Rechercher dans ce blogue

Affichage des articles dont le libellé est Philosophie politique. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Philosophie politique. Afficher tous les articles

lundi 27 mars 2017

L'État chrétien et la société chrétienne, selon Mgr de Salinis, 1865


                                    1798-1861

Les peuples barbares sont devenus chrétiens. Quelle est la conséquence nécessaire de leur conversion ? 

La loi divine, manifestée par Jésus-Christ, est reconnue comme règle des actions individuelles, des actes du pouvoir, des lois, en tout ce qui touche à la conscience, à la morale.

L'Église est reconnue comme le juge naturel de la loi de Dieu en toutes ses applications. Le système social du moyen âge peut donc se résumer en un mot : le règne de Jésus-Christ par l’Église ; Christus vincit ; Christus regnat ; Christus imperat [Le Christ vainc ; le Christ règne ; le Christ commande].

De cette vue générale, descendons au détail.

Jésus-Christ règne dans la famille, et l'Église maintient son autorité divine contre les agressions de la force et les défaillances de la faiblesse.

Jésus-Christ n'entre pas au foyer domestique comme un usurpateur ; il ne vient pas établir son trône sur les débris d'une autorité légitime vaincue ; il ne dit pas au père : « Ce n'est plus toi, c'est moi qui régnerai ; remets dans mes mains le sceptre que tu as porté jusqu'à présent et dont tu n'as que trop abusé. »

Non. Laissant le père à sa place, il ouvre devant lui l'Évangile, et lui en expliquant l'esprit, il lui dit : « Tu es maintenant roi dans la limite de ton foyer, de ton champ, comme Dieu est roi de l'univers, et au même titre, car ta paternité est une participation de la paternité de Dieu... »

Le père devient ainsi, au sein de la famille, le représentant de Dieu, son ministre ; la loi divine est le titre et la règle de son autorité.

Le père est prêtre aussi, en ce sens qu'il doit résumer dans son cœur et offrir à Dieu les hommages de tous les siens.

De ce double titre découlent ses devoirs. Comme père, il doit commander ; comme prêtre, il doit obéir à Dieu et s'immoler.

Jésus-Christ ouvre aussi son Évangile devant la femme, ou plutôt il lui fait lire dans son propre cœur ses droits et sa dignité. « De même, lui dit-il, que j'ai aimé l'Église mon épouse, et que j'ai versé mon sang pour elle, de même vous devez trouver dans le cœur de vos maris amour et dévouement ; vous n êtes plus les enfants de l'esclavage mais de la liberté; ne consentez donc plus à porter un joug qui n'est pas fait pour vous, mais élevez-vous à la hauteur d'une nouvelle mission. »

En même temps qu'il leur révèle par ses sublimes enseignements leurs droits méconnus, le Christ leur enseigne les vertus qui doivent orner leur front d'épouses et de mères, et il leur communique les grâces nécessaires pour s'élever à la hauteur de leur sublime dignité.

Il semble même que la femme reçoive une effusion plus abondante de l'esprit chrétien, car on la voit donner au monde étonné l'exemple des plus admirables vertus.

Aussi, après quelques siècles de christianisme, la femme n'était plus cet être que nous avons vu si abject et si méprisé dans l'antiquité ; elle était devenue comme quelque chose de sacré ; on l'entourait d'une sorte de vénération religieuse.

L'amour, qui chez les peuples païens était le principe de la dégradation de l'homme, par lequel il se ravalait jusqu'à, la brute, sanctifié, ennobli par le christianisme, devint le principe de l'une des plus grandes et des plus nobles institutions.

Sans doute, il s'est glissé dans la chevalerie des abus, comme il s'en est glissé dans toutes les institutions humaines, mais ce n'en était pas moins un beau et admirable spectacle de voir, sous l'influence de l'esprit chrétien, la force au service de la faiblesse, le sacrifice et le dévouement faisant toujours sentinelle autour des êtres qui demandaient appui et protection.

Nous ne voudrions d'autre preuve de la noblesse des sentiments qui animaient la chevalerie que cette protestation muette du bon sens populaire conservé dans le langage, malgré le ridicule et l'ironie dont on a essayé de les couvrir. Est-ce qu'aujourd'hui encore quand on veut parler d'un amour pur, désintéressé, généreux, on ne dit pas un amour chevaleresque ?

Mais ce n'était pas assez de proclamer les droits de la femme et des enfants, et de constituer la famille tout entière sur la base chrétienne, il fallait maintenir cet ordre contre tout ce qui tendait à le détruire.

Or, quel moyen plus efficace que rétablissement d'un tribunal extérieur, investi d'une autorité supérieure et possédant les moyens de la faire respecter. Ce tribunal, c'était l'Église. L'histoire impartiale raconte avec quelle inflexible vigueur les souverains pontifes, dépositaires de cette autorité divine, maintinrent contre les brutales passions des princes et des particuliers l'unité et l'indissolubilité du lien conjugal.

Leur sage fermeté contint, pendant tout le moyen âge, le torrent des mœurs païennes toujours prêt à déborder ; et empêcha ainsi que l'esclavage, l'oppression de la femme rentrât dans la société domestique à la suite de la polygamie, du divorce ou du concubinage.

Jamais, dit de Maistre, les Papes, et l'Église en général, ne rendirent de service plus signalé au monde que celui de réprimer chez les princes, par l'autorité des censures ecclésiastiques, les accès d'une passion terrible, même chez les hommes doux, mais qui n'a plus de nom chez les hommes violents, qui se jouera constamment des plus saintes lois du mariage, partout où elle sera à l'aise. 

L'amour, lorsqu'il n'est pas apprivoisé jusqu'à un certain point par une extrême civilisation, est un animal féroce, capable des plus horribles excès. Si l'on ne veut pas qu'il dérobe tout, il faut qu'il soit enchaîné, et il ne peut l'être que par la terreur : mais que fera-t-on craindre à celui qui ne craint rien sur la terre ! 

La sainteté des mariages, base sacrée du bonheur public, est surtout de la plus haute importance dans les familles royales où les désordres d'un certain genre ont des suites incalculables, dont on 'est bien loin de se douter. 

Si, dans la jeunesse des nations septentrionales, les Papes n'avaient pas eu le moyen d'épouvanter les passions souveraines, les princes, de caprices en caprices et d'abus en abus, auraient fini par établir en loi le divorce, et peut-être la polygamie ; et le désordre se répétant, comme il arrive toujours, jusque dans les dernières classes de la société, aucun œil ne saurait plus apercevoir où se serait arrêté un tel débordement . (…) Qu'on eût laissé faire les princes du moyen âge, et bientôt on eût vu les mœurs des païens. 

L'Église même, malgré sa vigilance et ses efforts infatigables, et malgré la force qu'elle exerçait sur les esprits dans les siècles plus ou moins reculés, n'obtenait cependant que des succès équivoques et intermittents. Elle n'a vaincu qu'en ne reculant jamais [Joseph de Maistre, Du pape, livre 2, chapitre 7, article 1]. 

Jésus-Christ règne dans la société publique, et l'Église maintient et affermit sa domination.

On peut dire sans exagération qu'avant que l'Église n'intervint pour former le monde nouveau, il n'existait pas de société publique proprement dite, parce qu'il n'existait pas d'autorité extérieure chargée de promulguer les droits mutuels des souverains et des sujets, et de les faire respecter. C'est l'Église qui a créé là société publique, en constituant le pouvoir et la liberté.

Dès que l'Église put faire comprendre aux barbares convertis les admirables rapports que l'Évangile a établi entre les hommes, ou voit s'élever, sur le berceau de la société chrétienne, cette grande et douce image de Dieu, cette haute paternité sociale, que nous avons nommée la royauté.

La royauté chrétienne est une des créations les plus merveilleuses de la religion de Jésus-Christ ; on ne trouve rien qui lui ressemble chez les anciens peuples, pour qui le nom de roi était synonyme de tyran.

La royauté chrétienne est une délégation divine, la puissance de Dieu représentée dans l'ordre temporel ; et il ne faut pas moins que cela pour se faire obéir de l'homme, depuis que l'Évangile lui a dit le secret de sa céleste origine et de ses immortelles destinées, depuis que la religion lui a appris que, fait à l'image de Dieu, il est resté trop grand, même dans sa déchéance, pour obéir à un autre qu'à Dieu. 

Effacez sur le front du souverain la mystérieuse auréole où se trouve le titre de son autorité, faites évanouir cette ombre du ciel qui se réfléchit sur le trône, et le chrétien ne comprend plus des hommages qui n'ont que l'homme pour objet, qui ne remontent pas jusqu'à Dieu.

La royauté chrétienne ce n'est pas seulement Dieu représenté dans l'ordre temporel : c'est autre chose encore. Le Père céleste se communique au monde par son Fils : c'est donc en Jésus-Christ que le monde chrétien chercha la source d'où découle le pouvoir des rois.

Le roi, c'est l'image du Christ : sa vie, comme celle de l'Homme-Dieu, c'est un long sacrifice, qui pourra, nous le savons, se consommer sur le Calvaire, d'où ses dernières prières s'élèveront vers le ciel, mêlées avec la voix de son sang, pour appeler la miséricorde de Dieu, jusque sur ses bourreaux.

Après cela, faut-il s'étonner des merveilleux caractères de l'obéissance chrétienne et des choses prodigieuses que l'histoire nous raconte de l'amour des peuples catholiques pour leurs rois, sentiment d'un ordre à part, que l'antiquité n'avait pas pu connaître, qui avait sa racine dans ce que la nature a de plus intime et dans ce que la foi a de plus divin, puisqu'il était tout ensemble et une piété filiale, et, pour emprunter la belle expression de Tertullien, « la religion de la seconde majesté » ; ce qui explique comment il n'a pas produit seulement des héros, mais il a pu encore enfanter des martyrs.

À côté du pouvoir, l'Église constitua la liberté. La liberté est un droit naturel à l'homme, et cependant l'amour de la liberté est un fruit du christianisme, parce qu'il naît du sentiment de la dignité humaine que l'Évangile seul nous révèle.

Nous en avons déjà fait la remarque, en discutant une assertion de M. Guizot, l'élément de la personnalité qui entre dans l'organisation de la civilisation moderne n'est pas venu des forêts de la Germanie, il est né sur le sol chrétien. C'est en versant son sang que Jésus-Christ a procuré au monde la vraie liberté : Christus nos liberavit [Le Christ nous a libéré] ; c'est à cette source divine que les peuples modernes ont puisé ce sentiment de liberté qui les élevait au-dessus de toute domination despotique. 

De quelle liberté ne jouissaient pas, en effet, les peuples du moyen âge, ils pouvaient élever fièrement la tête, car ils n'étaient tenus d'obéir qu'à un pouvoir légitime, c'est-à-dire, à Dieu, ou à un pouvoir délégué par lui, et ils pouvaient faire tout ce qui n'était pas interdit par la loi de Dieu ou par l'intérêt général de la société. La liberté, au moyen âge, n'était pas seulement inscrite dans les codes, mais elle existait dans les mœurs, dans les institutions, dans tous les détails de la vie, on ne parlait pas de liberté, mais on en jouissait, et on en jouissait avec d'autant plus de sécurité que l'on sentait cette possession assurée par l'autorité la plus haute et la plus sacrée : l'autorité de l'Église.

Cependant la vigilance de l'Église ne pouvait empêcher toutes les entreprises du despotisme, et, par le fait, elle ne les empêcha pas. On vit même, parmi les princes chrétiens, des tyrans qui, au lieu d'être les ministres de Dieu pour le bien, n'étaient que des ministres de Sa!an pour le mal. Ce mal était-il sans remède ?

Dans l'organisation catholique il y avait un remède d'une application facile et efficace. Où était le titre de souverain ? Où était le fondement de l'obéissance des sujets? Dans la loi de Dieu. Or, quel était l'interprète de la loi de Dieu? L'Église.

L'Église intervenait donc. Elle intervenait, non comme usant d'un droit temporel qu'elle n'a pas, mais comme décidant une question de l'ordre spirituel, de cet ordre où se trouve la raison et la règle des droits sur lesquels reposent les intérêts temporels des sociétés. Elle intervenait comme elle intervient dans toutes les affaires humaines, du moment que la conscience, que la loi de Dieu se trouve mêlée à ces affaires.

Elle intervenait comme elle intervient dans ce contrat suspect d'usure, dans cet achat, dans cette vente qui ont éveillé les remords de votre conscience, et que vous soumettez à l'autorité spirituelle dans le tribunal de la pénitence.

Elle intervenait comme elle intervient dans cette question d'autorité paternelle, qu'un fils opprimé par les caprices ou par les volontés injustes de son père, vient soumettre à son confesseur.

Et cette intervention divine loin d'affaiblir le respect dû à la souveraineté faisait reluire son caractère sacré, même lorsqu'elle tournait contre le souverain ; car il apparaissait bien que le pouvoir vient d'en haut, qu'il est fondé sur la loi de Dieu, puisque l'autorité seule chargée d'interpréter la loi do Dieu peut prononcer sur les abus du pouvoir.

Ainsi, l'homme qui était roi était-il condamné, la royauté sortait plus sacrée de cette condamnation, et là se trouve l'intérêt de la société. Car que lui importent les hommes, qui, aussi bien, passent, chassés par la mort, c'est le pouvoir qu'il s'agit de conserver inviolable, immortel.

L'Église intervenait d'ailleurs avec le caractère propre de son autorité, une douceur conciliatrice, une sage lenteur, un désintéressement, une justice puisée dans la foi, dans l'Évangile, comme dans une source sacrée, avec des vertus,en un mot, avec toutes les garanties d'un jugement équitable.

Elle intervenait enfin en se renfermant dans ses limites, c'est-à-dire ne décidant qu'une question d'ordre spirituel, ne pouvant donner à ces décisions qu'une sanction spirituelle, nulle force matérielle, extérieure, coactive ; donc point de crainte que ce grand pouvoir vienne se substituer au pouvoir qu'il dépouille.

