Rechercher dans ce blogue

Affichage des articles dont le libellé est Psychopathologie. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Psychopathologie. Afficher tous les articles

mardi 23 juin 2015

Névrosisme et neurasthénie, les maux de la modernité au début du XXe siècle, selon Louis Delmas, 1904

Que dirait l'auteur aujourd'hui ?!!! Déjà il se plaignait des abus de la vie moderne, les analysait et tentait d'en cerner les causes.  Juste ou exagérée, cette réflexion met le doigt sur l'inadéquation ressentie depuis longtemps entre la nature humaine et la vie agitée à laquelle il est désormais difficile d'échapper. On parlait alors de surmenage... Dire burn out, comme aujourd'hui, cela doit faire plus coo-ool... !



Photo publicitaire vantant Charlie Chaplin dans Modern Times (1936)


Le mal du siècle

Nervosisme — neurasthénie

En pathologie, comme en histoire, chaque siècle a son caractère indépendant et précis ou tend à le revêtir. Celui qui vient de finir paraît, plus que tout autre, s'être donné le tort ou le mérite de continuer activement la tradition. Poursuivant avec une inlassable énergie sa marche en avant sur la voie du progrès universel, son heureuse étoile lui a permis de brûler les étapes et de jalonner ostensiblement les approches du but. Nul de ses devanciers n'a bouleversé par suite, au même degré que lui, les idées, les mœurs et les coutumes que les générations se transmettaient avec un pieux souci, mais faussé par la conception erronée d'une intangible stabilité.

Les effets naturels de cette réaction excessive contre la torpeur du passé devaient inévitablement se traduire par la rupture de l'équilibre normal, sans lequel l'intime collaboration du moral et du physique aboutit fatalement au surmenage de l'un ou de l'autre, et, le plus souvent, de ces deux indissolubles facteurs du bien-être social ou individuel. Nous allons nous efforcer dans cette étude de déterminer quelles ont été, au point de vue strict de l'observation scientifique, les conséquences physiologiques et pathologiques de cet entraînement général et irrésistible vers la « toujours plus grande civilisation ».

I

Sommes nous plus « nerveux » que nos pères ?. Il semble difficile d'en douter. On regretterait même jusqu'à un certain point qu'il n'en fût pas ainsi. C'est un effet obligé de l'évolution intellectuelle et morale de l'humanité à travers les siècles. Nos pères ont été, eux aussi et de toute nécessité, plus « nerveux » que les leurs. Le tout est de savoir si nous ne les avons pas abusivement distancés.

Ce n'est guère qu'à partir de 1850, soit vers le milieu du dix-neuvième siècle, que la crise dont le terme est dans le secret de Dieu et du temps est devenue soudainement intense et menaçante. Malgré le terrifiant cataclysme de la Révolution, prolongé en quelque sorte par la sanglante et féerique épopée de l'Empire, la vie sociale s'était d'une façon générale conservée sensiblement pareille à celle du siècle précédent. Pénétrer, sous la Restauration et sous la monarchie de Juillet, dans une de ces familles bourgeoises, si profondément honnêtes et dignes, où l'aisance fertilisée par l'économie maintenait au degré compatible, avec la légitimité des aspirations, un bien-être sans raffinement, mais sain et confortable ; — c'était à peu de chose près voir la vivante reproduction d'une scène familiale de l' « ancien régime ». Le costume seul s'était modifié, mais dans de sages limites qui, chez les gens âgés, rappelaient encore un vague souvenir des lointaines élégances du grand siècle. Pour tout le reste, statu quo presque absolu. Mêmes habitudes domestiques ; mêmes patriarcales relations entre maîtres et serviteurs. Ni la poste ni la diligence ne soupçonnaient encore qu'il pût jamais être question de se disputer le « record » de la vitesse. La parfaite impossibilité apparente d'une transmission plus accélérée sauvegardait l'esprit des préoccupations prématurées et laissait bien souvent au temps la plénitude et l'opportunité de ses moyens correcteurs. Les routes carrossables n'avaient pas notablement progressé. On continuait à s'accommoder, dans les relations de voisinage, de l'allure calme et mollement rythmée de montures éprouvées, au jarret toutefois plus sûr que le caractère. L'inutilité de l'agitation servait de frein naturel aux entraînements irréfléchis. « Aller doucement; ménager sa monture », c'était en France autant qu'en Italie la condition sine qua non d'une entreprise bien conduite.

Comme nous voilà loin de cet état d'âme et de corps !... Et que l'on a du mal à se convaincre que moins d'un demi-siècle nous sépare de ce temps fabuleux !... Au point que la physionomie typique de l'adulte contemporain de la classe aisée diffère plus catégoriquement de celle de son prédécesseur immédiat que celui- ci n'était opposé d'aspect et de mœurs à son devancier du seizième siècle. Froid, guindé, d'une correction méticuleuse, hypnotisé par l'objectif fascinateur du « chic », n'appréciant par suite que les moyens matériels de l'atteindre et même de le dépasser ; détourné par la force des choses des grands enthousiasmes d'autrefois; ne pouvant à aucun titre soupçonner ce que ce nom, aujourd'hui banal, de « Français » a longtemps inspiré d'orgueil patriotique et de prestige mondial ; spectateur blasé de nos troubles politiques ; absorbé par les exigences de la lutte pour la vie; se livrant au plaisir par « snobisme » et cérébralité plutôt que par entraînement physique ; ne voyant plus dans le mariage que l'occasion de réaliser son obsédante soif du luxe et du faste mondain et, comme conséquence logique, la nécessité d'en restreindre les charges naturelles d'où la stérilité d'abord conditionnelle et voulue des unions, puis fatalement irrémédiable du fait de la suppression abusive de la fonction ; tel est sans exagération aucune l' « instantané » moral et physique du jeune candidat au concours obligé de l' « arrivisme ».

La transformation féminine n'est pas moins appréciable. On peut dire tout d'abord qu'il s'est fait de ce côté une sorte de déplacement du « dynamisme sexuel » qu'on avait si longtemps et à tort considéré comme irréductible. Un trait de mœurs bien suggestif en prodigue à toute heure, sur nos promenades à la mode, la convaincante démonstration. Jeune ou prétendant le paraître, c'est aujourd'hui la femme qui, en public et avec la secrète préméditation que « nul n'en ignore », offre le bras à l'homme et lui sert d'appui. Et qu'on ne se trompe pas sur la signification de ce détail dont le « snobisme », autre forme de l'affaiblissement progressif du vouloir individuel, a certainement précipité le succès. Inconsciemment ou de parti-pris, mais « féministe » résolue, la jeune fille moderne a définitivement rompu avec les aimables traditions de modeste passivité qui rendaient jadis si facile à l'homme l'exercice de sa suprématie conventionnelle. Aussi, plus encore que ne le répète aux échos de nos carrefours l'entraînante ritournelle de Froufrou, la « culotte » tend-elle à devenir, au propre comme au figuré, partie prépondérante du costume féminin. Arboré avec quelque apparence de raison par nos intrépides « pédaleuses », cet emblème disgracieux mais caractéristique s'est successivement augmenté des accessoires obligés de la toilette masculine qui en complètent le sens moral et la portée sociale. Cette extériorisation habilement graduée des prérogatives masculines est en bonne voie d'aboutir à la parfaite équivalence des droits généraux des deux sexes, en attendant le règne absolu de l'autocratisme féminin qu'il ne convient plus de traiter avec l'ironique dédain de jadis.

Ainsi, plus forte en apparence, plus instruite et plus « intellectuelle », la femme d'aujourd'hui devrait être a priori moins banalement « nerveuse » que son aînée, dont la futile oisiveté laissait si facilement prise aux énervants écarts de l'imagination. De même le « positivisme » communicatif et le « sportisme » rituel de nos jeunes « suffisants » semblerait-il à première vue les garantir sans réserve des humiliations d'une certaine impressionnabilité. La réalité est tout autre. En dépit du succès toujours croissant de la gymnastique et de l'hygiène, malgré les impérieuses obligations mondaines des villégiatures qui compensent dans la mesure du possible les anémiants effets de la vie urbaine; quels que soient les efforts et les progrès de la lutte de la raison contre le sentiment, on est bien obligé de convenir que la vigueur objective de notre jeunesse des deux sexes n'est, au double point de vue physique et moral, qu'une simple illusion d'optique, lamentablement dissipée au moindre heurt des contrariétés journalières de l'existence. C'est exclusivement la « surface » qu'on tient à sauvegarder maintenant. Et l'on doit reconnaître sans hésitation qu'elle ne laisse généralement rien à désirer. Avoir l'air d'être fort autant que paraître riche, voilà ce qui importe. On ne vous en demande pas davantage. Aussi n'est-il pas un seul détail de la vie extérieure des familles et des individus de toute catégorie sociale qui ne soit inspiré par cette tyrannique préoccupation. D'où la vogue extraordinaire des pratiques sportives, si peu répandues il y a trente ans, mais dont on ne subit la pénible initiation qu'en vue des exhibitions publiques qu'elles occasionnent, sans en attendre d'autre bien que la fugitive satisfaction de s'être montré en état d'irréprochable « performance ». De là ces excès parfois tragiques d'entraînement poussé jusqu'au surmenage le plus insensé; excès auxquels on se garderait bien d'exposer les animaux même de peu de valeur, tant on serait certain de les voir succomber avant la fin de leur « record ».

Inutile d'insister sur les troubles organiques hâtivement développés par un pareil genre de vie. Condamné au travail forcé » d'un moteur idéalement actionné par une force toujours renaissante et garantie du moindre aléa mécanique, le cœur, qui ne bénéficie en aucune façon d'aussi invraisemblables prérogatives, paraît d'abord faire bonne contenance, grâce à ses réserves naturelles d'influx nerveux et de tonicité musculaire. Se raidissant contre l'obstacle, il parvient quelque temps à réfréner l'affolement de l'irrigation pulmonaire et à la refouler vers la périphérie. Mais ce n'est là qu'une suractivité d'ordre psychique, et par suite forcément éphémère. Trop délicate pour supporter sans répit et sans réconfort une tension exagérée, la fibre cardiaque ne tarde pas à se relâcher. Les parois s'amollissent et se distendent et l'on apprend soudain qu'au cours d'une promenade à bicyclette ou d'une partie de tennis un peu mouvementée, M. X..., Mlle Z... ont brusquement succombé à la rupture d'un anévrisme, lisez éclatement du cœur, sous l'aveugle poussée d'un contenu qui cherche à se dégager à tout prix.

Trop rares encore pour déterminer autre chose qu'une émotion fugitive, ces dramatiques événements paraissent bien imputables au genre de la vie actuelle. La jeunesse d'autrefois n'en soupçonnait même pas l'éventualité. Non moins, pour ne pas dire plus turbulente que celle de nos jours, mais fidèle aux distractions traditionnelles qui calmaient, sans l'épuiser avant l'heure, son ardeur innée pour le bruit et le mouvement : la danse, l'escrime, la déambulation plus ou moins carnavalesque suffisaient à la garantir des abus de sa double et contradictoire évolution physique et intellectuelle. Et, comme d'autre part, les études scientifiques étaient infiniment moins chargées, les carrières libérales et les fonctions rétribuées moins courues et par suite beaucoup plus abordables, on s'explique aisément pourquoi la jeunesse d'autrefois restait si opiniâtrement insouciante et gaie. Heureux temps que nous ne reverrons plus !... Les sévères préoccupations de celle d'aujourd'hui ne sont, hélas! que trop justifiées, et nous sommes encore bien loin du terme de la progression effroyablement rapide du struggle for life [lutte pour la vie].

Voilà comment, par une déroutante antithèse, l'énervement général, loin d'être modéré par la vogue toujours croissante de l'entraînement physique, semble au contraire en suivre parallèlement l'allure. Jamais moyens plus scientifiques en théorie n'ont été opposés aux amollissants effets d'une civilisation débordante : jamais on n'a certainement mieux formulé les règles élémentaires de la santé corporelle, si justement considérée comme le substratum obligé de celle de l'esprit ; jamais on ne s'est vu, dans la pratique expérimentale, plus près que nous de la fatale déclaration d'une irrémédiable « faillite ».

