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vendredi 29 juillet 2011

L'égalité naturelle de tous les hommes selon S. von Pufendorf, 1672.


[L'orthographe a été modernisée, la ponctuation originale a été conservée, la police italique originale a été remplacée par la police gras.]



De l’obligation, où sont tous les hommes, de se regarder les uns les autres comme naturellement égaux.


§. 1 Outre cet amour ardent que chacun a pour sa vie, pour son corps, et pour ses biens, et qui le porte invinciblement à fuir ou repousser tout ce qui tend à leur destruction ; il y a un autre sentiment bien délicat, que l’on trouve profondément gravé dans le cœur humain, c’est une haute estime de soi-même, dont on est ordinairement si jaloux, qu’on ne saurait en voir rien rabattre, sans s’irriter presque autant, et souvent même plus, que si l’on recevait du dommage en ses biens, ou en sa propre personne. Plusieurs choses concourent à augmenter cette opinion avantageuse ; mais elle paraît avoir son principal fondement dans notre nature même. En effet, le seul mot d’homme emporte une idée de dignité ; et la raison la plus forte aussi bien que la dernière ressource qu’on ait en main, pour rabattre l’insolence d’une personne qui nous insulte, c’est de lui dire : Après tout, je ne suis pas un chien ; je suis homme aussi bien que toi (1). Comme donc la nature humaine se trouve la même dans tous les hommes ; et que d’ailleurs il ne saurait y avoir de société entre eux, s’ils ne se regardent du moins comme ayant une nature commune : il s’ensuit que, par le droit naturel, chacun doit estimer et traiter les autres comme lui étant naturellement égaux, c’est-à-dire, comme étant aussi bien hommes que lui.

§.II. Pour mieux comprendre cette égalité naturelle, il faut examiner ici les principes de (2) Hobbes. Il la réduit donc à une simple égalité de forces et de facultés naturelles qui se remarque dans les hommes faits ; et de laquelle il infère qu’ils ont tous sujet naturellement de se craindre les uns les autres. Car, dit-il, quoi qu’un homme soit plus faible qu’un autre, il peut pourtant le tuer ou par ruse et par embûches, ou par adresse, ou avec le secours d’une bonne arme : en sorte qu’il n’y a personne qui, étant en âge d’homme fait, ne soit capable de causer à tout autre, si fort et vigoureux qu’il soit, le plus grand de tous les maux naturels (3). Ainsi, ceux qui ont à craindre l’un de l’autre un mal pareil, étant égaux entre eux ; et ceux qui peuvent se causer les uns les autres les plus grands maux, pouvant à plus forte raison s’en causer de moindres, il s’ensuit que tous les hommes sont naturellement égaux (4). Hobbes ajoute, que l’inégalité qu’il y a maintenant entre les hommes, doit son origine aux lois civiles. Mais cette inégalité regarde uniquement l’état et la condition des hommes, et non pas leurs forces naturelles. Les lois civiles ne rendent pas une personne plus robuste que l’autre ; elles lui procurent seulement un plus haut degré d’estime et de distinction. Ainsi ce n’est pas raisonner juste que d’opposer l’inégalité introduite par les lois civiles, à l’égalité naturelle des forces humaines. Je en saurais non plus approuver ce que Hobbes (5) avance, qu’il y a plus d’égalité dans les facultés de l’âme, que dans les forces du corps. Car, dit-il, la prudence vient uniquement de l’expérience, et la nature donne cette qualité dans un égal espace de temps, à tous ceux qui s’attachent à une chose avec le même degré d’application. Mais on voit, au contraire, tous les jours, que l’un pénètre mieux que l’autre les conséquences d’un principe, applique plus heureusement ses observations précédentes, et découvre plus finement ce qu’il y a de conforme ou de différent dans les cas particuliers. D’où vient que souvent, de deux personnes qui ont été occupées aux mêmes affaires un égal espace de temps, l’une se fait distinguer par son habileté,pendant que l’autre conserve encore presque toute sastupidité naturelle, quelque longue expérience qu’elle ait. Et la différence que l’on trouve entre les hommes à l’égard de la prudence, ne vient pas uniquement de l’illusion de ceux qui s’estiment trop eux-mêmes, ou de ce que chacun se croit beaucoup plus sage que tout autre, à la réserve d’un petit nombre de gens distingués, que l’on admire ou à cause de leur réputation, ou à cause de la conformité de sentiment qu’on a avec eux. Car cette différence ne se remarque pas seulement dans la comparaison que l’on fait de soi-même avec autrui, mais encore lorsque l’on compare ensemble deux ou plusieurs autres personnes qui nous sont indifférentes. D’ailleurs, on n’est pas toujours porté à prononcer en faveur de ceux avec qui on a quelque conformité ou quelque liaison particulière ; mais on donne ordinairement l’avantage à ceux qui réussissent dans l’exécution de leurs desseins. J’avoue que, comme l’esprit humain est naturellement avide de gloire, il n’y a personne qui ne se fâche ; lorsqu’on le traite de sot, ou d’imprudent, et qui ne haïsse au dernier point ceux qui veulent eux-mêmes se faire regarder comme plus sages que tous les autres. Mais il ne s’ensuit pas de là,que personne ne reconnaisse aucun autre pour plus habile que lui. Car lors, par exemple, qu’on voit quelqu’un, qui, par son adresse, s’est tiré d’un péril ou d’une affaire, où l’on a succombé soi-même, on ne saurait s’empêcher d’avouer qu’il eu plus d’esprit que nous. Cependant, comme chacun est également libre, et maître de lui-même ; on n’a nul droit de prétendre que ceux, qui sont moins sages et moins en état de se conduire, se soumettent à notre direction, sans qu’ils y aient consenti volontairement surtout s’ils témoignent être contents du peu de pénétration et de bon sens que la nature leur a donné.

Mais, quoique l’égalité des forces naturelles puisse empêcher qu’on n’insulte témérairement les autres ; y ayant de la folie à attaquer un adversaire de qui l’on court le risque de recevoir autant de mal qu’on veut lui en faire : ce n’est pas de cette sorte d’égalité qu’il s’agit ici, mais d’une autre bien plus importante, dont l’observation religieuse importe souverainement au genre humain, et qui peut seule entretenir une harmonie bien réglée dans cette variété infinie de degrés, selon lesquels la nature dispense aux hommes les avantages du corps, ou ceux de l’esprit. C’est que, comme dans une république bien policée, chaque citoyen jouit également de la liberté, quoique l’un soit plus considéré ou plus riche que l’autre : de même, quelque avantage qu’on puisse avoir sur les autres à l’égard des qualités naturelles du corps ou de l’esprit, on n’est pas moins tenu pour cela de pratiquer envers eux les maximes du droit naturel, qu’ils ne doivent les observer envers nous ; et l’on n’a pas plus le droit de leur faire des injures, qu’il ne leur est permis de nous en faire à nous-mêmes. Au contraire, les personnes les plus disgraciées de la nature ou de la fortune, peuvent prétendre aussi légitimement que celles qui en sont favorisées, une jouissance paisible et entière des droits communs à tous les hommes. En un mot, toutes choses d’ailleurs égales, il n’y a personne, de quelque condition qu’il soit, qui ne puisse attendre ou exiger raisonnablement des autres ce qu’ils attendent ou qu’ils exigent de lui ; et qui ne doive au contraire leur accorder par rapport à soi le même droit qu’il s’attribue par rapport à eux. Ainsi l’on ne saurait approuver la réflexion de ces Américians qui étant venus de la Nouvelle France du temps de Charles IX comme on leur demandait ce (6) qu’ils avaient trouvé de plus admirable en France, répondirent, entre autres choses, qu’ils avaient aperçu qu’il y avait parmi les Français des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés (car il appellent en leur langage les hommes, moitié les uns des autres) étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange que ces moitiés ici nécessiteuses,pouvaient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons. Ce raisonnement ne vaut rien du tout : car si ceux qui ont quelque avantage par dessus les autres à l’égard des qualités du corps ou de l’esprit, ou des biens de la fortune, ne doivent point insulter ceux qui leur sont inférieurs à cet égard;ceux-ci ne doivent pas non plus envier aux premiers ces avantages, moins encore doivent-ils penser à les dépouiller de leurs biens. Le dernier n’est pas moins conforme, que l’autre, à l’égalité, dont nous traitons, qui peut être appelée une égalité de droit, et dont voici le fondement ; c’est que les devoirs de la sociabilité étant une suite nécessaire de la constitution de la nature humaine considérée comme telle, ils imposent à tous les hommes une obligation également forte et indispensable.

Mais il faut remarquer, que l’on est dispensé de cette obligation en certains cas, et par rapport à certaines personnes, sans préjudice de l’égalité dont il s’agit ici. À la vérité, il y a ordinairement cette différence entre les obligations imposées par un supérieur, et celles qui viennent d’un accord mutuel, que les dernières cessent, aussitôt qu’un des contractants a commencé de violer ses engagements ; au lieu que les premières subsistent toujours, même par rapport à ceux qui ne sont plus de leur côté ce qu’ils devraient envers nous ; le supérieur qui nous impose ces sortes d’obligations pouvant nous dédommager par quelque autre endroit de l’inégalité qui résulte de là à notre désavantage. Cependant, quoi que l’obligation de pratiquer envers autrui les devoirs du droit naturel, soit imposée aux hommes par leur créateur, et leur maître souverain ; elle a ceci de commun avec les engagements où l’on entre soi-même par quelque convention, que tout homme qui manque à s’acquitter envers les autres de ces sortes de devoirs, ne saurait plus prétendre qu’ils les pratiquent envers lui ; et que ceux-ci acquièrent, outre cela, le droit d’avoir recours à la force pour le contraindre à leur faire satisfaction ; quoique par une suite nécessaire de la constitution des sociétés civiles, il ait fallu tempérer et réduire à certaines bornes civiles, ce droit qui convient invariablement à l’état de nature.

§. III Il y a encore quelques raisons populaires, très propres à faire comprendre et à illustrer l’égalité naturelle des hommes. Par exemple, que tout le genre humain (7) est descendu d’une seule et même tige:Que nos corps sont tous composés d’une même matière, tous également fragiles, et sujets à être détruits par une infinités d’accidents : Que les riches et les pauvres, les grands et les petits, sont tous conçus dans le sein de leur mère et mis au monde de la même manière (8) ; croissent, se nourrissent, et se déchargent de leurs excréments de la même manière ; meurent (9) enfin, et laissent leurs corps rentrer dans la pourriture ou dans la poudre, de la même manière : Que, comme les sages de l’Antiquité ne cessent de l’inculquer, nous sommes tous, pendant notre vie, (10) sujets à plusieurs accidents, et à être le jouet de la fortune ; ou, pour tenir un langage plus raisonnable, que Dieu n’assure à personne en ce monde un bonheur ferme et inébranlable, ni une durée perpétuelle de l’état présent où l’on se trouve ; mais que, par les ressorts secrets de la Providence, il expose diverses personnes à plusieurs fâcheux revers, se plaisant quelquefois à élever celui qui est dans la poussière, et à faire tomber dans la poussière celui qui est élevé.

La religion chrétienne peut tout aussi fournir ici quelques réflexions. Car elle nous enseigne, par exemple, que Dieu ne favorise pas d’une façon particulière ceux qui sont au-dessus des autres par leur noblesse, par leur puissance, ou par leurs richesses, mais ceux qui se distinguent par une piété sincère, de quelque condition qu’ils soient : Et, qu’au jour du dernier jugement, lorsque le souverain juge de l’univers fera la distribution des récompenses et des peines, il n’aura aucun égard à tous ces avantages frivoles, dont les hommes font tant de cas dans cette vie, et en vertu desquels ils prétendent s’élever au-dessus de leurs semblables.

§. IV. Ce principe de l’égalité naturelle des hommes renferme quelques conséquences ou quelques maximes importantes, dont l’observation est d’un très grand usage pour l’entretien de la paix et de l’amitié parmi les hommes.

1. Il s’ensuit de là manifestement, que quiconque veut que les autres s’emploient à lui faire quelque plaisir, doit, à son tour, tâcher de leur être utile. En effet, prétendre se dispenser de rendre aucun service aux autres, pendant qu’on en exige de leur part, c’est supposer qu’il y a entre eux et nous de l’inégalité. Et un homme qui témoigne être dan ces sentiments, ne peut que se rendre extrêmement odieux à tous les autres, et que donner lieu par là de rompre la paix. Si chacun en usait de même, cela détruirait tout commerce d’offices : or, selon la remarque judicieuse d’un ancien docteur chrétien, tout ce qui, étant pratiqué par chacun, deviendrait nuisible et mauvais, n’est pas conforme aux règles de la sagesse. D’ailleurs, à considérer la chose en elle-même, il n’implique pas moins contradiction de juger différemment dans un cas tout à fait semblable, selon qu’il s’agit de nous, ou d’autrui ; que de porter des jugements opposés touchant deux choses entre lesquelles il y a une entière conformité. Bien plus : chacun ayant une connaissance très exacte de sa propre nature, et par même moyen de celle des autres, du moins à l’égard des inclinations générales ; un homme qui juge différemment des droits d’autrui, et des siens, quoiqu’ils soient tout à fait semblables, se contredit lui-même grossièrement dans u sujet très connu, et fait voir par là un assez grand travers d’esprit. Car on ne saurait alléguer aucune raison tant soit peu apparente, pourquoi, toutes choses d’ailleurs égales, on prétendrait refuser à autrui les droits qu’on s’attribue à soi-même.

§. V. 2. La considération de l’égalité naturelle des hommes sert encore à découvrir de quelle manière on doit s’y prendre dans le règlement des droits entre plusieurs personnes, c’est de les traiter comme égales, et de n’adjuger rien à l’une plus qu’à l’autre, tant qu’aucune d’elles n’a point acquis de droit particulier qui lui donne légitimement quelque avantage. En violant cette maxime par une honteuse acception de personnes, on fait en même temps une injustice et un outrage à ceux que l’on rabaisse sans sujet au-dessous des autres, puis qu’on ne leur rend pas ce qui leur est dû, et qu’on leur ôte d’ailleurs un honneur que la nature elle-même leur donnait. Car, comme le disait un Ancien, il y naturellement je ne sais quelle honte et quel sujet d’indignation, à se voir privé de la liberté qui est accordée aux autres.

De là il s’ensuit, Qu’une chose qui est en commun doit être distribuée par portions égales à ceux qui y ont le même droit. Que si elle n’est point susceptible de division, tous ceux qui y ont un droit égale doivent en jouir en commun, si cela se peut ; et même autant que chacun voudra, supposé que la nature de la chose le permette : sinon, il faut que chacun en jouisse selon une certaine mesure réglée, et à proportion du nombre de ceux qui doivent y avoir part ; car en ce cas-là il n’y a pas d’autre moyen de conserver l’égalité. Mais si la chose ne peut se partager, ni être possédée en commun par indivis, il faut, ou que chacun en jouisse (11) tour à tour ; ou, s’il n’y a pas moyen d’en jouir de cette manière, et qu’on ne trouve pas d’ailleurs de quoi faire une juste compensation par quelque équivalent capable de dédommager ceux qui se verront exclus de la chose à quoi ils avaient un droit égal, il faut que le sort en décide, et que celui à qui elle écherra la retienne pour lui seul. En effet, il n’y a point alors d’expédient plus commode que le sort, qui éloigne tout soupçon de mépris et de partialité, et qui ne diminue rien de l’estime des personnes auxquelles il ne se trouve pas favorable (12). Or Hobbes (13) divise le sort en arbitraire, et naturel. Le sort arbitraire, c’est celui où il intervient une convention de deux ou de plusieurs concurrents, qui remettent la décision de leur dispute à un événement incertain, qu’ils ne peuvent prévoir, ni diriger par adresse : ainsi ce sort dépend, par rapport aux hommes d’un pur hasard. Le sort naturel a lieu, selon Hobbes, dans (14) le droit de premier occupant, par lequel une chose qui ne peut être ni divisée, ni possédée ne commun, appartient à celui qui s’en empare le premier à dessein de se l’approprier : et dans la Primogéniture, en vertu de laquelle les biens paternels qui ne peuvent être ni partagés, ni possédés en commun par plusieurs enfants, demeurent à l’aîné. Mais, à parler exactement, tout sort est arbitraire. Car je ne vois point de raison pourquoi un événement, à la production duquel personne ne peut rien contribuer par sa propre industrie, aurait la vertu de donner à quelqu’un un droit valable par rapport à des personnes qui lui sont égales, si ce droit n’avait été attaché à un tel événement par la volonté et par les conventions des hommes. C’est aussi en vertu d’une convention qu’une chose, qui n’appartient à personne, est au premier occupant ; car dans l’établissement de la propriété des biens on est convenu tacitement d’abandonner au premier occupant les choses qui n’auraient été assignées en propre à personne, et qu’il n’était pas de l’intérêt du genre humain de laisser toujours en commun. Le droit de la primogéniture doit de même son origine à une convention, ou à un établissement humain. Car autrement en vertu de quoi les autres frères, nés de même père et de même mère, devraient-ils être condamnés à une condition moins avantageuse, pour une différence de temps, qui n’ nullement dépendu d’eux (15) ? Que si l’on donne quelquefois à de telles choses le nom de sort, c’est d’un côté, parce que toute l’industrie humaine ne saurait ni les prévoir, ni les diriger ; et de l’autre, parce qu’il n’y a pas de déshonneur à être obligé de céder à autrui pour de semblables raisons. Mais nous traiterons de cela ailleurs plus au long.

§. VI. 3. La vue de l’égalité naturelle des hommes, sert encore de préservatif contre l’orgueil, qui consiste à s’estimer plus que les autres, ou sans aucune raison, ou sans un sujet suffisant ; et dans cette prévention, à les mépriser comme étant au-dessous de nous. Cette passion est fort opposée à la véritable générosité ou grandeur d’âme, comme l’a très bien montré un philosophe (16) moderne. La principale partie de la sagesse consiste, dit-il, à savoir comment et pour quelle raison chacun doit s’estimer ou se mépriser lui-même ; c’est le bon usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous exerçons sur notre propre volonté : car il n’y a que les actions qui dépendent du libre arbitre, pour lesquelles nous puissions raisonnablement être loués ou blâmés. Ainsi la véritable grandeur d’âme, qui fait que l’on s’estime autant qu’on peut légitimement, consiste en partie à être convaincu, que la seule chose qui nous appartienne véritablement, c’est cette libre disposition de nos volontés, et qu’il n’y a que le bon ou le mauvais usage qu’on en fait, qui mérite de la louange ou du blâme : en partie à sentir en soi-même une ferme et constante résolution de faire bon usage de son libre arbitre. Quiconque a cette persuasion et ce sentiment, s’imagine aisément que tous les autres sont dans la même disposition ; n’ayant rien en cela qui dépende d’autrui. Ainsi il ne méprise jamais personne, et il est plus enclin à excuser les fautes d’autrui, qu’à les censurer ; supposant qu’elles viennent d’un manque de connaissance, plutôt que d’un défaut de disposition à bien faire. Comme il ne se croit as beaucoup au-dessous de ceux qui le surpassent en richesses, en honneurs, en beauté, en esprit, en érudition, et en autres semblables qualités, dont il ne fait pas grand cas ; il ne se regarde pas non plus comme fort au-dessus de ceux qu’il surpasse à cet égard. De sorte que la véritable générosité est ordinairement accompagnée d’une humilité honnête, qui consiste dans la réflexion que l’on fait sur la faiblesse de notre nature, et sur les fautes que l’on peu avoir commis par le passé, ou que l’on peut commettre à l’avenir, qui ne sont pas moindres que celles que les autres peuvent commettre : humilité qui fait encore qu’on ne s’estime pas plus que les autres, dans ma pensée qu’ils peuvent, aussi bien que nous, faire usage de leur libre arbitre. Au contraire, ceux qui conçoivent une bonne opinion d’eux-mêmes sur quelque autre fondement, bien loin d’avoir véritablement l’âme grande, sont enflés d’un orgueil ridicule, qui est d’autant plus vicieux que la raison pourquoi l’on s’estime soi-même est moins légitime. Or la raison (17) la moins légitime de s’estimer soi-même, c’est de s’estimer sans raison ; ce qui arrive, lorsque sachant bien qu’on n’a aucun mérite qui nous rende digne d’estime, et ne faisant même aucun cas du mérite, on s’imagine que la gloire n’est autre chose qu’une usurpation, et que ceux qui s’en attribuent le plus à eux-mêmes sont ceux qui en ont le plus : Vice si déraisonnable et si ridicule, qu’il n’est pas croyable que personne s’y abandonnât, s’il n’y avait une infinité de flatteurs, qui par leurs fausses louanges font tomber les plus stupides dans cet orgueil, qu’un poète appelle une espèce de fureur.

§. VII. 4. On blesse encore plus l’égalité naturelle des hommes, lorsque l’on témoigne du mépris pour autrui par des signes extérieurs, tels que sont les actions offensantes, les (18) paroles injurieuses, un air ou un rire moqueur, et en général toute sorte d’outrage ou d’affront (19), sans en excepter celui qui renferme quelquefois en présent chétif, ou peu convenable aux personnes à qui on le fait. Ces sortes d’insultes sont d’autant plus criminelles, qu’elles irritent furieusement ceux qui se voient ainsi méprisés, et qu’elle les enflamme d’un ardent désir de vengeance ; en sorte qu’on voir bien des gens qui rompent entièrement avec l’offenseur, et qui ne font pas difficulté d’exposer leur vie à de grands périls, plutôt que de laisser pareil affront impuni. Et il ne faut pas s’étonner que les hommes soient ordinairement si sensibles aux outrages ; puisque tout outrage donne quelque atteinte à celui de tous les biens dont l’esprit humain est le plus jaloux, et qui e flatte le plus agréablement, je veux dire la gloire et l’estime de soi-même.

§. VIII. 5. De ce que nous avons dit il s’ensuit aussi, que l’on doit rejeter l’opinion des ces anciens Grecs (20), qui prétendaient, qu’il y a des hommes naturellement esclaves. Car si l’on prend ces paroles à la mettre, elles renversent directement l’égalité naturelle des hommes. J’avoue qu’il y a des gens d’un naturel si heureux, qu’il les rend capables non seulement de se conduire eux-mêmes, mais encore de conduire les autres : au lieu que d’autres ont naturellement l’esprit si bouché et si stupide, qu’ils sont incapables de se gouverner eux-mêmes, et qu’ils ne peuvent même rien faire, du moins passablement bien, s’ils ne sont poussés et dirigés par quelqu’un. Comme la nature donne souvent à ceux-ci un corps robuste, ils peuvent par cet endroit-là rendre beaucoup de service aux autres. Lors donc qu’ils vivent sous la domination d’une personne plus éclairée et plus prudente, ils se trouvent sans contredit dans un état conforme à leur génie, et à leur condition naturelle. De sorte que, quand il s’agit d’établir, d’un commun accord, une forme de gouvernement, parmi une multitude composée de ces deux ordres de gens, il est très conforme à la nature que les premiers soient revêtus de l’autorité de commander, et que les derniers soient soumis à la nécessité d’obéir ; car de cette manière on procure l’avantage des uns et des autres. Et en ce sens-là on peut admettre la maxime d’Aristote : La conservation mutuelle des hommes demande, dit-il, que les uns soient naturellement faits pour commander, et les autres pour obéir. Car ceux que la pénétration de leur esprit rend capable de prévoir de loin les choses, sont naturellement destinés à commander : Et ceux qui, par les forces de leur corps, peuvent exécuter les ordres des premiers, sont naturellement destinés à obéir, et à être esclaves. De sorte que le maître, et l’esclave, trouveront également leur compte à cette disposition des choses (21). Mais il serait très absurde de s’imaginer, que la nature elle-même donne d’abord actuellement aux plus éclairés et aux plus sages la conduite des autres, ou du moins le droit de les obliger, malgré eux, à obéir. Car, outre que l’établissement de toute autorité parmi les hommes suppose quelque acte humain ; la capacité naturelle de commander ne suffit pas pour donner droit à quelqu’un de gouverner ceux qui par leur nature sont propres à obéir. De ce qu’une chose est avantageuse à quelqu’un, il ne s’ensuit pas non plus qu’on puisse la lui faire accepter par force. Car comme tous les hommes ont naturellement une égale liberté, il est injuste de prétendre les assujettir à quoi que ce soit sans un consentement de leur part, soit exprès, soit tacite ou interprétatif ; ou sans qu’ils aient donné droit par quelque acte propre de les dépouiller de leur liberté, même malgré eux. Les jurisconsultes romains ont très bien reconnu que, selon le droit naturel, tous les hommes naissent libres. Sur quoi Grotius (22) dit, que cela se doit entendre de la liberté qui consiste dans une exemption de l’esclavage, c’est-à-dire, que personne n’est naturellement esclave, mais qu’on n’a pas le droit de ne la devenir jamais. On pourrait exprimer autrement cette pensée. La nature faisant naître les hommes dans une parfaite égalité, et l’esclavage supposant quelque inégalité (car tout esclave a nécessairement un supérieur ; au lieu que pour être libre il n’est nullement nécessaire d’avoir un inférieur, il suffit de ne reconnaître personne au dessus de soi) : on conçoit tous les hommes comme naturellement libres, avant qu’aucun acte humain les ait assujettis à autrui. Or l’aptitude naturelle, ou la possession des qualités nécessaires à un certain état, ne suffit pas pour mettre actuellement dans cet état-là. Par cela seul qu’on est capable de gouverner un royaume, ou de commander une armée, on n’est pas d’abord roi, ou général. Dès là qu’on a fait paraître ses talents, et qu’on s’est bien (23) acquitté d’un emploi à temps, on n’est pas en droit de le retenir au-delà du terme. Car pour ce qu’on rapporte de Pélopidas (24), qu’il conserva le commandement de l’armée des Thébains plus longtemps que les lois ne le permettaient, de peur que ses successeurs ne gâtassent toutes les affaires ; c’est un exemple extraordinaire qui ne tire point à conséquence. Il faut encore expliquer ici ce passage d’un Ancien : Personne, dit-il, n’est naturellement ni libre, ni esclave : mais la fortune impose ensuite à chacun l’un ou l’autre de ces noms. C’est que, tant que les hommes étaient encore parfaitement égaux et indépendants les uns des autres, on ne pouvait concevoir entre eux aucune distinction fondée sur l’état opposé à l’égalité naturelle. Mais aussitôt que quelques uns furent soumis à d’autres, ils commencèrent à être nommés esclaves ; et ceux qui demeuraient encore dans l’égalité naturelle, furent dès lors appelés des personnes libres. On peut éclaircir cela par un exemple. Tant qu’il n’y a point de troupes sur pied dans un État, tous les bourgeois sont censés d’un même ordre. Mais lorsqu’on vient à enrôler une partie des bourgeois, il résulte de là une distinction de soldats, et de simples bourgeois ; au lieu qu’auparavant, personne ne pouvait être appelé simple bourgeois. On peut expliquer en ce sens-là les paroles suivantes, qu’Aristote rapporte, et qu’il réfute en même temps : La différence de l’esclave et du libre, vient de la loi. Car si l’esclavage n’avait pas été introduit par un établissement humain, la condition des hommes aurait été tout à fait semblable à cet égard, et l’on n’aurait pas pu distinguer l’esclavage d’avec la liberté, parce qu’il n’y aurait point eu d’esclaves. C’est le sentiment des jurisconsultes romains. Au lieu, disent-ils, qu’auparavant tous les hommes avaient un nom commun, le droit des gens les a distingués en trois classes, en personnes libres, en esclaves, et en affranchis. On pourrait encore expliquer cela, en disant, que les droits de la liberté et l’esclavage, tels qu’on les voit établis présentement dans les États, ont été réglés par les lois civiles.
Mais on ne manque pas d’autres raisons très fortes pour détruire l’opinion de ceux qui veulent qu’on reconnaisse, à proprement parler, des esclaves par nature. Car il n’y a peut-être personne, si stupide qu’il soit, qui ne croit vivre d’une manière plus régulière ou plus commode, en se conduisant à sa fantaisie, qu’en suivant la volonté d’autrui. Cela se vérifie encore mieux à l’égard des nations entières, dont aucune n’a le cœur si bas que de ne pas préférer le gouvernement d’un souverain du pays, à une domination étrangère. Enfin, la nature ne mettant personne en possession actuelle de l’empire ; et ceux qu’Aristote appelle esclaves par nature ayant d’ordinaire un corps robuste : lorsqu’ils en viendraient aux mains avec les plus sages, le combat serait fort douteux, et ceux-ci ne pourraient pas se promettre une victoire assurée. Il faut donc condamner entièrement les présentions orgueilleuse des anciens Grecs, qui s’imaginaient, que les Barbares étant esclaves par nature (25), et les Grecs libres, il était juste que les premiers obéissent aux dernier. Sur ce pied-là, il serait facile de traiter de barbares tous les peuples dont les mœurs seraient différentes des nôtres, et, sans autre prétexte, de les aller attaquer pour les mettre sous nos lois. Peut-être néanmoins qu’il y aurait moyen de donner un tour plus favorable au sentiment d’Aristote, en disant, qu’il a voulu distinguer deux sortes d’esclavage, l’un naturel, l’autre qui vient de la loi. L’esclavage naturel ce serait, lorsqu’une personne d’un naturel grossier et stupide, mais d’un corps robuste, obéit à une autre personne capable de commander ; de sorte que par ce moyen l’une et l’autre vit dans un état commode et conforme à la condition naturelle. L’esclavage qui vient de la loi, ce serait lorsque par l’injustice de la fortune, ou à cause de la condition d’une mère, un homme d’un esprit grand et noble est contraint par la crainte, ou par les lois, d’obéir à un maître moins sage et moins éclairé. En ce cas-là, un tel esclave ne peut que nourrir une haine secrète contre son maître : au lieu que, quand l’une et l’autre de ces conditions se trouve établie entre des gens naturellement propres à celle qui leur est tombée en partage, ils se forme une espèce d’amitié entre l’esclave et le maître. Mais il faut toujours tenir pour une chose constante, que cette simple aptitude naturelle à commander ou à obéir ni ne donne aux uns aucun droit parfait de prescrire des lois aux autres, ni n’impose à ceux-ci aucune obligation de se soumettre à l’empire des premiers.

§. IX. Ajoutons encore quelque chose de cette sorte d’égalité qui est une suite de l’état de nature, et que l’on peut appeler une égalité de pouvoir, ou liberté. Elle consiste en ce que, tant qu’il n’est point encore intervenu d’acte humain ou de convention particulière entre les hommes, personne n’ aucun pouvoir sur les autres, mais chacun peut disposer, comme il lui plaît, de ses facultés et de ses actions. Cette égalité a été abolie par l’établissement des sociétés civiles, dans lesquelles une seule ou plusieurs personnes ont reçu le pouvoir de commander aux autres, et celles-ci se sont vues réduites à la nécessité d’obéir, d’où il résulte une grande inégalité, qui a produit la distinction de souverains et de sujets.

De plus, dans les sociétés civiles, on trouve encore de l’inégalité entre les concitoyens même, non seulement à l’égard de l’estime et de la dignité, de quoi nous traiterons ailleurs (26) ; mais encore à l’égard du pouvoir que les uns ont sur les autres. Un partie de cette inégalité vient de l’état des pères de famille , qui est antérieur aux sociétés civiles ; car chaque père de famille a conservé, en entrant dans une société civile, le pouvoir qu’il avait acquis sur sa femme, sur ses enfants, et sur ses esclaves. Ainsi cette inégalité ne doit nullement son origine aux sociétés civiles, quoiqu’en certains endroits les souverains y aient mis des bornes et fait des changements considérables.

Pour les autres inégalités que l’on remarque dans le pouvoir des citoyens les uns sur les autres, il est clair qu’elles proviennent toutes de la volonté du souverain. Car ceux qui entrent dans une société civile, transfèrent au souverain tout le pouvoir qu’ils avaient sur eux-mêmes, autant que le demande la constitution de ces sortes de sociétés. Par conséquent, le pouvoir qu’ils pouvaient avoir donné auparavant sur eux-mêmes à quelque autre personne, ou retourne à eux, ou est soumis à la disposition absolu du souverain. Et du moment qu’on est devenu membre d’un État, on ne peut en aucune manière accorder à autrui sur soi-même le moindre pouvoir valable au préjudice des droits du souverain : autrement on reconnaîtrait à la fois deux maîtres indépendants l’un de l’autre ; ce qui est absurde.

Toute l’inégalité qui s’est formée entre les citoyens après l’établissement du pouvoir souverain, vient donc ou de l’administration du gouvernement, qui a demandé que le souverain donnât charge à certains citoyens d’exercer sur les autres une partie de l’autorité suprême ; ou de quelque privilège accordé par le souverain. La diversité des biens et des richesses, ne produit par elle-même aucune inégalité réelle entre les citoyens. Tout ce qu’il y a, c’est que les grandes richesses fournissent le moyen de nuire ou de rendre service à autrui ; ceux qui ne sont pas fort accommodés tâchent ordinairement de s’insinuer dans les bonnes grâces des riches, et s’abaissent auprès d’eux, ou pour éviter le mal qu’ils pourraient en recevoir, ou pour en retirer quelque bien (27).

Quoiqu’il en soit, l’inégalité civile ne détruit point les maximes que nous avons tirées de l’égalité naturelle des hommes.

Notes.

(1) Voyez Stace, Thebaida, livre XII, verset 556, et seqq.
(2) Hobbes, De Cive, chapitre I, §. 3, et Leviathan, chapitre XIII.
(3) Voyez un passage de Sénèque, cité, livre II, chapitre II, §. 6, note I.
(4) Voyez Virgile, Aeneïs , X, verset 376.
(5) Hobbes, Leviathan, chapitre XIII.
(6)Montaigne, Essais, livre I, chapitre XXX vers la fin.
(7) Voyez ce que dit Boèce pour rabattre l’insolence des nobles, De consolatione Philosophiae, livre III, Metr. VI.
(8) Voyez [Livre de la] Sapience [Sagesse], chapitre VII.
(9) Voyez Ecclesiastique, X, 12 et suiv. ; Horace, Odes, livre I, ode IV, vers . 13 et sqq. ; Claudien in Rufinum, livre II, verset 473 et sqq. ; Cicéron, De Legibus, livre II, chapitre XXIII in fine ; Lucien, Dialogus Nerei, Thersitae, et Menippi, Tom. I, p. 313, Ed. Amstel ; Stace, Thebaida, X, 712.
(10) Voyez Horace, Odes, livre II, ode XIII, vers . 13 et sqq. et livre III, ode XXIX, vers . 49 et sqq. ; Manilius, Astronomicon, livre III, verset 521 et sqq. ; Sénèque, Thyeste, verset 537 et sqq. ; Sénèque., De consolatione ad Marciam, chapitre XI ; Arrien, Dissertationes Epicteti, livre I, chapitre XIX, pag. 76-77. Ed. Colon.
(11) Voyez Quinte Curce, De la vie et des actions d'Alexandre le Grand, livre VII, chapitre VI, num. 9, