, contre l'erreur de ceux qui
accordent que le chrétien uni à Jésus-Christ par la foi et par la
grâce peut produire des fruits plus abondants, plus exquis
peut-être, mais qui prétendent que le sarment détaché du cep, la
nature séparée de la grâce, peut produire des fruits à tout le
moins convenables et suffisants.
Jésus
leur dit : « Je suis la vigne et vous êtes les branches ; si le
sarment adhère à la tige, il produira beaucoup ; sinon, rien ; on
le mettra dehors, et il séchera, et on le jettera au feu, et il
brûlera94. »
L'évêque
d'Hippone, qu'on nous représente comme un fidèle disciple de
Platon, va-t-il, dans sa tolérance philosophique, retrancher quelque
chose de cette rigueur et de cette intolérance théologique? Écoutez-le
:
De peur, dit-il, que
le sarment ne crût pouvoir produire quelque petit fruit par
lui-même, le Sauveur, après avoir dit que le rameau uni au cep
produira de grands fruits, n'ajoute pas que sans cette union il en
produira peu, mais qu'il ne produira rien. Ni peu, ni beaucoup, rien
n'est possible à l'homme pour le salut qu'à la condition rigoureuse
de son union avec le Christ, qui est la vigne ; (…) s'il n'est
adhérent au cep, s'il ne puise sa sève dans la racine, il ne peut
porter le moindre fruit par lui-même. (...) Et comme, sans cette vie
qui procède de l'union avec le Christ, il n'est pas au pouvoir de
l'homme de mourir ou de ne pas mourir, celui qui ne demeure pas dans
le Christ sera mis dehors, et il séchera, et on le jettera au feu et
il brûlera95.
Ici
le saint docteur remarque, après le prophète Ézéchiel, que :
Le sarment a cela de
particulier, qu'étant retranché de la vigne il n'est propre à
aucun usage, ni pour les travaux de l'agriculture, ni pour les
travaux de construction (Ézéchiel 15, 1-8). Autant ce bois, qui se
serait couvert de pampres et de raisins, et qui aurait produit le vin
généreux, c'est-à-dire la plus noble des substances, aurait acquis
de gloire en demeurant dans la vigne, autant il devient méprisable
s'il n'y demeure pas. L'alternative inévitable pour le sarment,
c'est la vigne ou le feu. S'il n'est pas dans la vigne, il sera dans
le feu : afin de n'être pas jeté au feu, qu'il reste donc uni à la
vigne96. Entendez
ce langage, vous qui vous complaisez en vous-mêmes, vous qui ne
craignez pas de dire :
« C'est de
Dieu que nous tenons notre nature, notre raison ; mais notre nature
et notre raison nous étant données, c'est de notre propre fonds que
nous pouvons tirer notre vertu et notre justice. » (...) Telle
est votre vaine présomption; mais voyez ce qui vous attend, et s'il
vous reste quelque sentiment, frémissez d'horreur ! Celui qui croit
porter du fruit par lui-même, n'est pas dans la vigne, c'est-à-dire
n'est pas dans le Christ ; s'il n'est pas dans le Christ, il n'est
pas chrétien : voilà la profondeur de votre abîme97.
Or,
autant la nature humaine enrichie de la sève surnaturelle qu'elle
eût puisée dans la racine qui est le Christ, aurait été
glorifiée, autant sa destinée devient humiliante quand elle s'isole
de la grâce : Tanto contemptibiliora si in vite non manserint,
quanto gloriosiora si manserint. Le Père céleste, qui est le
grand laboureur et le grand architecte, n'en saura plus tirer aucun
parti : Prœcisa, nullis agricolarum asibus prosunt, nullis
fabrilibus operibus depu- tantur. Pour la nature humaine, dans sa
condition présente, il n'y a pas de destinée intermédiaire : ou le
Christ, ou le feu : Unum de duobus palmiti congruit, aut vitis aut
ignis. Si elle ne veut pas puiser la vie et la gloire dans le
Christ, elle trouvera l'opprobre et le supplice dans la flamme : Si
in vite non est, in igne erit. Pour éviter la flamme, qu'elle
demeure donc fidèlement unie au Christ : Ut ergo in igne non sit,
in vite sit.
Ailleurs
le même saint docteur explique une autre parabole, c'est celle où
le Sauveur dit : « Je suis la porte : si quelqu'un entre par
moi dans le bercail, il sera sauvé, et il aura ses entrées et ses
sorties, et il trouvera d'abondants pâturages ; mais si quelqu'un
n'entre pas par la porte, et veut escalader par ailleurs, c'est un
ravisseur, qui ne vient que pour dérober, pour massacrer et pour
détruire98. »
En effet, reprend
saint Augustin, il est bon nombre de gens qui, d'après une certaine
coutume de la vie humaine, sont appelés des gens de bien, des hommes
de bien, des femmes de bien : secundum quamdam vitæ hujus
consuetudinem, dicuntur boni homines, boni viri, bonœ feminœ,
gens réguliers qui semblent observer ce qui est commandé dans la
loi : rendant honneur à leurs parents, ne commettant ni la
fornication, ni l'homicide, ni le vol ; ne portant de faux témoignage
contre personne, et accomplissant à peu près les autres points de
la loi ; mais ils ne sont pas chrétiens : Christiani non sunt.
Or, comme tout ce qu'ils font ainsi, ils le font inutilement, ne
sachant pas à quelle fin ils doivent le rapporter, c'est à leur
sujet que le Seigneur propose la similitude de la porte par laquelle
on entre dans le bercail. Que les païens disent donc : « Nous
vivons bien. » S'ils n'entrent par la porte, à quoi leur sert
ce dont ils se glorifient ? Car le motif de bien vivre pour chacun,
c'est l'espérance de toujours vivre : Ad hoc enim debet unicuique
prodesse bene vivere, ut detur illi semper vivere. À quoi bon en
effet une vie régulière, si elle n'est le moyen d'obtenir une vie
sans fin : Nam cui non datur semper vivere, quid prodest bene
vivere ? On ne peut dire que ceux-là vivent bien, qui sont assez
aveugles pour ignorer la raison qu'ils ont de bien vivre, ou assez
orgueilleux pour la mépriser. Or, personne n'a une assurance vraie
et certaine de vivre toujours, s'il ne connaît la véritable vie,
qui est Jésus-Christ, et s'il n'entre dans le séjour de la vie par
cette porte99.