C'est que les nécessités par trop complexes de la vie moderne viennent à chaque instant annihiler les séduisantes promesses qu'on ne peut s'empêcher d'attendre des merveilleuses conquêtes de nos laboratoires. À voir les choses de près on s'aperçoit bien vite que tout est contradictoire dans notre mécanisme social. Rien de plus sage et de plus judicieux que la réglementation des exercices physiques en vue du développement de la souplesse et de l'endurance du corps ; rien de plus dangereux que les excès parallèlement imposés par l'obligation de faire étalage de qualités sportives hors de proportion avec les aptitudes naturelles. — Surmenage à répétition, anxiété morale, tension nerveuse entrecoupée de détentes excessives, éphémère griserie des succès, dépression bien autrement prolongée des revers ; tel est l'inévitable aboutissant de ce régime antiphysiologique.

En somme, dépense organique exagérée et « réparation illusoire » quand elle n'est pas totalement insuffisante. Car, par un comble de malechance [sic] accidentelle mais générale, à peu près toutes les conditions et toutes les habitudes de l'existence moderne tendent visiblement au même but : la déchéance physique de la race. On connaît beaucoup mieux sans doute qu'autrefois les moyens de préservation collective et individuelle contre les causes sans nombre de destruction prématurée. Le « mystère microbien » s'est enfin révélé au grand jour des projections de nos microscopes perfectionnés. Mais, en définitive, si nous savons presque à coup sûr comment nous sommes exposés à périr, nous n'évitons encore que très imparfaitement les incessantes occasions de chute. D'autant que ce que nous avons gagné en savoir est fort loin de compenser ce que nous avons perdu en résistance native. Et cela en grande partie du fait du déplorable régime alimentaire dont nous sommes redevables aux progrès déréglés de l'industrie et à la multiplicité démesurée des besoins factices de ce qu'on est convenu d'appeler le « confort moderne ». Rien en réalité de moins réconfortant que ce prétendu confort. Et ne dirait-on pas qu'en toute chose un vent de folie nous pousse à nous dépouiller nous-mêmes jusqu'aux derniers vestiges du solide et vrai « bien-être » de nos pères. Aussi cette longue succession de robustesse ethnique qu'ils se sont si fidèlement transmise ne se montre-t-elle plus aujourd'hui que sous la forme incertaine d'un « atavisme » en voie de rapide disparition.

Déjà considérablement déchus de leur pouvoir nutritif naturel par les fraudes de toute sorte que ni lois ni expertises ne parviennent à réprimer, nos aliments de première nécessité subissent un supplément de spoliation diététique du fait des nouveaux procédés culinaires à peu près uniformément adoptés par l'ensemble des villes et des campagnes. L'invasion presque achevée des fourneaux « économiques » a partout, en effet, substitué à la recherche traditionnelle de la « saveur celle du maximum de rapidité et de simultanéité des préparations — soit la négation absolue de l'objectif fondamental de la bonne cuisine. Nos « chefs » en renom ne paraissent plus avoir d'autre préoccupation que celle de se poser en émules des « chauffeurs » brevetés dont il serait vraiment superflu de leur imposer l'examen probatoire. Ils font à leur façon et très exactement du « 60 à à l'heure, en attendant mieux, ce qui ne saurait tarder. Pénétrez intentionnellement ou par hasard dans un de ces laboratoires « fin de siècle » tout reluisants des chauds reflets du cuivre, du nickel et des émaux aux teintes et aux formes variées, rien ne vous indiquera d'emblée, si l'heure est matinale ou si l'après-midi n'est pas sur le point de finir, que c'est de là que vont sortir, en moins de soixante minutes, les ragoûts et les rôtis aux multiples combinaisons, aux dénominations pompeuses dont un menu décoratif vous donnera en vous asseyant à la « table d'hôte » l'illusionnant avant-goût. Et c'est pire encore avec les appareils à gaz. Leur combustion presque irréfrénable porte à peu près d'emblée les aliments au maximum de coction exigée pour les plus endurcis. Ici la momification est immédiate et les « boucaniers » des pampas ne pourraient qu'envier l'ingénieuse prestesse avec laquelle nos cuisiniers « modern-styl [sic]» nous servent les grillades carbonisées qui semblent défier toutes les agressions (1).

Banquets et dîners de gala ne sont plus aujourd'hui que des motifs de manifestations politiques ou mondaines, des occasions d'exhibitions fastueuses où le luxe de la toilette rivalise follement avec celui du service. On y mange du bout des dents des plats peu nutritifs, mais artistement décorés et façonnés en vrais tableaux de genre. Le plaisir de la bonne chère, si goûté de nos aïeux, est totalement absent de ces agapes théâtrales où l'on se contentera peut-être un jour, comme sur nos grandes scènes, de l'économique illusion du « carton-pâte ».

Quels changements aussi dans nos repas de famille!... mais dans un sens diamétralement opposé. L'absence du souci de « paraître » et d'être taxé d'après l'effet visible donne ici « carte blanche » à la réduction, voire à la suppression radicale des frais que le snobisme impose dans ce but. C'est autant de disponible pour le « superflu » qui, lui, ne se prête pas si aisément aux transactions. On mange de la sorte « vite et mal » une préparation quelconque, toujours simplifiée, faute de temps et de main-d'œuvre ; et l'estomac, asservi à ce régime expéditif, finit par perdre le goût et le besoin des mets savoureux et réconfortants. D'où la nécessité finale de demander à des moyens artificiels le complément de stimulation dont l'insuffisance de notre alimentation augmente chaque jour le coefficient.

II

Tout contribue donc, dans l'état actuel de la vie sociale, à précipiter l'usure et à ralentir la réparation organique. L'ébranlement excessif de la machine humaine se traduit inévitablement par un surcroît d'impressionnabilité aux divers agents excitateurs. Comme une corde trop tendue, notre système nerveux vibre au plus léger contact. Ayant à peu près totalement perdu, sous l'influence des appels répétés qu'il reçoit, le pouvoir de mesurer à chacun d'eux le degré de réaction qui devrait normalement lui convenir, il s'épuise à soutenir ce rôle d'auto-accumulateur toujours chargé. Ne recevant d'un sang mal entretenu que des secours illusoires, il est prématurément réduit à l'existence aventureuse des « viveurs » ruinés qui ne soutiennent plus que par de précaires expédients un décorum conventionnel. Constamment en éveil quand il n'est pas en fonction, il est fatalement condamné à la déchéance progressive, en franchissant plus ou moins vite, selon les résistances individuelles, les deux grandes étapes de l'irritabilité et de l'atonie. C'est affaire de temps ou de réaction psychique.

On est en droit de donner à ce premier degré de dérèglement fonctionnel le nom suffisamment expressif de « nervosisme ». Ce terme qui fait image s'applique indistinctement à l'ensemble des physionomies contemporaines de toute catégorie. Paysans et gentilshommes, ruraux et citadins, ouvriers et bourgeois, artistes et industriels en portent collectivement l'empreinte. Les anciennes barrières sociales se sont fissurées : la pénétration est aujourd'hui universelle. Mais si le déluge grandit, on ne voit poindre à l'horizon la moindre silhouette d'arche libératrice.

Le signe extérieur le plus général de cette modification ethnique, c'est incontestablement la diminution progressive des « tempéraments sanguins » exclusifs. Les faces rubicondes et rabelaisiennes, qui fourmillent et s'agitent si joyeusement dans tous nos vieux tableaux, se font de plus en plus rares, même à la campagne, ce milieu réputé classique des figures enluminées et épanouies. Les traits s'affinent, la peau se lave, les joues s'affaissent, les cheveux tombent prématurément, les physionomies allégées deviennent naturellement plus mobiles. De même le corps, moins massif, moins chargé de graisse, se façonne avec une remarquable souplesse aux impatientes manifestations du désir de « vitesse » en toute chose qui obsède maintenant la presque totalité des cerveaux. Mais la promptitude de réaction du ressort musculaire étant incompatible avec la continuité de l'effort, l'aptitude au travail soutenu diminue de plus en plus, et les bruyantes revendications de journées écourtées pourraient bien, sous peu, bénéficier officiellement d'une justification physiologique inattendue (2). Se fatiguant plus vite qu'autrefois, surtout à la ville où la réparation nutritive se réduit à son minimum, l'ouvrier est logiquement incité à demander une réduction proportionnelle de ses heures de travail. Rien de « révolutionnaire » dans l'expression de ce sentiment encore mal défini, et dont les « agitateurs seuls semblent avoir entrevu la réalité. Mais on ne saurait en dire autant de la prétention abusive de rompre les rapports normaux du salaire et de la production. Avec un travail restreint conviendrait-il, pour le moins, de ne pas exiger une rémunération inversement proportionnelle.

« Aller au plus vite » est une autre conséquence de cette diminution d'aptitude à l'effort matériel. C'est encore un moyen assuré de réduire la fatigue physique. D'où le caractère superficiel et éphémère des œuvres contemporaines. Du petit au grand, depuis l'humble labeur de ménage jusqu'aux superbes projections de ces immenses treillis métalliques qui remplacent aujourd'hui les lourdes et lentes superpositions de la maçonnerie, c'est la recherche pour ainsi dire passionnée de « l'instantanéité » qui fait surgir comme par enchantement les plus ingénieux moyens d'exécution. Mais ces chefs-d'œuvre d'édification hâtive opposeront-ils aux injures du temps la stoïque invulnérabilité des anciens monuments ? Seront-ils encore debout au siècle qui va suivre ?... Il est grandement permis d'en douter d'autant que ce n'est plus l'idée de « durée » qui suggestionne nos fébriles ingénieurs. Satisfaire immédiatement aux besoins du jour, sans le moindre souci de ce qu'il en adviendra par la suite, tel est le mot d'ordre. Le déluge n'est pas imminent, qu'avons-nous à nous en préoccuper !... L'ære perennius n'est qu'une vieillerie démodée, mais surtout par insurmontable aversion du labeur prolongé.

« L'impatience de la réalisation », telle est donc la dominante psychologique de l'époque. Conception et exécution n'apparaissent plus que comme deux termes indépendants et paradoxalement isochrones. Et le cercle vicieux ne fait que se rétrécir. Le « nervosisme » augmente la fièvre de la pensée : celle-ci exaspère à son tour l'impressionnabilité, au point qu'il devient presque impossible de noter la valeur individuelle de ces deux facteurs.

Cette suractivité des cellules cérébrales ne pouvait manquer de déterminer, dans l'ordre moral, une égale mobilité de réaction. L'émotivité à l'égard de certains sujets est devenue si peu mesurée que les simples contrariétés de la vie, les insignifiantes déceptions, les inévitables froissements d'amour-propre, prennent habituelle ment la proportion de peines insoutenables. Un examen manqué, un reproche inattendu, une affection dédaignée ébranlent si violemment le cerveau de nos adolescents que certains préfèrent renoncer d'emblée à la lutte et se précipitent tête baissée dans le stérile refuge du suicide. C'est chose vraiment désolante de voir des enfants de dix ans à peine devenir la proie de ce stupéfiant pessimisme.

Telle est aussi la raison psycho-physiologique de cette précoce et déconcertante criminalité dont les colonnes journalières des faits divers publient avec un dangereux empressement les révoltants détails. Les cambrioleurs et les assassins de profession n'attendent plus aujourd'hui l'âge de la virilité pour accomplir, avec l'habileté que l'on sait, leurs sinistres exploits. Bien mieux encore que les héros du Cid, ils s'appliquent à devancer le temps de la renommée et à se signaler par des traits d'audace que les Mandrin et les Cartouche de jadis leur eussent maintes fois enviés. Il en résulte que, sans augmentation bien appréciable de nombre, les crimes contemporains se sont massivement déplacés sous le rapport de la catégorie sociale de leurs auteurs. Ce n'est plus de nos jours le groupe traditionnel des illettrés ou des hommes faits qui défraie les chroniques judiciaires. Les bandes du vol et du meurtre qui terrorisent à leur aise la banlieue parisienne ont pour chefs des capitaines de vingt ans et pour soldats non moins disciplinés qu'intrépides, des recrues de quinze à dix-huit ans, tous suffisamment instruits, assez souvent même échappés du collège, également animés d'une passion effrénée de jouir sans travailler. Si bien que, par une ironique inconséquence de la mentalité actuelle, la vie humaine n'aura jamais été, à aucune époque de barbarie, aussi froidement traitée en chose de peu de valeur. Une simple contradiction, le plus léger aiguillon de jalousie, l'insignifiant appât d'une humble pièce de monnaie suffisent à causer la mort, parfois atroce, des malheureux qui ont inconsciemment provoqué cette monstrueuse suggestion. Ajoutons que, par une réciprocité d'aberration non moins déplorable, le même individu n'hésitera pas à se faire, avec aussi peu de raison, son propre meurtrier. Il faut, en effet, remonter la longue série des siècles qui nous séparent des Romains de la décadence pour retrouver une époque où la mort volontaire et précoce, sous toutes ses formes, soit à ce point tombée dans le domaine des « faits courants ». L'excès d'impressionnabilité à la douleur physique ou morale ne reconnaît plus à l'existence d'autre raison d'être que le succès facile ou le plaisir sans fin.


