Une opinion très communément répandue est celle qui fait de la femme dans l'Islam, suivant les contrées et le rang social des maris, une sorte d'esclave, une machine à reproduire l'espèce, une bête de somme, le souffre-douleur de l'homme, etc., etc.
Cette opinion est parfaitement fausse.
Certes, si l'on se borne à constater ce qui se passe dans quelques pauvres douars d'Algérie, on trouvera que la femme y occupe une situation en apparence misérable. Mais encore faut-il distinguer entre l'apparence et la réalité ; et, de ce qu'on voit la femme porter des fardeaux et traîner la charrue, ne pas conclure nécessairement qu'elle n'est regardée que comme une domestique. En fait, que ce soit là ou ailleurs, quelles que soient ses occupations apparentes, la femme dans le monde musulman tient une place considérable au foyer familial, tant dans l'éducation des enfants que dans la direction du ménage.
On peut trouver des renseignements sur la condition de la femme musulmane dans un grand nombre d'ouvrages, sans compter le Koran, base sacrée de l'édifice islamique tout entier.
Dès le temps de Mahomet la femme musulmane a eu ses droits garantis, et de nombreux privilèges assurés. Il suffit pour s'en convaincre de lire les nombreuses Vies du Prophète. Qu'elles soient écrites d'après la simple tradition ou suivant les règles de l'Histoire, elles s'accordent sur ces points essentiels : chez les premiers Musulmans la femme, mère, sœur, épouse, jouissait de la considération et du respect de tous, et tenait, sous la tente ou dans les villes, une place que des peuples voisins, d'une civilisation pourtant plus ancienne, refusaient de lui accorder.
Ce n'est pas Mahomet qui eut dit à sa mère la célèbre parole attribuée, — peut-être du reste à tort, — à Jésus : « Femme, qu'y a-1-il de commun entre vous et moi ? »
À l’encontre de ces témoignages pourtant peu discutables, on pourra dire que la société musulmane a vieilli, a traversé des phases qui ont ont pu modifier ses institutions et altérer son esprit ; qu'elle a acquis ou perdu au contact des autres sociétés humaines, et qu'ainsi la condition de la femme y peut être changée.
Or il n'en est rien ; et ce sont des ouvrages tout modernes qui nous en fourniront la preuve. Nous ne la chercherons pas dans les travaux des orientalistes proprement dits : il s'agit de recueillir des faits vécus, des choses vues : à cet égard rien ne vaut l'observation des voyageurs, l'opinion des intéressés, le témoignage des Musulmanes elles-mêmes.
Et comme la liste serait infiniment trop longue, de tous livres où puiser, je me bornerai à en citer trois ou quatre, les premiers venus.
Voici donc quelques titres pris au hasard :
- Mémoires d'une princesse arabe, par Madame Emily Ruete (1) ;
- Les Musulmanes contemporaines, par Alihé Hanoum (2) ;
- Dans l'ombre du Harem (3) (anonyme) ;
- le Voyage en Arabie, de lady Anne Blunt (4) ;
- la plupart des récits de voyages en Afrique et en Asie, si les auteurs ne sont pas aveuglés parla passion sectaire ;
- enfin un livre tout récent, et le plus important de tous à ce point de vue : Respect aux droits de la femme dans l'Islamisme (par M. Kamal, Mohammed ben Mostfa, traduction de M. Arnaud) (5).
D'un autre côté on a parlé, dans cette revue, de l'intéressante tentative de Madame Hyacinthe Loyson qui se propose de faire entrer la civilisation européenne dans les harems. On ne peut savoir encore ce que produira cette œuvre qui fonctionne sous le patronage d'une grande dame égyptienne, la Princesse Nazli, et je ne la cite que pour pouvoir enregistrer cette constatation : qu'elle a été bien accueillie dans la classe dirigeante musulmane, parce que, ou quoique, elle tende à donner finalement aux femmes plus d'indépendance et de droits qu'elles n'en ont aujourd'hui.
Mais, je reviens aux livres que j'ai cités : un mot sur chacun fera comprendre pourquoi j'en recommande la lecture à ceux qui, encore mal renseignés, persistent à ne voir dans la femme musulmane qu'un être misérable et quasi-abject.
Les Mémoires d'une princesse arabe sont l’œuvre de Mme Emily Ruete, fille du sultan de Zanzibar Sejjid Saïd, et d'une esclave circassienne. Élevée dans le harem paternel, entre un nombre considérable de frères, de sœurs, de cousines, de cousins, elle a vécu pendant de longues années la grande vie féodale arabe, à une époque où nulle influence étrangère n'avait encore pénétré dans le palais, vaste et peuplé comme une ville, où le patriarche Saïd abritait son innombrable famille.