Il y a donc certains
philosophes qui dissertent avec subtilité sur les vices et les
vertus ; ils divisent, ils définissent, ils raisonnent, ils
concluent, ils emplissent les livres, ils enflent leurs joues pour
vanter leur sagesse. Les hommes de cette trempe cherchent le plus
souvent à persuader à leurs semblables de bien vivre sans pour cela
devenir chrétiens. Mais ces hommes n'entrent pas par la porte qui
est Jésus-Christ ; ils veulent monter par ailleurs; ils
n'aboutiraient qu'à ravir, à ravager, à perdre les âmes100.
Vous
le voyez, Messieurs et chers Coopérateurs, ce grand nomme et ce
grand évêque, en qui l'on se complaît à célébrer « la
fusion intime et complète des deux plus grandes forces de l'esprit
humain, la raison et la foi101 »,
est loin de considérer comme indifférent que l'homme fasse le bien
au nom de sa raison et de sa conscience, ou qu'il le fasse au nom de
sa foi. Il ne conteste pas à l'honnêteté naturelle sa bonté
morale : mais il ne reconnaît point dans la raison humaine une
discipline assez forte pour suffire à tous les devoirs ; il n'admet
pas de juste milieu philosophique et paisible entre le scepticisme et
l'orthodoxie, où qui que ce soit puisse trouver le repos de sa
conscience. Quiconque ne veut pas entrer par la porte chrétienne, il
n'hésite pas à lui fermer le Ciel et à lui montrer l'abîme qui
l'attend.
Puisse
l'autorité de ce grand théologien et de ce grand philosophe ne
rencontrer aucun entêtement d'orgueil, mais exciter plutôt une
reconnaissance singulière chez ceux de nos frères en Jésus-Christ
qui nous ont interpellés102
!
Il
est écrit au Livre des Proverbes : « Celui qui veut instruire le
railleur, se fait injure à lui-même ; ne raisonnez pas le moqueur,
de peur qu'il ne vous haïsse103
». Mais il est écrit aussi : « Répondez au sage, et il vous
aimera104
».
C'est
le grand Augustin qui a répondu à notre interrogateur : il trouvera
dans son âme docilité et amour. Du reste, quel autre docteur du
christianisme a plus sainement parlé que saint Augustin de
l'affaiblissement de la raison et de l'altération de la nature de
l'homme par suite de la faute originelle ? Ce point très-important
de la question, auquel la philosophie naturaliste ne veut pas songer,
demande toute notre attention. Le souverain pontife va reprendre la
parole ; prêtons l'oreille à ce passage de son Allocution :
XV.
On ne peut douter
que cette classe de partisans, ou plutôt d'adorateurs de la raison
humaine, qui s'en font comme une maîtresse sûre, et qui, sous sa
conduite, se promettent toute espèce de bonheur, ait oublié de
quelle grave et cruelle blessure la faute du premier père a frappé
toute la nature humaine, puisque tout à la fois l'esprit a été
enveloppé de ténèbres et la volonté inclinée vers le mal. C'est
pour cela que les plus célèbres philosophes des âges anciens,
quoiqu'ils aient écrit excellemment sur bien des points, ont
cependant souillé leurs doctrines de très graves erreurs. De là
encore ce combat continuel que nous éprouvons en nous, et dont parle
l'apôtre : « Je sens dans mes membres une loi qui répugne à
la loi de mon esprit105 ».
Maintenant donc qu'il est constant que la tache originelle, propagée
à tous les enfants d'Adam, a affaibli la lumière de la raison, et
que le genre humain a fait une chute très-malheureuse de l'état
primitif de justice et d'innocence, quel est celui qui pourra dire
que la raison suffit pour arriver à la vérité ? Qui niera que,
pour ne pas succomber et périr au milieu de si grands dangers et
d'une telle infirmité, l'homme ait besoin des secours de la religion
divine et de la grâce céleste106
?
On
doit donc l'affirmer, Messieurs : la prétention qu'a le naturalisme
de vivre de la vie de la raison sans participer à la vie
surnaturelle, est une prétention pratiquement chimérique et
impossible. Car, depuis le péché du premier père, l'homme a été
blessé dans sa nature ; il est malade et dans son esprit et dans sa
volonté.
Sans
doute, il lui reste assez de lumière pour connaître plusieurs
vérités naturelles, assez de force pour pratiquer plusieurs vertus
morales : le baïanisme, le jansénisme, le quesnellisme (et ce sont
ces hérésies, pour le dire en passant, que la philosophie
contemporaine, à laquelle aucune inconséquence ne coûte, honore de
ses plus chaudes sympathies), ont été condamnés par l'Église,
parce qu'ils attribuaient à la nature et au libre arbitre de l'homme
déchu une impuissance complète.
Mais
il est certain pareillement que, dans son état actuel, l'homme n'est
capable par lui-même ni de connaître toute la vérité, ni de
pratiquer toute la morale même naturelle, encore moins de surmonter
toutes les tentations de la chair et du démon sans une lumière et
une grâce d'en haut.
Je
sais que Dieu ne refuse pas toujours ce secours à ceux qui ne sont
pas encore régénérés en Jésus-Christ ; je sais que c'est une
proposition condamnée de dire qu'il n'y a pas de grâce hors de
l'Église107.
Mais
je sais aussi que cette grâce, Dieu se lasse de l'offrir à ceux
qui, soit avant, soit après le baptême, persistent à repousser et
à méconnaître le principe même et la source de la grâce qui est
Notre-Seigneur Jésus-Christ.
D'ailleurs,
le fait de la révélation divine et de la venue du Fils de Dieu sur
la terre étant une fois établi par des preuves évidentes,
auxquelles la raison ne peut rien opposer, c'est être infidèle à
la raison elle-même et à la saine philosophie que de ne pas croire
à la Révélation et à son auteur. Le péché contre la grâce
devient un péché contre la religion de la nature, qui enseigne
clairement que s'il plaît à Dieu de se révéler par des lumières
mystérieuses et inattendues, c'est notre devoir d'ouvrir les yeux ;
que s'il lui plaît d'épancher en nous des richesses surabondantes,
c'est notre devoir d'ouvrir notre cœur.