III

Sérieuses et diverses sont les conséquences pathologiques de cette exaltation nerveuse, passée à l'état de modus vivendi normal.

Si nous pouvons encore considérer comme exceptionnels les cas extrêmes, à dénouement tragique ou prématuré, nous n'avons que trop le droit de dénoncer dans la plupart des manifestations morbides habituelles l'empreinte, souvent brutale, d'une immixtion qui ne peut jamais être indifférente. En chirurgie comme en médecine, la première préoccupation du praticien est, aujourd'hui, de chiffrer d'un coup d'œil exercé l'étiage nerveux d'un nouveau « sujet ». On se fût autrefois non moins rationnellement appliqué à évaluer sa richesse sanguine. L'agitation, le délire, le méningisme vrai ou faux sont devenus partie intégrante de toute explosion fébrile. L'impatience du blessé et sa frayeur de la moindre douleur opératoire donnent maintenant plus de soucis au chirurgien que jadis la terrible éventualité de l' « infection purulente ». Il est absolument certain que, sans le complaisant mais parfois dangereux artifice de la sidération anesthésique, les grandes interventions seraient, de nos jours, impraticables.

Nous n'insisterons pas ici sur le rôle, de plus en plus actif, qu'une pareille modalité physiologique exerce dans la progression désespérante des maladies « mentales ». Comment, en effet, un cerveau, si habituellement et si facilement ébranlé, pourrait-il résister au choc ininterrompu de la lutte pour la vie, dont la sauvage âpreté ne le cède en rien à celle des âges préhistoriques. Perpétuelle démonstration de la latente réalité de notre tare originelle.

Mais l'aboutissant ordinaire en quelque sorte obligé du mal dont nous souffrons presque tous plus ou moins, c'est cet état hybride et complexe, aux insidieuses allures, à l'insaisissable curabilité qui, sous le nom de « neurasthénie » a reçu, vers la fin du dernier siècle [XIXe siècle], l'honneur du rang individuel dans le cadre nosologique Si le terme est neuf, la chose ne l'est cependant pas au même point. La faiblesse irritable, — l'épuisement nerveux, — qui soulevaient déjà les doléances des générations précédentes, remontent assez haut pour qu'Hippocrate, notre grand et lointain aïeul, leur ait donné l'hospitalité de quelques lignes dans ses immortels Traités. Ce qui est incontestablement nouveau et bien de notre époque, — c'est la multiplicité des atteintes de ce genre. Il en est exactement de même de l' « appendicite », cette autre production typique en apparence des conditions sociales contemporaines. Connue de tout temps sous l'étiquette moins suggestionnante de « typhlite », mais discrète et habituellement bénigne, elle n'est réellement nouvelle que par l'expansion et la gravité que lui ont imprimées les écarts de notre régime alimentaire. N'oublions pas aussi que la maladie fait, au même titre que la mort, partie intégrante du vice natif de l'humanité; et que si, sous ce rapport, nous avons le droit et le devoir de nous défendre énergiquement contre les maux qui nous assaillent, il serait absolument chimérique d'espérer en une libération sanitaire complète. Nos prétentions doivent sagement se borner aux bénéfices plus ou moins appréciables d'une dérivation pathologique. C'est ainsi que nos pères, tout particulièrement assujettis à la néfaste tyrannie de la « variole » et des « fièvres telluriques », moins délicats et moins citadins, ne donnèrent que fort peu de prise à la diffusion infectieuse et névropathique qui sévit lourdement aujourd'hui sur nos villes trop peuplées. « Un clou chasse l'autre », dit trivialement un vieux proverbe. On peut en dire autant en pathologie. Le tout est de tâcher d'être moins durement « cloué ».

C'est à l'Américain Beard que nous sommes redevables, depuis environ vingt ans, de cette élégante appellation de « neurasthénie » dont la suggestive imprécision a rapidement captivé notre incommensurable snobisme. Quelle plus belle preuve de distinction personnelle que d'offrir manifestement les signes d'une maladie aussi bien « portée » !... La presque totalité de nos gloires artistiques n'appartient-elle pas, de droit et de fait, à cette éminente catégorie morbide ?... Le titre si envié d' « intellectuel » n'est-il pas d'ailleurs la consécration officielle d'une impressionnabilité cérébro-nerveuse toujours prête à franchir les étroites limites du fonctionnement normal ?... Et l'on s'engage d'un pas léger, presque joyeux, sur la voie semée de fleurs trompeuses qui mène tout droit 'et très vite à ce but trop peu redouté.

Malgré son exotique baptême, l'état civil de la « neurasthénie » n'a été parachevé qu'en France par Charcot. Nul n'aurait pu, au même degré que cet incomparable neurologiste, démêler, classer et identifier les symptômes assez diffus qui jusqu'à présent avaient masqué la réelle personnalité de ce mal insinuant et capricieux. Les ténèbres qui l'enveloppaient depuis tant de siècles étaient surtout entretenus par la multiplicité de ses facteurs. Rien de variable et de contradictoire, à première vue, comme ses origines : hérédité nerveuse, surmenage, sexualité, infections, intoxications, artério-sclérose, maladies de l'estomac, traumatisme, éducation et milieu social, etc., tel est le champ illimité où germent et se développent sans bruit les manifestations plus ou moins précoces dont les premiers signes passent généralement inaperçus.

Avec une pareille profusion de causes déterminantes on a grandement le droit de s'étonner que la « neurasthénie » ne soit pas encore beaucoup plus répandue. Elle devrait être en quelque sorte le reliquat constant de toute agression morbide un peu sérieuse et compter normalement autant de sujets que d'individus. Tel sera peut-être un jour l'état régulier de l'humanité. Il est de toute justice de reconnaître que nous ne négligeons aucune des conditions favorables à l'achèvement de cette uniformisation pathologique.

Nous pouvons cependant encore, — tout au moins provisoirement, — affirmer qu'en dépit de la multitude des occasions compromettantes, les prédisposés seuls deviennent sûrement « neurasthéniques ». Et par « prédisposés » nous entendons tous les héritiers sans exception des nombreuses tares nerveuses, dont les plus graves ne sont pas nécessairement celles qui s'exposent le mieux au grand jour. L'éclosion d'emblée de la névrose chez un sujet indemne d'antécédents suspects n'est sans doute pas impossible mais ce n'est là, comme pour la plupart des règles fondamentales, qu'une exception confirmative. N'oublions pas toutefois que la prédisposition ne confère rien de plus que l' « aptitude ». Elle ne crée pas la maladie de toute pièce, et le fils de parents neurasthéniques n'en continue pas immédiatement la succession. Il parviendrait même, sans trop de peine, à secouer le joug de la fatalité originelle, s'il pouvait se soustraire efficacement aux influences qui ont fait le malheur de sa famille. Mais le cercle qui l'étreint ne lui laisse que de vagues espérances de rédemption, vu l'entière similitude des facteurs initiaux de ses tares natives et des influences occasionnelles qui, par la suite, s'empresseront de les développer.

Parmi ces influences, une des plus actives est certainement, de nos jours, ce qu'on est convenu d'appeler le « surmenage intellectuel ». Par ces temps d'égatitarisme outrancier, chacun se tenant pour aussi et même plus intelligent que son voisin, nul ne doute de la souplesse et de la vigueur de son effort cérébral. Le but convoité étant identique, comment la possibilité de l'atteindre serait-elle l'apanage abusif de quelques privilégiés ? Et l'on se lance aveuglément à la poursuite d'une instruction indigeste et à la conquête de diplômes improductifs. Relativement heureux encore ceux qui parviennent à goûter ces illusoires succès : ils ne donnent à la « neurasthénie » qu'un apport assez modeste. Le clan des « ratés », au contraire, surtout de ceux qui n'ont pas su ou voulu se convaincre de l'inopportunité de leurs prétentions, grossira démesurément les rangs des « névrosés ». Car c'est bien plus à la dépression cérébrale, résultant de l'insuccès, qu'à la fatigue réelle, causée par le travail intellectuel, qu'il convient d'imputer l'extension de ce malencontreux surmenage. À égalité d'efforts et de résistance nerveuse, le candidat triomphant paraîtra habituellement aussi sain et dispos que son rival éconduit malade et harassé. « La véritable cause de l'épuisement nerveux, disent Proust et Ballet, c'est l'inquiétude et l'anxiété au milieu de laquelle ce labeur a été accompli ; ce sont les préoccupations morales qui l'ont précédé, accompagné ou suivi. » On ne saurait mieux dire. Malheureusement les conditions précisées par ce précieux correctif tendent surtout à faire ressortir combien il doit être difficile aujourd'hui de ne justifier, à aucun degré, la banale qualification de « surmené ».

La troublante évolution de la « sexualité » vient en outre, fort mal à propos, chez les jeunes gens renforcer l'ébranlement cérébral auquel les condamne l'agitation inévitable de la « vie scolaire ». Nous ne nous arrêterons pas sur les effets trop certains de cette inévitable influence. Les aberrations ou les excès qui peuvent en résulter seraient plus que suffisants à créer de toute pièce une incurable « neurasthénie », s'il ne s'agissait là, fort heureusement, que d'un état transitoire dont les nécessités ultérieures de la vie ont assez habituellement raison.

Bien autrement redoutable, — parce que permanente, — est la coalition des agents morbides aigus ou chroniques, diathésiques ou infectieux, qui nous assiègent journellement. À signaler surtout comme d'actualité contemporaine, les « maladies spéciales de la femme » et celles de « l'estomac », dont les capricieuses manifestations défient avec le même succès l'ingéniosité curative des praticiens. — De plus en plus détournée de ses devoirs naturels et de ses fonctions physiologiques, la femme moderne tend à devenir trop souvent un être anormal, aspirant à s'affranchir de l'impôt sexuel, avec autant d'ardeur que les matrones bibliques s'honoraient de l'acquitter libéralement. Ce triste idéal de « stérilité », dont un trop grand nombre de nos élégantes subissent la démoralisante obsession, a déjà causé tant de désastres qu'on ne saurait trop le dénoncer. Demandez aux cinquante ou soixante mille jeunes femmes de Paris, asexuées par la criminelle complaisance d'une chirurgie éhontée, le bénéfice qu'elles ont retiré d'un sacrifice aussi absolu. L'immense majorité de ces malheureuses n'aura d'autre réponse à vous faire que la démonstrative exhibition d'une lamentable « neurasthénie ».

Malgré ce peu encourageant cortège de misères physiques ou morales, l' « infécondité » n'en est pas moins le dernier cri du féminisme intempérant. Il est devenu si « select » de ne plus subir les sujétions de la maternité que l'on dissimule soigneusement jusqu'aux signes extérieurs de l'aptitude à cette fonction démodée. Fi de ces courbes harmonieuses qui dessinaient avec grâce la taille d'une femme, au temps préhistorique de la « Vénus de Milo ». L'esthétique du jour, c'est le heurt saccadé des angles et des lignes droites, et par suite, la réhabilitation fort inattendue de la « platitude ». L'élégance de la taille se mesure exclusivement à l'exiguïté de son contour, sans que l'on ose on que l'on sache être choqué de la brusquerie des ressauts et de l'horizontalité des raccords...