On peut repousser cette organisation, la trouver mauvaise; mais il est facile de la justifier, et plus facile encore de démontrer qu'en la rejetant on ne trouvera rien de meilleur à lui substituer.

Au nom de quels principes déclarerait-on mauvaise l'intervention de l'Église? Est-ce au nom des principes catholiques ? Mais, dirons-nous à ceux qui nous objecteraient l'Évangile : Pouvez-vous nier que la société soit fondée sur la loi de Dieu, en ce sens que le droit de commander et le devoir d'obéir, fondement de l'ordre social, émanent de la loi divine ? Que faites-vous donc de tous ces passages de nos saints livres : Per me reges regnant et legum conditores justa decernunt [« Par moi, règnent les rois et les législateurs ordonnent la justice », Proverbes 8, 15]... Reddite quæ sunt Cæsaris Cæsari [« Rendez à César les choses qui sont à César », Matthieu 22, 21]...

En présence de témoignages si formels, il n'y a pas de milieu : ou vous reconnaissez le droit de l'Église, ou vous chasserez la conscience de la société humaine ; car, pour le christianisme, il n'y a point d'autre principe, point d'autre règle de la morale et de la conscience que la loi de Dieu.

Direz-vous que l'application de la loi de Dieu en tant qu'elle règle les droits et les devoirs mutuels des souverains et des sujets ne peut jamais être douteuse, qu'il ne peut jamais s'élever à cet égard aucune question embarrassante pour la conscience des peuples.

Mais l'histoire, mais le bon sens disent le contraire. Et pour écarter tout ce qui peut être sujet à discussion, vous avez beau proclamer ce grand principe de l'infaillibilité, de l'inamissibilité du pouvoir, l'histoire vous dément : car que nous montre-t-elle Des révolutions qui précipitent d'anciennes dynasties, qui en élèvent de nouvelles, des rois qui s'endorment sur leur trône et qui finissent par tomber, d'autres rois que des fautes, des crimes qui violent les conditions fondamentales de l'ordre social dépouillent...

Si le droit de souveraineté est inamissible, s'il ne peut pas passer d'une dynastie à une autre dynastie, il n'y a pas au monde une seule dynastie légitime, pas un souverain qui ait le droit de se faire obéir.

Si le droit de souveraineté, et par conséquent le devoir d'obéir, peut se déplacer, où est la règle qui dirigera la conscience des peuples au milieu de ces déplacements ? Les événements, direz-vous ? Fort bien. Mais, pendant que les événements marchent, et légitiment peu à peu ce qui était illégitime à l'origine, qui avertira la conscience publique, qui leur dira le moment ou ils ont assez marché ?

Où est l'autorité qui décidera ces doutes ? Le souverain : mais il s'agit de savoir quel est le souverain. Le peuple : mais si vous donnez la plus petite chose au jugement de la multitude, à l'instant vous lui abandonnez tout, car si ces questions sont de la compétence du peuple, qui dira au peuple : « Vous vous êtes trompé. » ?

C'est-à-dire que vous nous ramenez à l'état social des anciens peuples, et à toutes les conséquences de cet état social ; et à des conséquences pire encore, car le christianisme, en révélant à l'homme sa dignité, n'aura fait que développer un sentiment de liberté funeste, parce qu'il n'aura pas de règle.

Serait-ce au nom du droit naturel, qui sauvegarde l'indépendance de la société temporelle ? Mais ou ce droit naturel est conforme à la loi de Dieu, et dès lors il n'y a plus lieu à objection comme nous venons de le démontrer, ou il lui est opposé, et c'est le cas de répéter avec Bossuet : «Il n'y a pas de droit contre le droit. »

Que signifie, du reste, cette prétendue indépendance de la société temporelle ? Est-ce qu'il peut exister une société sans un lien moral qui unisse tous les membres qui la composent ; et ou trouver en dehors de la loi divine un principe d'obligation ?

L'autorité de Jésus-Christ par son Église étant universellement reconnue, tous les peuples chrétiens ne formaient plus qu'une grande famille unie pour défendre les intérêts communs. C'est ici un des côtés admirables du monde formé par le christianisme. 

L'Église forma, de tous les peuples sauvages qui s'étaient jettes sur le monde romain pour le détruire, et qui étaient divisés entre eux par tout ce qu'il y a d'insociable dans les instincts et les passions de la barbarie, un faisceau unique ; elle cimenta leur union par l'introduction d'un nouveau droit des gens qui tempérait, suivant la remarque de Montesquieu, ce que le droit ancien avait d'impitoyable ; elle combattit dans son principe le patriotisme étroit et exclusif, qui proscrivant non-seulement la pitié, mais la justice, le droit aux frontières de chaque nationalité, faisait de la guerre l'état permanent de la société.

Si rien n'était venu contrarier l'action de l'Église, la fusion de tous les peuples, qui nous apparaît aujourd'hui comme le rêve de quelques utopistes dangereux, se fut opérée graduellement.

Un événement qui occupe dans l'histoire une place importante peut nous servir à apprécier jusqu'à quel point l'Église avait réussi à rapprocher les peuples chrétiens. Au moment où l'Europe commençait à s'affermir et à jouir des bienfaits du christianisme, un cri d'effroi a retenti. Le croissant s'est montré menaçant aux frontières de la république chrétienne. Sentinelles vigilantes, les souverains pontifes signalent le danger; leur voix puissante remue l'Europe, « semble l'arracher à ses fondements et la précipite en armes contre l'Asie. »

Quel admirable spectacle que celui de l'Europe entière se levant à ce mot : « Dieu le veut. » Tous les peuples chrétiens sont là, mêlés, confondus, n'ayant qu'une pensée, qu'une aspiration : repousser loin du territoire chrétien ces populations fanatiques dont les croyances et les mœurs sont opposées à l'Évangile. Si les historiens philosophes du dernier siècle ont pu méconnaître la grandeur, la légitimité du mouvement des croisades, aujourd'hui, il n'y a pas un esprit sérieux, en dehors même du point de vue catholique, qui ne rende justice à l'immense service que les souverains pontifes rendirent à la civilisation.

La société musulmane, qui, pendant quelque temps, avait répandu un certain éclat portait en elle-même un double principe de mort ; le dogme du fatalisme, la concentration du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel dans les mêmes mains. Si l'Europe ne s'était levée, c'en était fait de la civilisation, la barbarie l'emportait. 


Référence

Mgr Louis-Antoine de Salinis, La divinité de l'Église, tome 4, Tolra et Haton. Éditeurs, Paris, 1865, p. 112. 

URL source de l'image : http://www.liberius.net/images_files/page19-1013-full.jpg.
 

samedi 30 janvier 2016

Le socialisme, fils naturel du christianisme, par É. de Laveleye, 1881


Émile de Laveleye (1822-1892)
Mais c'est de la Judée qu'émanent la protestation la plus persistante contre l'inégalité et l'aspiration la plus ardente vers la justice qui aient jamais soulevé l'humanité au-dessus du réel. Nous en vivons encore. C'est de là qu'est sorti ce ferment de révolution qui travaille le monde. 
 
Job voit le mal triomphant et espère en la justice. Les prophètes d'Israël tonnent contre l'iniquité et annoncent un ordre meilleur. 
 
Dans l’Évangile, ces idées sont exprimées en ce langage simple et pénétrant qui a remué et transformé les hommes qui l'ont entendu et compris. « La bonne nouvelle » (Ευαγγελιον, Euaggeliov) est annoncée aux pauvres ; les premiers seront les derniers ; heureux les pacifiques, car ils posséderont la terre ; malheur aux riches, le ciel n'est pas pour eux ; le règne de Dieu est proche ; une génération ne se passera pas avant que le justicier ne vienne en sa puissance. 
 
Et c'est bien sur cette terre que la transformation devait s'accomplir. Les premiers chrétiens croient tous au millenium. 
 
D'instinct et comme conséquence naturelle de leur foi, ils établissent parmi eux le communisme. On se rappelle ce tableau touchant que les Actes des apôtres tracent de la vie commune des disciples de Jésus, à Jérusalem (Ac 2, 40-47 ; 4, 32-35). 
 
Quand le temps fut passé et qu'il fallut renoncer à la venue du « Royaume » ici-bas , on ne l'espéra plus que dans un « autre monde», dans le ciel ; toutefois l'amour de la justice et de l'égalité des prophètes et de l'Évangile continua à gronder dans les écrits des Pères.de l'Église en accents terribles. 
 
Chaque fois que le peuple prend en main la Bible et se pénètre fortement de son esprit, il en sort comme une flamme de réforme et de nivellement. Quand le sentiment religieux implique la croyance en la justice divine et le désir de la voir se réaliser ici-bas, il conduit nécessairement à condamner l'iniquité qui règne dans les relations sociales et, par conséquent, à des aspirations égalitaires et socialistes. 
 
Les idées communistes des millénaires se perpétuent, durant le Moyen Âge, chez les gnostiques, chez les disciples de Waldo, dans les ordres mendiants, chez les taborites en Bohême, chez les anabaptistes en Allemagne, chez les niveleurs en Angleterre. Elles inspirent aussi les rêves d'une société parfaite, comme l'Évangile éternel de Joachim de Flore, l' Utopie de Morus, la Civitas solis de Campanella, l'Oceana de Harington et la Salente de Fénelon. 
 
Ainsi que le dit Dante, saint François d'Assise relève et épouse la pauvreté, délaissée depuis le départ de Jésus-Christ. Le couvent d'où est bannie la source de toute discorde, la distinction du « tien » et du « mien », apparaît comme la réalisation de l'idéal chrétien. 
 
Le droit canonique dit lui-même : « Dulcissima rerum possessio communis [la propriété commune est la plus douce des choses] » et toutes les sectes d'un spiritualisme exalté rêvent de transformer la société en une communauté de frères et d'égaux. 
 
Nous trouvons ces idées clairement exprimées dans un poète flamand du XIIIe siècle, Jacob Van Maerlant (1235). Dans un poème intitulé : Wapene, Martyn !, il dit faisant allusion au Sachsen-Spiegel [Miroir des Saxons] : 
 
Martyn, die deutsce Loy vertelt 
Dat van onrechter Gewelt 
Eygendom is comen. 
 
« Martin, la loi germanique rapporte 
Que de l'inique violence, 
La propriété est née. » 
 
 Plus loin Maerlant s'écrie : 
 
Twee worde in die werelt syn : 
Dats allene myn ende dyn. 
Moeht men die verdriven, 
Pays ende vrede bleve fyn ; 
Het ware al vri, niemen eygin. 
Manne metten wiven ; 
Het waer gemene tarwe ende wyn. 
 
« Deux mots en ce monde existent : 
Mien et tien. 
Si on pouvait les supprimer, 
La paix et la concorde régneraient ; 
Chacun serait libre ; nul serf, 
Ni homme, ni femme. 
Blé et vin seraient en commun. » 
 
Quand ces idées, empruntées à l'idéal chrétien et à la vie monastique, descendaient dans le peuple au moment où ses souffrances devenaient plus intolérables, elles provoquaient des soulèvements et des massacres : les Pastoureaux et les Jacques en France, Watt Tyier en Angleterre, ou Jean de Leyde en Allemagne (v. l'histoire du socialisme, De Socialisten, personen en stelsels [Les Socialistes, hommes et systèmes], malheureusement non terminée, de M. [H.-P.] Quack, et celle de M. B[enoît] Malon). 
 
Voyons maintenant, comment le socialisme, sortant de la région mystique des rêves communistes et des aspirations égalitaires, est devenu un parti politique. 
 
Il en est des idées comme des microbes. Pour qu'elles se développent, il faut qu'elles trouvent un milieu favorable. Ce milieu favorable a été produit par diverses causes. 
 
Les principales sont les croyances et les aspirations du christianisme, les principes politiques inscrits dans nos constitutions et dans nos lois et la transformation des modes de production. 
 
De toutes ces influences propices au développement du socialisme, la plus puissante est celle de la religion, parce que celle-ci a mis en nous certains sentiments qui font partie désormais de notre nature même. Les revendications socialistes y trouvent à la fois une source, pour ainsi dire instinctive, et une justification rationnelle. 
 
Nul ne contestera que le christianisme ne prêche le relèvement des pauvres et des déshérités. Il s'élève contre la richesse en termes aussi véhéments que les socialistes les plus radicaux. Faut-il rappeler tant de paroles gravées dans la mémoire de tous ? Même alors que l'Église catholique a déjà fait alliance avec la royauté absolue, écoutez comment elle parle par la bouche de Bossuet, dans le Sermon sur les dispositions relativement aux nécessités de la vie :  « Les murmures des pauvres sont justes. Pourquoi cette inégalité des conditions ? Tous formés d'une même boue nul moyen de justifier ceci, sinon en disant que Dieu a recommandé les pauvres aux riches et leur a assigné leur vie sur leur superflu, ut fiat equalitas [pour qu'advienne l'égalité], comme dit saint Paul (Co 8, 14). »
 
Bossuet ne fait que reproduire ce qu'on lit à chaque page dans les pères de l'Église.
 
« Le riche est un larron. » (Saint Basile) 
 
« Le riche est un brigand. Il faut qu'il se fasse une espèce d'égalité, en se donnant l'un à l'autre le superflu. Il vaudrait mieux que tous les biens fussent en commun. » (Saint Jean Chrisostome) 
 
«L'opulence est toujours le produit d'un vol ; s'il n'a été commis par le propriétaire actuel, il l'a été par ses ancêtres. » (Saint Jérôme) 
 
« La nature a établi la communauté ; l'usurpation, la propriété privée » (Saint Ambroise). 
 