Or,
écoutez comment « la colère de Dieu se révèle du haut des cieux
sur l'impiété des hommes qui retiennent la vérité captive dans
l'injustice108
». Saint Paul écrit au peuple le plus policé du monde, aux
Romains, et il leur parle de leurs anciens philosophes : « Ils sont
inexcusables, dit-il, car ayant connu Dieu, ils ne L'ont pas glorifié
comme Dieu et ils ne Lui ont pas rendu grâces ; et, à cause de
cela, Dieu les a livrés aux désirs de leurs cœurs, Il les a
abandonnés aux passions d'ignominie, au sens réprouvé109
».
Or,
si telle est la vengeance exercée contre les anciens philosophes,
qui ne pouvaient guère connaître Dieu que selon la nature et par le
spectacle des choses visibles, comment sera poursuivie l'infidélité
de ceux qui, ayant été régénérés par le baptême chrétien,
étant investis de la lumière révélée, enfin connaissant Dieu par
l'Évangile de son Fils Jésus-Christ, ne veulent pas le glorifier en
conséquence ?
La
justice divine se manifeste sur eux du haut des cieux ; croyant être
sages, ils deviennent insensés : ces hautes intelligences se perdent
dans des systèmes absurdes, dans des doctrines où personne ne veut
les suivre. Puis trop souvent, des jouissances orgueilleuses d'une
raison fière et indépendante, ils tombent jusqu'aux voluptés
grossières. Ne voulant pas s'élancer jusqu'aux régions pures et
sereines où la foi les conduirait, ils glissent sur la pente des
sens. Et le prétendu sage cède aux passions d'ignominie ; et celui
qui, en public, proclame les maximes les plus sévères de l'ordre
moral, retombant sur lui-même, souille son corps par le péché, son
âme par les mauvais désirs, quelquefois ses mains par l'iniquité.
Et
ainsi s'accomplit la parole du Psalmiste : « L'homme ayant été
constitué en gloire, n'a pas compris sa dignité » ; il est tombé,
et, dans sa chute, il n'a pu s'arrêter à une région moyenne
impossible à habiter ; « il est tombé jusqu'au niveau des bêtes
sans raison, et il leur est devenu semblable110
» ; et ayant vécu de la vie des sens, il a été trouvé digne de
mort, de la mort qui consiste à être éternellement privé de Dieu,
et de la mort qui consiste aussi dans la peine éternelle du sens
coupable : Quoniam qui talia agunt digni sunt morte111.
Volontiers,
Messieurs, nous en appellerions ici aux hommes du monde eux-mêmes, à
leur conscience, à leur expérience, et nous leur dirions :
«
Vous qui vivez en dehors des pratiques de la religion positive,
répondez : n’est-il pas vrai qu'avec la seule raison, avec la
seule morale humaine, quelques beaux principes que l'on professe,
quelque éducation savante et polie qu'on ait reçue, n'est-il pas
vrai qu'on est impuissant à réprimer tous ses penchants coupables,
à étouffer tous ses instincts mauvais ? Quand vous avez senti en
vous ces deux hommes dont parle saint Paul, ne vous a-t-il pas été
facile de reconnaître que l'homme selon la nature ne peut être
entièrement régi et gouverné que par l'homme selon la grâce, et
que l'homme selon la pure raison est un maître dont l'empire est
bien fragile, l'autorité bien mobile et bien incertaine ? Ah! que de
fois le maître s'est mis d'accord avec l'esclave ! Que de fois
l'esprit s'est fait complice de la chair! Homme sérieux et presque
austère le matin, homme d'études ou d'affaires dans le cabinet, le
soir ce n'était plus qu'un homme léger et folâtre, un homme
d'ambition et de plaisir. Philosophe drapé dans le manteau
héréditaire de Socrate et de Platon quand il fallait poser devant
le public, trop souvent, dans le secret, il ne restait qu'un disciple
d'Épicure. Oui, mon frère, avouez-le, non pas à nous, mais à
vous-même : votre vertu humaine, votre sainteté humaine s'est au
moins quelquefois démentie ; juste devant les hommes, vous ne l'êtes
pas à vos propres yeux ; vous connaissez dans votre vie plus d'une
page humiliante ; vous avez mis le pied dans la fange ; vous n'êtes
pas pur de cœur ; et si, tôt ou tard, vous ne recourez aux sources
de la grâce, s'il ne descend pour vous un pardon du ciel, si une
goutte du sang de Jésus-Christ, que vous repoussez, ne vient toucher
votre âme et la guérir, vous avez mérité le châtiment des
coupables : Quoniam qui talia agunt, digni sunt morte. »
La
morale vraiment spiritualiste, ah! plût à Dieu qu'il nous fût
donné de la retrouver quelque part en dehors du christianisme ! Vous
n'êtes pas obligés au même titre que nous, Messieurs et chers
Coopérateurs, de vous tenir au courant des diverses publications de
ce temps ; et si vous y gagnez de pouvoir entretenir un commerce plus
assidu avec les grands maîtres des siècles anciens, principalement
avec les saints docteurs, je vous en félicite ; car c'est un triste
spectacle de voir à quel point des hommes qui se font un mérite
d'avoir ressuscité le spiritualisme dans les régions
philosophiques, trahissent la cause de la morale et de la pudeur dans
leurs œuvres historiques ou littéraires, trop souvent accueillies
avec éloge par des chrétiens aussi peu précautionnés contre le
mal que contre l'erreur. Le sensualisme y coule à pleins bords. Ce
n'était pas la peine d'afficher le puritanisme doctrinaire, de se
targuer d'une austérité demi-stoïcienne et demi-janséniste, pour
en venir à ces- descriptions lascives, à ces raffinements d'un
pinceau voluptueux. Certes, il n'y a là rien de platonique ; tout
cela est né de la chair et du sang112.
Philosophe,
je m'en aperçois à ce signe encore, vous n'êtes pas de l'école de
Jésus-Christ : car la philosophie qui vient d'en haut, la sagesse
que Jésus a apportée sur la terre, son premier caractère, c'est
d'être chaste : Quæ desursum est
sapientia, primum quidem pudica est113.
Il
reste donc démontré, Messieurs et chers Coopérateurs, que ni le
souverain domaine de Dieu sur sa créature, ni la doctrine de son
Fils incarné, ni l'état d'affaiblissement de notre nature actuelle
ne permettent à qui que ce soit de se tenir impunément en dehors de
l'ordre surnaturel et révélé, et que tout manuel du devoir, tout
code de morale qui prétendent conduire les hommes à une fin
heureuse sans tenir compte de Jésus-Christ, doivent être rejetés.
Mais il est un autre retranchement derrière lequel nous devons
poursuivre le naturalisme.
XVI.
Après tout, semblent-ils dire, il ne s'agit pas pour nous de la
question du salut individuel et éternel des hommes : ceci est
l'affaire de chacun. Il s'agit de pourvoir à la conservation et au
salut de l'ordre social et moral, qui menace de s'engloutir. Et,
« puisque c'en est fait de la foi naïve de nos pères114 »,
puisque la croyance religieuse n'existe à peu près plus, c'est à
la philosophie qu'il appartient de sauver la France par
l'enseignement d'une morale à la fois commune et supérieure à
toutes les religions.
On comprendrait à
la rigueur l'indifférence en matière de philosophie chez un peuple
religieux, parce que toute religion contient une solution sur
l'origine, la destinée et la fin de l'homme ; (...)115 .
Si nous vivions dans
un de ces siècles où la foi religieuse exerçait un empire
incontesté sur les âmes, il y aurait un motif plausible pour
empêcher la raison de disputer à la religion sa souveraineté
séculaire et légitime. Mais aujourd'hui que le mal est fait,
aujourd'hui que l'on voit tant d'hommes éclairés, tant de
consciences honnêtes gouverner leur vie par les seules lumières de
la raison naturelle, quel intérêt y a-t-il à leur crier sur tous
les tons que cette lumière les trompe et les égare? Tout ce qu'on y
gagnera peut-être, ce sera de les pousser au désespoir, et du
désespoir au scepticisme absolu116.
Voulez-vous,
Messieurs, que je multiplie ces citations ? Je tiens en main un livre
intitulé : Morale sociale, ou Devoir de l’État
et des citoyens en ce qui concerne la propriété, la famille,
l'éducation, la liberté, l'égalité, l'organisation du pouvoir, la
sûreté intérieure et extérieure117.
Le programme est long et étendu. Voyons quelle place la religion,
dont on ne parle pas, y occupe cependant. Le chapitre second du livre
troisième est intitulé : « L'Enseignement moral et
religieux ». En voici quelques passages :
En réclamant pour
l’État le droit de diriger l'éducation publique, nous lui
imposons un devoir difficile. Nous avons vu que, depuis saint Louis,
l'autorité laïque s'est peu à peu substituée à l'autorité
ecclésiastique dans la direction de l'enseignement. La liberté de
conscience, cette précieuse conquête de notre révolution,
l'abolition d'une religion dominante, permettent, moins que jamais,
de remettre les écoles de l'État entre les mains d'un ministre du
culte, quel qu'il soit.
Mais il ne faut pas
croire que parce qu'on n'appartient pas à l'Église, on n'ait pas
qualité pour enseigner les bonnes mœurs et les vérités communes à
toutes les religions118.
(…) Il ne faut pas que l’État laisse périr l'enseignement de
ces vérités de tous les temps et de tous les lieux ; il doit
charger la philosophie de les maintenir et de les répandre. (…)
Professer les vérités religieuses communes à toutes les diverses
religions, c'est la religion la plus haute, la plus universelle ou la
plus catholique dans le sens étymologique du mot119.
Dans
ces lignes, Messieurs, il y a presque autant d'erreurs que de mots ;
et je me suis aperçu au murmure improbateur qui accueillait chaque
membre de phrase, qu'aucun des côtés faibles de cette doctrine du
tolérantisme universel ne vous échappait.
Mais
la pensée première de cette morale sociale est elle-même
radicalement fausse et vicieuse. Qu'un gouvernement sage et même
chrétien puisse et doive, dans certaines circonstances déterminées,
maintenir le principe de la tolérance civile : ceci n'est nullement
contesté. Mais, de là à l'existence d'une morale sociale et
suréminemment catholique, qui se place au-dessus de toutes
les religions, et qui prétend suffire aux besoins des États, il y a
la distance qui sépare le possible de l'absurde. Non, jamais on ne
sauvera les nations, jamais on ne rétablira l'ordre moral et social
au moyen de l'impiété.
Or,
depuis que Jésus-Christ est venu sur la terre, quiconque néglige ou
refuse de le connaître et de lui obéir, est un impie. Il est en
révolte non-seulement contre le Fils, mais contre son Père qui l'a
envoyé ; il pèche nous l'avons dit, non-seulement contre la
Révélation, mais contre la raison, qui ne permet point de mépriser
la parole révélée de Dieu. On ne le répétera donc jamais assez :
la morale qui pouvait suffire aux nations païennes, est insuffisante
depuis les temps chrétiens.
Si je n'étais pas
venu, et que je ne leur eusse pas parlé, dit le Sauveur, ils
seraient excusables. Mais maintenant ils ne sauraient être excusés
de leur péché. (…) Si je n'avais pas fait au milieu d'eux des
œuvres que nul autre n'a faites, leur faute serait pardonnable; mais
maintenant ils ont vu mes œuvres, et ils me haïssent, et en me
haïssant, ils haïssent mon Père120.
Ainsi
la morale qui s'en tient, de propos délibéré et de parti pris, aux
lois de la simple nature, ne saurait procurer désormais le salut,
même temporel, des individus ni des sociétés. Car cette morale est
insuffisante et incomplète ; et, de plus, elle ne peut être
observée dans tout son ensemble que par un secours surnaturel de la
grâce. Or, Dieu ne versera point ses bénédictions sur les
contempteurs de son Fils.
Philosophes
qui proclamez la déchéance de Jésus-Christ, vous ne prendrez point
sa place, et s'il était vrai qu'il n'existât plus sur la terre de
société chrétienne, vous ne réussiriez pas davantage à y refaire
une société d'honnêtes païens. Les passions humaines, après
avoir secoué le joug de Jésus-Christ, ne s'arrêteront pas en si
beau chemin. Si la philosophie se persuade qu'il n'y a plus de motifs
plausibles pour l'empêcher de disputer à la religion sa
souveraineté séculaire et légitime, comptez que la souveraineté
récente et usurpée de la philosophie aura ses contradicteurs et ses
contempteurs. Les multitudes que vos doctrines irréligieuses ont
perverties, seront fort peu touchées de vos homélies
platoniciennes. Et, puisque vous ne leur opposez d'autre barrière
que celle des lois de la nature, vous apprendrez que la nature a des
penchants contre lesquels cette barrière est impuissante. Le
philosophisme a couvert le monde de sang, de larmes et de ruines
depuis bientôt un siècle ; les révolutions qui ont si fortement
ébranlé les sociétés sont son œuvre121
: il ne produira dans l'avenir que ce qu'il a produit dans le passé.