Aussi effectives et non moins communes que les maladies propres de ]a femme, celles de l' estomac constituent le plus solide appoint de la « neurasthénie ». On peut même affirmer qu'elles en sont inséparables. C'est, en quelque sorte, le sceau officiel dont la névrose marque sa prise de possession d'un organisme en opportunité morbide. Leur union est à la fois si intime et souvent si immédiate qu'on tenterait vainement de déterminer leur ordre d'apparition. Tout au plus peut-on déclarer que s'il n'est pas de neurasthénie sans trouble gastrique, le contraire n'est pas aussi rigoureusement vrai. Gastralgique ou dyspeptique de fraîche date, on n'est point encore fatalement menacé, mais on est gravement exposé. — Quoi qu'il en soit, ces complications stomacales ne se distinguent en rien de leurs formes indépendantes. Il paraît cependant acquis que les neurasthéniques primitifs sont plus particulièrement atteints d' « hyperacidité » ; d'où leur penchant bien connu pour les salades et les fruits aigres. Ils sont aussi à peu près sûrement voués aux tribulations multiples de l'« entéroptose ». Autre invention terminologique, dont s'est trop aisément enrichi le langage approprié à la complexité morbide de notre récente fin de siècle. On a lu ou entendu dire, mais à coup sûr il serait difficile de deviner que ce mot sonore et peu rassurant désigne, de par l'autorité sans conteste de Frantz Glénard, un ensemble symptômatique [sic] représentant une association de lésions gastro-intestinales constantes et de troubles fonctionnels mobiles et divers comme les réactions individuelles. Le point de départ est d'une immuable précision. Débilité musculaire de la paroi abdominale ; relâchement des fibres ligamenteuses qui maintiennent la fixité topographique des organes délicats et peu protégés, entre lesquels se répartit avec une admirable notion de leurs aptitudes, le mystérieux travail de la digestion. La parfaite stabilité de ces laboratoires partiels leur est aussi nécessaire qu'aux rouages actifs d'un mouvement d'horlogerie et la moindre infraction à cette loi d'équilibre physiologique peut se traduire par des désordres manifestement disproportionnés avec l'importance de l'agent perturbateur. Le tiraillement des viscères, leur abaissement ou leur déplacement dans la cavité abdominale, la pression qu'ils exercent ainsi sur les organes voisins, les troubles circulatoires et nerveux qu'ils subissent et provoquent par suite; tel est, dans ses grandes lignes, le tableau descriptif de cet état pathologique incontestablement « moderne » et dont la « dilatation de l'estomac » constitue le symptôme le plus visible et le plus connu.

Presque au même degré de l'échelle étiologique, nous trouvons ensuite le groupe compact et toujours actif des « infections » et des « intoxications ». Très impressionnable aux poisons, la cellule nerveuse est la proie facile de tous les « virus » auxquels elle ne peut opposer le privilège exceptionnel de l' « immunisation » ou de l'état « réfractaire ». C'est dire avec quelle exemplaire régularité elle subit les effets nocifs des élaborations microbiennes, aussi foudroyantes parfois que la strychnine, le curare, l'acide prussique et autres redoutables alcaloïdes. Rapide ou lente, partielle ou générale, cette sidération nerveuse qui fait, en somme, tout le danger des atteintes infectieuses, ne manque dans aucune circonstance. Et dans les cas particulièrement graves, elle survit aux germes qui l'ont déterminée, ne cédant que peu à peu aux efforts combinés de la nature et de la thérapeutique. Elle n'en représente pas moins la forme la plus habituellement curable de la « neurasthénie aiguë ».

Une cause assez étrange, essentiellement contemporaine, parce qu'elle est la conséquence directe de l'audacieuse captation des éléments que l'industrie actuelle asservit à ses insatiables besoins ; c'est le « choc traumatique » porté à son maximum de pouvoir vulnérant et considéré dans son action générale sur l'organisme, avec ou sans lésions locales appréciables. Tels les accidents de chemins de fer, d'automobiles, les violentes explosions de mines ou de machines, qui déterminent sur l'axe cérébrospinal et sur les plexus viscéraux d'incalculables ébranlements. Et comme les effets de ce retentissement intime ne sont pas nécessairement immédiats, que souvent même ils mettent très longtemps à se produire, et qu'ils affectent une préférence marquée pour les cas sans lésions objectives, on ne pouvait se défendre tout d'abord à leur égard d'une excusable suspicion. D'autant que les questions préjudiciables qu'ils soulèvent inévitablement mettent en conflit suraigu les intérêts les plus contradictoires. Mais les faits d'observation de ce genre se sont tellement multipliés, dans ces derniers temps, qu'il n'est plus possible de les récuser. Les parties « en cause » ne peuvent aujourd'hui raisonnablement contester que leurs exagérations mutuelles. Ajoutons que ce mode neurasthénique est malheureusement aussi difficile à guérir qu'à légitimer.

Les facteurs d' « ordre physique » que nous venons de passer en revue n'auraient, malgré tout, qu'une sûreté d'action très relative, s'ils ne trouvaient dans l' « état moral » de leur victime une complicité toujours disposée à les seconder. Jamais époque n'a si orgueilleusement prétendu réaliser le maximum du développement moral de l'individu ; théories et leçons de choses s'empressent à l'envi de dénoncer le joug dégradant de la « superstition » et des préjugés surannés : « Devoirs facultatifs », « Droits intransigeants », voilà désormais le seul idéal compatible avec la dignité humaine. Pour Dieu la raison ; le bien-être pour culte ; l'égalité pour code. Des principes aussi radicaux devaient nécessairement entraîner dans le « monde moral » une révolution égale à celle que les conquêtes de la civilisation ont imposée au « monde physique ». Et déjà l'on est à même de relever les conséquences directes de ces aspirations immodérées. Relâchement progressif du respect de l'autorité chez les inférieurs et de son exercice chez les supérieurs. N'osant ni ne voulant plus ni commander ni défendre, les chefs et, ce qui n'est pas moins grave, les pères de famille, n'ont plus d'action directrice sur leurs subordonnés ou sur leurs enfants. Ceux-ci, habitués à contenter tous leurs caprices, par l'aveugle indulgence de leur entourage, arrivent bientôt à ne souffrir ni contradictions ni déceptions : par suite, à ne comprendre qu'une existence facile et à considérer comme inutile ou dépassant leurs forces de lutter pour surmonter les moindres obstacles ou les plus vulgaires mécomptes. Le succès sans effort privant la « volonté de son stimulant naturel, celle-ci s'effondre, et le cerveau n'est plus qu'un réceptacle inerte dont le premier « choc » venu, physique ou moral, ouvrira grandement l'accès à la « neurasthénie ».

IV

Nous ne donnerons pas ici la description symptomatique de la « névrose » qui fait l'objet de ce travail. Ce n'est point œuvre didactique, mais prophylactique que nous poursuivons avant tout. Qui ne sait d'ailleurs, aujourd'hui, démasquer les signes caractéristiques de cette physionomie morbide qu'il ne sera peut-être bientôt plus paradoxal de considérer comme normale ? L'expression anxieuse ou tout au moins préoccupée du visage, — la douleur en « casque », — la faiblesse musculaire, l'horreur du travail manuel ou de l'effort, l'insomnie habituelle, l'exacerbation matinale, le bien-être relatif du soir, avec leurs combinaisons infinies de troubles psychiques, névralgiques on gastro-intestinaux ; ce sont là autant de « stigmates » révélateurs et fondamentaux. L'observateur le moins exercé ne peut s'y tromper que volontairement.

Du pronostic et du traitement nous ne dirons pas davantage et pour la même raison. Quels que soient sa « forme » et son « degré », la « neurasthénie » ne compromet pas nécessairement par elle seule l'existence du patient ; elle se borne à la troubler. Bien loin de là son empreinte aurait plutôt la valeur d'un brevet de « longue vie », si l'on n'éprouvait quelque scrupule à formuler une assertion aussi peu vraisemblable au premier abord. Et cependant la réalité des faits ne permet guère de la mettre en doute, en l'appuyant au besoin d'une explication assez plausible. Obligé de s'observer minutieusement et d'éviter avec la plus vigilante attention les occasions, — combien nombreuses ! — qui pourraient lui nuire, refroidissement, fatigues, écarts de régime, etc., le « neurasthénique » échappe par là même aux causes ordinaires de maladies et de mort prématurée que le « robuste » brave avec un si présomptueux dédain. Mais combien plus sûrement celui-ci parviendrait-il à cet inappréciable résultat, s'il imitait, de ce « chétif » dont il se raille, la prudente réserve et la sage méfiance.

Toutefois, si à ce point de vue exclusif et fort discutable, la déchéance nerveuse a cela de commun avec la plupart des « maux » de n'être pas absolument dépourvue d'utilité, qui oserait soutenir que ses méfaits ne constituent pas aujourd'hui, pour l'humanité, un lourd et menaçant fléau ! Au train vertigineux de notre civilisation, qui pourrait entrevoir sans effroi la progression ininterrompue de cette impressionnabilité dont nous souffrons déjà si vivement ? L'ère des « concordats » ne semble-t-elle pas aussi virtuellement close, même en physiologie ? Et n'allons-nous pas assister à la rupture définitive des rapports diplomatiques qui limitaient, — assez péniblement, il faut bien en convenir, — les velléités d'indépendance mutuelle de ces deux collaborateurs inséparables mais rivaux, le sang et les nerfs ?

Il n'est pas, pour l'avenir de notre race, de plus inquiétante éventualité. Les conditions actuelles de sa vie sociale exposent en effet tout particulièrement la nation française à ces redoutables aléas biologiques. Prédestinés par une mystérieuse aptitude native à devancer tous les peuples dans la voie des évolutions rapides, nous sommes incontestablement, à l'heure qu'il est, les mieux préparés à subir ou à compléter cette révolution ethnique dont on ne peut calculer les suites. Mais comment la retenir ou la retarder, ou, plus sagement peut-être, l'aiguiller sur une voie moins périlleuse ? Avec l'énorme quantité de mouvement qui nous entraîne, pour ainsi dire malgré nous, chaque jour plus avant, est-il à présent possible de faire machine en arrière, ou même d'enrayer la marche ? Quel frein assez puissant pourrions-nous mettre en jeu ?

Issue d'un concours de circonstances diverses et tendant fatalement au même but, la question ne peut se résoudre que par une association soutenue d'efforts appropriés. Ne pas perdre de vue surtout la donnée fondamentale du problème qui n'est autre que la recherche de la f pondération a en toute chose. Cette conciliante formule a cela d'encourageant qu'elle n'est, a priori, exclusive d'aucune des obligations plus ou moins définitives du modus vivendi actuel. Telle quelle, pour relative et restreinte qu'elle apparaisse, elle mérite d'arrêter l'attention des « éducateurs et des « arbitres du monde » ; de tous ceux, en un mot, qui par leur naissance, leur fortune, leurs fonctions ou leurs connaissances, imposent à la société l'autorité de leurs actes et la suggestion de leurs exemples.

Ce n'est point à l'arsenal des lois répressives, plus que jamais surabondamment pourvu, que nous demanderons les moyens correcteurs d'une déviation psycho-pathologique arrivée, ou peu s'en faut, au dernier degré de tension. Les amendes et la prison, avec ou sans « sursis », même partout ailleurs qu'à l'attrayante villégiature de « Fresnes », auraient bientôt perdu, par excès de banalité, leur précaire valeur de sanction préventive. Pas n'est besoin davantage d'organiser à grand bruit des « ligues » et des « manifestations ». Elles ne sauraient trop où siéger. Œuvre de persuasion documentée et de démonstration ad hominem, c'est en « payant d'exemple », en prêchant avec conviction la bonne cause dans les conférences et dans la presse, que les « volontaires » de la vraie « défense humanitaire pourront engager le combat avec quelque chance de succès.

Est-il réellement besoin d'entrer dans les détails du thème de l'action et d'en préciser les phases successives ?... L'urgence et la nature des opérations ne peuvent guère s'accommoder d'une réglementation trop méthodique. Levée en masse avec initiative individuelle, tel doit être le mot d'ordre de cette salutaire croisade. Dénoncer en toute occasion les dangers immédiats et les pernicieuses conséquences des innovations témérairement adoptées avant épreuves suffisantes ; — crier en tous les idiomes « casse-cou » aux affolés de vitesse ; — prendre à parti les procédés culinaires soi-disant perfectionnés qui n'ont d'autre résultat que de priver les mets de leur saveur naturelle et de leurs qualités réparatrices ; veiller à la scrupuleuse conservation de l'intégrité des matières premières de la nutrition ; proscrire ou réglementer par tous les moyens la vente et la fabrication des produits impropres ou nuisibles comme l'alcool, le beurre artificiel, le lait improvisé ou additionné, les vins frelatés, les farines amidonnées, etc., qui constituent de nos jours la base de l'alimentation de la quasi totalité des populations urbaines ; répandre à profusion la notion de l'incomparable supériorité hygiénique des campagnes qui, seules, peuvent libéralement assurer l'air, le logement et la nourriture aux déshérités de la fortune, ce dont les villes, en dépit de la majoration des salaires, ne leur eurent jamais qu'un insaisissable mirage ; opposer aux diatribes des sectaires ou des utopistes la saine doctrine de la nécessité physiologique du travail manuel, si éloquemment confirmée par les exemples multipliés du surmenage précoce auquel sont inexorablement voués la plupart des « fruits secs « des études supérieures.

Tout vrai progrès social doit venir à son heure et respecter la limite d'adaptation des facultés organiques. C'est surtout en pareille matière qu'il convient de rappeler que la nature ne supporte pas d'être brusquée. Si Messieurs les politiciens voulaient bien aussi, de temps à autre, user eux-mêmes du « droit de grève » qu'ils octroient sans restriction à leurs dociles clients, les vannes accélératrices du courant ne seraient pas si imprudemment levées, et des améliorations durables, parce que opportunes, se substitueraient aux chimériques tentatives qui ne font qu'aggraver le malaise et redoubler, avec le trouble des esprits, les dérèglements de-la vie matérielle.


Notes

(1) Parmi les nombreux méfaits de ce machinisme culinaire, le plus sensible est à mon avis la disparition irrévocable du « rôti à la broche », vrai chef-d'œuvre de cuisson graduée et savoureuse qui justifiait si bien le dicton assez prétentieux au premier abord : « On naît poète, mais on devient rôtisseur », tout comme pour les orateurs de marque.

(2) Nous nous bornons à signaler, sans insister, à l'attention du lecteur, cette considération personnelle et inédite qu'il serait tout aussi imprudent dans l'état actuel de la question, de traiter en quantité négligeable que d'exposer avec trop de sollicitude.

Référence

Louis Delmas, « Le mal du siècle ; nervosisme — neurasthénie », in Le Correspondant, 76e année, Paris, 25 janvier 1904, p. 334 à 353.

dimanche 21 juin 2015

Le temps de sommeil nécessaire, selon le Docteur Ox, 1906



Le sommeil de Saint Pierre, G. A. Petrini, 1725-1750, Louvre


Les préceptes de l’École de Salerne font encore loi en cette matière. Ils fixent à sept heures la durée moyenne du sommeil nécessaire à l'homme (1). L’École de Salerne estimait qu'un sommeil plus prolongé est nuisible et recommandait de ne pas dormir plus de neuf heures. Ceci peut se défendre à l'aide d'arguments théoriques qui représentent le sommeil comme une intoxication, notre machine s'encrassant de produits toxiques en même temps qu'elle se repose. Mais si une machine se rouille en ne fonctionnant pas assez, elle s'use encore plus vite en fonctionnant trop et trop longtemps.

Le dicton populaire de nos pères était plus généreux que l’École de Salerne :

Lever à six, coucher à dix,
Fait vivre l'homme dix fois dix.

Cela fait huit heures de sommeil. Mais ce dicton remonte à un temps où l'on dînait à dix heures et où l'on soupait à six. Et puis nos pères étaient des gens heureux, qui ne connaissaient ni le gaz, ni l'électricité, ni les music-halls, ni le bridge, ni bien d'autres choses encore dont nous avons orné notre existence. Ils se couchaient quand il faisait nuit et ils se levaient quand il faisait jour. Nous avons changé tout cela. Nous sortons à peine de table à l'heure où ils se mettaient au lit et beaucoup se couchent à l'heure où ils se levaient. Nous brûlons, comme on dit, la chandelle par les deux bouts, ce qui fait que parfois elle s'éteint au milieu.

Bref, nous vivons si vite que nous n'avons même pas le temps de dormir. Et les hygiénistes se demandent, non sans raison, si les lois salernitaires [= de Salerne], faites pour des temps plus calmes, s'adaptent encore à une époque où il n'y a plus de différencie entre le jour et la nuit, et si l'exubérante prolification de neurasthéniques, de fatigués, de dégénérés et même d'aliénés qui caractérise les débuts du vingtième siècle ne tient pas tout simplement à une insuffisance de sommeil.

Pour le docteur Crickton Browne, dont les travaux sur ce sujet font autorité, cela ne fait pas de doute, et l'auteur anglais n'hésite pas à considérer le n sommeil restreint n comme une des causes principales de la dégénérescence de la race.

Si le manque de sommeil a une influence fâcheuse sur l'organisme, c'est surtout chez les enfants et les jeunes gens que cette influence doit se manifester. La machine, à cet âge, doit d'autant plus facilement se détraquer qu'elle est encore inachevée. Elle est encore à l'essai, pour ainsi dire, et il semble bien qu'à forcer ses rouages on risque de les fausser. Cependant, si les uns estiment que pas assez de sommeil engendre le surmenage et la neurasthénie, d'autres soutiennent que trop de sommeil porte l'enfant à la paresse et aux mauvaises habitudes. La question préoccupe donc à juste titre les éducateurs de la jeunesse, Qui essaient de préciser une moyenne.

Il y a quelques années, une commission suédoise procéda à une enquête dans les écoles de Stockholm. L'enquête établit que, parmi les élèves qui ne dormaient pas le temps nécessaire, on observait 25 pour 100 de plus de maladies et d'indispositions que chez les autres. Et la commission fixa ainsi la moyenne de sommeil nécessaire : pour les enfants de quatre ans, douze heures ; pour les enfants de sept ans, onze heures ; pour les enfants de neuf à quatorze ans, dix heures ; pour les jeunes gens de quatorze à vingt et un ans, neuf heures.

Le docteur Hyslop, médecin d'une grande école anglaise, est encore plus pessimiste sur les effets nuisibles d'un sommeil insuffisant. D'après ses observations, 90 pour 100 des malades admis à l'infirmerie souffraient du manque de sommeil. Dans son travail sur l'hygiène mentale de l'enfance, il décrit, sous le nom d' « indigestion mentale », tout un ensemble de symptômes nerveux qui ne sont pas rares chez l'enfant : sommeil agité, cauchemars, terreurs nocturnes ; et ces symptômes, aussi bien d'ailleurs que le somnambulisme et même les convulsions, il n'hésite pas à les considérer comme la conséquence habituelle d'un repos insuffisant du cerveau.

Mais l'enquête la plus instructive à cet égard est celle qu'ont faite les docteurs Acland et Onou dans quarante grandes-écoles anglaises et américaines. Toutes les réponses constatent l'importance du sommeil chez les enfants et les jeunes gens en voie de développement, et les dangers auxquels on les expose en écourtant le temps de sommeil nécessaire. Le professeur Mac Kendrick déclare qu'il faut dix heures de sommeil, été comme hiver, aux jeunes gens, et il a sou vent remarqué l'air fatigué et la résistance moindre de ceux qui dormaient moins. Le professeur Sherrington fait observer qu'un enfant exhale 500 centimètres cubes d'acide carbonique par kilogramme de poids, tandis qu'un adulte n'en fournit que 300. Les combustions chez l'enfant sont donc plus actives que chez l'adulte : le repos doit être plus prolongé. Pour M. Sherrington, un enfant dé treize à quinze ans doit se coucher à neuf heures et dormir dix heures.

C'est ce chiffre de dix heures de sommeil que réclament la majorité des réponses pour un jeune homme en voie de croissance, c'est-à-dire de treize à seize ans. Sur 27 médecins d'école, 9 demandent dix heures ; 8, de neuf heures et demie à dix heures ; 6, de neuf heures à neuf heures et demie ; 4, neuf heures comme. minimum. Aucune réponse ne conclut à un temps de sommeil inférieur à neuf heures.

En somme, de cette enquête, où physiologistes, médecins et maîtres d'école sont d'accord, il résulte qu'un adolescent a besoin de neuf heures et demie à dix heures de séjour au lit, et qu'un sommeil insuffisant prédispose aux maladies et surtout à l'épuisement nerveux.

Avec quelques variantes, les adultes et les hommes faits peuvent aussi faire leur profit de ces conclusions, et les lois de l’École de Salerne me paraissent à réviser. Sept heures de sommeil, cela pouvait suffire au temps, « où la reine Berthe filait ». Mais, maintenant que les reines courent les routes en automobile, huit à neuf heures de sommeil ne sont pas de trop. Nous ne dormons pas assez et nous dormons mal. Et c'est pourquoi, à quarante-cinq ans, nous avons déjà les artères dures et les nerfs détendus.

Il ne faut pas croire que le sommeil soit moins nécessaire à l'homme qui fatigue son cerveau qu'à l'homme qui fatigue ses muscles. Le citadin, l'homme de bureau a besoin de dormir plus longtemps que le paysan qui travaille la terre, et cela parce qu'il dort moins bien. La qualité n'importe pas moins ici que la quantité. L'homme des villes se couche trop tard et son sommeil est moins « reposant » que celui de l'ouvrier manuel qui s'endort sa journée faite et se réveille dispos à l'aurore. On a dit que le monde est à ceux qui se lèvent tôt -il faut ajouter à une condition, c'est qu'ils se couchent de bonne heure.


Note

(1) On trouve le texte suivant dans : Ch. Meaux Saint-Marc (trad.), L'école de Salerne, J.-B. Baillère et fils, Paris, 1880, p. 69-70.

Sex horis dormire sat est juvenique senique ;
Septem vix pigro, nulli concedimus octo.

Ad minus horarum septem fac sit tibi somnus,
Si licet ad nonam, nunquam ad decimam licet horam.

Dormir six heures est suffisant pour le jeune homme et le vieillard ;
nous en accordons difficilement sept au paresseux, à aucun, [nous n'en accordons] huit.

Que ton sommeil soit pour toi au moins de sept heures,
Si l'on en permet jusqu'à neuf heures, jamais l'on en permet jusqu'à dix.
[traduction par l'auteur de ce blog]


Référence

Docteur Ox, « Le temps de sommeil », in Le Matin, 23e année, n°8818, 18 mai 1906, p. 1.

La note a été rajoutée par l'auteur de ce blog.

vendredi 15 février 2013

Les passions, selon J.-B. F. Descuret, 1841


CHAPITRE I

S'il y a tant de confusion dans les choses,
c'est qu'on en laisse beaucoup trop dans les mots