« En bonne justice tout devrait appartenir à tous. C'est l'iniquité qui a fait la propriété privée. » (Saint Clément)
 
Le christianisme a donc gravé profondément dans nos cœurs et dans nos esprits les sentiments et les idées qui donnent naissance au socialisme. Il est impossible de lire attentivement les prophéties de l'Ancien Testament et l'Évangile, et de jeter en même temps un regard sur les conditions économiques actuelles, sans être porté à condamner celles-ci au nom de l'idéal évangélique. Dans tout chrétien qui comprend les enseignement s de son maître et les prend au sérieux, il y a un fonds de socialisme et tout socialiste, quelque puisse être sa haine contre toute religion, porte en lui un christianisme inconscient. 
 
Les darwinistes et les économistes [= les libéraux] qui prétendent que les sociétés humaines sont régies par des lois naturelles auxquelles il faut laisser libre cours, sont les vrais et seuls adversaires logiques à la fois et du socialisme et du christianisme. 
 
D'après Darwin, parmi les êtres vivants le progrès s'accomplit, parce que les espèces les mieux adaptées aux circonstances l'emportent dans la lutte pour l'existence. Les plus forts, les plus braves, les mieux armés éliminent peu à peu des plus faibles et ainsi se développent des races de plus en plus parfaites. Cet optimisme naturaliste est au fond de toute l'économie politique orthodoxe. 
 
Dans les sociétés humaines, dit-elle, le but est le plus grand bien général, mais on y arrive en laissant agir les lois naturelles, et non en poursuivant des plans de réforme qu'inventent les hommes. Laissez faire, laissez passer. Au sein de la libre concurrence les plus habiles triompheront. Et c'est ce qu'il faut désirer. Rien de plus absurde que de vouloir, par une charité mal entendue, sauver ceux que la nature condamne à disparaître; c'est faire obstacle à la loi du progrès. Place aux forts, car la force est le droit. 
 
Le christianisme et le socialisme tiennent un tout autre langage. Ils déclarent la guerre aux forts, c'est-à-dire aux riches, et ils prétendent relever les pauvres et les déshérités. Ils soumettent les prétendues lois naturelles à la loi de justice. Pleine liberté, soit ; mais sous l'empire du droit. Comme le dit le Sermon sur la montagne : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. » 
 
On ne peut comprendre par quel étrange aveuglement les socialistes adoptent les théories darwiniennes qui condamnent leurs revendications égalitaires et repoussent le christianisme d'où elles sont issues et qui les légitime. En tout cas, ce que l'on peut affirmer, c'est que la religion qui nous a tous formés, adeptes comme adversaires, a formulé dans les termes les plus nets, les principes du socialisme, et que c'est précisément dans les pays chrétiens que les doctrines socialistes ont pris le plus grand essor.
 

Référence
 
Émile de Laveleye, Le socialisme contemporain, 2e édition, Librairie Germer-Baillière et Cie, Paris, 1883, p. V-XI.

mardi 4 août 2015

Sens transcendant et communauté politique, selon Jean Kamp, 1974


(…) quand le sens se perd, la communauté se désagrège ou se déshumanise. Quand un État, une cité, se réduisent à leur réalité objective, quand ils n'ont plus conscience d'être autre chose que ce qu'ils sont dans l'objectivité de leurs réalisations humaines, alors ils restent, bien sûr, œuvres humaines, mais ne sont plus sens pour les humains qui les composent. Et au cœur de ces communautés politiques, dépourvues de tout sens transcendant, l'égoïsme et les intérêts particuliers auront tôt fait de resurgir, et de les détruire. Les communautés politiques les plus pauvres, les plus malheureuses, les plus fragiles ne sont pas nécessairement celles qui seraient économiquement les moins défavorisées : ce sont celles qui ont perdu tout idéal transcendant.

Référence

Jean Kamp, Credo sans foi, foi sans credo, coll. « présence et pensée », Aubier Montaigne, 1974, p. 183-184.

dimanche 21 décembre 2014

Hégémonie allemande ?, par Hermann von Grauert, 1916


Hermann von Grauert (1850-1924)
Parmi les accusations dont le flot s'est abattu sur l'Allemagne, depuis le commencement de la guerre, aucune ne reparaît plus souvent à la surface que celle qui attribue à l'empereur d'Allemagne ou à l'Empire allemand une poursuite de domination universelle, de suprématie sur tous les États de la terre, tout au moins d'hégémonie politique en Europe.

Telle est la conviction indubitable du nouveau Polybe dont le Figaro de Paris publie chaque jour, depuis le mois d'août 1914, les considérations plus ou moins spirituelles, les insinuations plus ou moins malicieuses et erronées, les accusations injustes, les commentaires plus ou moins affectés sur les événements de cette mémorable époque. Ce Polybe n'est autre que Joseph Reinach, né a Paris en 1856, esprit fertile, publiciste, écrivain militaire, politicien, historien et membre de l'Académie, défenseur de Léon Gambetta et d'Alfred Dreyfus, député, et président, depuis le 15 février 1908, de la Commission chargée de la publication des Origines diplomatiques de la Guerre de 1870-1871 (1). Polybe a jugé ses articles de guerre, publiés dans le Figaro, dignes de passer à la postérité sous forme de livre (deux volumes jusqu'à la fin d'avril 1915).

L'homonyme moderne du célèbre historien grec a été réintégré, depuis le 16 août 1914, dans
Joseph Reinach, 1912
son grade de capitaine d'état-major et attaché au gouvernement militaire de Paris. Le 1er janvier 1915, Polybe ressuscite le souvenir de Napoléon 1er, du retour de l'île d'Elbe et des Cent-Jours. La plus belle bataille de l'épopée impériale, Waterloo, se présente à son esprit, avec ses conséquences tragiques, la chute de l'empereur. L'hégémonie du génie parut insupportable au monde. Le commencement de l'an de grâce 1915 voit une autre hégémonie à abattre, celle de la barbarie la plus brutale qui ait jamais cherché à étendre son règne. On a changé de langage, à Berlin, depuis les batailles de la Marne et de la Vistule. Mais on s'efforce trop tard de recouvrir d'un gant de velours la main gigantesque dont les doigts s'allongent sur le monde. Au printemps de 1915, Joseph Reinach termine la préface du second volume de ses Commentaires de Polybe, par une profession de foi dans la justice, le droit et la puissance de l'idéal. Quiconque tient pour certain l'échec futur de Guillaume II, dans une entreprise d'hégémonie universelle, entreprise où ont échoué Charles-Quint et Napoléon, celui-là a compris les leçons de l'histoire.

Ainsi les Allemands n'ont qu'à se préparer à l'insuccès inévitable de leurs plans de domination universelle.

La même conviction règne chez le Comité catholique de propagande française, nouvellement fondé au printemps de 191 5. L'éditeur du Bulletin de propagande française à l'étranger, publié par ce comité, est le secrétaire général, M. Eugène Griselle, docteur ès lettres, chanoine honoraire de Beauvais, qui écrit textuellement, dans le n° 2 du 1er août 1915 : « En effet, les mêmes pangermanistes qui avaient proclamé, en 1905 : l'Allemagne a le droit et le devoir d'imposer son hégémonie au monde entier ; il faut qu'elle commence par annexer toute l'Europe », ont applaudi avec frénésie le dernier discours d'ouverture de la session du Landtag de Prusse, où l'on disait effrontément :

« Nous avons été forcés, par des ennemis envieux, à faire la guerre : une guerre qui a pour but, non d'étendre notre puissance ou de récolter un gain misérable, mais au contraire, de défendre notre existence, nos foyers, nos maisons, nos femmes et nos enfants. »

Ainsi, d'après Monsieur le docteur Griselle, les pangermanistes ont le don des brusques volte-face. En 1905, ils exigent, pour l'Allemagne, l'hégémonie mondiale ou, au moins, l'annexion de l'Europe. Dix ans plus tard, ils veulent persuader à l'humanité que leur guerre est une guerre défensive. Les mêmes pangermanistes, ne l'oublions pas ! Mais l'occasion s'offre rapidement d'entamer une discussion de critique historique courte autant qu'instructive. D'où M. Griselle tient-il sa connaissance exacte des revendications pangermanistes de 1905 ?

Il ne le dit pas. Heureusement, il avait eu soin de citer, un peu avant : Paul Verrier, La Folie allemande. Cette petite brochure est l'œuvre sincèrement insignifiante d'un philologue français, chargé de cours à la Sorbonne, à qui la guerre a mis la plume à la main, comme à beaucoup d'autres de ses collègues. Ces écrivains, inspirés par Bellone, ne recherchent point des lauriers scientifiques : leur but consiste à réchauffer de flammes nouvelles les passions du peuple français, de ses alliés, et aussi des neutres, en tant que ceux-ci sont susceptibles d'embrasement. Paul Verrier prétend éclairer sa Folie allemande à la lanterne magique de « documents allemands. » Trente-deux pages in-12 font défiler, sous nos yeux, « les appétits allemands », « la guerre allemande » et les « intellectuels allemands », tout cela pour 30 centimes. « Les Pages d'histoire 1914—1915 » de la Librairie militaire Berger-Levrault, Paris et Nancy, ont consacré leur sixième série au pangermanisme, et se sont enrichies de l'œuvre de Paul Verrier, sous le titre a n° 28. Les Allemands ont un appétit de Gargantua.

Paul Verrier l'avait déjà dépeint, en termes émouvants, dès le 19 décembre 1914, dans un
Arndt, par J. F. Bender, 1843
article de l' Excelsior , reproduit dans la petite brochure : La Folie allemande. Le beau poème d'Ernst Moritz Arndt Was ist des Deutschen Vaterland ?, le Deutschland, Deutschland über alles de Hoffmann von Fallersleben, les manuels de géographie de [Hermann Adalbert] Daniel et d'E[rnst] von Seydlitz, ouvrent tout d'abord les yeux aux Français sur les timides préludes à la mégalomanie allemande. Mais il y a progression, et progression plus regrettable, dans cette mégalomanie. M. Verrier la découvre dans la revue pangermaniste Heimdall, qui s'inspire de l'illustration de la Walhalla, avec cette inscription en caractères runiques : « Von Skagen bis zur Adria ! Von Boonen (Boulogne-sur-Mer) bis Narva ! Von Bisanz (Besançon) bis an des Schwarze Meer ! (2) »

Voici maintenant le comble de la folie pangermanique, atteint par [Johann Ludwig] Reimer, dans son livre, Une Allemagne pangermanique, du moins d'après l'avis de M. Verrier. Ce livre, paru en 1905, propage, selon M. Verrier, cette doctrine, textuellement copiée par le docteur Griselle : l'Allemagne a le droit et le devoir d'imposer son hégémonie au monde entier. Il faut qu'elle commence par annexer toute l'Europe. Paul Verrier ne se borne pas à cette seule révélation des secrets de Reimer. Il nous dévoile les deux modes de germanisation, employés par l'Allemagne, afin d'assimiler les populations qui, en Europe, se distinguent encore des siennes. La petite germanisation s'applique aux peuples de sang germain, tels que les Scandinaves et les Hollandais ; elle présente peu de difficultés, du reste. Quant à la grande germanisation, on la mettra en pratique dans les pays de race mixte. En France, par exemple, où existent dix millions d'habitants de race germanique, on les conservera pour les germaniser à nouveau. Le reste des habitants sera exterminé ou chassé. Il est des pays où ce système radical de germanisation rencontrera de grandes difficultés ; aussi certains écrivains (donc pas Reimer, selon toute apparence) en proposent-ils un autre. Là, les Allemands immigrés seront seuls à jouir des droits civils et politiques, de la propriété foncière, et du monopole du commerce et de l'industrie. Pour les indigènes, leur sort est bien clair : « Les Allemands immigrés réduiront les indigènes au plus humiliant, au plus misérable des servages (3). » Ce programme représente, aux yeux de Paul Verrier, l'idéal de la Ligue pangermanique, qui compte, parmi ses adhérents, près de trente membres du Reichstag, de nombreux fonctionnaires et plusieurs professeurs d'Université.

Par une ironie cruelle, Paul Verrier oppose à ce programme du pangermanisme le discours
Le comte von Schwerin-Loewitz,
Library of Congress
par lequel le président de la Chambre des députés de Prusse ([Hans Axel,] comte von Schwerin-Loewitz) a ouvert la dernière session de ce corps parlementaire ; l'orateur y parle de la guerre qui nous a été imposée, de la défense du sol natal, à l'exclusion de toute idée de conquête. Les paroles du président, empruntées à un compte-rendu parlementaire ou à un journal, sont soigneusement intercalées entre guillemets par Verrier, qui insiste sur les applaudissements enthousiastes des députés. Avec une malice sarcastique, le philologue français remarque qu'on croirait presque la pacifique Allemagne soumise à une invasion des Belges et des Français, assoiffés de conquête. Et il termine son émouvant article de l' Excelsior par cette fine trouvaille : « Comme on comprend que riment si bien en allemand ces deux mots : Heuchler (hypocrites), Meuchler (assassins) ! »

Le chanoine honoraire Griselle, qui doit à la petite brochure de Verrier sa connaissance du plan de domination générale des pangermanistes ou du moins de leurs intentions d'annexer l'Europe entière, n'hésite pas un instant à les englober tous dans le complot, et à imputer la responsabilité à la Chambre des députés de Prusse tout entière, avec ses quatre-cent cinquante membres environ. Songez donc : les « mêmes pangermanistes » de la Chambre prussienne ont accueilli par des applaudissements frénétiques les paroles du président ! Au Reichstag, qui compte 397 membres, Verrier n'aurait guère pu dénicher qu'une trentaine de pangermanistes. Griselle est mieux informé, sans doute, — ou bien faut-il appliquer à son procédé, absolument contraire à la vérité, une qualification que réprouverait justement la discipline parlementaire ?