Heureusement,
Messieurs et chers Coopérateurs, le christianisme continuera
d'opposer sa vertu vivifiante à l'action délétère du naturalisme.
C'en est fait, dit-on, de la foi naïve de nos pères. Combien
d'augures trompeurs avaient ainsi annoncé la fin du christianisme,
et dont le christianisme a bientôt écrit l'épitaphe, comme le
vieillard de la fable sur le marbre des trois jouvenceaux ! « La
foi naïve [de nos pères] est morte »122 ,
répètent-ils. Mais saint Augustin et Bossuet furent nos pères, et
leur foi ne fut assurément ni plus « naïve », ni moins
« réfléchie » que celle des chrétiens de notre âge ;
et, durant le cours de dix-huit siècles, tous les chrétiens
éclairés n'ont pas cessé d'être prêts à rendre compte du
fondement de leur espérance à quiconque leur en demandait raison,
ainsi que l'apôtre saint Pierre le leur avait recommandé123.
Nous nous glorifions d'être toujours naïfs à la fois et réfléchis
de cette façon. Le mal est fait, ajoute-t-on. Ne semblerait-il pas
que le genre humain tout entier a suivi les philosophes dans leur
apostasie du christianisme, et que l'Église de Jésus-Christ est
désormais un royaume sans sujets? Par la grâce de Dieu, le
christianisme est plein de vitalité, et son empire est immortel. De
toutes parts, il se manifeste vers la religion chrétienne un
mouvement marqué de retour; la philosophie sent bien qu'elle ne peut
l'arrêter; aussi cherche-t-elle à le diriger et à le fausser.
N'a-t-elle pas entrepris de nous faire reculer, sous prétexte de
religion, jusqu'au paganisme ?
XVI.
Oui, Messieurs, je n'exagère rien, la philosophie de ce temps a une
prédilection marquée pour le paganisme, pour ses dogmes aussi bien
que pour sa morale. Celui-ci n'hésite pas à regretter les vieilles
divinités de la Gaule. Celui-là nous propose sérieusement
d'abandonner un dogme qui, selon lui, n'appartient pas à l'essence
de la révélation chrétienne, le dogme de l'éternité des peines
et des récompenses, pour revenir, sous l'action de l'esprit
progressif de la France, à la croyance des druides, c'est-à- dire à
l'antique métempsycose, interprétée à l'aide de l'astronomie, de
la géologie et de la philosophie moderne124.
D'autres se plaignent que « l'esthétique manque à l'Évangile,
le gracieux au Crucifié ». Le maître principal ne veut pas
qu'on se hâte d'accuser l'anthropomorphisme ni l'idolâtrie qu'il a
répandue : c'est la première conquête de la liberté et de
l'intelligence, il a une immense supériorité sur tout ce qui l'a
précédé125.
Enfin un publiciste distingué nous assure que « là où règne
le spiritualisme, on pourrait dire sans témérité qu'à ne
considérer que les actes, il n'y a pas une grande différence entre
un philosophe honnête et un honnête chrétien. » Et cette
conclusion, il l'appuie sur une leçon récente d'un professeur
renommé qui établit que : les philosophes anciens étaient
d'excellents « directeurs spirituels de l'humanité » ;
que leur morale ne manquait d'aucune des garanties désirables ;
qu'elle était « presque aussi précise que celle des Pères de
l'Église » ; qu'elle était populaire et pratique, et
s'adressait à tout le monde; qu'elle possédait une sanction
très-suffisante ; enfin qu'elle avait son mobile presque surnaturel
et qu'on y trouve « la doctrine de la grâce dans toute sa
sévérité »126.
Aussi les saints du christianisme sont-ils mis tout naturellement en
société des héros païens,: « Oh! — s'écrie-t-on —, si
l'âme du dernier des Brutus, si l'âme de saint Louis s'étaient
racontées elles-mêmes, quelle belle psychologie morale nous
aurions »127.
Ainsi,
Messieurs, Jésus-Christ, venu sur la terre « pour nous arracher à
la puissance du démon et nous rendre à Dieu »128,
« pour nous tirer du sein des ténèbres et nous introduire
dans son admirable lumière »129,
n'a eu rien ou à peu près rien à faire en ce monde. Les idoles
qu'il a remplacées étaient fort respectables. Il n'a apporté ni
vérité ni vertu que les païens ne connussent et ne pratiquassent
d'avance. Une âme purifiée dans le sang de Jésus-Christ, régénérée
par le baptême, nourrie de l'Eucharistie, n'a rien qui la distingue
beaucoup de celle qui est plongée dans l'infidélité : Brutus ou
saint Louis, ce sont des vertus qui vont de pair. Il est vrai, le
premier n'a point connu la révélation chrétienne, et le second a
pratiqué toutes les perfections de l'Évangile. Mais, on l'a dit
ailleurs, « la philosophie et la religion ne diffèrent que par
les formes qui les distinguent sans les séparer : un autre
auditoire, d'autres formes, un autre langage »130.
Enfin,
oserai-je vous dire, Messieurs, que ce n'est pas seulement la
réhabilitation du paganisme, mais que c'est celle de l'enfer et du
démon qui est entreprise ? Entendez ceci :
De tous les êtres
autrefois maudits, que la tolérance de notre siècle a relevés de
leur anathème, Satan est, sans contredit, celui qui a le plus gagné
au progrès des lumières et de l'universelle civilisation. Le
moyen-âge, qui n'entendait rien à la tolérance, le fit à plaisir
méchant, laid, torturé . (…) Un siècle aussi fécond que le
nôtre en réhabilitations de toutes sortes ne pouvait manquer de
raisons pour excuser un révolutionnaire malheureux, que le besoin
d'action jeta dans les entreprises hasardeuses. (...) Si nous sommes
devenus indulgents pour Satan, c'est que Satan a dépouillé une
partie de sa méchanceté, et n'est plus ce génie funeste, objet de
tant de haines et de terreur. Le mal est évidemment de nos jours
moins fort qu'il n'était autrefois. Permis au moyen âge, qui vivait
continuellement en présence du mal fort, armé, crénelé, de lui
porter cette haine implacable. Nous qui respectons l'étincelle
divine partout où elle reluit, (…) nous hésitons à prononcer des
arrêts exclusifs, de peur d'envelopper dans notre condamnation
quelque atome de beauté.131
Serait-il
vrai, Messieurs, que toutes ces débauches d'esprit, tous ces
blasphèmes qui eussent fait frémir les chrétiens de l'ancienne
marque, eussent perdu une partie de leur horreur pour je ne sais
quels chrétiens énervés de ce temps ? Quoi qu'il en soit, voici de
très-graves paroles tombées de haut, et qui ne doivent jamais être
oubliées :
XVIII.
Nous avons
appris avec douleur qu'une autre erreur funeste était répandue dans
quelques parties du monde chrétien, et s'était emparée de l'esprit
d'un assez grand nombre d'hommes, la plupart catholiques, lesquels
s'imaginent qu'il faut bien espérer du salut éternel de ceux qui ne
vivent point au sein de la véritable Église de Jésus-Christ. De là
vient qu'ils posent fréquemment la question de savoir quels seront,
après la mort, le sort et la condition de ceux qui n'ont fait aucune
profession de la foi catholique, et ils appuient sur les raisons les
plus vaines une réponse favorable à leur opinion erronée.
Loin de nous,
vénérables Frères, que nous osions mettre des limites à la
miséricorde divine, qui est infinie; loin de nous que nous voulions
sonder les conseils et les jugements secrets de Dieu ; abîme profond
où la pensée de l'homme ne peut pénétrer. Mais, selon le devoir
de notre charge apostolique, nous voulons exciter votre sollicitude
et votre vigilance épiscopale, afin que, de toute l'étendue de vos
forces, vous chassiez de l'esprit des hommes cette opinion impie et
funeste que le chemin du salut éternel peut se trouver dans toutes
les religions. Démontrez à vos peuples, avec toute la doctrine et
l'habileté qui brillent en vous, que les dogmes de la foi catholique
ne sont nullement contraires à la miséricorde et à la justice de
Dieu.
Il est en effet
certain par la foi que, hors de l'Église apostolique romaine,
personne ne peut être sauvé; qu'elle est l'unique arche du salut ;
que celui qui n'y sera point entré périra par le déluge ; et
d'autre part, il faut aussi tenir pour certain que ceux qui sont à
l'égard de la vraie religion dans une ignorance invincible, n'en
portent point la faute aux yeux du Seigneur. Or, maintenant, quel
mortel serait assez téméraire pour vouloir déterminer les limites
de cette ignorance, suivant le caractère et la diversité des
peuples, des esprits et de tant d'autres circonstances ? Sans doute,
lorsqu' affranchis de ces entraves corporelles, nous verrons Dieu tel
qu'il est, nous comprendrons alors la beauté du lien qui unit
étroitement en Dieu la miséricorde et la justice ; mais tant que
nous sommes dans ce séjour terrestre, affaissés sous ce fardeau
mortel qui écrase l'âme, nous croyons fermement, d'après la
doctrine catholique, qu'il n'existe qu'un Dieu, une foi, un baptême
; aller plus loin dans ses recherches n'est pas licite. Au reste,
suivant que la charité le demande, faisons des prières fréquentes
pour que tous les peuples, quelles que soient les régions qu'ils
habitent, se convertissent au Christ, et dévouons-nous de toutes nos
forces au salut commun des hommes, car le bras du Seigneur n'est pas
raccourci, et les dons de la grâce céleste ne sauraient nullement
faire défaut à ceux qui désirent et demandent sincèrement d'être
réjouis de cette lumière.
Ces sortes de
vérités doivent être gravées très profondément dans les esprits
des fidèles, afin qu'ils ne se laissent pas corrompre par de fausses
doctrines, qui vont à entretenir cette indifférence que nous voyons
se répandre de plus en plus et se fortifier au détriment mortel des
âmes.132
Quelle
sagesse de conseils, Messieurs et chers Coopérateurs ! Quelle
connaissance de l'état le plus actuel des esprits, des périls les
plus présents de la société chrétienne ! Quelle précision
d'enseignement et de doctrine ! Quels ménagements fondés à la
fois sur la vérité et sur la charité ! Mais en même temps, quelle
sainte énergie pour la conservation du dogme, pour le maintien du
dépôt ! Non, personne ne sera jugé d'après ce qu'il aura
invinciblement ignoré133.
Non, la lumière divine ne manquera jamais à qui que ce soit qui
l'aura cherchée et l'aura sincèrement désirée. Car, bien que Dieu
ne doive sa grâce à personne, nous avons appris de lui-même qu'il
veut que tous les hommes se sauvent, et que, dans cette fin, ils
arrivent à la connaissance de la vérité134.
C'est pourquoi, à celui qui fait ce qu'il peut, Dieu ne refuse pas
la grâce. Il existe dans les trésors de sa miséricorde et de son
amour, des ressources et des inventions que nous ne connaîtrons
qu'au ciel. Les théologiens les mieux notés enseignent à cet égard
des doctrines très-consolantes. Mais il n'en reste pas moins
incontestable qu'il n'y a « qu'un seul Seigneur, une seule foi,
un seul baptême » (Éphésiens 4, 5), et qu'en dehors de
l'Église il n'y a pas de salut.
Insistez donc souvent auprès de vos peuples, Messieurs, afin de leur
faire sentir tout le prix, toute la dignité, tout l'avantage de la
condition chrétienne. Sans doute, après le baptême, il demeure en
nos âmes de tristes conséquences du péché d'origine, mais elles
ne nous sont laissées que pour l'épreuve et le combat ; et
l'Église, jalouse de la vertu infinie du sang de Jésus, dénonce
anathème contre quiconque méconnaît la condition du chrétien
régénéré, et l'abaisse au niveau de celle du païen ou même du
catéchumène136.
L'humilité nous sied à tous ; nos fautes personnelles nous la
commanderont toujours assez. Toutefois, ne soyons pas humbles au
détriment de Jésus-Christ; et quand il a relevé si magnifiquement
l'édifice de notre âme, quand il en a cimenté la restauration avec
son sang, quand il l'a orné de ses dons les plus choisis, n'appelons
plus ce glorieux édifice un débris, et gardons-nous de l'assimiler
aux ruines d'une nature non réparée.
Soyons
d'ailleurs pleins de zèle pour communiquer nos privilèges, et
tâchons de les étendre à toutes les âmes. Mais n'oublions jamais
à quelles conditions nos clefs doivent ouvrir et fermer. Dieu a posé
ses lois que nous ne saurions enfreindre. Malheur à moi si je
négligeais l'injonction que l'Église adresse, par ma bouche, au
jeune lévite qui aborde le sanctuaire ! Évêque, c'est bien le
moins que je me souvienne du premier des ordres inférieurs qui m'ont
été conférés, et que je n'ouvre pas la maison de Dieu aux
infidèles : Domum Dei aperiatis fidelibus et semper claudatis
infidelibus137.
Il
est temps, Messieurs, de terminer ce long entretien, et il s'en faut
beaucoup cependant que la matière soit épuisée. Je m'arrêterai
après une ou deux observations finales.
XIX.
Quand nous signalons ainsi les graves erreurs et les tendances
antichrétiennes de la philosophie contemporaine, nous sommes loin,
Messieurs, de vouloir déprécier la bonne philosophie, la vraie et
saine philosophie, celle-là même qui, au moyen du doute méthodique138
et de l'abstraction spéculative, se place hypothétiquement, autant
que le permet l'état actuel de l'humanité, en dehors du domaine de
la foi et de la tradition surnaturelle pour étudier les choses qui
sont du légitime domaine de la raison. Au contraire, nous ne cessons
d'encourager cette étude et de recommander cet utile emploi, ce
noble exercice de l'intelligence. À vrai dire, si quelque chose
pouvait dégoûter de la philosophie humaine, ce sont les étranges
abus qui en ont été faits, principalement depuis un siècle.
Volontiers nous adopterions à cet égard le langage que tenait déjà
[Pierre] Nicole, si nous ne le trouvions légèrement empreint de
cette aversion excessive de sa secte contre la raison et la nature :
De quelque éloge
qu'on relève la philosophie [de M. Descartes] — disait-il — il
faut néanmoins reconnaître que ce qu'elle a de plus réel est
qu'elle nous fait très-bien comprendre que tous les gens qui ont
passé leur vie à philosopher sur la nature n'avaient entretenu le
monde et ne s'étaient entretenus eux-mêmes que de chimères139. (…) [Je vous
avoue, mon Révérend Père, que] j'ai vu tant de vanité et tant de
présomption parmi ceux qui font métier de philosophie et qui
soutiennent même la plus solide, que si j'avais à revivre, il me
semble que j'éviterais de faire paraître de l'inclination pour
aucun de ces partis [et que je ferais en sorte qu’on ne me mettrait
pas au nombre des cartésiens non plus qu’en celui des autres]140.
Qu'eût
dit le solitaire de Port-Royal s'il eût connu les élucubrations de
ceux qui ont fait « métier de philosophie » de nos jours
? Du reste, jamais nos paroles les plus sévères n'égaleront la
dureté de langage avec laquelle les maîtres les plus renommés de
ce temps ont caractérisé eux-mêmes l'impuissance et la nullité de
tous les modernes systèmes, les aberrations et les contradictions
des nouveaux chefs d'école.
Pourquoi
taire une vérité incontestable, Messieurs? J'aurai la franchise de
dire ce que je pense, ce que vous pensez comme moi, ce qui est
certain pour tout homme qui a étudié, observé les choses : Il
n'existe plus guère de philosophie au dix-neuvième siècle, si ce
n'est chez les corporations religieuses, dans les séminaires et dans
les universités catholiques; et, si vous voulez trouver encore des
hommes qui aient véritablement conservé foi dans la raison humaine,
cherchez-les dans les rangs de ceux qui ont gardé la foi chrétienne
en leurs cœurs141.
Oui, il reste chez nous un enseignement philosophique sérieux. Et,
comme la philosophie est assurément la première et la plus noble de
toutes les connaissances naturelles, comme elle l'emporte sur
l'industrie, sur les arts, sur les sciences exactes et sur les
sciences physiques, celui-là ne serait que juste envers l'Église
qui reconnaîtrait l'incontestable supériorité avec laquelle elle
soutient, aujourd'hui comme autrefois, le flambeau de la science
humaine.
Persévérez
donc, Messieurs, dans cette grande et noble étude. Tout disciple de
Jésus-Christ, qu'il soit simple baptisé ou qu'il soit prêtre,
n'importe, est tenu de respecter toujours les lignes sévères de
l'orthodoxie. Mais qu'on ne croie pas que l'esprit humain, dès
l'instant qu'il a mis le pied sur le terrain de la révélation, y
soit comme emprisonné et chargé d'entraves. « Je suis la porte, a
dit Jésus-Christ : si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé.
Et il entrera, et il sortira, et il trouvera d'abondants pâturages
(Jean 10, 9). » Oui, la porte par laquelle il faut nécessairement
entrer pour trouver la vérité complète qui conduit au salut, c'est
Jésus-Christ, c'est la foi : « Ego sum ostium ; per me si
quis introierit, salvabitur142».
Mais le chrétien, une fois incorporé à la cité sainte avec la
résolution d'y vivre et d'y mourir, jouit en quelque sorte de ses
entrées et de ses sorties franches. La citadelle divine a des portes
ouvertes sur toutes les régions environnantes, elle a des descentes
sur toutes les plages, et la police de la ville, qui est une ville
libre par excellence, autorise sans difficulté et sans ombrage les
allées et les venues qui n'ont pas de caractère hostile. Le
chrétien profite de cette bienheureuse facilité; « il entre et il
sort », et, au delà comme en deçà des remparts, il rencontre de
riches domaines, des prairies émaillées, des jardins fleuris où
son esprit se délecte, où son génie trouve un aliment et une
pâture : « et ingredietur et egredietur, et pascua
inveniet143 ».
Ainsi, le chrétien qui a fait l'acte de foi peut-il, quand il le
veut, se replacer sur le terrain de la pure raison et de la simple
nature, soit pour y étudier toutes les parties diverses de ce monde
naturel « que Dieu a livré aux disputes des hommes »
(Ecclésiaste 3, 11, Vulgate), soit pour y vérifier de nouveau les
faits historiques et les motifs rationnels qui ont déterminé son
assentiment religieux, et dont l'examen approfondi le rendra plus
éloquent pour déterminer l'assentiment de ses frères. Puis, après
cette excursion fructueuse, rentré dans la place, il y trouve des
terres plus riches encore et plus fécondes. Acceptant la foi pour
point de départ, sa raison se livre à de magnifiques
investigations, à des spéculations sublimes. Le philosophe s'était
fait chrétien; le chrétien redevient philosophe, et sa raison
prenant son essor, comme l'aigle, du sommet des montagnes où l'a foi
l'a portée, s'élance dans des régions inaccessibles pour le timide
oiseau parti de la vallée. C'est ainsi que tout chrétien à qui
Dieu a départi une étincelle de génie est un philosophe éminent,
près duquel pâlissent les docteurs profanes; et je dirai aussi que
le chrétien le plus illettré possède dans sa foi une dose de
philosophie humaine qui n'existe point, en dehors du christianisme,
chez ceux de sa condition. Pour conclure une alliance entre la raison
et la foi, entre la science et la religion, le chrétien n'a pas à
sortir de lui-même; il trouve dans son propre fonds les deux
éléments combinés. Nos illustres devanciers ne commettaient donc
aucune usurpation, ne faisaient aucune confusion, quand, aux premiers
âges de l'Église, ils donnaient au christianisme le nom de
philosophie.
Il
ne sera jamais fait sous le soleil un assez noble usage de
l'intelligence humaine par quiconque ne l'appliquera point à
connaître Celui que le Père a envoyé, Celui qui n'est pas
seulement l'auteur et le consommateur de la foi, mais encore le chef
de la race humaine restaurée, perfectionnée; en un mot, Celui qui
récapitule tout en lui : la nature et la grâce, la raison et la
foi, la philosophie et la religion.
XX.
Enfin, Messieurs, si nos attaques ne sont pas dirigées contre la
philosophie, mais contre les erreurs qui se parent de son nom,
avons-nous besoin de protester que nous confondons encore moins les
personnes avec les erreurs ? Les personnes, Dieu nous en est témoin,
nous demandons chaque jour l'amendement de leur esprit et de leur
cœur ; nous donnerions notre vie pour les conquérir à la vérité
et à la grâce, pour leur procurer le don de la foi et leur ouvrir
la porte du ciel. S'il y a quelque chaleur, quelque vivacité dans
notre langage, c'est qu'il est impossible d'être convaincu de la
divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et de ne pas flétrir avec
une sainte indignation les doctrines qui combattent directement cette
vérité fondamentale, ou qui l'annihilent dans la pratique. Quand on
a le bonheur d'être chrétien, quand on a l'honneur d'être ministre
de la sainte Église de Dieu, la tiédeur sur ce point serait un
crime, et toute capitulation serait une apostasie et une trahison. Ce
serait de plus une cruauté, soit envers tant d'esprits faibles et
peu éclairés qui peuvent se laisser séduire par les dehors
convenables de cette philosophie trompeuse, soit envers les
philosophes eux-mêmes, dont plusieurs pèchent par ignorance plus
encore que par impiété : « Ignorant et errant144 ».
Qu'on ne nous reproche donc pas, comme un acte d'intolérance et
d'hostilité, un cri d'alarme qui tend à préserver du supplice
éternel des frères égarés, et, avec eux, ce grand nombre d'hommes
qu'ils égarent. Nous ne connaissons point et il n'existe pas de
moyen terme entre la béatitude surnaturelle qui est promise aux
élus, et les tourments sans fin qui attendent les contempteurs de
Jésus-Christ et de sa loi : voilà notre raison de parler, puisée
dans un sentiment de zèle et dans un devoir de charité pastorale.
Il en est une autre qui procède d'une pensée de foi, d'un devoir
d'adoration et d'amour. Jésus-Christ est le Fils de Dieu fait homme,
il est le roi de l'humanité par droit de naissance et par droit de
conquête. La philosophie conteste à Jésus-Christ sa divinité,
elle lui dispute son empire. En face de cette négation sacrilège, «
malheur à moi si je n'évangélise pas » : « Væ
mihi si non evangelizavero » (1 Corinthiens 9, 16).
Au
fond des sanctuaires chrétiens de l'orient, parmi plusieurs autres
peintures qui décorent l'abside, il est une représentation qu'on
retrouve souvent145.
C'est un évêque, saint Pierre d'Alexandrie, étonné et comme dans
la stupeur. Devant lui, c'est Jésus-Christ, nu et transi de froid.
L'évêque l'interroge de son regard plein d'émotion. Jésus lui
répond : « C'est Arius, l'impie Arius qui m'a dépouillé de ma
tunique ».
Ah
! mes vénérables Frères, le même Jésus, dépouillé du manteau
de sa divinité et de sa royauté par la main glaciale du nouvel
arianisme, est apparu à vos regards et aux miens. Et chacun de nous
s'est écrié comme les prêtres à qui saint Pierre d'Alexandrie
raconta sa vision : « Tant qu'il me restera un souffle de vie,
j'élèverai la voix contre l'impie Arius ». Le secours d'en haut ne
nous manquera pas dans l'accomplissement de cette tâche. Le père
commun des fidèles nous en donne un présage certain dans ces
consolantes et saintes paroles qui terminent l'allocution apostolique
dont cet entretien synodal n'a été que le développement :
Telles sont les choses que
nous avons jugé devoir vous faire entendre, Vénérables Frères,
dans notre soin et notre sollicitude à remplir le ministère
apostolique que la clémence et la bonté de Dieu ont imposé à
notre faiblesse. Mais nous nous sentons relevé
et fortifié par l'espérance de la protection céleste. Dieu
protégera son Église, il favorisera nos vœux communs, surtout si
nous avons pour nous l'intercession et les prières de la Très-Sainte
Vierge Marie, Mère de Dieu. En votre présence et au milieu
de vos applaudissements qui nous remplissaient de joie, nous l'avons,
avec l'aide du Saint-Esprit, proclamée exempte de la tache
originelle. C'est un privilège assurément glorieux, et qui
convenait pleinement à la Mère de Dieu, d'avoir échappé saine et
sauve au désastre universel de notre race. Or, la grandeur de ce
privilège servira puissamment à réfuter ceux qui nient que la
nature humaine ait été détériorée par suite de la première
faute, et qui exagèrent les forces de la raison pour méconnaître
ou diminuer le bienfait de la religion révélée. Fasse enfin la
bienheureuse Vierge qui a tué et détruit toutes les hérésies, que
soit aussi entièrement déracinée et anéantie cette très
pemicieuse erreur du rationalisme, qui, à notre malheureuse époque,
tourmente si violemment la société civile et désole si
profondément l'Église :
Faxit tandem Virgo
Beatissima, quæ interemit ac perdidit universas
hæreses, ut hic etiam evellatur
stirpitus ac deleatur rationalismi error perniciosissimus [qui
hac miserrima ætate non civilem modo societatem, sed vero etiam
tantopere affligit et vexat Ecclesiam] !146
Ainsi
soit-il !!!
Notes