Le mot passion, d'après son étymologie (Πάθος), désigne une souffrance ou du moins une émotion produite en nous, tantôt par une impression venue du dehors, tantôt par une impulsion engendrée dans notre intérieur. Dans les deux cas, cette émotion ébranle plus ou moins le cerveau, organe intermédiaire entre l'âme et le corps, et par lui est renvoyée sur tous les points de l'économie, à l'aide de nombreux conducteurs appelés nerfs.
Toutes les affections vives, toutes les passions, ayant le triste privilège de rendre le corps malade non moins que l'esprit, ces deux termes s'emploient également en parlant du physique et du moral : ainsi l'on dit que les affections organiques du cœur sont souvent le résultat d'affections morales, et anciennement l'on donnait les noms de passion hypochondriaque et de passion hystérique à des maladies qui ont leur siège dans les hypochondres ou dans l'utérus.
Les passions, disent quelques auteurs, sont ainsi nommées, parce que l'homme ne se les donne pas, niais qu'il les subit, qu'il est soumis à leur action, qu'il y est passif.
« Nous appelons passions, dit le docte et judicieux Bergier, les inclinations ou les penchants de la nature poussés à l'excès, parce que leurs mouvements ne sont pas volontaires : l'homme est purement passif lorsqu'il les éprouve ; il n'est actif que quand il y consent ou qu'il les réprime. »
Si les moralistes sont d'accord sur l'étymologie de ce mot, il n'en est pas ainsi de l'acception qu'on doit lui donner, et par conséquent de sa définition.
Le chef de l'école stoïcienne, Zénon, définit la passion , un trouble d'esprit contre nature, qui détourne la raison de sa voie.
Galien, d'après les idées d'Hippocrate et de Platon, considère les passions comme des mouvements contre nature de l'âme irraisonnable, et il les fait toutes provenir d'un désir insatiable. H ajoute qu'elles font sortir le corps de l'état de santé.
Descartes les considère comme des mouvements produits par les esprits vitaux émanés de la glande pinéale (siège de l'âme, selon lui) et qui viennent diversement agiter toutes les parties du corps humain.
Le plaisir nous émeut agréablement : nous nous portons vers lui ; la douleur produit sur nous un effet contraire : nous la fuyons. Cette attraction et cette répulsion ont été appelées mouvements de l'âme, non que l'âme puisse changer de place (un être immatériel n'occupant pas de lieu), mais seulement pour indiquer que, dans son amour et dans son aversion, l'âme s'unit avec les objets ou s'en sépare, de même que le corps s'en approche ou s'en éloigne. D'après ces considérations , Bossuet et d'autres moralistes chrétiens définissent les passions, «des mouvements de l'âme, qui, touchée du plaisir ou de la douleur ressentie ou imaginée dans un objet, le poursuit ou s'en éloigne. »
Selon Gall et Spurzheim, les noms d'affection et de passion ne conviennent nullement aux facultés primitives de l'âme. Le premier doit s'appliquer uniquement aux modifications que présentent les facultés, et le second à l'excès de leur activité. Ainsi l'affection ne serait qu'un mode de qualité, la passion qu'un mode de quantité.
Certains moralistes ont confondu les affections et les passions ; d'autres ont cru devoir rassembler, sous le titre de passions, une foule de travers d'esprit habituels, et jusqu'à des caprices aussi futiles que passagers. La plupart cependant ont réservé le nom d'affections aux sentiments en quelque sorte passifs, tels que la tristesse, le chagrin, la crainte, et ils ont seulement qualifié de passions les sentiments éminemment actifs, tels que l'amour, la haine, la colère, l'ambition.
Quelques savants médecins prétendent que le besoin d'exercer les facultés de l'intelligence peut bien donner naissance à des goûts très-vifs, tels que celui de la poésie, de la peinture, de la musique ; mais que ces goûts ne sont jamais poussés jusqu'à la passion. Malgré mon respect pour leur autorité, je ne puis admettre une opinion que des faits assez multipliés m'ont paru complétement détruire. J'ai eu, en effet, maintes occasions d'observer des peintres, des poètes, et surtout des musiciens, qui montraient pour leur art un penchant, un goût, une ardeur qui allait jusqu'au délire, jusqu'à une véritable et violente monomanie, terminaison funeste et malheureusement trop fréquente des grandes passions.
Ce désaccord qui règne entre les écrivains sur l'acception que doit avoir le mot passion provient bien certainement de ce que son étymologie lui donne un sens trop vague et même illimité. En effet, qui dit passion, dit souffrance, d'où il suivrait que toute émotion éprouvée serait une passion.
Pour faire cesser une pareille confusion, il est absolument nécessaire de restreindre la signification de ce mot, et de bien préciser le sens qu'il doit avoir. Sans cela, l'un dira d'une manière absolue que les passions sont bonnes ; un autre, qu'elles sont nécessairement mauvaises ; un troisième, qu'elles ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, et que leur qualité dépend de l'usage qu'on en fait. « Toutes nos passions, dit Rousseau, sont bonnes quand on en reste le maître ; toutes sont mauvaises quand on s'y laisse assujettir. »
Avant d'indiquer la définition à laquelle je m'arrête, je crois devoir présenter succinctement quelques considérations, dans le double but de justifier ma préférence, et de dissiper l'obscurité répandue sur ce point fondamental de la science.
L'homme est un être éminemment actif ; il est sollicité a l'action tantôt par des impulsions intérieures, tantôt par des impressions venues du dehors et transmises à l'âme par les sens. De ces impulsions et de ces impressions résultent pour lui des besoins nombreux, mobiles de toutes ses actions. L'animal et l'enfant obéissent immédiatement à la stimulation du besoin ; l'homme, j'entends ici l'homme complet, n'agit, ne satisfait habituellement ce besoin qu'après avoir jugé s'il peut ou s'il doit le satisfaire. L'homme est donc conduit par deux guides, le besoin et la raison : l'un qui le sollicite et le pousse, l'autre qui l'éclaire et le retient. Aussi la vie humaine n'est-elle, comme nous l'avons déjà vu , qu'une lutte presque continuelle entre le devoir et le besoin. Ajoutons que tout besoin trop violemment senti provoque en nous un désir d'une égale violence, nous fait agir instantanément, aveuglément, contre notre devoir, notre intérêt, notre volonté : eh bien! voilà la passion , qui n'est autre chose que la tyrannie d'un besoin.
Je dis d'un besoin : en effet, nous le verrons plus tard, l'homme n'est qu'un composé de besoins, et, pendant la fièvre de la passion, son esclavage, sa position passive, n'existe le plus souvent que parce qu'il n'a pas satisfait d'une manière harmonique ses autres besoins, qui, dans l'état normal, peuvent toujours servir de contre-poids à celui qui l'entraîne habituellement. Aussi, parmi les hommes privés de toute éducation, l'on voit constamment dominer les besoins de l'animal ; chez ceux qui n'exercent qu'une partie de leurs besoins supérieurs, autrement dit de leurs facultés intellectuelles, l'on voit ces facultés privilégiées se développer, par l'exercice , au détriment de celles qu'on a imprudemment négligées : c'est ainsi que la mémoire et l'imagination courent les rues, tandis que le jugement et le sens moral sont excessivement rares. Enfin, les individus qui satisferaient exclusivement leurs besoins sociaux se trouveraient privés d'une foule de jouissances intellectuelles, et surtout de l'élément religieux, qui seul peut sanctionner la moralité de leurs actes.
En résumé, les passions ne sont que des besoins trop violemment sentis, que des désirs immodérés, que la tyrannie d'un besoin qui ordinairement fait taire les autres, quand il ne les contraint pas à le servir.
Voyons maintenant la distinction qu'il faut établir entre les émotions, les sentiments, les affections, les vertus, les vices et les passions.
Les émotions sont des excitations plus ou moins vives de notre sensibilité ; elles sont agréables ou pénibles. Dans les deux cas, elles peuvent aller jusqu'à briser les ressorts de l'organisme ; elles agissent alors à la manière des passions violentes, et deviennent même, par l'habitude, de véritables passions : aussi un moraliste judicieux, M. de Lévis, a-t-il remarqué que «de tous les besoins factices, le plus dangereux est celui des émotions. »
Les mots sensations, sentiments, perceptions, désignent également les impressions que les objets font sur l'âme, avec cette distinction, généralement admise, que la sensation s'arrête aux sens, que le sentiment va au cœur, et que la perception s'adresse à l'intelligence. Tous les trois déterminent en nous des ébranlements nerveux, des émotions de plaisir et de joie, de douleur et de tristesse, sources premières de nos passions.
De même que le mot sentiment, celui d'affection (dérivé du verbe afficere, toucher, faire impression) indique simplement un modo de sentir, une manière quelconque d'être affecté. L'affection, dont le caractère habituel est une douce activité, se montre à chaque instant susceptible de divers degrés, et se métamorphose en ardeur, en impétuosité, en déraison, en passion. Chez la femme mère surtout, il n'est pas rare de voir l'affection portée jusqu'au dévouement, sorte de consécration qui la fait s'oublier elle-même pour se donner tout entière à l'être qui lui doit la vie.
Généralement parlant, on donne le nom de vices à la dégradation de nos sentiments, et celui de vertus à leur perfection. Quand les vices ne constituent pas des passions, ils n'en sont guère éloignés. La théologie les nomme péchés. Ce sont autant de retours vers l'animalité. Nous verrons ailleurs que les progrès du vice sont infiniment plus rapides que ceux de la vertu, et que leur habitude est également beaucoup plus forte et plus tenace.
Considérée sous le point de vue social, la vertu est la conformité de notre volonté particulière à la volonté générale ; c'est aussi une préférence habituelle de l'intérêt général à l'intérêt particulier.Cette préférence généreuse ne s'acquiert pas sans livrer de nombreux combats à notre égoïsme ; elle atteste la force de l'âme, et c'est précisément pour cela qu'elle mérite le nom de vertu (1). Elle devient tous les jours de plus en plus rare dans nos sociétés modernes.
Aux yeux de la religion , la vertu est le triomphe de la volonté sur nos mauvaises inclinations ; c'est aussi la santé de l'âme, conservée par l'innocence, ou recouvrée par le repentir.
Les moralistes admettent quatre vertus principales, qu'ils ont appelées cardinales, parce qu'ils les regardent comme le fondement de toutes les autres : ce sont la prudence, qui les dirige ; la justice, qui les gouverne ; la force, qui les soutient, et la tempérance, qui les circonscrit dans de justes limites.
Les trois vertus théologales du chrétien sont la foi, l'espérance, et la charité, qui embrasse les deux autres, parce quelle est le lien d'amour qui unit l'homme à l'homme, en unissant l'homme à Dieu.
Une remarque faite depuis longtemps, c'est que la plupart des vertus sont placées entre deux vices comme entre deux écueils ; aussi, en voulant éviter l'un on tombe souvent dans l'autre, si l'on ne se tient pas ferme dans cet étroit milieu qui les sépare.
Comme tous nos penchants naturels ou factices, les vertus mêmes peuvent donc dégénérer en passions, lorsqu'elles sont poussées à l'extrême, lorsqu'il y a excès dans leur exercice. On reconnaît qu'elles sont arrivées à ce degré quand elles faussent le jugement ou qu'elles le paralysent.

CHAPITRE II

Il faut classer les passions pour les étudier, tout en
reconnaissant que leur classification restera toujours imparfaite.

Les combats intérieurs de l'homme, cette lutte incessante qui règne entre ses penchants et sa raison, ont conduit Pythagore et Platon à reconnaître dans notre âme deux parties : l'une , forte et tranquille, assise dans la citadelle du cerveau, comme dans un olympe placé au-dessus des orages ; l'autre, faible et farouche, agitée par les tempêtes des passions, et, comme la brute, se vautrant dans la fange des voluptés.
Cette division de la nature de l'homme, en raisonnable et en irraisonnable, a aussi été adoptée par saint Paul, saint Augustin , et plusieurs autres Pères de l'Église ; Bacon, Buffon, Lacaze, l'ont également admise, et on la trouve reproduite dans la distinction des deux vies animale et organique établie par Bichat. Quelques philosophes anciens ne se bornèrent pas à distinguer dans l'homme deux âmes, l'une supérieure et l'autre inférieure ; ils en admettaient une troisième, et les localisaient de la manière suivante : l'âme raisonnable avait son siège dans le cerveau ; l'âme animale ou concupiscible, dans le foie; la vitale ou irascible, dans le cœur.
Suivant les stoïciens, les passions dérivent de l'opinion, soit de deux biens, soit de deux maux ; ce qui constitue quatre passions primitives : le désir et la joie, la tristesse et la crainte ; ils les subdivisaient en trente-deux passions secondaires.
Les épicuriens réduisaient toutes les passions à trou : la joie, la douleur, le désir.
Pendant le moyen âge, la philosophie péripatéticienne, qui était en vogue, fit classer les passions d'après l'ordre de leur génération établi par Aristote : 1° amour et haine ; désir et aversion ; espérance et désespoir ; crainte et audace ; colère ; 6° enfin, joie et tristesse.
Saint Thomas d'Aquin, dans sa Somme théologique, admet onze passions, qu'il classe dans l'ordre suivant : l'amour, la haine, le désir, l'aversion, la joie ou délectation, la douleur ou tristesse, l'espérance, le désespoir, la crainte, l'audace, et la colère. Les six premières, qui n'ont besoin pour être excitées que de la présence ou de l'absence de leur objet, y sont rapportées à l'appétit concupiscible, parce que le désir (concupiscentia) y domine. Les cinq autres, qui ajoutent la difficulté à l'absence ou à la présence de leur objet, sont rapportées à l'appétit irascible, parce que la colère (ira) ou le courage (2) y trouve toujours quelque obstacle à surmonter.
Après avoir mentionné cette division, qui fut longtemps adoptée dans les écoles, Bossuet pense, avec saint Augustin et le père Senault (3), que toutes les passions peuvent se réduire à une seule, qui est l'amour. Ainsi, « la haine qu'on a pour quelque objet ne vient que de l'amour qu'on a pour un autre ; le .désir n'est qu'un amour qui s'étend au bien qu'il n'a pas, comme la joie est un amour qui s'attache au bien qu'il a ; l'audace est un amour qui entreprend ce qu'il y a .de plus difficile pour posséder l'objet aimé ; l'espérance est un amour qui se flatte de posséder cet objet, et le désespoir un amour désolé de s'en voir privé à jamais ; la colère est un amour irrité de ce qu'on veut lui ôter son bien, et qui s'efforce de le défendre, etc. ; enfin, ôtez l'amour, il n'y a plus de passions , et posez l'amour, vous les faites naître toutes » (De la Connaissance de Dieu et de soi-même).
Toutes les affections, que Bossuet rapporte à l'amour, considéré comme besoin de posséder ce qui nous est agréable, La Rochefoucault, Helvétius, et d'autres moralistes les ont réduites à l'amour-propre, ou plutôt à l'amour de soi, à l'intérêt personnel.
Descartes reconnaissait six passions primitives, savoir : l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse.
D'après de La Chambre, premier médecin de Louis XIII, les passions humaines, soit qu'elles s'élèvent dans la volonté ou appétit intellectuel, soit qu'elles se forment dans l'appétit sensitif, peuvent être divisées en simples et en mixtes. Les simples, qui ne se trouvent que dans la partie irascible, ou bien dans la partie concupiscible, sont au nombre de onze, savoir : l'amour et la haine, le désir et l'aversion, le plaisir et la douleur, l'espérance et le désespoir, la hardiesse et la crainte, enfin la colère. Les passions mixtes, qui procèdent à la fois des deux parties irascible et concupiscible, sont les neuf suivantes : la honte, l'impudence, la pitié l'indignation, l'ennui, l'émulation, la jalousie, le repentir, et l'étonnement.
Quelques psychologistes avaient cru pouvoir admettre des passions simples et des passions composées, des passions physiques et des passions morales ; mais, quand il s'est agi d'établir ce qui était absolument simple ou absolument physique, ils ne se sont plus entendus.
Les médecins modernes, s'occupant peu de la nature intime ou du nombre des principales passions, nombre toujours arbitraire, mais envisageant plutôt leur influence sur l'organisme, ont préféré les distinguer en agréables et en pénibles ; en violentes, en douces et en tristes ; en persistantes ou en passagères ; en expansées ou en oppressives ; en excitantes ou en débilitantes, etc.
Les économistes, les considérant dans leurs rapports avec le bonheur public, ont admis des passions permises et des passions défendues, ou bien encore des passions vertueuses, vicieuses et mixtes.
La religion distingue des péchés mortels et des péchés véniels (4).
Quant à la législation, elle ne s'inquiète que de punir les contraventions, les délits et les crimes.
Dans ses considérations générales sur les sentiments moraux, le brillant et ingénieux auteur de la Physiologie des passions, M. Alibert, reconnaît quatre penchants innés, qu'on peut envisager comme les lois primordiales de l'économie animale , savoir :
1° l'instinct de conservation ;
2° l'instinct d'imitation ;
3° l' instinct de relation ;
4° l' instinct de reproduction.
Notre savant physiologiste, M. Magendie, distingue des passions animales et des passions sociales.
M. Scipion Pinel admet des passions viscérales et des passions cérébrales ; et M. Marc les divise en innées et en factices ou acquises.
Dans un traité fort remarquable sur les Passions appliquées aux beaux-arts, M. Delestre les divise en excentriques, en concentriques, et en concentrico-excentriques, suivant qu'elles agissent de dedans en dehors, de dehors en dedans, ou qu'elles participent de ces deux modes d'action.
D'après Gall, Spurzheim et d'autres phrénologistes, il y aurait autant de passions que de facultés primitives ; mais ces auteurs ne sont d'accord ni sur la distinction, ni sur le nombre de ces facultés. Quoi qu'il en soit, Spurzheim partage les facultés humaines en affectives et en intellectuelles ; puis il subdivise ces deux ordres, le premier, en penchants et en sentiments ; le second , en facultés perceptives et en facultés réflectives (5).
On a encore voulu faire admettre,
1° des instincts, comme expression de désirs matériels et organiques ;
2° des passions proprement dites, correspondant à des désirs moraux indépendants de la volonté, division aussi erronée en physiologie qu'en morale, puisque toutes nos fonctions sont essentiellement solidaires, et qu'elles ne s'exercent que pour l'ensemble d'un être créé libre et intelligent.
Enfin, un laborieux et célèbre utopiste de nos jours, Charles Fourier, distingue douze passions primitives, qui, d'après son système, rendent, l'homme sociable, le stimulent aux belles actions, et enfantent toutes les merveilles de l'industrie. Les cinq premières, appelées sensitives, parce qu'elles proviennent de nos sens, sont plutôt matérielles que spirituelles : ce sont elles qui d'abord excitent l'homme au travail et à l'industrie. Quatre autres passions, au contraire, plutôt spirituelles que matérielles, forment la chaîne de tous les liens sociaux, et font vivre l'homme dans ses semblables plus qu'en lui-même : ce sont l'amour, l'amitié, l'ambition, le famillisme ; les trois dernières, nommées distribuées, sont la cabaliste, ou esprit de parti ; la papillonne, ou besoin de variété périodique ; et la composite, ainsi appelée parce qu'elle naît de l'assemblage de plusieurs plaisirs des sens et de l'âme goûtés simultanément ; elle crée l'enthousiasme, ou fougue aveugle, dans les travaux, en opposition avec la fougue réfléchie de la cabaliste, source précieuse des rivalités émulatives. L'usage des passions distributives est de faire concorder les ressorts sensuels avec les ressorts affectueux, et de servir de base à tout le mécanisme des groupes et séries passionnées. « Titrées de vices, quoique chacun en soit idolâtre, ces trois passions, dit Fourier, sont réellement des sources de vices en civilisation, où elles ne peuvent opérer que sur des familles ou corporations. Dieu les a créées pour opérer sur des séries de groupes contrastées ; elles ne tendent qu'à former cet ordre, et ne peuvent produire que le mal si on les applique à un ordre différent... Lorsqu'on connaîtra en détail l'ordre social auquel Dieu nous destine, on verra que ces prétendus vices, la cabaliste, la papillonne ou alternante, la composite, y deviendront trois gages de vertu et de richesse ; que Dieu a bien su créer les passions telles que les exige l'unité sociale ; qu'il aurait tort de les changer pour complaire à Sénèque et à Platon ; qu'au contraire, la raison humaine doit s'évertuer à découvrir un régime social en affinité avec ces passions. Aucune théorie morale ne les changera jamais ; et, selon les règles de la dualité d'essor 27, elles interviendront à perpétuité pour nous conduire au mal dans l'état morcelé ou limbe social, et au bien, dans l'état sociétaire ou travail sériaire, qui assure le plein développement des passions et de l'attraction. » Telle est l'analyse du système passionnel de Fourier, système dont je suis loin de garantir les merveilleux résultats. (Voyez le Traité de l'Association domestique agricole.)
Après cette longue nomenclature, qui atteste les efforts que l'on a faits pour arriver à une classification exacte des passions, je m'abstiendrais certainement d'en présenter une nouvelle, si elle n'avait reçu l'approbation de quelques savants, et si M. Casimir Broussais ne l'avait déjà adoptée dans son Hygiène morale.

Théorie des besoins. 
 
Tout être organisé a des besoins : l'animal et le végétal ont chacun les leurs ; qui oserait même affirmer que le minéral n'en a pas ? Quant à ceux de l'homme, ils nous apparaissent infiniment plus nombreux que ceux des autres créatures, par cela même que son organisation résume toutes les merveilles des trois règnes. Dieu n'a rien fait d'inutile : l'existence des organes annonce donc l'existence de fonctions destinées tôt ou tard à entrer en exercice. Or, toutes les fois que nos appareils sont aptes à fonctionner, nous en sommes avertis par une certaine émotion, sorte de voix intérieure qui n'est autre chose que le besoin, vraie puissance motrice du mécanisme individuel comme du mécanisme social. Le besoin, une fois distingué, amène bientôt le désir ; le désir la volonté, et la volonté la passion qui, en dernière analyse, n'est autre chose qu'un désir immodéré, ou, comme On l'a déjà vu, que la tyrannie d'an besoin.
Dire que les besoins de l'homme sont très-nombreux, c'est en même temps reconnaître qu'il n'est qu'un composé de passions. Il y en a en effet dans tout son être ; il y en a, en quelque sorte, dans tous les replis de son âme comme dans le moindre de ses organes, parce que, en vertu de l'union mystérieuse de l'âme et du corps, l'homme est tout entier dans chacune de ses facultés, aussi bien que dans chaque partie de lui-même. Permis à notre pauvre raison de le décomposer pour le mieux étudier ; mais reconnaissons bien qu'il reste toujours essentiellement un.
D'après ces puissantes considérations, j'ai cru pouvoir rapporter toutes les passions humaines à trois classes de besoins :
1° à des besoins animaux ;
2° à des besoins sociaux ;
3° à des besoins intellectuels.
On peut sans cloute, en thèse générale, dire que nos besoins sont bons, par cela même que Dieu nous les a donnés ; mais ils ne restent tels, qu'autant que nous nous bornons à en faire un bon usage, et que nous parvenons à les gouverner, au lieu de nous laisser dominer par eux ; autrement, ils ne doivent plus être considérés que comme des passions.
Les besoins animaux ou inférieurs nous sont communs avec la brute : ce sont presque les seuls besoins de la première enfance de l'homme comme de celle des peuples, r
Les besoins sociaux sont plus particulièrement accordés à l'homme qu'aux animaux, bien que ceux-ci lui donnent d'assez fréquentes leçons d'ardeur pour le travail, d'affection pour leurs maîtres, et surtout de reconnaissance envers leurs bienfaiteurs.
Quant aux besoins supérieurs ou intellectuels, ils sont presque exclusivement l'apanage de l'homme, qui ne les.satisfait .souvent, il faut l'avouer, que pour outrager Dieu, qui les lui a départis avec tant de largesse.
Une vérité dont il est malheureusement trop facile de se convaincre, c'est que, dans les pays même les. plus civilisés.., l'on voit encore aujourd'hui les masses obéir plutôt aux besoins inférieurs qu'aux besoins supérieurs, comme si l'homme n'avait pas une autre organisation et une autre destinée que la brute. D'où naît ce mal ? de ce qu'une éducation complète et. sagement progressive ne vient pas de bonne heure donner à l'homme un corps sain et robuste, des sentiments généreux , un esprit droit et cultivé ; de ce qu'une éducation à la fois physique, morale et intellectuelle ne lui apprend pas à mettre en harmonie ses triples besoins comme animal, comme être sociable, comme être intelligent.

CLASSIFICATION DES BESOINS.

1. Besoins animaux.

Ils peuvent tous être rapportés à l'amour de la vie et à sa transmission ; en d'autres termes, à l'instinct de conservation et à celui de reproduction. Ils comprennent d'abord les besoins, essentiellement physiologiques, de calorique, de mouvement, de respiration, d'alimentation, d'exonération. Ces premiers besoins doivent être satisfaits, sous peine de voir bientôt cesser la vie. Deux voix intérieures, le plaisir et la douleur, nous avertissent si la satisfaction est suffisante ou dépassée. C'est ainsi que la tempérance laisse en nous un sentiment de bien - être et de liberté, tandis que la gourmandise et l'ivrognerie nous punissent, par le malaise et l'abrutissement, d'avoir franchi les limites du besoin.
Viennent ensuite les besoins instinctifs de fuir ce qui nous nuit, de repousser et de détruire ce qui nous blesse, d'acquérir les objets nécessaires pour nous nourrir, nous vêtir et nous abriter. Le manque ou l'excès de ces divers besoins enfante la peur ou la témérité, l'apathie, ou la colère poussée jusqu'au meurtre.
Les besoins qui dépendent de l'instinct de reproduction sont : l'amour sexuel, l'amour des enfants, et celui des lieux où l'on a reçu et donné le jour. Rarement ils pèchent par défaut ; au contraire, l'onanisme et le libertinage, l'aveuglement paternel, le fanatisme patriotique et la nostalgie sont les fruits ordinaires de leur surcroît d'activité.
Tous ces besoins ont été appelés instinctifs, parce qu'ils sont éminemment impérieux, et qu'ils nous poussent aveuglément à des actes nuisibles, si le flambeau de l'intelligence ne vient les éclairer et leur montrer la ligne du devoir.

2. Besoins sociaux.

Le besoin d'affection, principe de la sociabilité et du mariage, constitue véritablement l'amour, quand il est joint au besoin générateur ; complétement isolé de lui, c'est l'amitié. Son défaut absolu rend l'homme froid, sauvage et égoïste ; son développement excessif en fait le plus malheureux des êtres, par une susceptibilité trop irritable, qui dégénère en jalousie quand elle se trouve jointe à la méfiance.
La ruse et la circonspection sont utiles à l'homme : par. elles il se défend contre ses ennemis, se tire des positions les plus difficiles, et se ménage des ressources pour l'avenir. Leur excès d'activité produit la fourberie , la pusillanimité et la parcimonie, sœur de l'avarice.
L'amour-propre, ou besoin d'approbation, nous rend sensibles à l'éloge et au blâme, nous inspire le désir de nous distinguer, et devient ainsi l'un des principaux mobiles de notre conduite sociale. Renfermé dans de justes bornes, il donne naissance à l'émulation, aiguillon des belles âmes, source des grandes choses et des grandes vertus. Son défaut engendre l'insouciance, la malpropreté et la paresse ; son développement excessif produit la vanité et l'ambition avec toutes leurs nuances, depuis la passion de la parure et du luxe, jusqu'à la soif immodérée de la célébrité, des honneurs et des conquêtes.
L'estime de soi est un besoin différent de l'amour-propre, avec lequel on l'a longtemps confondue. Trop forte, elle exagère le sentiment de notre valeur personnelle, et nous rend suffisants, hautains, orgueilleux, toujours prêts à nous admirer nous-mêmes, et à nous croire capables de tout. Trop faible, elle nous laisse tomber dans l'avilissement, et ne nous permet pas de nous relever de nos chutes. On reconnaît son développement normal et harmonique à une conduite habituellement remplie de convenances et de dignité : le vrai mérite se respecte, mais n'a pas d'orgueil.
L'homme a besoin de fermeté, et le degré de sa fermeté indique la trempe de son caractère. L'irrésolu, qui ne sait pas ce qu'il veut, l'inconstant, qui ne veut plus aujourd'hui ce qu'il voulait hier, ont été comparés à la girouette qui tourne a tout vent. D'un autre côté, la persévérance dans une résolution doit avoir des bornes ; dès que l'on s'aperçoit qu'on fait fausse route, il faut savoir revenir sur ses pas : l'opiniâtreté n'est que l'énergie de la sottise.

Justice. — C'est à ce besoin éminemment conservateur de l'ordre social que se rattache plus particulièrement la conscience,.sorte de sens moral, révélation intérieure qui nous fait connaître si nos actions sont bonnes ou mauvaises, comme le plaisir et la douleur nous signalent ce qui nous convient ou ce qui nous nuit.
L'esprit de justice, poussé à l'excès, nous rend timorés ou par trop sévères ; son absence fait mettre au même niveau le bien et le mal, et contribue surtout à augmenter le nombre des criminels qui portent atteinte aux personnes et aux propriétés, depuis le braconnier jusqu'au conquérant, depuis les simples filous jusqu'aux usurpateurs, ces grands voleurs de couronnes et d'empires.

Bonté. — Il est un sentiment qui nous fait compatir aux malheurs d'autrui, et qui nous porte aussitôt à les soulager : c'est la bonté, source de la charité chrétienne, et quelquefois de la philanthropie on bienfaisance administrative. Poussée trop loin, elle dégénère en bonhomie, en faiblesse même , et peut nous faire manquer au devoir sacré de la justice. Son absence constitue la sécheresse de cœur, l'égoïsme et la méchanceté. « Lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l'homme, dit Bossuet, il y mit premièrement la bonté, comme le propre caractère de la nature divine. »

3. Besoins intellectuels.

Espérance. — Dans les affaires de ce monde, l'homme qui pèche par défaut d'espérance ne conçoit aucun projet, ne se mêle à aucune entreprise, et ne médite aucune des grandes conceptions du génie. Celui qui en a trop se livre, au contraire, à de folles spéculations, aux jeux de hasard, et à tous les rêves de l'ambition. Entre ces deux écueils se tient la sagesse ; pour n'être pas trompée dans son attente, elle ne néglige aucun des éléments qui peuvent rendre les succès plus certains.
Mais l'homme ne vit pas seulement de la vie présente : il a besoin de croire à un monde meilleur , à un monde qui ne le déchire pas en passant , et il s'y transporte sur l'aile de l'espérance.
Foi, espérance, charité, trois besoins dont le christianisme fait ses trois principales vertus!
De même que les besoins animaux et sociaux, les besoins intellectuels doivent être contenus dans de justes bornes, si l'on ne veut les voir dégénérer en véritables passions. Ainsi, le goût de la poésie, de la musique et de la peinture, celui des sciences philosophiques et mathématiques, lorsqu'ils sont poussés trop loin, font sans doute des hommes d'un talent supérieur, mais trop souvent aussi des êtres évaporés, distraits, rêveurs, et, pour ainsi dire, sans aucune valeur morale, parce que, absorbés continuellement par les conceptions de leur imagination, leurs inspirations artistiques, leurs inductions ou leurs interminables calculs, ils négligent leurs propres intérêts, les devoirs qu'ils ont envers leur famille, et altèrent leur santé par un genre de vie aussi bizarre qu'irrégulier. L'ordre lui-même , lorsqu'il est excessif, dégénère en une monomanie qui simule parfois l'avarice ; je l'ai vu conduire au suicide. Si son absence décèle un homme incomplet, un brouillon, son excès devient chez certaines personnes un besoin tellement impérieux, que le moindre dérangement, qu'un simple manque de symétrie, suffit pour les mettre hors d'elles-mêmes, et les porter aux actes les plus extravagants. C'est à l'activité de ce besoin qu'il faut rapporter la manie des collections, manie si répandue au temps de La Bruyère, et dont nous voyons encore des types curieux, tels que le bibliomane, qui dérobe l'Elzévir qui lui manque, et l'amateur de papillons, qui délaisse sa femme et ses enfants pour aller au delà des mers chercher une espèce qu'il n'a pas, et cela parce que sa vue ne saurait supporter le vide affreux qui dépare un de ses tiroirs ou de ses cadres.
Il est un dernier besoin, émanant tout à la fois du sentiment et de l'intelligence, qui sert à régulariser tous les autres, et qui les rapporte à leur divin auteur : c'est le sentiment de vénération, c'est la foi religieuse, dont l'absence complète constitue l'indifférence ou Y impiété ; dont l'excès peut conduire à la superstition, au fanatisme, à l'aliénation mentale.


Je terminerai cet exposé de ma théorie par l'énoncé des propositions suivantes, qui la résument :
1° Les besoins animaux peuvent se rapporter aux instincts, les besoins sociaux aux sentiments, les besoins intellectuels aux facultés de l'esprit.
2° À ces trois classes de besoins correspondent trois classes de passions et trois de devoirs : des passions animales, des passions sociales, des passions intellectuelles ; des devoirs animaux ou physiologiques , des devoirs sociaux, des devoirs intellectuels.
3° Nos devoirs, comme nos besoins, ne sont pas toujours simples ; ils se compliquent, au contraire, très-fréquemment ; souvent aussi il arrive qu'ils se trouvent en opposition, et, dans ce cas, l'on doit obéir au plus noble.
4° Tous nos besoins sont intrinsèquement bons ; nos passions seules sont mauvaises : elles sont toutes des besoins pervertis qui nous asservissent.
5° Pour que nos besoins restent bons, il faut qu'ils soient tous satisfaits d'une manière harmonique, et dans les limites du devoir ; autrement ils dégénèrent en passions.
6° La limite qui sépare le besoin de la passion, le bien du mal, n'est qu'une simple ligne : cette ligne, c'est celle du devoir. À droite et à gauche sont deux abîmes d'autant plus dangereux que leur pente est agréable et presque insensible. Une fois tombé dans le précipice, le lâche y reste ; l'homme de cœur se relève, et parvient à en sortir. En tombant l'homme fait preuve de faiblesse ; en se relevant de sa chute, il fait preuve de vertu.

Notes

(1) « Point de vertu sans combat », dit Rousseau. Le mot de vertu vient de force ; la force est la base de toute vertu. La vertu n'appartient qu'à un être faible par sa nature, et fort par sa volonté ; c'est en cela seul que consiste le mérite de l'homme juste ; et quoique nous appelions Dieu bon, nous ne l'appelons pas vertueux, parce qu'il n'a pas besoin d'effort pour bien faire. » Le vieux Montaigne , que Rousseau ne fait souvent que paraphraser, avait dit avant l'auteur d'Émile : « Il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu'elle ne peult s'exercer sans partie. C'est à l'adventure pourquoy nous nommons Dieu bon , fort, et liberal et iuste ; mais nous ne le nommons pas vertueux : ses operations sont toutes naïfves et sans effort. » ( Essais, liv. 2 , c. 2.)

(2) Les Grecs, qui les premiers ont établi cette distinction d'appétits, exprimaient la colère et le courage par le même mot (θύμος), parce que, chez les animaux, la colère est ordinairement la source et l'aliment du courage.

(3) « La raison, dit ce savant oratorien, nous force de croire qu'il n'y a qu'une passion, et que l'espérance et la crainte, la douleur et la joie sont les mouvements ou les propriétés de l'amour. Et, pour le dépeindre de toutes ses couleurs, il faut dire que quand il languit après ce qu'il aime on l'appelle désir, que quand il le possède, il prend un autre nom et se fait appeler plaisir, que quand il fuit ce qu'il abhorre on le nomme crainte, et que quand, après une longue et inutile défense, il est contraint de le souffrir, il s'appelle douleur ; ou, pour bien dire la même chose en termes plus clairs, le désir et la fuite, l'espérance et la crainte sont les mouvements de l'amour, par lesquels il cherche ce qui lui est agréable, ou s'éloigne de ce qui lui est contraire. La hardiesse et la colère sont les combats qu'il entreprend pour défendre ce qu'il aime ; la joie est son triomphe, le désespoir est sa faiblesse, et la tristesse est sa défaite ; ou enfin, pour employer les paroles de saint Augustin, le désir est la course de l'amour, la crainte est sa fuite, lu douleur est son tourment, et la joie son repos : il s'approche du bien eu le désirant, il s'éloigne du mal en le craignant, il s'attriste en ressentant la douleur, il se réjouit en goûtant le plaisir ; mais, dans tous ces états différents, il est toujours lui-même, et. dans cette variété d'effets il conserve l'unité de son essence.» (De l'Usage des passions).

(4) Les péchés peuvent tous se réduire à un seul, qui est l'amour désordonné de nous-mêmes. L'amour de nous, qui est bon en soi, devient dans ses écarts la source de toutes les infractions à la loi de Dieu. Les légères infractions constituent les péchés véniels, c'est-à-dire pardonnables ; les infractions graves, les péchés mortels, ainsi nommés parce qu'ils ôtent à l'âme la vie de la grâce, jusqu'à ce qu'elle se soit régénérée parla pénitence et le repentir ; on les appelle aussi les sept péchés capitaux, du latin caput, parce qu'ils sont les chefs, le principe, la source des autres péchés. L'orgueil, l'avarice, l'envie, la colère, la paresse, sont des péchés de l'âme ; la gourmandise et la luxure, des péchés du corps. La différence qu'il y a entre eux, selon saint Grégoire, c'est que « les péchés de l'esprit sont plus graves , plus coupables, et que ceux de la chair portent avec eux une plus grande infamie. »

(5) Division topographique de Spurzheim. 
 
Ordre I. Facultés Affectives. 
Genre 1. Penchants :  
A. Alimentivité ; 
B. Amour de la vie ; 
1. amativité ;
2. philogéniture ;
3. habitativité ;
4. affectionivité ;
5. combativité ;
6. destructivité ;
7. secrétivité ;
8. acquisivité ;
9. constructivité.
Genre 2. Sentiments : 
10. estime de soi ;
11. approbativité ;
12. circonspection ;
13. bienveillance ;
14. vénération ;
15. fermeté ;
16. conscienciosité ;
17. espérance ;
18. merveillosité ;
19. idéalité ;
20. gaieté ;
21. imitation.
Ordre II. Facultés Intellectuelles. 
Genre 1. Facultés perceptives :  
22. individualité ;
23. configuration ;
24. étendue ;
25. pesanteur, résistance ;
26. coloris ;
27. localité ;
28. calcul ;
29. ordre ;
30. éventualité ;
31. temps ;
32. tons ;
33. langage.
Genre 2. Facultés réflectives :  
34. comparaison ;
35. causalité.

Référence

Jean Baptiste François (ou Félix ?) Descuret, La médecine des passions, ou, Les passions considérées dans leurs rapports avec les maladies, les lois et la religion, Béchet Jne et Labé, libraires ; Périsse, Paris et Lyon, octobre 1841, p. 1.