Parlons un peu, maintenant, de Reimer, auteur du livre Une Allemagne pangermanique Jusqu'au jour où l'éclatante fanfare de Paul Verrier a révélé son nom et celui de son ouvrage, je n'en avais jamais encore entendu parler, pour mon compte ; j'ai consulté, alors, un autre historien, jouissant d'une réputation notoire, et il m'a répondu que son ignorance égalait la mienne. Verrier, il est vrai, attribue au pangermanisme une vertu annihilante sur l'intelligence des habitants de la rive droite du Rhin. De là, sans doute, notre commune ignorance au sujet de Reimer. J'ai donc dû recourir aux sources bibliographiques de la Bibliothèque de l'Université, pour me renseigner sur l'homme et sur son œuvre.

L'écrivain en question, Joseph Ludwig Reimer, existe bien effectivement, et habite Vienne ; il
H. S. CHamberlain
y est né en 1879 et a étudié le droit. Il appartient à la catégorie des dilettantes sans connaissance spéciale des sciences naturelles, mais passionnés discoureurs sur la théorie et sur la politique des races. C'est en outre un fanatique adepte du mouvement séparatiste d'avec Rome — du Los-von-Rom —, qui désire également dépouiller le protestantisme de son contenu dogmatique. Il a juré une haine mortelle à l'universalisme de l'Empire romain, dont l'Autriche est, à ses yeux, l'héritière. Dans son livre, gros de 403 pages, Ein pangermanisches Deutschland, publié, en 1905, à Berlin et à Leipzig chez Friedrich Luckhardt, l'auteur déclare avoir subi, pour le développement de sa théorie des races, l'influence d'Houston St[ewart] Chamberlain, de L[udwig] Woltmann, de [Georges Vacher de] Lapouge, de [Ludwig] Wilser et du comte [Joseph] Arthur de Gobineau. Il veut, en effet, un Empire germanique de souche allemande, un Empire mondial de races allemandes sous l'hégémonie du peuple allemand (p. 137). Les États d'origine germanique en cause, tels que la Scandinavie et les Pays-Bas, devraient donc être germanisés peu à peu, ou tout au moins, pour mitiger l'expression, être dénationalisés. Quant aux peuples non germains dans leurs masse, on en décomposerait les parties constituantes : les éléments germaniques seraient attirés et germanisés, les autres rejetés.

Mais ce M. Joseph Ludwig Reimer, de Vienne, peut-il vraiment être pris pour un porte-parole accrédité du peuple allemand ? Pas le moins du monde. C'est évidemment un des sporadiques échantillons de ces rêveurs exaltés et fanatiques, sans aucune influence sur les sphères gouvernementales allemandes ni sur la majorité de nos Parlements. Si, maintenant, MM. Verrier et Griselle tiennent à savoir ce que l'Union pangermanique (le Alldeutsche[r] Verband) pense du livre de leur héros, ils n'ont qu'à se procurer le n° 32 du 12 août 1905, des Alldeutsche Blätter. Ils pourront y lire, à la page 274 et suivantes, une critique acerbe de Reimer, avec qui les pangermanistes — die Alldeutschen — ne veulent rien avoir de commun.

« Des livres comme celui de Reimer, y est-il dit, ne sont propres qu'à jeter le discrédit sur l'anthropologie politique, car les adversaires de celle-ci s'en servent justement pour chercher à démontrer le défaut complet de base scientifique dans tout ce système d'anthropologie. »

De tout ce qui précède, il résulte que, par leur réclame en faveur des insanités de Reimer, MM. Verrier et Griselle se sont rendus coupables d'un méfait insupportable, ayant le caractère d'un danger public.

Occupons-nous maintenant de la grande question : Peut-il exister vraiment une hégémonie capable d'embrasser le monde entier, c’est-à-dire toute la surface de la terre ?

Secondement : Le peuple allemand a-t-il jamais exercé ou même cherché à exercer, dans les temps passés, une pareille hégémonie universelle ?

Troisièmement : Cette hégémonie universelle est-elle exercée ou recherchée à l'heure présente par le peuple allemand ou par quelque autre peuple ?

* * *

Pour tout connaisseur de l'histoire et du développement des idées politiques, nous entrons ici dans des problèmes qui n'ont cessé d'occuper et d'échauffer les esprits au Moyen Âge, à l'époque des Hohenstaufen, aux jours du Dante, et bien souvent encore depuis.

Ils n'ont rien perdu actuellement de leur charme magique d'alors, et, dans le présent comme par le passé, ils ont toujours le don de l'exercer sur nous.

Mais les recherches des historiens modernes nous permettent de faire remonter l'idée de l'hégémonie universelle jusqu'à l'Antiquité la plus reculée, en la terre des Babyloniens. Bien entendu, les Empires soi-disant universels, ont tous été bien éloignés de posséder effectivement la domination universelle.

Au commencement du troisième millénaire avant l'ère chrétienne, Sargon 1er, roi d'Akkad, dans la Babylonie sémite septentrionale, nous apparaît comme le premier monarque auquel est attribuée la domination « sur les quatre parties du monde » ; car elle s'étendait du Golfe persique à la Méditerranée orientale. L'idée de la monarchie universelle a subsisté durant des siècles, en Mésopotamie. À la fin du troisième millénaire avant J-C., elle fut transmise à Chammurapi [sic], le législateur du temps d'Abraham, et à sa dynastie, à Babylone.

Après les rois de Babylone, nous la trouvons chez les monarques d'Assyrie, qualifiés du titre de « rois des quatre parties du monde », ou encore de « rois de l'Univers ». Au VIIe siècle avant J-C., leur Empire asiatique embrassa, pendant quelque temps, l’Égypte.

La domination assyrienne une fois abattue, l' « hégémonie » revint à Babylone du temps des Chaldéens.

Mais au VIe siècle avant J.-C., les Perses, avec Cyrus, avaient fondé un Empire universel, s'étendant de l’Égypte à la vallée de l'Indus, qui entreprit de porter ses frontières au-delà des Dardanelles jusqu'en Thrace et dans la Grèce. La lutte des Hellènes contre les Perses raffermit chez les premiers l'idée de la solidarité nationale de leur peuple.

Mais au sein même de la culture hellénique, et déjà bien avant cette époque, la pensée d'une humanité universelle germa tout d'abord chez les Perses et chez les Israélites. L'idée de l'hégémonie universelle prit alors un nouveau caractère éminemment religieux.

Toutefois, la première incarnation historique importante d'une domination universelle, vraiment digne de passer à la postérité, se manifesta avec Alexandre le Grand.

Alexandre rêvait d'étendre son autorité au-delà de l'Indus jusqu'aux confins de la terre.
Zeus-Ammon, IIIe s. av. J.C., Chypre
L'apothéose du conquérant fut prononcée par l'oracle de Jupiter Ammon, dans l'oasis de Siwa, où les prêtres saluèrent, dans Alexandre, le fils de Jupiter.

De même, le monde, juif attribua au puissant monarque de la Macédoine le rôle d'un sauveur du monde, d'un Soter. Dès le VIIIe siècle avant J.-C., les tribulations éprouvées par Israël, en raison des expéditions militaires des Assyriens, avaient renforcé chez lui le désir d'un roi libérateur, qui mettrait fin à toutes les misères politiques et ouvrirait, pour Israël, une ère de prospérité et de bonheur. Les prophètes Isaïe et Ézéchiel évoquent, en traits plastiques, l'image du Messie désiré. Un rejeton sortira de la tige de Jessé, et l'esprit du Seigneur reposera sur lui. Les prophéties juives annonçaient la naissance d'un enfant Sauveur. Sous l'influence des souffrances de l'exil, le roi de Perse, Cyrus, fut accueilli comme un libérateur par les Juifs de Babylone. L'historien Flavius Josèphe raconte qu'Alexandre le Grand combla d'honneurs le grand-prêtre de Jérusalem et offrit un sacrifice dans le Temple. Pour les Israélites, le Messie attendu était un souverain temporel, spécialement envoyé de Dieu, et qui devait réunir tous les pays de la terre en un Royaume de Dieu, dont le centre serait à Jérusalem.

La légende de la royauté divine d'Alexandre le Grand, libérateur du monde, se continue à travers la période guerrière des diadoques.

Pompée, Jules César et d'autres potentats de la fin de la République romaine sont plus ou moins profondément pénétrés de l'idée d'une domination universelle. Une décision du peuple d’Éphèse, en l'an 48 avant J.-C., nomma Jules César « le dieu, fils d'Arès et d'Aphrodite, venu sur la terre et sauveur commun de la vie des hommes. » Son neveu, Octave Auguste, semblait être vraiment le maître de l'Empire romain, et même le maître du monde. Sous le titre d'un princeps, à côté du Sénat, il incarnait en lui la tendance croissante vers le pouvoir monarchique, dans l'Empire romain. Virgile, dans le sixième livre de l'Énéide, lui promettait l'extension de sa domination jusqu'aux Garamantes et aux Indiens. Il devait faire revivre, dans le Latium, les temps dorés où Saturne, le père de Jupiter, avait autrefois tenu les rênes du pouvoir et assuré à l'humanité les bienfaits d'une paix générale (4).

L'heure avait sonné où Jésus-Christ, Sauveur et Rédempteur du monde, allait venir parmi nous. L’évangéliste St Luc ouvre son deuxième chapitre, qui raconte la naissance du Christ, par ces paroles mémorables : « Exiit edictum a Caesare Augusto ut describeretur universus orbis. » Bien plus encore que le monde juif et hellénique, le christianisme, dans son essor, élargit et creuse l'idée de cette humanité universelle, qui aspire vers les mêmes fins dernières, et pour laquelle le Christ a donné sa vie comme Rédempteur. Pour cette humanité universelle, on estimait nécessaire, aussi au point de vue politique, un lien unissant, qui s'offrait dans l'Empire des Romains, destiné à embrasser l' orbis terrarum. À la fin de l'Antiquité devenue chrétienne, St Augustin a développé d'une façon magistrale la grande conception de la « Cité de Dieu », destinée à l'humanité et devenue classique, pour les siècles du Moyen Âge germano-romain qui suivirent.

Cette conception et l'idée, toujours vivante, de la nécessité de l'Empire romain inspirèrent la rénovation de ce dernier en la personne de Charlemagne et plus tard d'Othon le Grand. Le Saint-Empire romain du Moyen Âge a incarné la revendication théorique d'une hégémonie mondiale, exerçant son pouvoir sur tous les peuples de la terre.

Othon III sur son trône, par le maître de l'école de Reichenau, vers 1000, Munich

L'art de l'époque s'était mis lui-même au service de cette prétention. Le manuscrit 58 de la Bibliothèque royale de Munich contient une magnifique miniature en couleurs, représentant l'empereur Othon III sur son trône et paré des ornements impériaux. Il est entouré des dignitaires ecclésiastiques et laïques ; vers le trône s'avancent, dans une attitude pleine de respect, quatre femmes, les mains chargées de présents; elles représentent, d'après les inscriptions qui accompagnent la peinture : Rome, la Gaule, la Germanie et la Slavonie. Un détail digne d'attention dénote les manières de voir de l'artiste : la Germanie, portant une corne d'abondance, n'occupe que la troisième place, derrière la Gaule, qui tient à la main un rameau d'olivier.

Une miniature datant du XIIIe siècle, par conséquent plus récente, représente l'empereur Octave Auguste assis sur son trône. Il a l'épée nue dans sa main droite, et sa main gauche soutient le globe terrestre sur lequel sont inscrits les mots : « Asia Europa, Affrica ». L'empereur est donc désigné, par là, comme le souverain du monde connu alors ; cette supposition est confirmée par l'inscription qui entoure l'image de l'empereur, reproduisant les propres paroles de St Luc : « Exiit edictum a Caesare Augusto, ut descnberetur universus orbis ». La mission de César Auguste, comme gardien de la paix universelle, est caractérisée par les mots répartis aux quatre coins : Octavianus Augustus VIII idus lanuarias Iani clausit portas (5).

La prétention du Saint-Empire romain, de soumettre à sa domination tous les royaumes chrétiens et aussi tous les peuples barbares de la terre, a été fréquemment exprimée, avec éloquence depuis le XIe et le XIIe siècle. La soumission des barbares, des peuples infidèles, non encore convertis au christianisme, forme également une revendication de l’Église, qui lui a même donné une consécration religieuse dans la liturgie du Vendredi-Saint. Les oraisons pour le Pape, pour les évêques, pour les prêtres, pour les clercs, pour les Confesseurs, pour les vierges, pour les veuves et pour tout le saint peuple de Dieu, sont suivies d'une oraison spéciale pour le très chrétien empereur, afin que le Seigneur lui soumette toutes les nations barbares, pour notre paix constante. L’Église supplie le Souverain Maître d'abaisser ses regards sur l'Empire romain et de lui donner la puissance de réduire à soumission les peuples païens, confiant dans leur sauvagerie indomptée.

L'hégémonie universelle du Saint-Empire Romain s'est affichée théoriquement, avec un relief tout particulier, aux XIIe et XIIIe siècles, à l'époque des Hohenstaufen. Depuis qu'il avait ceint, en 1155, la couronne impériale, Frédéric Barberousse se plaisait à imiter les anciens empereurs, en se proclamant souverain de la ville de Rome et maître de l'orbis terrarum, et en se faisant saluer comme tel. Il exigeait même ce titre de la part des ambassadeurs de l'empereur de Byzance. Pour les habitants de l'Italie, amis du pouvoir impérial, il semblait être le maître du monde, en sa qualité de successeur des Césars. Aux yeux des impériaux, les royaumes chrétiens hors d'Allemagne et hors d'Italie étaient des provinces, leurs rois des roitelets, reguli ou reges provinciales, vassaux de l'empereur dominateur du monde (6).