Personne donc n'est plus qualifié que Mme Ruete pour parler au nom de la femme musulmane. Elle était, selon toute vraisemblance, destinée à vivre dans la société musulmane ; elle serait probablement aujourd'hui la femme de quelque haut personnage en turban, si elle n'eût été, vers sa vingtième année, enlevée par un jeune négociant allemand qui la fit baptiser, l'épousa, et la fit éduquer et instruire à l'allemande, ce qui, du reste, paraît avoir fort bien réussi. Ce serait un roman trop long à raconter ici, mais que sans doute la Revue de l'Islam publiera quelque jour. Bref, la princesse arabe, amenée par diverses circonstances à écrire ses Mémoires, a dépeint avec beaucoup de charme et de couleur la vie que l'on menait chez son père. Il ne semble point que les femmes y fussent si malheureuses : au contraire, épouses ou concubines étaient traitées comme certainement elles ne l'auraient pas été dans la chrétienté, à égalité de condition originaire. Elles n'avaient pas ce que les occidentales appellent « la liberté », mais elles ignoraient en quoi cela consiste, — heureusement pour elles, — et ne souhaitaient point le savoir. Je ne puis résumer ici le livre si coloré et si vivant de Mme Ruete ; je n'ai d'ailleurs voulu qu'en tirer une constatation : les femmes musulmanes vivaient fort heureuses à Zanzibar. Et il serait téméraire, après avoir lu ces Mémoires, d'affirmer que l'auteur ne regrette pas sa condition passée, après avoir pourtant vécu dans notre civilisation de longues années, après être devenue « une des nôtres ».
Lad y Anne Blunt est certainement une des Européennes les plus au fait de la vie arabe ; c'est une grande dame : elle a toute l'instruction, tout le tact qu'on peut supposer. Elle a fait avec son mari de longs voyages en Arabie, mais particulièrement au Nedjed, où ils voyageaient dans les meilleures conditions, étant reçus fraternellement sous la tente et cérémonieusement chez les princes. Lady Blunt a vécu de la vie des nomades : elle a été reçue dans le harem de l'émir du Nedjed. Certes, elle n'a point trouvé là des dames telles que celles qu'elle voit à Londres ou à Paris, mais elle a trouvé les femmes du désert parfaitement conscientes de leur dignité, et fort soucieuses de leurs droits, prérogatives et privilèges.
On constate, en lisant son Voyage en Arabie, que, réserves faites sur la différence de latitude et de milieu, d'origine et d'éducation, les femmes ont, au cœur de l'Arabie, une vie que pourraient leur envier beaucoup d'Occidentales ; elles ont du moins quelque chose d'inappréciable : c'est qu'elles sonl satisfaites de leur sort.
Quant à la réclusion relative où elles vivent, il faut croire qu'elles n'en souffrent, pas beaucoup : en effet, les principales épouses de l'émir jouissent, dit l'auteur, « du privilège de ne jamais quitter la ville, privilège qu'elles considèrent comme fort important. » Elles ne sont pas plus esclaves au désert, au contraire.
Lady Anne Blunt raconte, entr'autres épisodes caractéristiques, les négociations relatives au mariage d'une fille de chef bédouin ; et il ressort de son récit que les filles et les femmes ont bel et bien, — quoique sous une forme différente, — des droits aussi étendus quo chez nous.
Alihé Hanoum, auteur des Musulmanes contemporaines, est une Turque, appartenant à la meilleure société de Constantinople, et qui fait de la littérature sa principale occupation. Dans ce livre, elle a voulu montrer que les musulmanes, en Turquie, reçoivent une instruction et une éducation toutes semblables à celle que l'on donne aux jeunes chrétiennes : elle a même voulu mettre en relief deux faces de ce qu'on pourrait appeler la question féministe en Turquie.
Une partie des femmes reste attachée aux vieilles mœurs, aux coutumes patriarcales des musulmanes, orthodoxes ; l'autre, sans rompre avec la religion et certaines de ses obligations, tend à secouer la tradition et à se lancer dans ce que nos parisiennes appelleraient « le mouvement », c'est-à-dire à imiter complètement les Occidentales dans la toilette, l'arrangement de la maison, les relations mondaines, etc. Celle double tendance a du reste été constatée et étudiée de près par Arminius Vambéry, dont on ne saurait mettre en doute ni la haute compétence ni la profondeur d'observation, dans un livre récent : Les Turcs aujourd'hui et il y a quarante ans (6).
Les musulmanes d'Alihé Hanoum seraient bien étonnées si on leur apprenait l'opinion que l'on se fait, en France, de leurs coreligionnaires en général. Elles sont parfaitement élevées, suffisamment instruites, possèdent tous nos arts d'agrément ; sont mondaines, frivoles, coquettes et caqueteuses comme de vraies Parisiennes. Et toutes celles que nous voyons défiler dans ce livre ne sont pas de la plus haute aristocratie : elles sont plutôt de la classe moyenne.
Dans l'ombre du harem nous initie à des mœurs, à des idées différentes. Du reste, ce livre se rapporte à une époque antérieure à celle que Alihé Hanoum a voulu dépeindre. Cette dernière a mis on scène les musulmanes citadines, tandis que c'est dans le palais impérial même que nous transporte l'auteur de l'autre livre. Il s'agit ici d'une jeune femme qui a appartenu au harem du Khédive et à celui du Sultan. Est-ce une autobiographie ? C'est probable. En tout cas, l'âme qui s'y révèle est bien une âme musulmane ; et les moindres détails de ce récit sont bien évidemment écrits par quelqu'un à qui est familière la vie privée des grands seigneurs ottomans. J'ajouterai incidemment que l'on y voit se dérouler de curieuses intrigues politiques. Mais, ce qui doit frapper le plus le lecteur, dans un récit tel que celui-là, c'est le genre de vie des femmes dans le harem où règne, il est vrai, une discipline sévère, mais où chacune est traitée suivant son rang, avec honneur, égards ou considération. Et si quelqu'une souffre des vexations, ce n'est jamais du maître qu'elles lui viennent, c'est toujours de ses propres compagnes.
Il y a là des scènes fort curieuses à lire : l'étiquette minutieuse qui régit les moindres détails de la vie, n'empêche nullement les femmes de sortir en ville, d'aller en visite, de recevoir leurs amies. Elles sont fort jalouses de leurs droits de mère et d'épouse, tels, bien entendu, que sont ces droits ; et souvent le maître fait appel à leurs conseils, même dans les circonstances délicates du gouvernement. Loin d'aspirer à ce que nous appelons l'émancipation complète, elles se gardent avec soin contre certaines de nos habitudes, de nos idées, importées chez elles par les institutrices, dames de compagnie ou visiteuses, ne voulant, avec raison, prendre de notre civilisation que ce qui se peut accommoder avec leur religion, leur éducation, le milieu où elles sont appelées à vivre.
Plusieurs voyageuses de qualité ont visité les harems de Constantinople : beaucoup y pénétraient avec des idées préconçues sur la vie que devaient y mener les « recluses » ; toutes en sont sorties avec cette conviction que le sort de la femme en Orient est fort supportable et meilleur, dans nombre de cas, qu'en Occident.
Dans les harems des princes comme chez les particuliers, la femme occupe réellement la place qui revient à son sexe et à son état ; ce qui fait que l'on croit cette place inférieure, c'est qu'on ne voit pas la femme chercher à augmenter sa prépondérance au détriment de celle du mari. Le respect qu'elle lui témoigne, l'attitude qu'elle garde en sa présence ne viennent nullement, comme on se le figure trop souvent, d'un manque de dignité : c'est au contraire la la preuve qu'elle sait rester à sa place.
Les détails sur le rôle de la femme musulmane dans la famille et dans la société, en Algérie et dans l'Afrique du Nord, sont répandus dans les ouvrages de tous les voyageurs.
Ceux qui ont réellement vu ce qu'ils ont décrit, et qui ont écrit de bonne foi, reconnaissent que partout, chez les gens de bien, la femme est respectée par son entourage, protégée par la loi.
Du reste, il est impossible que l'on ne retrouve pas dans les mœurs d'un peuple les tendances révélées par sa poésie. Or, la littérature poétique des Arabes de tous pays est peut-être celle qui fait à la femme la plus belle place ; et cela, non seulement chez les musulmans adonnés à la culture des belles-lettres, mais encore chez les peuplades barbares, telles que les Touareg.
Mais, on pourra dire que je viens d'écrire d'après des livres à la composition desquels l'imagination n'est pas tout à fait étrangère, quoique ce soient des mémoires ou des autobiographies: c'est pourquoi je veux prendre maintenant les arguments dans un ouvrage qui peut êtr regardé comme un commentaire juridique, et qui est rédigé par un lettré musulman de valeur. Je l'ai déjà cité, c'est : Respect aux droits de la femme dans l'Islamisme.
Pour quiconque s'est livré sérieusement à l'étude de l'islamisme, a cherché à en pénétrer l'esprit, il est irritant au delà de toute expression d'entendre répéter chez nous, par des gens, même de la classe relativement instruite, que la religion de Mahomet est une doctrine d'intolérance, d'ignorance et de fanatisme. Cette grossière erreur, semée et savamment exploitée par la papauté, dans le but de tenir toujours ouvert l'abîme qu'elle a creusé entre l'Islam et la Chrétienté, cette grossière erreur — entr'autres funestes résultats — est une des principales causes des difficultés que la France a eues à s'établir et à se faire accepter dans les pays musulmans où, malheureusement, elle n'a pas toujours, pu envoyer que des hommes éclairés et de bonne volonté. Mais, sans porter nos vues de ce côté, on peut du moins observer que l'ignorance, communément répandue chez nous, de la condition de la femme dans l'Islam, n'est qu'une des nombreuses conséquences de cette erreur.
Pourtant, puisque l'on dit la société islamique si attachée à ses traditions, si esclave de la lettre de ses écritures, on admettra bien qu'elle soit aussi fidèle observatrice des bons principes que des mauvais? — Ainsi on ne croira plus que l'ignorance soit considérée comme un devoir par les Musulmans, sachant que parmi les hadits qui servent de corollaire au Livre — sans parler des prescriptions du Livre lui-même — se trouvent ceux-ci :
« Il n'y a de gloire que pour les gens instruits, guides de ceux qui veulent marcher dans la voie droite. — L'homme n'a d'autre valeur que celle que lui crée son mérite. Les ignorants sont les ennemis des gens instruits. Acquiers la science, ne lui cherche pas d'équivalent. Morts sont les hommes ; vivants sont les gens instruits. »
Ce passage, tiré de Respect aux droits de la femme dans l'Islamisme, permet de supposer que les musulmanes reçoivent quelque chose de l'instruction qu'il est en ces termes recommandé aux musulmans d'acquérir.
En effet, beaucoup de musulmanes sont instruites, d'après bien entendu, le rang social et les moyens de leurs parents. Ce qui se passe pour elles dans la dernière classe est analogue à ce qui se voit chez les indigents de toutes les sociétés.
Si l'on admet qu'il n'y ait aucune culture dans les bas-fonds sociaux, chez nous, on ne voit pas pourquoi la populace, dans l'Islam, serait mieux partagée.
C'est surtout pendant les premiers siècles de l'hégire que des femmes musulmanes se sont illustrées par leur savoir et par leur talent : l'auteur de Respect aux droits de la femme... en cite une longue liste, et c!est pour déplorer — lui, musulman — que ses coreligionnaires contemporaines leur soient très inférieures en général sous le rapport de la culture intellectuelle. Cependant, l'auteur s'enorgueillit de penser qu'il y a tout de même, de notre temps, des femmes fort remarquables dans l'islamisme. Quand ce lettré musulman parle des choses de l'Islam, il en parle implicitement au nom d'une catégorie d'hommes qui pensent comme lui : on doit admettre que son opinion est le résumé de l'opinion d'un très grand nombre de ses coreligionnaires. Ils sont donc nombreux, à penser que la femme doit être instruite au moins jusqu'au degré nécessaire pour l'exercice de ses droits et l'accomplissement de ses devoirs les plus élevés : il faut que les femmes acquièrent des arts industriels, qu'elles possèdent sur toutes choses des notions sérieuses ; car leur principal rôle consiste à veiller à l'éducation de leurs enfants : « la mère n'est-elle pas pour ses enfants la première des écoles ? »
Ces quelques mots suffisent pour indiquer ce que pense l'auteur du rôle de la mère : voyons comment il comprend celui de l'épouse.
« Dieu a créé la femme pour aider l'homme à supporter les fatigues de sa traversée dans ce bas monde, et pour le consoler dans les épreuves et les malheurs qu'il doit y rencontrer. Il l'a mise de moitié avec l'homme dans toutes les prescriptions révélées à Mohammed. »
Sauf de très rares exceptions et qui portent sur des détails sans importance, en droit comme en fait, « l'homme et la femme sont, à l'égard l'un de l'autre, dans une égale condition ; mêmes droits, mêmes devoirs, au point de vue de l'ensemble des règles de la vie civile et des intérêts personnels. »
Cela n'est pas seulement l'effet d'une condescendance, d'une bienveillance réciproques, c'est prescrit absolument par le Koran :
« Les femmes ont droit, de la part de leur époux, et ceux-ci de la part de leurs femmes, à la même honnêteté de procédés. »
L'auteur insiste longuement sur la nécessité et la moralité du mariage, car « le mariage garantit la continuité de l'espèce humaine et protège contre le désordre. »
Musulman, il conseille la polygamie ou du moins il ne la proscrit pas :
« La polygamie s'inspire de la sagesse providentielle. Elle est un moyen de salut pour certains tempéraments, dont une seule femme n'éteindrait pas les ardeurs de chair ; elle favorise chez l'homme une abondante genèse, elle maintient rigoureusement la femme dans ses devoirs ou tout au moins elle met, chez elle, obstacle au délire d'impudicité. »
La polygamie d'ailleurs était dans les mœurs des Arabes et des autres peuples orientaux bien longtemps avant Mahomet. Le prophète ne fit que la limiter, dans le but de rendre les unions simultanées plus solides et plus morales : il imposa aux croyants de ne pas prendre plus de quatre épouses, mais il ne les obligea pas à en prendre plus d'une. Le nombre des femmes doit être en proportion des ressources du mari : l'on ne doit prendre une épouse que si l'on est en mesure de la faire vivre selon le rang de la famille à laquelle elle appartient. A fortiori cette prescription s'applique-t-elle au cas où l'on aurait plusieurs femmes. Il faut considérer du reste que les femmes musulmanes ne reçoivent point de dot de leurs parents et que c'est le mari au contraire qui leur en garantit une. Ce n'est pas précisément ce que l'on voit dans la chrétienté, où la femme le plus souvent achète son mari qui, non moins souvent, s'empresse de gaspiller la dot de sa femme et de la réduire h l'indigence.
« L'homme doit se conduire droitement avec ses épouses, leur donner part égale de ce dont il a la libre disposition : nourriture, habillement, logement, visites nocturnes pour le plaisir de leur société et de leur intimité. »
Voilà ce que dit le docteur musulman ; on pourrait ajouter ici que beaucoup d'Occidentaux, bien que n'ayant qu'une femme, ne lui donnent rien de tout cela.
Ainsi la pluralité des épouses est assujettie à la condition de les traiter avec égalité, impartialité. Et cette condition, telle qu'on doit la comprendre, est l'obstacle, plutôt que nos critiques et nos campagnes plus ou moins intelligentes en faveur de la monogamie, qui empêché la plupart des musulmans d'avoir plus d'une épouse. La voici, définie par l'auteur :
« La loi oblige l'homme qui prend plusieurs épouses à partager équitablement entre elles les vêtements et les parures ; à affecter à chacune d'elles, un logement distinct et d'un modèle unique, sans parler des ustensiles de ménage et des meubles » ; les serviteurs sont sous-entendus dans celle définition : il est bien évident que chaque épouse doit en avoir le même nombre. Or, comme en tous pays les logements, les meubles, les serviteurs, la parure se paient, — sans parler de la nourriture et de maintes autres choses, — il est certain que seuls les gens très riches peuvent se passer le luxe de plusieurs épouses ; et les gens très riches sont, où que l'on aille, en minorité. Du reste, disons-le incidemment, là où les musulmans sont le plus en contact avec notre civilisation, les unions polygamiques sont de plus en plus rares et tendent visiblement à disparaître. On peut dire que cela lient à l'évolution forcément survenue dans l'éducation des filles, qui sont les premières à mettre à leur mariage cette condition, qu'elles seront seules de leur sexe au logis. Il en est ainsi notamment en Algérie, en Tunisie, en Turquie, en Égypte. Mais on peut admettre aussi que cette tendance à la monogamie s'explique par la difficulté croissante de la lutte pour la vie, partout où la civilisation d'Occident a pénétré, apportant avec elle des besoins nouveaux, donnant à l'argent une valeur jusqu'alors inconnue, surexcitant les appétits, et en fin de compte semant la gène partout, au profit de quelques faiseurs d'affaires audacieux et sans scrupules. Car il ne faut pas se le dissimuler, dans la plupart des cas, l'invasion de notre civilisation chez des peuples si différents de nous, a pour première conséquence la disparition pour eux de tout bien-être matériel, et le règne d'un état de gène dont ils souffrent tant qu'ils ne se sont pas plus ou moins assimilés à nous, c'est-à-dire fort longtemps.
Voyons maintenant qui l'on doit épouser.
« Pour qu'il y ait félicité dans la vie conjugale, il importe de constater que la femme satisfait à diverses conditions appelées à rendre perpétuelle la durée du contrat de mariage et à en assurer l'exécution fidèle. » Ces conditions sont au nombre de huit ; nous nous bornerons à les énumérer, sans les faire suivre des commentaires dont les accompagne l'auteur de Respect aux droits de la femme..., non parce que ces commentaires manquent d'intérêt, mais parce qu'ils sont trop longs .pour le cadre de cet article.
1° Religion. La femme doit être pieuse, d'une foi intègre. C'est la première des qualités requises.
2° Douceur de caractère .. est pour l'esprit, un sûr garant de repos, une aide assurée pour l'exercice de la religion.
3° Beauté. La beauté physique est à rechercher, parce qu'elle est le gage de la fidélité de l'homme, et l'assurance de la satisfaction de ses sens.
4° Modicité de dot. Il est préférable que la dot soit modique, car le Prophète a dit : « La femme qui a le plus de bénédictions est celle qui a le moins de dot. »
5° Fécondité. Le Prophète recommande de prendre une femme féconde, ce qui peut se conjecturer d'après certains indices. Et l'auteur ajoute, parlant de l'âge de la femme que l'on recherche : « Par jeunesse, il faut entendre l'âge qui s'étend de la puberté à 40 ans. »
6° Virginité. Il y a trois avantages à s'unir à une personne vierge. Elle se fait à son mari. L'homme aime davantage la femme qu'il a eue vierge. La femme n'a de véritable tendresse que pour celui arrivé avant les autres et, le plus souvent, son âme reste fortement liée à son premier amour.
7° Bonne naissance. La femme que l'on recherche doit être issue d'une famille de sapience et de piété. Cette qualité annonce d'honnêtes mœurs et de grandes perfections. Le Prophète appelait « plante de fumier », la femme attrayante qui pousse sur un mauvais terrain.
8° Consanguinité non rapprochée. Cette condition a pour but de maintenir la pureté de la race, et elle est observée dans presque toutes les sociétés humaines.
Si l'on passe maintenant à la situation faite à la femme dans la société islamique par la loi et par la coutume, on voit que « Dieu l'a mise de moitié avec l'homme dans toutes les prescriptions révélées à Mohammed ». L'auteur ajoute :
« Il y a cependant certaines règles qui restent particulières à la femme. Ainsi,
- elle est préférée à l'homme pour les soins matériels à donner à l'enfance ;
- sa pension alimentaire est à prélever avant celle du mineur ;
- elle n'a pas à payer le prix du sang dans le cas d’homicide par imprudence ;
- elle n'est pas atteinte par la peine de l'exil ;
- fille et recluse, elle n'est apte à ester, ni à prêter serment judiciaire ;
- le cadi se rend chez elle ou lui dépêche son suppléant ;
- elle n'est point taxée en matière d'impôt.
C'est par ces points qu'en droit elle diffère de l'homme. Partout ailleurs l'homme et la femme sont, à l'égard l'un de l'autre, dans une égale condition : mêmes droits, mêmes devoirs, au point de vue de l'ensemble des règles de la vie civile et des intérêts personnels. »
Cette égalité de condition repose sur la réciprocité des services rendus : si la femme est chargée des soins du ménage, l'homme a le devoir d'assurer la prospérité de la maison ; elle repose aussi sur la réciprocité des égards : pour ne parler que de ceux qui sont imposés à l'homme, « il doit se montrer équitable dans son intérieur, servir les aliments nécessaires, avoir de la décence dans les propos, être affectueux dans les actes. »
Il y a des musulmans, sans doute, pour qui ces principes sont lettre morte : qu'est-ce que cela prouve ? Tout au plus que ce sont de mauvais musulmans.
Lors même que l'homme ressent de l'antipathie pour sa femme, lors même qu'il a conçu des soupçons sur sa conduite, il doit éviter de la froisser en lui témoignant brutalement son aversion ; de l'outrager en l'accusant sans preuves formelles.
« Le but essentiel du mariage n'est atteint que si chacun des époux ne perd de vue ni la rétribution de l'autre vie, ni la perfection de sa condition ici-bas. »
Il est recommandé à l'homme de ne pas envisager les défauts de sa femme sans peser en même temps ses qualités.
« Quand la femme est indemne de fautes, qu'elle est vertueuse, c'est à l'époux d'être bon pour elle, de s'accommoder à ses façons, à ses dehors même peu séduisants, à son caractère même mauvais. — A l'homme qui endure les manifestations déplaisantes de sa femme, a dit le prophète, Dieu accordera la même récompense qu'à Job. »
Ces prescriptions bienveillantes trouvent naturellement leur application dans toutes les circonstances de la vie. Il suffira de citer quelques-unes de celles où on les voit mettre en pratique.
La femme n'est pas séquestrée au logis de parti pris : elle peut sortir, dit l'auteur « soit pour la revendication d'un droit ou l'acquittement d'une obligation, ou pour visites à ses parents. » La coutume ne s'oppose nullement à ce que les femmes sortent pour visiter leurs amies, pour faire leurs emplettes, pour se promener. Il est bien évident que la sortie doit avoir un but avouable : mais il en est de même chez nous.
La femme peut se livrer avec l'assentiment de son mari, à un travail rémunérateur, si elle a besoin de se créer des ressources, pour se procurer les objets que son mari n'est pas tenu de lui acheter, et si d'ailleurs il ne le peut. Néanmoins, l'homme est tenu de subvenir aux besoins de sa femme, pauvre ou riche. Pour la satisfaction des besoins légitimes, le Cadi autorise la femme à contracter des dettes au nom du mari.
Les obligations et charges du mari sont minutieusement énumérés: ce qu'il doit fournir à son ou à ses épouses fait l'objet d'une nomenclature précise.
Tout ce qui est nécessaire, presque tout ce qui est superflu même, peut être exigé du mari.
L'épouse a droit à un logement séparé de celui de la famille de son mari : si le logement est vaste au point qu'elle y puisse concevoir des frayeurs : si le mari doit s'absenter la nuit : si elle n'a ni enfant, ni domestique pour lui tenir société, le mari doit placer ou tolérer auprès d'elle une compagne. Bien plus « si l'épouse refuse de faire la cuisine, le pain, parce qu'elle est de grande famille ou malade, le mari pourvoira sa maison de mets tout préparés. »
On ne peut exiger d'elle les labeurs d'intérieur trop répugnants. Elle n'est pas forcée de suivre son mari, quittant le pays pour se fixer dans une autre contrée.
Enfin, chez les hanéfites la fille nubile, même vierge, devient libre à l'égard du mariage, la tutelle naturelle cessant avec l'apparition de la nubilité. Et, où que ce soit, un père n'a pas le droit de marier sa fille, jeune, à un vieillard, à un difforme, à un homme sans mœurs et sans religion.
Le mariage est subordonné au consentement de la femme, lequel doit autant que possible être recueilli par la mère. Il faut qu'il y ait identité de condition entre les époux car « la loi ne veut pas que la femme devienne l'épouse d'un indigne. » Le juge peut annuler le mariage si l'époux est impuissant ; s'il n'a pas les ressources nécessaires pour entretenir sa femme. Dans le premier cas, le mari doit a la femme la totalité de la dot qu'il lui a reconnue.
D'après un hadit, le prophète assimilait au dol le fait de ne pas s'acquitter envers l'épouse de toutes les obligations matérielles prescrites.
Celle-ci de son côté a des devoir moraux stricts à remplir. Il serait bien long de les énumérer : ils sont du reste dans la société islamique à peu près ce qu'ils sont dans toutes les autres sociétés. L'homme peut et doit faire observer ces devoirs.
« Les hommes sont tenus de réprimander leurs femmes, de leur faire entendre des paroles d'exhortation. »
Lorsque avertissements et conseils sont restés inutiles l'homme peut éloigner la femme de sa couche, de sa présence ; enfin, la frapper
« mais sans brutalité, de façon à ne pas la meurtrir, la blesser, l'excorier. »
Le prophète recommande de ne pas frapper la femme comme le ferait « un être grossier », (c'est-à-dire avec un bâton, suivant la coutume trop suivie chez certains arabes algériens, dit l'auteur.) Mais Mahomet et les docteurs finissent par conclure que le pardon et la mansuétude sont encore préférables aux corrections corporelles.
« Il est beau de pardonner à ceux qui vous ont offensés, lorsqu'ils regrettent leur faute »
On sait que la répudiation est d'un usage fréquent : elle n'est pourtant, ni obligatoire ni recommandée. Elle doit être justifiée par les motifs les plus graves. Enfin, elle n'est jamais consommée immédiatement, mais après un délai « d'attente légale. »
Lorsqu'elle est prononcée sans retour, l'homme doit mettre la femme « en possession de toute somme dont elle est créancière, ne pas trahir ce qu'elle a intérêt à cacher, ne pas médire d'elle, ne rien faire pour l'empêcher de convoler, etc., etc. »
Ces citations sont succinctes, certainement, mais elles nous paraissent suffisamment suggestives. On ne peut guère persister à croire après les avoir lues, que la femme occupe dans l'islamisme une condition misérable : la loi, la coutume, ont au contraire entouré de garanties sa place au foyer et dans la société. Si beaucoup d'hommes méconnaissent ou rejettent les principes qu'ils devraient observer, la faute est imputable à leur tempérament, à leurs mauvais instincts, et nullement aux institutions islamiques. Personne n'a jamais songé à rendre la morale chrétienne responsable des sévices qu'un européen grossier peut faire subir à sa femme.
Il faut croire même que, malgré l'opinion trop répandue, beaucoup de femmes musulmanes « portent culotte » dans leur intérieur, puisque l'auteur dont nous citons l'ouvrage peut s'écrier :
(nos femmes) « montées sur un coursier aveugle, courent à l'assaut des droits de leurs époux ! »
Et il dit ailleurs, non sans tristesse :
« La plupart de nos femmes excèdent leurs maris ; elles les entraînent à de folles dépenses pour leur entretien, à la dissipation de leur avoir. Il en est dont le mari n'entend jamais les souhaits de bienvenue. »
Celles-là ne sont pas des martyres, des souffre-douleurs. Elles en prennent tellement à leur aise que l’auteur consacre de longues pages à les rappeler à l'observation de leurs devoirs ; et il leur trace la voie à suivre entre la religion et l'instruction, celle-ci fortifiant le cœur, celle-là élevant l'âme.
Ainsi, non seulement il n'est pas vrai que la femme, dans la société musulmane, soit tenue systématiquement par l'homme dans une condition inférieure, misérable, mais encore il se trouve des musulmans — et non des moindres par leur savoir — qui réclament le respect de tous les droits que la loi, la tradition et la coutume permettent de leur reconnaître ; et ces musulmans, loin de vouloir empêcher les femmes de s'élever moralement, insistent sur la nécessite de leur donner une instruction et une éducation plus complètes, plus larges, plus libérales que celles dont sont dotées les meilleures de leurs contemporaines.
Croira-t-on que ces tentatives d'émancipation puissent avoir tics résultats fâcheux pour nous dans les pays où nous dominons? On l'a bien cru pour ce qui concerne l'instruction supérieure des jeunes musulmans, puisque les jeunes Indigènes d'Algérie cl, de Tunisie n'obtiennent que très difficilement l'autorisation de venir fréquenter nos Facultés. Mais ce n'est toujours pas dans la pensée de l'auteur de Respect aux droits de la femme..., qu'on voit ce danger s'annoncer : Voici en effet comment il apprécie l'action civilisatrice de la France chez les tribus arriérées de l'Algérie.
« Ces mœurs tendent heureusement à disparaître chaque jour de ce pays, grâce à la direction sage et énergique de l'administration française- Depuis longtemps on n'entend plus parler de luttes fratricides entre tribus. La France a revêtu ces populations du manteau de la paix et de la concorde: elle a aplani les voies aux relations entre nomades et citadins. Nous la prions, cette France, que nous voyons si pleine de mansuétude et d'humanité, de ne pas perdre de vue qu'elle a la mission d'extirper les restes de ces coutumes sauvages qui font frissonner d'horreur. Il n'est pas difficile d'arriver à leur disparition totale, pour une nation, comme la France, parée des superbes emblèmes de la civilisation, qui étend au loin l'ombre bienfaisante de son esprit policé, dont la main droite lient avec fermeté l'étendard du progrès, dont la réputation d'équité et de droiture a parcouru le monde. Dieu ne laisse pas perdre la récompense de ceux qui font le bien. »
Ce n'est pas là, comme on le voit, le langage d'un auteur qui méditerait de former des sujets pour une révolte future (7).
ALFRED NANÇON.
Notes.
(1) Memoiren einer arabische Prinzessin, Berlin.1899 ; Luckhard, éditeur.
(2) Lemerro, éditeur.
(3) Édition de la Revue Blanche.
(4) Hachette, éditeur.
(5) Fontana, éditeur à Alger.
(6) Tresse et Stock, éditeurs.
(7) Rappelons que l'ouvrage auquel nous avons fait quelques emprunts a pour titre : Respect aux droits de la femme dans l'Islamisme, par M. Kamal, Mohammed ben Mostafa ben ol Khodja, rédacteur au Mubacher et profosseur à la Mosquée Safir. (Traduction do M. Arnaud, interprète militaire principal), à Alger, chez Fonlana, éditeur.
Source.
Alfred Nançon, « La condition des femmes dans l’Islam », Revue de l’Islam, 4e année, n° 44, p. 97-99, n°45, p. 113-117, 1899.