Quand, selon vous, cher lecteur, le texte suivant a-t-il été rédigé ? Fin du XXe siècle ? Début du XXIe siècle ? Très certainement dans le cadre de notre époque si dévergondée !
Eh bien, non. Nous nous trouvons ici en 1830, en Allemagne, en Prusse rhénane, plus exactement ! Il s'agit du constat d'Adolphe Diesterweg (1790-1866), éminent pédagogue du XIXe siècle et futur apôtre de la méthode naturelle en matière d'éducation, sur les traces de Rousseau et de Pestalozzi.
L'indiscipline se comprend à la rigueur dans la maison paternelle. Tous les pères n'ont pas le don de bien élever leurs enfants. Mais l'école n'admet aucune licence. Obéir à la loi et au maître qui la représente est pour l'écolier un devoir absolu. Le bon élève l'observe librement, le mauvais élève s'y soumet par force ; mais tous y sont invariablement tenus.
5. Les conséquences de ce droit sont incalculables, non seulement pour l'école, mais pour l'État. Mais on ne s'en douterait guère en considérant certaines écoles, en voyant l'incurie des parents et des maîtres et les lacunes que présente sous ce rapport la législation de plusieurs pays.
Où apprend-on souvent la désobéissance, l'effronterie, la révolte ? A l'école. Que produit une école où règne l'insubordination, ouverte ou cachée ? Des citoyens pleins de morgue, ennemis des lois, perturbateurs de l'ordre.
6. Comment pourrait-il en être autrement ? Entrons dans ces écoles où s'élèvent nos futurs citoyens ! Déjà de loin n'entendez-vous pas le bruit qu'on fait devant la porte, le tumulte, les clameurs ? Vous hésitez à vous approcher, vous craignez d'être insulté par quelque drôle. Vous entrez. Vous trouvez le plus souvent des maîtres instruits, consciencieux, pleins de zèle; mais quels élèves! Ni silence, ni tenue, ni attention, ni respect ; rien de ce qu'un maître est en droit d'attendre sans avoir même besoin de l'exiger. Au lieu d'enfants attentifs et dociles, obéissant au moindre signe, vous ne trouvez qu'une troupe de drôles. Le maître parle, on n'écoute pas ; il commande le silence, on n'en tient nul compte ; il réclame la tranquillité, et l'on se pousse ou l'on se bat ; le malheureux se consume tout le jour pour discipliner ces petits sauvages ; peine perdu ! L'enseignement, cette tâche si douce, si sainte, n'est plus qu'un affreux tourment, une œuvre de Sisyphe, que les meilleurs abandonnent découragés, à moins qu'ils n'y succombent ou ne se laissent choir dans l'indifférence et le marasme.
Je n'exagère point. J'en ai fait moi-même, comme bien d'autres, la douloureuse expérience : voilà ce que sont beaucoup d'écoles, surtout dans les grandes villes et notamment dans les pays manufacturiers! En 1818 j'entrai comme professeur à l'école latine d'Elberfeld, transformée plus tard en gymnase (1). Je venais de Francfort-sur-me- Main; j'étais accoutumé à des jeunes gens pleins de gaieté et d'entrain ; je n'avais aucune idée de la grossièreté, de la vulgarité, de l'insolence qui régnaient à Elberfeld. Je fus bientôt à bout de force, et je n'aurais pas tardé à succomber si mon heureux destin ne m'avait appelé ailleurs.
5. Les conséquences de ce droit sont incalculables, non seulement pour l'école, mais pour l'État. Mais on ne s'en douterait guère en considérant certaines écoles, en voyant l'incurie des parents et des maîtres et les lacunes que présente sous ce rapport la législation de plusieurs pays.
Où apprend-on souvent la désobéissance, l'effronterie, la révolte ? A l'école. Que produit une école où règne l'insubordination, ouverte ou cachée ? Des citoyens pleins de morgue, ennemis des lois, perturbateurs de l'ordre.
6. Comment pourrait-il en être autrement ? Entrons dans ces écoles où s'élèvent nos futurs citoyens ! Déjà de loin n'entendez-vous pas le bruit qu'on fait devant la porte, le tumulte, les clameurs ? Vous hésitez à vous approcher, vous craignez d'être insulté par quelque drôle. Vous entrez. Vous trouvez le plus souvent des maîtres instruits, consciencieux, pleins de zèle; mais quels élèves! Ni silence, ni tenue, ni attention, ni respect ; rien de ce qu'un maître est en droit d'attendre sans avoir même besoin de l'exiger. Au lieu d'enfants attentifs et dociles, obéissant au moindre signe, vous ne trouvez qu'une troupe de drôles. Le maître parle, on n'écoute pas ; il commande le silence, on n'en tient nul compte ; il réclame la tranquillité, et l'on se pousse ou l'on se bat ; le malheureux se consume tout le jour pour discipliner ces petits sauvages ; peine perdu ! L'enseignement, cette tâche si douce, si sainte, n'est plus qu'un affreux tourment, une œuvre de Sisyphe, que les meilleurs abandonnent découragés, à moins qu'ils n'y succombent ou ne se laissent choir dans l'indifférence et le marasme.
Je n'exagère point. J'en ai fait moi-même, comme bien d'autres, la douloureuse expérience : voilà ce que sont beaucoup d'écoles, surtout dans les grandes villes et notamment dans les pays manufacturiers! En 1818 j'entrai comme professeur à l'école latine d'Elberfeld, transformée plus tard en gymnase (1). Je venais de Francfort-sur-me- Main; j'étais accoutumé à des jeunes gens pleins de gaieté et d'entrain ; je n'avais aucune idée de la grossièreté, de la vulgarité, de l'insolence qui régnaient à Elberfeld. Je fus bientôt à bout de force, et je n'aurais pas tardé à succomber si mon heureux destin ne m'avait appelé ailleurs.
Et pourtant c'est à la haute société qu'appartenaient mes élèves l J'appris plus tard à connaître ceux des écoles primaires; ils ne valaient pas mieux. Aussi n'ai-je pas hésité à les signaler ouvertement. Oui, la jeunesse d'Elberfeld et des environs est insolente et indisciplinée. Elle l'est dans les rues, elle l'est à l'école. On ne peut s'approcher d'une troupe de jeunes garçons sans s'exposer à être insulté. On les a vus, dans un jour d'hiver, poursuivre un ecclésiastique à coups de boules de neige. Les maîtres les plus énergiques sont impuissants à les dompter. J'ai dit qu'il est souvent impossible d'obtenir le silence pendant la classe. Je connais des écoles (leur nombre est légion) où ils contredisent ouvertement le maître ; j'en pourrais citer d'autres où ils l'accablent d'outrages, lui arrachent la férule des mains, lui jettent des boules de pain, lui crachent dessus, se battent, jurent en sa présence ou tiennent des propos grossiers (2).
Quelle différence entre ces mœurs et celles d'autrefois ! Jadis l'autorité du maître était absolue dans l'école. À la fois roi, législateur et juge, réunissant tous les pouvoirs, il gouvernait par la terreur. Toute faute commise soit au dehors, soit dans la famille, comme à l'école, était impitoyablement punie. La moindre parole amicale, le moindre regard de bienveillance étaient avidement recueillis. Avec la crainte régnaient l'ordre et la discipline.
Aujourd'hui ce n'est plus le maître qui gouverne, ce sont les écoliers. Jadis on ne s'enquérait que de l'instruction du maître et de son aptitude à l'enseignement ; aujourd'hui ce qu'on recherche avant tout le reste, c'est l'ascendant sur les élèves et l'art de les discipliner. Cela seul prouve que l'écolier n'a pas les dispositions requises. Il ne les a pas dans l'école parce qu'il ne les a pas ailleurs, ni dans la cité ni dans la famille. Voilà pourquoi il faut tant d'art pour le diriger. Interrogez les directeurs, tous vous répondront que le plus lourd de leur tâche, ce n'est pas l'enseignement, mais la discipline. C'est là ce qui les occupe, hélas ! et c'est là qu'ils échouent le plus souvent ! Déplorable anomalie qui révèle la décadence de la famille et celle de la société (3).
Situation redoutable ! L'éducation est une œuvre divine, mais à condition que le grain tombe en bonne terre. Or représentez-vous un homme devant une centaine d'enfants grossiers qu'il s'agit d'élever et d'instruire. La tâche est déjà bien difficile quand il s'agit de cinq ou six petits anges et quand les maîtres sont les parents. Que sera-t-elle pour un maître avec une centaine de drôles tels que ceux de la plupart de nos villes, et comment pourrait-il y tenir, non pas quelques jours, mais toute la vie, sans la patience, trop grande, hélas ! que l'habitude fait contracter ! On dirait vraiment que dans les pays dont je parle la malédiction pèse sur la noble fonction de l'éducateur.
Et quelle situation pour les bons élèves et pour les parents ! Car il y a encore de bons élèves, mais ceux-là mêmes se laissent peu à peu entraîner dans l'abîme. Quand le désordre et le bruit remplissent l'école, que sert à un seul enfant de vouloir rester tranquille et sage ! On connaît le pouvoir du mauvais exemple. Quelle douleur pour les parents, après avoir élevé pieusement leur enfant, de l'exposer au contact funeste de mauvais camarades ; après l'avoir formé de leur, mieux à la docilité et à la droiture, de le voir devenir grossier, menteur, insolent, sans retenue dans ses propos comme dans toute sa conduite !
Enfin, cette situation est déplorable pour la société et pour l'État. Que peuvent devenir de pareils élèves sinon des citoyens indociles, toujours en querelle avec leurs voisins, sans souci de l'intérêt commun, rebelles à l'autorité, ne songeant qu'à échapper à la loi par la ruse et la violence ! Il est vraiment plus immoral de désobéir au maître que de résister au magistrat, et l'indiscipline à l'école est la source de l'anarchie sociale.
7. Mais, dira-t-on, pourquoi les maîtres supportent-ils l'impiété et l'insolence ? N'ont-ils pas les moyens de les réprimer ? N'ont-ils pas le droit de châtier et même, au besoin, d'appliquer les verges ?
Oui sans doute, ils ont ce droit, mais de puissants motifs les empêchent d'en faire usage. Et d'abord une fausse idée de la liberté. Ils veulent gouverner par la douceur, comme si la douceur suffisait pour réprimer l'insolence! N'est-il pas reçu aujourd'hui que le jeune homme ne doit pas être mené durement, mais qu'il faut toujours le traiter avec bonté et mansuétude ? Ne savons-nous pas qu'un maître trop sévère se fait bien vite un mauvais renom ?
Encore s'il n'avait à craindre que l'opinion ! c'est le sort de tout fonctionnaire. Mais c'est le traitement qui est menacé. L'écolage en forme la plus grosse part. Ne faut-il pas prévenir la désertion de l'école ? Direz-vous qu'on doit être au-dessus de cela, que le devoir doit commander seul et faire oublier les intérêts vulgaires ? La sottise ou l'injustice peuvent seules parler ainsi. L'instituteur est homme, et l'on ne peut lui demander d'être supérieur à l'humanité. S'il mécontente les parents, ils retireront aussitôt l'élève pour l'envoyer ailleurs. Et ils n'en restent pas toujours là. Leur enfant est-il mis en retenue ou puni de quelque autre manière, les voilà qui courent à l'école, s'emportent contre le maître, ou bien l'abordent dans la rue, l'injurient devant l'enfant, qui les imite ; ou bien ils vont déblatérer contre lui dans les brasseries, si même ils ne se permettent de porter la main sur lui. Cela s'est vu dans la Prusse rhénane ! Il est vrai que les lois le défendent; mais que servent les lois si elles ne sont pas exécutées, et l'on sait qu'elles ne le sont pas !
C'est que l'instituteur ne dépend pas seulement du public, mais du bourgmestre, du juge de paix, du chirurgien. Or le bourgmestre est rarement bien disposé envers l'école. Elle lui donne beaucoup de tracas, lui suscite des affaires. Il n'y a qu'un magistrat consciencieux qui se résigne aux ennuis de sa tâche. Si donc un instituteur va porter plainte contre un père qui l'a maltraité (et Dieu sait combien le cas doit être grave pour le décider à cette démarche), c'est presque toujours en faveur du père que prononce le magistrat, parce que l'instituteur n'a pas d'influence et ne peut lui causer ni gain ni dommage. Je sais bien que cela ne devrait pas être, mais faites donc le monde autre qu'il n'est !
Maintenant, supposez l'inverse. Qu'un maître exaspéré par un drôle lui donne quelque taloche qui laisse un point bleu sur sa peau, quel toile ! Que de cris d'indignation, que d'outrages, quel empressement à chercher le médecin, le magistrat, la police, à provoquer une enquête ! Tout cela parce qu'un maître s'est permis d'infliger à un mauvais élève ce qu'il mérite (non, pas même ce qu'il mérite) ! Comment voulez-vous, après cela, qu'on puisse ou qu'on veuille maintenir la discipline (4) ?
Notes.
(1) On sait qu'en Allemagne gymnase correspond a ce qu'on appelle
chez nous collège ou lycée. L'école latine est une école préparatoire qui comprend à peu près nos classes de grammaire.
(2). N'oublions pas que ceci a été écrit en 1830. Il faut croire que les choses ont changé depuis lors. En tout cas félicitons-nous d'être, sous ce rapport, plus heureux que l'Allemagne. (Trad.)
(3). Ces paroles sont empreintes d'exagération. L'instituteur d'autrefois, qui faisait trembler tout le monde, n'est pas un idéal, et tout n'est pas mauvais dans le changement qui oblige le maître à gouverner par l'ascendant de son caractère et de son talent plutôt que par la force. L'auteur semble oublier que la transformation de l'autorité n'est pas un signe de décadence, et que l'art de manier les esprits vaut mieux que l'art de manier la férule. (Trad.)
(3). Ces paroles sont empreintes d'exagération. L'instituteur d'autrefois, qui faisait trembler tout le monde, n'est pas un idéal, et tout n'est pas mauvais dans le changement qui oblige le maître à gouverner par l'ascendant de son caractère et de son talent plutôt que par la force. L'auteur semble oublier que la transformation de l'autorité n'est pas un signe de décadence, et que l'art de manier les esprits vaut mieux que l'art de manier la férule. (Trad.)
(4) Rappelons-nous que Diesterweg est revenu plus tard sur ces principes de discipline. (Trad.)
Référence.
Friedrich Adolph Wilhelm DIESTERWEG, « Des conditions actuelles de la discipline scolaire », Rheinische Blätter, tome 2, n° 3, 1830 ; Repris dans Œuvres choisies, traduit de l'allemand par Pierre Goy, Hachette, Paris, 1884, p. 39-44.