Même la conception orientale de la divinité de la royauté a pénétré, jusqu'à un certain point, aussi dans le Moyen Âge. Elle ne se manifeste pas seulement dans l'idée de la souveraineté par la grâce de Dieu, dont se réclament les rois : du temps des Saliens comme des Hohenstaufen, et même à l'époque de Dante, le roi de Rome, et plus encore l'empereur, sont comparés directement au Christ.

Mais depuis la période d'Othon le Grand, l'empereur romain fut régulièrement un prince de race allemande : le roi portant la couronne d'Allemagne était considéré comme le candidat légitime à la couronne impériale. De là, naturellement, l'opinion toujours plus affermie d'une prédominance des Allemands, dans la sphère de l'Empire romain. Si, du VIe au XIe siècle, les Francs s'étaient posés en égaux des Romains, et même en leurs supérieurs, le Xe siècle est témoin de l'éclosion d'un orgueil national allemand, qui voit, dans les Allemands, selon les desseins de Dieu, les maîtres de l'Europe et même du monde.

Quoi d'étonnant alors si cette prétention eut pour conséquence de susciter une violente surexcitation chez les nations de l'Europe occidentale, surtout chez les Français ? Comme successeurs de Charlemagne, même après l'extinction de la souche masculine des Carolingiens, les rois de France se tinrent, dans certaines occasions, pour autorisés à faire valoir des droits à l'Empire, et par suite, à l'hégémonie mondiale. Leurs efforts n'eurent jamais de résultat. Il n'a été donné qu'à Napoléon 1er de réaliser le rêve séculaire des Français concernant une monarchie impériale.

Innocent III, vers 1219, fresque du cloître Sacro Speco
Mais ce ne fut pas sans dessein qu'au tournant du XIIe au XIIIe siècle, le roi de France, Philippe II, ajouta à son nom le titre impérial d' « Auguste ». La papauté, il est vrai, pendant la longue période s'étendant du Xe jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, n'a jamais prêté la main à la transmission réelle de la couronne impériale sur une autre tête que celle du roi d'Allemagne. En France, en Angleterre et ailleurs, il se forme, par contre, une conception de l'État qui l'exempte de la soumission au Saint-Empire romain, gouverné par des Allemands. Cette conception trouve un partisan plein de bienveillance dans le grand pape Innocent III, tandis qu'elle est vivement combattue, au commencement du XIVe siècle, par un autre pape, moins grand celui-là, par Boniface VIII. Ce dernier, après avoir lutté longtemps contre la royauté d'Albert Ier, de la maison de Habsbourg, en prononça la confirmation formelle, le 30 avril 1303.

Dans un discours célèbre, prononcé devant le Consistoire, Boniface VIII déclara qu'un pape, en sa qualité de représentant du Christ et de successeur de Pierre, avait transféré autrefois aux Germains le pouvoir de l'Empire soustrait aux Grecs. Voilà pourquoi les Germains (= Allemands) avaient à choisir, par la voix de leurs sept princes électeurs, le roi des Romains, pour être élevé ensuite, par la main du Souverain Pontife, à la dignité d'empereur et de monarque de tous les rois et princes de la terre. « Et que l'arrogance des Français n'ait pas l'audace de s'insurger, en déclarant qu'elle ne reconnaît pas de supérieur. Ils mentent. Car ils sont soumis de droit au roi et empereur des Romains » (7). De pareilles sentences, même dans la bouche d'un pape, devaient sonner aux oreilles des Français comme de graves atteintes infligées à leur orgueil national.

Toutefois, à la fin du XIIIe siècle, des politiciens allemands d'une grande notoriété, mais en même temps d'esprit conciliant, tels que le chanoine Jordanus [Jourdain] d'Osnabruck, et son ami rhénan, Alexandre von Roes, témoignèrent expressément, dans leurs théories politico-historiques, leur disposition à exempter les Français de la soumission au Saint-Empire romain.

Mais entre temps, sans parler de l'Asie et de l'Afrique, l'Europe s'était disloquée, depuis des siècles, en un nombre infini d'États indépendants les uns des autres. Cette situation fut, à plusieurs reprises, très clairement reconnue par des observateurs réfléchis du monde et de son organisation politique.

Dès l'an 1024, l'abbé Guillaume de Dijon donnait à la nouvelle constellation, à laquelle il se ralliait du reste, une expression accentuée, dans une lettre adressée au Pape Jean XIX. Il tient seulement à insister, auprès du Saint Père, sur le maintien de l'unité de l'Église et de la suprématie pontificale absolue, même vis-à-vis des Grecs (8).

D'autres esprits, plus enclins au pessimisme, comme Ste Hildegarde de Bingen, voient, dans
Hildegarde de Bingen
cette dissolution de l'unité politique du Saint-Empire romain, un prélude à la fin du monde et à l'avènement de l'Antéchrist. Il en est encore pour qui la solution satisfaisante consiste dans la création d'un nouveau système de Confédération des États, seul moyen, d'après eux, de parer aux dangers et aux complications d'une désagrégation générale.

La Noticia sæculi signale, déjà au commencement de l'an 1288, la formation de quatre grandes puissances dirigeantes.

L'illustre Florentin [c'est-à-dire Dante] du XIVe siècle plaide, au contraire, avec toute la supériorité de son génie, en faveur de la suprématie unique de l'Empire universel, dont les Romains sont, à son avis, les dépositaires, par disposition de la Providence divine et par autorité de droit. Un spirituel et savant homme d'État anglais, James Bryce, a qualifié, il est vrai, l'écrit de Dante, De monarchia, du sobriquet d'épitaphe de l'ancienne magnificence impériale, et lui a dénié l'importance d'un message prophétique. Toujours est-il que Dante n'a pas été le dernier apôtre de l'idée impériale, dans les pays italiens et allemands.

Aeneas Silvius Piccolomini, plus tard pape sous le nom de Pie II, lui a payé un tribut, en termes éloquents.

S. Brant, vers 1508, par H. Burgkmair
Le passage du XVe au XVIe siècle marqua l'enthousiasme en faveur de cette idée, de la part d'un grand nombre d'humanistes allemands, surtout dans les pays essentiellement allemands autour de Bâle et en Alsace. D'après Sébastien Brant, le poète du Vaisseau [ou Nef] des fous (Narrenschiff), les Allemands sont le peuple choisi par la divine Providence, pour collaborer à l'exécution de ses plans, le peuple digne, par ses qualités uniques, de la mission de régler le sort du monde. Toutes les nations doivent être témoins de l'honneur incomparable décerné au peuple allemand ; toutes doivent reconnaître, dans les Allemands, le « peuple de Dieu » ; car les Allemands, « par leur piété, leur force et leur virilité, ont obtenu la couronne impériale de toute la terre, et ont été spécialement chargés, par la disposition et la providence du Tout-Puissant, du gouvernement courageux et de l'administration honnête du monde. » Et cette nation, élue et destinée aux plus hautes actions, est dirigée par un empereur plus puissant que tous les rois du monde, au-dessus de tous les souverains de la terre, auquel chaque prince doit, en conséquence, obéir ici-bas (9).

Devant ces pompeuses déclamations, Lupold von Bebenburg, le héraut de la dignité impériale au XIVe siècle, n'apparaît plus que comme un porte-parole très modéré de la suprématie de l'Empire romain germanique (10).

En France, outre le refus de reconnaître les prétentions allemandes à la suprématie politique, des théories nombreuses furent formulées, déjà dès le Xe siècle, mais surtout au cours des XIVe, XVIe et XVIIe siècles, pour procurer aux rois «très-chrétiens » l'hégémonie universelle ou, tout au moins, un rôle politique prépondérant avec un titre impérial ou autre. Je citerai seulement le Normand Pierre Dubois, sous le règne de Philippe le Bel, et l'avocat au Parlement, Antoine Aubery, au temps de Louis XIV. Dans son livre Des justes prétentions du Roy sur l'Empire (Paris 1667), Aubery revendique la plus grande partie de l'Allemagne comme un ancien héritage des rois de France. La monarchie française doit être la continuation de la monarchie romaine universelle. L'auteur termine son ouvrage, en rappelant le mariage de Louis XIV avec l'Infante Marie-Thérèse d'Espagne-Autriche et en louant le Dauphin, qui, malgré sa jeunesse, promet déjà d'imiter les grands exemples de sa maison, à laquelle s'offre en perspective, pour les siècles futurs, l'Empire tant de la mer que de la terre et la Monarchie universelle.

Cette rivalité et cette tension capitales dans les relations de la France et de l'Allemagne ont bientôt à subir les conséquences d'un état de choses complètement nouveau, dans le système politique du monde.

Le changement est produit, d'une part, par la découverte de l'Amérique et de la route maritime des Indes, de l'autre, par le développement du colosse russe, parvenu, au cours du XIXe siècle, au rang de puissance mondiale. La découverte des nouvelles voies maritimes, à la fin du XVe siècle, fit de l'Océan atlantique le centre du trafic universel. La Méditerranée perdit de son ancienne importance comme route de communication principale entre les vieilles nations civilisées. Les nations européennes des côtes de l'Atlantique, le Portugal, l'Espagne, la France, la Hollande et la Grande-Bretagne, prirent leur essor vers une puissance historique mondiale. Elles occupèrent, pour ainsi dire, les demeures seigneuriales donnant sur la route mondiale de l'Atlantique, tandis que l'Allemagne devait se contenter des arrière-corps de bâtiment, plus modestes, du coin de la Mer du Nord et de la Baltique. Les puissances occidentales et centrales de l'Europe furent longtemps divisées par des rivalités et des différences, d'où la Grande-Bretagne sortit victorieuse et plus puissante, après le traité de Paris de 1763, et surtout depuis la bataille de Trafalgar (21 octobre 1805).

Quant aux Allemands, il ne leur restait plus que le souvenir de leur grandeur passée, dont ils
Joseph Görres
n'avaient jamais pu obtenir la réalisation complète, au milieu de la lutte des peuples, ni assurer le maintien, dans une mesure même restreinte. L'été de l'année 1806 marqua la fin définitive du « Saint-Empire romain de nation allemande », par suite de la renonciation de l'empereur François II. Pure formalité du reste, car de fait, son auréole de gloire séculaire avait depuis longtemps disparu. Déjà, en 1797, au cours des tumultueuses effervescences de sa jeunesse républicaine, Joseph Görres, avec un dédain cruel, avait prédit la mort de l'Empire d'Allemagne agonisant. Mais, en 1807, son jugement historique mûri l'avait rendu beaucoup plus calme. Il trouve le mot juste pour exprimer la séparation profonde entre la revendication et la réalité. Dans le troisième volume des Studien, publiées par Karl Daub et Frédéric Creuzer (Heidelberg 1807), Görres fit paraître, sous le titre Religion in der Geschichte, une première dissertation « Wachstum der Historie », qui ne fut pas achevée, malgré l'intention primitive de l'auteur. Celui-ci, subjugué et entraîné par le charme romantique d'Heidelberg, donne à ses recherches sur le christianisme dans l'histoire des tournures dignes, en tout cas, de fixer l'attention. De même qu'au Moyen Âge, une seule Église embrassait toute la chrétienté, de même un seul Empire devait embrasser tout le monde politique, « et cet honneur devait échoir aux Allemands ; l'Empire, qualifié de Saint, devait former le centre dominant de toute l'Europe ; les rois vassaux devaient révérer la dignité impériale comme issue directement de la grâce du Ciel ; chaque État conservait son indépendance propre, d'après le principe du système féodal, mais l'Allemagne serait l'État par excellence entre tous les autres. » Mais déjà les faibles successeurs de Charlemagne n'avaient pas été capables de maintenir le lien commun. L'époque nouvelle vit donc établir, comme conséquence naturelle, la suprématie de l'Église sur l'État. Les empereurs ayant opposé de la résistance à cet état de choses furent punis d'excommunication et humiliés par l'Église. Le désaccord, la lutte et le désordre s'introduisirent de la sorte dans le système destiné à fonder et à parfaire une communauté pacifique. « Mais les Allemands, pour n'avoir pas voulu commander, furent condamnés, par l'Esprit terrestre irrité, à servir, dans une sujétion humiliante, jusqu'à un avenir éloigné. » Pendant ce temps, toutefois, de grands siècles se sont écoulés ; leurs œuvres témoignent de leur splendeur. Le romantique devine la grandeur du Moyen Âge, même dans les dispositions idéales de l'ordre politique. « Comme un magnifique météore, l'Empire avait brillé pendant des siècles ; rien de grand ne s'était produit qui ne fût issu de sa sainteté ; la gloire de la divinité, dans tout l'éclat de sa splendeur, inondait de ses rayons le monde terrestre, qui s'embrasait dans les feux dorés d'un romantique coucher de soleil (11). » Après l'effondrement de la puissance et de la magnificence de l'Empire allemand, les esprits les plus nobles de la nation, les poètes et les penseurs, cherchèrent un refuge dans le domaine de la poésie, des rêves, des idées et de la langue maternelle. Là du moins, ils pourraient, pensaient-ils, conserver à la grandeur allemande un asile sûr, victorieux, impérissable, d'où l'esprit allemand acquerrait un nouveau triomphe, dans la lutte des peuples pour la palme de l'intelligence.

Dans un temps (hiver 1807-1808) où les factionnaires français montaient encore la garde à Berlin, et où la censure berlinoise devait redouter le moindre froncement de sourcil du César tout-puissant des bords de la Seine, le philosophe Johann Gottlieb Fichte, inspiré par les leçons de Pestalozzi, rêvait de fonder un nouveau règne mondial des Allemands, dans le domaine de l'intelligence et de la moralité (Reden an die deutsche Nation).

Friedrich Schlegel, défenseur, en 1796, d'une République universelle des peuples autonomes, a poursuivi, dès 1804, le développement de ses idées politiques, en réclamant une sorte d'Empire universel, auquel seraient soumis les peuples et les royaumes voisins. Chacun des États particuliers conserverait son autonomie politique. Six ans plus tard, dans ses cours professés en 1810, Schlegel veut déjà opposer le véritable Empire au faux impérialisme de Napoléon 1er ; il semble que son esprit fût hanté, à ce moment, par l'idée d'une reconstitution de l'Empire Romain du Moyen Âge sous la direction de la maison d'Autriche (12).

Quand se leva, à l'horizon allemand, l'aurore de la délivrance, Ernst Moritz Arndt put composer son poème de La patrie de l'Allemand ; cette patrie devait dépasser les frontières des pays et des provinces allemands isolés. Le chant contenait une allusion politique, un programme tout au plus dans le sens des Alldeutschen ; car la patrie s'étend « aussi loin que résonne la langue allemande. » Mais on n'y trouve pas trace d'hégémonie mondiale, dans l'acception réelle du mot.

Le comte von Montgelas, 1806, par J. Hauber, Munich
Avant d'être composé au nord de l'Allemagne, le poème de La patrie de l'Allemand avait eu pour prélude un incident caractéristique, qui se passait derrière les coulisses, à Munich et à l'Université de Landshut. Le ministre, [Maximilian de Paula Hieronymus,] comte von Montgelas, avait entendu dire qu'un professeur d'histoire de cette dernière ville, dans un de ses cours, s'était permis d'exprimer l'opinion suivante : « Les Allemands doivent dominer, ou bien l'humanité périra. » Le 11 mars 1813, « sur l'ordre de Sa Majesté », le comte von Montgelas adressa un blâme sévère au sénat de l'Université de Landshut et ordonna une enquête à l'égard de tous les professeurs intéressés. Tous déclarèrent expressément n'avoir jamais émis pareille théorie, et la désapprouvèrent énergiquement. L'enquête tomba ainsi à l'eau (13). L'opinion exprimée de la sorte est elle-même une réminiscence de l'ancienne et mystique idée d'un Empire romain embrassant le monde entier, et de son étroite liaison avec le royaume d'Allemagne et avec le peuple allemand, selon une volonté divine. Si l'Empire décerné aux Allemands cesse d'exister, la voie est ouverte à l'avènement de l'Antéchrist. Jordanus d'Osnabrück avait enseigné autrefois la même chose, dans son traité De prærogativa romani Imperii (anno 1280).

Le Congrès de Vienne, en 1815, ne rétablit ni l'Empire allemand, ni le Saint-Empire romain de nation allemande du Moyen Âge. La nouvelle Confédération allemande trompa les espérances de ceux qui se considéraient comme les champions de l'idée nationale. La grandeur de l'Allemagne restait bien réellement confinée au domaine intellectuel, mais les aspirations vers l'unité, vers une plus grande puissance, vers une liberté plus large, vers une participation du peuple allemand à ses destinées politiques n'en demeuraient pas moins vivantes.

Dans sa Correspondance de deux Allemands (Briefwechsel zweier Deutschen), Paul Pfizer, un Souabe à l'esprit prophétique, prévoit, en 1831, la formation d'une nouvelle Allemagne Mineure, à l'exclusion de l'Autriche, et où seraient unis les autres États allemands, sous la conduite de la Prusse, dans une confédération plus étroite qu'autrefois.

Mais la réalisation de ce plan n'enthousiasmait alors aucun des gouvernants de l'Allemagne. Au printemps de 1849, le Parlement de Francfort parut bien, un instant, sur le point de vouloir en effet réunir ainsi les États allemands, sans l'Autriche. Une majorité offrit la dignité impériale au roi de Prusse, Frédéric Guillaume IV, qui la refusa, et le ministère prussien du comte de Brandebourg déclina son concours formel, en cherchant à tourner la chose autrement, avec la soi-disant Constitution fédérale (Unionsverfassung). Ainsi, à l’avant garde des luttes politiques venait se placer, pour un instant, la création, au centre de l'Europe, d'une Confédération d'États formant un bloc de 70 millions d'habitants. Cette combinaison échoua, comme on sait, pendant l'automne de 1850. Les États allemands retombèrent dans la misère de l'ancienne Confédération. Les quinze ou vingt années suivantes du XIXe siècle s'écoulèrent en vœux stériles, en attentes, en espérances, en toasts sans nombre à l'unité, à la liberté, à la grandeur de l'Allemagne ; les fêtes des associations chorales, des sociétés de tir et de gymnastique étaient le théâtre principal de ces élans patriotiques.

Mais le feu de l'espoir couvait quand même dans les cœurs, et sa flamme trouvait moyen de
H. von Fallersleben, 1819, par K. G. C. Schumacher, Berlin
s'élancer parfois sous forme de discours et de chansons. Le 26 août 1841, sur le granit rose d'Hel[i]goland, encore abrité par le pavillon britannique, Hoffmann von Fallersleben composait son poème célèbre : Deutschland, Deutschland über alles / Über alles in der Welt. / Wenn es stets zu Schutz und Trutze brüderlich zusammenhält. On emprunta simplement, pour mettre les paroles en musique, la mélodie de Joseph von Haydn, composée pour l'hymne national autrichien Gott erhalte Franz den Kaiser ; et le poème de Hoffmann fut bientôt sur toutes les lèvres allemandes, comme il était déjà dans tous les cœurs allemands. Ce chant ne contient pas la moindre allusion à des désirs d'hégémonie universelle. Il exprime uniquement le bonheur parfaitement légitime, de voir la patrie jouir d'une concorde désirée par chacun. L'amour ardent de l'enfant pour sa tendre mère y est célébré en termes simples et touchants. Il a fallu, chez nos ennemis, un défaut complet d'intelligence ou une malveillance inspirée par la haine, pour interpréter ce chant dans le sens menteur d'un appel aux armes du plus intolérable pangermanisme. Les Français tiennent beaucoup à leur glorification de la douce France, dans la Chanson de Roland du XIe siècle ; pas plus qu'ils ne renoncent à cette chanson, nous ne renoncerons, dans l'avenir, à notre : Deutschland, Deutschland über alles ! Il n'a, à nos yeux, aucun caractère agressif pour n'importe quel autre peuple (14).

La note politique éclate plus fortement dans l'Appel d'Héraut, d'Emmanuel Geibel, composé en 1859 :

« De son peuple, un jour à venir,
Le Seigneur vengera l'opprobre ;
Son tonnerre saura retentir
Comme à Leipzig, aux jours d'octobre.

« Sous un souffle ardent cessera
L'antique lutte fratricide ;
Ce temps d'épreuve enfantera
Maint héros, de succès avide.

« À ton front l'on verra briller
De nouveau couronne impériale,
Et l'Europe en toi révérer
Une princesse sans égale. »

Ici, le poète patriote réclame bien effectivement, pour l'Allemagne, une situation prépondérante, en face des peuples de l'Europe.

E. Geibel, vers 1860
Mais c'était un poète, au cœur brûlant d'enthousiasme et tout vibrant d'amour de la patrie. Emmanuel Geibel n'a jamais siégé dans le conseil des hommes d'État allemands. Et même le fils de son royal protecteur, Louis II de Bavière, successeur du roi Maximilien II, retira au poète sa faveur et la pension dont il jouissait, pour avoir trop ouvertement manifesté son espoir d'un Empire allemand sous la tutelle du roi Guillaume 1er (15).

* * *

Et maintenant, je le demande encore : peut-il exister vraiment une hégémonie capable d'embrasser le monde entier, c'est-à-dire toute la surface de la terre ? Cette hégémonie a-t-elle été jamais exercée ou recherchée par un peuple quelconque, et en particulier par le peuple allemand ? On ne peut voir une réponse défavorable aux Allemands dans une grossière invention visant au satirique, mise en circulation au courant de 1915, sous le couvert de l'inévitable professeur allemand, toujours anonyme, et perfidement exploitée par un disciple avide de sensation. L'ex-président des États-Unis, Théodore Roosevelt, méritait bien, en effet, la dédicace d'un manuscrit soi-disant volé à un soi-disant professeur d'une Université allemande.

Cela s'appelle La Grande Guerre, Deutschland über alles, ou la Folie Pangermaniste, « traduit sur le manuscrit inédit du Professeur X. par Maurice Lauzel », (Paris, 1915, H. Floury éditeur).

C'est un bousillage assez grotesque en 45 pages, destiné apparemment à servir de croquemitaine aux grands et aux petits enfants de l'Union américaine.

Si l'on voulait parler d'une organisation embrassant vraiment toute la terre, on aurait des arguments, bien autrement sérieux, à l'égard de l’Église catholique, qui s'impose comme devoir la direction spirituelle de l'humanité entière et aspire à sa réglementation extérieure par des moyens en rapport avec cette mission.

On pourrait également citer les pacifistes, dont le rêve est de créer un tribunal d'arbitrage suprême pour l'arrangement des conflits entre tous les peuples et tous les États du monde. Théoriquement, un pareil projet serait réalisable, à la condition d'une entente pacifique impérative entre tous les États ; de même, un arbitrage suprême sur toutes les nations de l'humanité est théoriquement imaginable avec un monarque unique, reconnu comme souverain de la paix, agissant de sa propre autorité ou par délégation auprès des différents États de la terre. Le puissant développement des moyens de communication sur la surface du globe faciliterait singulièrement l'organisation d'un pareil tribunal d'arbitrage et de paix, ainsi que son fonctionnement efficace. Mais pratiquement, jamais une instance supérieure de cette nature n'a existé, en réalité, dans le monde.

Si cependant une hégémonie mondiale effective s'est jamais approchée de la réalisation, c'est
James Thomson
bien assurément de la part de la Grande-Bretagne, qui, au cours du XIXe siècle, a aspiré à la domination absolue des mers et a atteint son but dans une mesure très considérable. Le sentiment populaire britannique et la politique officielle anglaise avaient déjà reçu, à cet égard, au XVIIIe siècle, une sorte de directive, avec le chant fameux de [James] Thomson, Rule Britannia, / Britannia rule the waves, / Britons never shall be slaves, devenu l'hymne national anglais. La Grande-Bretagne y est représentée désignée, par les anges gardiens, comme la dominatrice des mers, dès la création des continents. « Placée au centre de son immense réseau de câbles, sillonnant le fond de toutes les mers, elle fait de ses escadres volantes autant de ponts mobiles par-dessus tous les océans. L'Angleterre est la première puissance qui se soit ainsi créé la possibilité d'étendre son empire sur toute la terre; c'est une Venise gigantesque, qui a les mers pour canaux (16) ».

Depuis la bataille de Trafalgar (1805), cette domination des mers n'a pas suffi à l'ambition britannique ; car bien des pays côtiers se sont trouvés et se trouvent encore sous la menace des canons de l'Angleterre. Toujours la Grande-Bretagne s'est efforcée de barrer la voie de l'Océan aux puissances navales par trop florissantes ; elle y a toujours réussi, jusqu'à présent. Elle y a trouvé un nouveau prétexte avec son système du Two Powers Standard, officiellement proclamé depuis 1888. La guerre mondiale de 1914-1915 a manifesté comment l'Angleterre s'arroge le droit de contrôler et de supprimer même le commerce pacifique et innocent des nations neutres. La suprématie navale anglaise a dégénéré de plus en plus en une oppression tyrannique.

Jamais l'Allemagne n'a rien tenté de semblable à la surface du globe, ni sur mer ni sur terre. Jamais non plus, l'idée d'une union politique plus étroite des nations latines n'a suscité la moindre velléité d'imitation dans nos sphères dirigeantes. La conception russe du panslavisme ne les a pas séduites davantage. Assurément, Fédor M. Dostojewski, le poète russe, mort en 1881, se faisait l'écho de millions de ses compatriotes, dans son roman Les démons, et dans ses écrits politiques (17), lorsqu'il écrivait :

« Chaque grand peuple croit et doit croire, s'il veut seulement vivre longtemps, que lui seul possède en main le salut du monde, qu'il existe uniquement pour marcher à la tête de tous les peuples, pour les englober et les conduire, d'un consentement unanime, vers les buts définitifs tracés à tous. »

Des poètes, des philosophes, des politiciens, des jurisconsultes, même des théologiens italiens, espagnols, français, anglais, russes, et aussi allemands, ont, à différentes reprises, proclamé leur nation comme la nation prédestinée : leur peuple, comme le peuple élu de Dieu. Tel Dostojewski en faveur des Russes.

Dès l'été de 1807, le philosophe allemand Johann Gottlieb Fichte se montrait beaucoup plus impartial et objectif, lorsqu'il déclarait, encore avant ses discours à la nation allemande : « D'ailleurs, chaque nation veut étendre; aussi loin que possible, le bien qui lui est propre, et cherche de tout son pouvoir, à s'incorporer tout le genre humain, en vertu d'un instinct mis par Dieu dans le cœur des hommes, instinct sur lequel reposent la communauté des peuples, leur contact mutuel et leur progrès. Leur but étant ainsi le même à tous, en admettant même qu'ils aient pour guides des esprits droits et parfaits, il en résulte nécessairement des conflits, et la réponse à la question de savoir si tel peuple est ton allié naturel ou celui de ton voisin, et où s'arrêtent les limites de votre influence légitime, trouvera rarement ses prémices dans la raison (18) ». Mais cette manière de voir n'a exercé aucune influence notable sur la politique officielle allemande, pendant tout le XIXe siècle.

Il en a été tout autrement chez les Français, chez les Anglais et chez les Russes. Le tsar Nicolas II et son gouvernement, pénétrés de l'idée panslaviste, fortement teintée de religion, ont été conduits, à la fin du mois de juillet 1914, à placer les intérêts de la Serbie, et par suite l'hégémonie russe en Europe et en Asie, bien au-dessus des intérêts vitaux de l'Autriche-Hongrie, soutenue naturellement par son alliée, l'Allemagne.

Le mauvais génie de la revanche, implanté au cœur de la France, a poussé celle-ci vers le rôle de satellite de la Russie. Mais si, dans les premiers jours du mois d'août 1914, Bellone déchaîna ses fureurs, c'est que l'Angleterre croyait l'heure venue de sauver son hégémonie
mondiale, menacée, à ses yeux, par l'Allemagne, et d'exterminer militairement cette rivale avec le concours de la Russie, de la France et du Japon.

Donc, depuis le commencement du XIXe siècle, l'Allemagne officielle n'a jamais visé à une domination universelle ; examinons maintenant si, pendant cette période, elle n'a pas voulu, du moins, se faire la propagatrice d'idées pangermanistes.

Il importe de bien établir ici la différence expresse existant entre le pangermanisme en tant que mouvement politique et les tendances « pan-allemandes » (alldeutsch). Les Anglo-Saxons et les Latins sont fréquemment tombés dans la faute de confondre les deux mouvements en un seul. Cela tient à la pauvreté de leur langue, dans laquelle « germain » et « allemand » sont deux termes identiques. Or, tout chercheur consciencieux, historien, philologue, politicien ou anthropologue, ne tarde pas à découvrir que la portée du pangermanisme dépasse infiniment celle du mouvement « pan-allemand ». Le pangermanisme embrasse les Germains Scandinaves et les Anglo-Saxons des deux hémisphères. Or, jamais Joseph Ludwig Reimer, mentionné ci-dessus, n'a eu la moindre prétention d'édifier une Allemagne pangermanique de cette envergure, avec sa théorie insoutenable des races.

Joseph Chamberlain
Un homme d'État, cependant, le ministre anglais des colonies, Joseph Chamberlain, a sérieusement tenté de réaliser une vaste alliance politique des peuples germaniques. Le projet de cette grande alliance, proposée au printemps de 1901, au comte Bernhard de Bülow, alors chancelier de l'Empire allemand, vit le jour non pas à Berlin, mais à Londres ou mieux à Birmingham. La politique allemande déclina l'offre, dans l'intérêt du maintien de la solidarité parmi les grandes puissances européennes (19).

Le mouvement « pan-allemand » se maintient dans des limites beaucoup plus modestes que le pangermanisme. Ici également, la mise en scène affecte des effets très divers, entre lesquels il faut distinguer. Les articles de journaux, de revues, les brochures, donnent parfois asile aux conceptions d'imaginations très excessives.

Depuis la fin du XIXe siècle, deux petites brochures surtout ont eu le don d'émouvoir l'étranger, l'une : Grossdeutschland und Mitteleuropa um das Jahr 1950. Von einem Alldeutschen (2e éd., Berlin, 1895, 48 pages); l'autre, Germania triumphans, publiée également en 1895. Cette dernière prévoit l'apogée du développement de l'Allemagne pour l'année 1915. Dans une guerre victorieuse, où elle a pour alliées l'Autriche-Hongrie, l'Italie et la Turquie, l'Allemagne vient rapidement à bout de la France. Le colosse russe est abattu, à son tour, et la paix se conclut à Saint-Pétersbourg. Puis l'Angleterre, et finalement aussi l'Amérique, sont humiliées. La fin de 1915 voit siéger, à Berlin, le Reichstag d'une plus grande Germanie. Les princes confédérés célèbrent le cinq centième anniversaire de la domination des Hohenzollern dans la Marche de Brandebourg.

De pareilles extravagances font sourire aujourd'hui encore, en Allemagne, car elles ne manquent pas d'un certain comique et témoignent d'une imagination échevelée ; pourtant, le sourire est accompagné d'un hochement de tête mélancolique. Ces élucubrations ont en effet contribué, dans une mesure regrettable, à accroître, à l'étranger, l'antipathie contre l'Empire et contre le peuple allemands.

Ainsi s'explique l'impression déplorable, produite surtout en Angleterre, en Amérique et en France. En 1904, un livre anonyme de 379 pages fut publié à Londres et à New-York, chez Harper and Brothers, avec le titre : The Pan-Germanic Doctrine, being a study of German political aims and aspirations. Vainement, un publiciste touchant de près le gouvernement anglais, J. Alfred Spender, éditeur de la Westminster Gazette, s'efforça-t-il, dès 1905, de mettre le public en garde contre l'importance réelle de publications de cette nature. En 1913, de nouveaux cris d'alarme vinrent jeter le trouble en-deçà et au-delà de l'Atlantique. Les cours du défunt professeur Cramb, de Londres, publiés en un volume, ont contribué puissamment, encore pendant cette guerre, à influencer l'Amérique dans un sens anti-allemand. Il en a été de même du livre de l'Américain Roland G. Usher, paru, en février 1913, sous le titre : Pan-Germanism. D'après l'auteur, les Allemands n'ont d'autre but que celui de la domination de l'Europe et du monde entier par la race germanique (20).


* * *

En réalité, les faits sont tout autres. L'Empire allemand a bien effectué, de 1894 à 1896, une transition de sa politique européenne, purement continentale, à une politique mondiale, d'ailleurs très modérément accentuée. Le fait est certain. L'essor constant, l'accroissement énorme des intérêts commerciaux et économiques de l'Allemagne, ont rendu, pour ainsi dire, nécessaire cette orientation nouvelle. Mais l'Empire allemand n'a jamais nourri, malgré cela, la moindre intention de jouer le rôle de « trouble-fête », en s'immisçant dans les affaires des autres ; au contraire, son désir était de demeurer, dans les nouvelles conditions, un solide rempart de la paix universelle. Cette pensée inspirait l'empereur Guillaume II, le 18 janvier 1896, lorsque, à la Salle blanche du Château royal, à l'occasion du 25e anniversaire de la fondation de l'Empire allemand, il promulgua le contenu du document mémorable qui soulignait, en termes éloquents, le grand événement du 18 janvier 1871 :

« Le vœu, prononcé par notre immortel aïeul, en acceptant la dignité impériale, et transmis à
Guillaume II, par B. H. Strassberger, Vienne
ses successeurs à la couronne, de protéger, avec la loyauté allemande, les droits de l'Empire et de ses membres, de maintenir la paix, de soutenir l'indépendance de l'Allemagne et de rendre son peuple fort, ce vœu a été rempli, jusqu'à présent, avec l'aide de Dieu. Conscient de sa mission, qui est d'élever, dans le concert des peuples, sa voix en faveur de la paix, sans favoriser ni léser personne, le jeune Empire a pu poursuivre tranquillement l'œuvre de son édification intérieure Mais, loin d'être un danger pour les autres États, l'Empire allemand, entouré de la considération et de la confiance des autres peuples, restera, après comme avant, un solide soutien de la paix. »

Au repas qui suivit la cérémonie, l'empereur prononça ces paroles très remarquées :

« Cette journée est remplie de la bénédiction, elle respire l'esprit de celui qui repose à Charlottenbourg et de celui qui dort dans la Friedenskirche... L'Empire allemand est devenu un Empire mondial. Partout sur la surface du globe, habitent des milliers de nos compatriotes. Les richesses allemandes, la science allemande, l'activité allemande franchissent l'Océan. Les valeurs exportées sur mer, par l'Allemagne, se chiffrent par de nombreux millions. C'est à vous, Messieurs, qu'incombe le sérieux devoir de m'aider à souder les liens qui rattachent à notre sol natal ce plus grand Empire allemand... C'est avec le désir de vous voir en parfait accord avec moi, pour me seconder dans mon devoir, non seulement envers mes compatriotes d'ici, mais encore envers ceux qui, par milliers, vivent à l'étranger, pour me permettre de les protéger au besoin, c'est avec l'avertissement qui nous regarde tous : ''gagne, pour le posséder, l'héritage de tes pères", que je lève mon verre à notre chère patrie allemande, en m'écriant : ''Vive l'Empire allemand !'' »

L'union plus étroite, ainsi proclamée par l'empereur, entre les Allemands vivant hors de l'Empire et ceux de l'Empire lui-même, n'a pas le moindre caractère politique ; il s'agit là uniquement d'une active coopération intellectuelle et d'un échange occasionnel de biens économiques. L'empereur esquisse quelque chose de correspondant à l'Alliance Française, fondée à Paris, en 1883, pour rapprocher entre elles les personnes de nationalité française à l'étranger, mais il ne songe pas à détourner de leurs obligations politiques, envers leurs propres autorités gouvernementales, les Allemands d'Autriche-Hongrie, de Suisse, du Luxembourg, de Belgique et des deux Amériques.

Neuf ans plus tard, à l'hôtel-de-ville de Brème, l'empereur donnait, dans un discours resté célèbre, une explication claire et complète de son toast de Berlin. Le 22 mars 1905, un jour avant de s'embarquer à Bremerhaven, pour son voyage à Tanger, où il arriva le 31 mars, l'empereur s'exprima ainsi d'une voix retentissante :

« En montant sur le trône, après l'époque glorieuse de mon grand-père, je me suis solennellement juré de laisser reposer, pour ma part, les baïonnettes et les canons, mais aussi de les maintenir toujours en bon état, pour nous permettre, à l'intérieur, de travailler en paix à l'aménagement de notre jardin et de notre si belle maison, sans redouter, à l'extérieur, l'envie ou la jalousie des voisins. Fort de mon expérience de l'histoire, je me suis juré de ne jamais rechercher la gloire stérile des conquérants, qui ont travaillé, en vain, à se soumettre le monde. Que reste-t-il, en effet, de tous leurs grands Empires ? Alexandre le Grand, Napoléon 1er, tous ces illustres guerriers, ont nagé dans le sang et ont laissé, après eux, des peuples asservis, prompts à secouer le joug, à la première occasion, et à faire un monceau de ruines des Empires ainsi édifiés. »

Dans un petit livre, édité pour les soldats, par Heinrich Finke, pendant l'été de 1915, Kraft aus der Höhe, j'ai donné libre cours à mes sentiments sur la grandeur allemande, sur la paix allemande, sur la liberté allemande. J'ai cru devoir y résumer l'action politique intérieure et extérieure des Allemands, dans la vieille devise : « Vivre et laisser vivre. » Cela signifie que nous réclamons pour nous le droit d'existence au milieu des autres peuples de la terre, en reconnaissant ce même droit à nos voisins et à nos amis. Mais ce principe ne restreint pas non plus notre droit d'améliorer nos conditions de vie et de nous mettre en garde contre le retour de criminels attentats, comme celui dont nous avons été victimes dans la guerre mondiale de 1914-1915. La guerre finie, nous ne commettrons pas la folie de revendiquer, pour nous seuls, le monopole de l'existence, et nous continuerons à laisser les autres vivre librement et comme il convient à des hommes. La gloire frivole de domination universelle attribuée à une puissance unique n'est plus d'accord avec les droits des nations à l'autonomie : c'est là une conviction commune à tous les hommes politiques sérieux en Allemagne, depuis la chute de Napoléon 1er. Toutefois, si le XIXe siècle vit naître le système de cinq, six ou sept grandes puissances s'arrogeant le privilège de décider, en dernier ressort, de la destinée du continent, et si le XXe siècle doit voir surgir un autre système de grands Empires mondiaux, arbitres suprêmes dans toutes les graves affaires politiques, l'Empire allemand, depuis 1871 et 1879, devait et doit réclamer la place qui lui revient aussi bien dans l'un que dans l'autre système.

Parmi les trésors littéraires de la Bibliothèque Royale de Munich, j'ai eu la chance de mettre la main sur une petite brochure anonyme, ayant pour titre : L'hégémonie mondiale, tombeau de l'humanité. (Die Weltherrschaft das Grab der Menschheit). Aucun nom d'éditeur : une simple date, celle de 1814, c'est tout ce qu'on apprend des origines de l'opuscule.

Paul Johann Anselm von Feuerbach
Mais une note au crayon, due au bibliothécaire, signale comme auteur le célèbre jurisconsulte Anselm von Feuerbach, établi en Bavière, après avoir séjourné en Thuringe, à Francfort-sur-le-Main et à Kiel. La brochure respire la joie causée par la délivrance du joug dont le conquérant corse avait chargé les peuples de l'Europe. On pourrait qualifier cet écrit d'épilogue à la chute de l'Empire de Napoléon. Sans nommer nulle part l'œuvre de Dante De monarchia, l'exposé de Feuerbach forme un contraste des plus frappants avec les idées politiques du célèbre Florentin. Voir le salut de l'humanité dans une hégémonie mondiale, nous dit Feuerbach, n'est pas un rêve séculaire, mais bien celui de plus d'un brave esprit enthousiaste. Combien s'y sont cramponnés déjà, comme au règne définitif de la paix et du bonheur, comme à la suppression de tous les maux, grands et petits, inhérents aux vicissitudes multiples du libre contact des États, avec leur jeu perpétuel d'équilibre stable et instable, cause de chute pour celui-ci ou pour celui-là ? Là où un seul règne sur tous, pensent ces rêveurs, les intérêts de clocher des divers États se subordonnent à ceux de l'État mondial, qui, de toute sa hauteur, domine l'ensemble. Tout conflit entre les États et les peuples, en tant qu'il sera permis de parler encore de leur existence, serait porté devant le trône du maître suprême, et soumis à son arbitrage pacifique. Plus de guerres, si ce n'est celles nécessaires pour réprimer des soulèvements, pour châtier des rebelles. Les guerres étrangères ne pourraient plus qu'effleurer les frontières reculées du nouvel Empire. Sous l'aile qui étend son ombre tutélaire à tous les pays du monde, sous les palmes, éternellement verdoyantes, de la paix, cultivées et entretenues par la main toute-puissante du dominateur universel, chacun pourrait jouir en repos du bonheur dû à ses propres mérites.

Quel rêve magnifique ! Cette hégémonie européenne semble devoir faire revivre, pour nous, l'âge d'or. Pourtant, Feuerbach va, d'un revers de main, lui arracher sa trop séduisante auréole :

« Ta corne d'abondance nous versait un poison mortel ou assoupissant; ta coupe était remplie de sang humain; ton soleil n'était que la lueur des villes incendiées ; ta paix s'appelait- misère, une misère muette ; ton repos représentait la mort intellectuelle; ta justice était une tête de Méduse pétrifiante, emblème de la tyrannie et de la terreur ! »

Aucune puissance d'imagination ne rêverait plus jamais d'un retour de l'âge d'or, dans la sombre prison d'une hégémonie mondiale ! Jamais la domination d'un seul homme ou d'un seul État, régnant sur tous les peuples, n'a encore réalisé l'idéal de ce fantaisiste Empire mondial. La fougueuse ambition de jeunesse d'un Alexandre le Grand a seule pu nourrir pareil projet, dans un temps où l'on ignorait encore l'existence de la plus grande partie de la surface de la terre. Celle-ci n'est pas un globe que la main d'un maître unique puisse entourer. La nature a voulu que l'humanité se ramifiât en de nombreuses races et que chaque peuple, avec ses qualités propres et ses différences originelles, prît son essor, se développât et pût atteindre le but auquel le destinent ses aptitudes spéciales et ses forces.

Il est possible que, dans ses idées, Feuerbach ait donné, ça et là, un peu trop libre cours à la sobre modestie de l'époque des Biedermeier, alors à son début, que sa limitation des États particuliers au domaine d'une seule langue commune paraisse un peu trop exclusive ; il n'en est pas moins dans le vrai, en prétendant (p. 16 et suiv.) que l'indépendance des peuples, la liberté souveraine des États dans lesquels ils vivent, forment la condition primordiale de toute existence propre. Feuerbach y voit, avec raison, le palladium sacré de la dignité humaine et de l'individualité de chaque peuple, gage qu'on ne saurait acheter trop cher au prix des plus immenses sacrifices, qu'on doit défendre opiniâtrement jusqu'à la mort, et dont le lâche abandon à un conquérant équivaut à une honte éternelle, à une ignominie sans fin.

Dans la préface de sa brochure, Feuerbach cite, en français, quelques idées dont il fait, en même temps, son leitmotiv :

« Une monarchie universelle serait sans contredit un grand mal pour le monde, et plus un empire paraît s'approcher de ce terme, plus les vrais amis de l'humanité doivent souhaiter qu'il s'arrête ou qu'il recule dans sa marche. Une monarchie universelle amènerait nécessairement l'oppression des peuples car l'émulation, la rivalité, la jalousie et des craintes réciproques sont des moyens de perfectionnement et des ressorts d'activité pour les nations comme pour les individus... »

Ces lignes, écrites en 1803, un an avant l'avènement de Napoléon 1er à l'Empire, ont pour
Johann Peter Friedrich Ancillon, 1836, par A. Rinck
auteur un spirituel savant d'origine française, devenu tout à fait Allemand d'idées et de sentiments : Jean Frédéric Ancillon. Issu de la colonie française de Berlin, membre de l'Académie prussienne depuis 1803, appelé, en 1810, à diriger l'éducation du futur roi Frédéric-Guillaume IV, il fut nommé ministre prussien des Affaires étrangères, en 1832. À ce dernier titre, il entra en relations très étroites avec le prince [Clément Wenceslas] de Metternich, à Vienne. Le chancelier d'État de la monarchie danubienne a très certainement partagé, au sujet de l'hégémonie mondiale, la manière de voir d'Ancillon ; car, en 1814-1815, d'accord avec les hommes d'État prussiens d'alors, il repoussa finalement la reconstitution du Saint-Empire romain de nation allemande.

Tel était également l'avis du prince [Otto] de Bismarck. Sa direction politique du nouvel Empire allemand se renferma dans des limites strictement définies. Parvenu au faîte de sa puissance, il se refusait à exposer les os d'un seul mousquetaire poméranien, pour les affaires des Balkans. Aujourd'hui encore, malgré l'attaque contre la Serbie, même si notre marche devait se poursuivre jusqu'à Constantinople, jusqu'à Bagdad et jusqu'au canal de Suez, nous ne sommes nullement hallucinés par le fantôme d'une hégémonie sans bornes. Nous n'avons pas commencé cette guerre par désir de conquêtes, mais uniquement pour nous défendre. Après sa fin victorieuse, nous ne demanderons que les garanties nécessaires, afin d'assurer la position qui nous convient dans le monde. C'est dans le même sens qu'il faut comprendre les paroles du bourgmestre de Vienne, Son Excellence Weisskirchner, ancien ministre du commerce et héritier intellectuel de l'inoubliable Lueger, paroles prononcées dans une grande assemblée à Vienne, le 25 octobre 1915, au sujet de l'avenir des Allemands en Autriche :

Richard Weisskirchner, 1912
« Nos soldats n'ont pas combattu uniquement pour la victoire, mais aussi pour nous permettre à tous, de jouir des fruits de la paix. Nous ne pouvons souffrir un retour à l'ancien état de choses si désolant. Du sang versé sur les champs de bataille doit surgir une Autriche nouvelle, une Autriche où les Allemands occuperont la place à laquelle leur importance historique et culturelle leur donne droit. J'ignore quels gouvernements sont réservés à l'Autriche, mais je leur crie d'ores et déjà : Malheur à ceux qui s'aviseront de vouloir opprimer les Allemands d'Autriche. Nous autres, Allemands autrichiens, fidèles à l'empereur et à la patrie, nous avons maintes fois cimenté de notre sang l'Empire des Habsbourg, et aussi dans ce conflit mondial, les fils du peuple allemand se sont levés héroïquement pour la défense du sol natal. Nous serions indignes de ces vaillants, si nous ne contribuions pas aussi à conserver la position politique et culturelle des Allemands d'Autriche, et à la défendre contre toute atteinte ultérieure. Nous voulons que des combats soutenus, côte à côte, par les Allemands et par les fils de la Monarchie danubienne, que de cette alliance militaire, sorte plus tard une alliance politique indissoluble, et qu'un rapprochement économique des deux Puissances centrales puisse continuer, en temps de paix, la série de nos victoires. Si le front de combat s'est étendu de la mer Baltique jusqu'en Serbie et jusqu'aux Dardanelles, l'avenir économique devra ouvrir la grande route d'Ostende à Bagdad. Alors le jour devra venir où s'élèvera une Europe centrale puissante et dominante, qui dictera au monde les bienfaits de l'esprit et de l'idée allemande (21). ».

Est-il besoin d'ajouter qu'il ne s'agit point ici d'une domination despotique et arbitraire des Allemands ? Dans la Confédération de l'Europe centrale à fonder, Allemands, non-Allemands, Magyares et Slaves jouiront pleinement de droits identiques. L'Autriche-Hongrie restera, comme toujours, un Empire constitué de peuples divers, mais l'Allemagne restera basée sur les fondements d'un État plutôt national. Dans cette nouvelle Confédération politique des puissances centrales, il n'y aura jamais place pour une hégémonie mondiale allemande.

Theobald von Bethmann-Hollweg, 1917
Le chancelier de l'Empire, M. [Theobald] de Bethmann-Hollweg n'était que l'écho fidèle des sentiments de l'empereur, des princes de la Confédération allemande, du Reichstag et de tout le peuple allemand, lorsqu'il terminait, par les remarquables paroles suivantes, son célèbre discours du Reichstag, du 19 août 1915 :

« Jamais l'Allemagne n'a recherché la domination de l'Europe. Elle mettait son ambition à marcher la première dans la concurrence pacifique entre les nations, dans les voies du bien-être et de la morale. On a pu voir, par cette guerre, de quelles grandes actions notre propre force morale nous a rendus capables. La puissance de notre valeur intrinsèque, nous ne pouvons la faire valoir extérieurement que pour le seul profit de la liberté. Nous ne ressentons aucune haine envers les peuples que les Gouvernements étrangers ont excités contre nous. Mais nous avons désappris la sentimentalité. Nous soutiendrons la lutte jusqu'à ce que les peuples en question mettent les vrais coupables en demeure de faire la paix, jusqu'à ce que la voie soit aplanie pour une Europe nouvelle, enfin délivrée des intrigues françaises, de la mégalomanie russe, et de la tutelle britannique. »


Notes

(1) Neuf volumes de cette publication, allant du 25 décembre 1863 au 1er juin 1866, ont paru de 1910 à 1914.
(2) On se fera une idée de l'importance qu'on attribue, en Allemagne, à la revue Heimdall, par le fait significatif que cette revue ne se trouve ni parmi les ouvrages de notre incomparable Bibliothèque Royale, ni à la grande Bibliothèque de l'Université de Munich.
(3) P. Verrier, La Folie allemande, Berger-Levraul, Paris, Nancy, t, 1914, p. 8.
(4) Voir Ulrich Wilcken, Über Werden und Vergehen der Weltreiche, Cohen, Bonn, 1915, 38 p. ; Hans Lietzmann, Der Weltheiland, Marcus und Weber, Bonn,, 1909 ; Franz Kampers, Alexander der Grosse und die Idee des Weltimperiums in Prophetie und Sage, Herder, Fribourg- en-Brisgau, 1901) ; Le même, Die deutsche Kaiseridee in Prophetie und Sage, H. Lüneburg, Munich, 1896) ; Le même, « Die Geburtsurkunde der abendländischen Kaiseridee », dans Historisches Jahrbuch n°XXXVI, livraison 2 ; Ludwig Hahn, Das Kaisertum, Dieterich, Leipzig, 1913.
(5) Cette miniature est reproduite sur le prospectus des Itineraria Romana de Konrad Miller, qui vont paraître à Stuttgart, à la fin de 1915, chez Strecker und Schröder (publiés depuis, la gravure se voit sur la feuille de titre du volume).
(6) Konrad Burdach, Walther von der Vogelweide : philologische und historische Forschungen, partie I, Duncker und Humblot, Leipzig, 1900, p. 171 et suiv. : Die reguli oder reges provinciales der staufischen Reichskanzlei. Spécialement la deuxième étude de Burdach : « Walthers erster Spruchton und der staufische Reichsbegriff » l. c. 135 et suiv. ; Max Pomtow, Über den Einfluss der altrömischen Vorstellungen vom Staat auf die Politik Friedrichs I. und die Anschauungen seiner Zeit, Inaugural-Dissertation , H. Pohle, Halle, Iéna, 1885.
(7)Deutsches Institut für Erforschung des Mittelalters, Monumenta Germaniæ Historica, Constitutiones et Acta publica imperatorum, t. IV, partie I, p. 139 et suiv.
(8) Monumenta Germaniæ Historica, pp. VIII, 392.
(9) Joseph Knepper, Nationaler Gedanke und Kaiseridee bei den elsässischen Humanisten, Herder, Fribourg- en-Brisgau, 1898, p. 156 et suiv.
(10) Hermann Meyer, Lupold von Bebenburg : Studien zu seinen Schriften. Ein Beitrag zur Geschichte der staatsrechtlichen und kirchenpolitischen Ideen und Publizistik im 14. Jahrhundert, Heider, Fribourg- en-Brisgau, 1909, p. 139-158, § 11 : Das Weltkaisertum.
(11) Wilhelm Schellberg (intr. et rem.), Josef von Görres' Ausgewählte Werke und Briefe, Kösel, Kempten, 1911, p. 266 et suiv. ; p. 272.
(12) Friedrich Meinecke, Weltbürgertum und Nationalstaat : Studien zur Genesis des deutschen Nationalstaates, R. Oldenbourg, Munich et Berlin, 1915, p. 75 et suiv., p. 86 et suiv. G. G. Gervinus, Geschichte des 19. Jahrhunderts, Wilhelm Engelmann, Leipzig, t. I, p. 356-360.
(13) Voir mon article : « Deutschnationale Regungen in Südddeutschland während der Jahre 1812-1813 », dans la Festschrift publiée par la Görresgesellschaft à l'occasion du 70e anniversaire de naissance de Georg von Hertling, Kempten, 1913, p. 368.
(15) Voir le bel article de Paul Keller, dans sa revue, Die Bergstadt, livraison d'octobre 1915, p. 12 et suiv. La date de 1859, que Keller assigne à la composition du poème, repose sur une erreur chronologique : voir Hoffmann von Fallersleben, Mein Leben : Aufzeichnungen und Erinnerungen, t. III, Rümpler, Hanovre, 1868, p. 210 et suiv.
(15) Voir Paul Heyse, Jugenderinnerungen und Bekenntnisse, t. I, p. 296 et suiv.
(16) R. Kjellén, Die Grossmächte der Gegenwart, Teubner, Leipzig, 1914, p. 88, d'après Seeley.
(17) Œuvres, II. Série, 1915, tome 13, 212 et suiv.
(18) Johann Gottlieb Fichte dans l'article « Über Macchiavelli als Schriftsteller », voir J. G. Fichte, Nachgelassene Werke, vol. III, Adolph Marcus, Bonn, 1835, p. 423, et Friedriech Meinecke, op. cit., p. 101.
(19) Voir mon article : « England und Deutschland am Ende des 19. Jahrhunderts », dans Hochland, 1915, livraison de juillet, p. 461 et suiv.
(20) Voir un remarquable article de Johann Mattern, bibliothécaire de l'Université John Hopkins à Baltimore (Maryland) : « Die Gründe für die deutsch-feindliche Stimmung in den Vereinigten Staaten » dans la Kölnische Volkszeitung du 25 mai 1915, n° 418.
(21) Münchener Neueste Nachrichten, n° 577 du 11 novembre 1915, édition du matin, p. 3.


Référence

Hermann von Grauert, « Hégémonie allemande ? », in Georg Pfeilschifter (et coll.), La Culture allemande, le catholicisme et la guerre : réponse à l'ouvrage français : La Guerre allemande et le catholicisme, C. L. van Langenhuysen (B. F. M. Mensing), Amsterdam – Rotterdam, 1916, p. 357-386.

Les notes ont été complétées, lorsque cela fut possible, par l'auteur de ce blog.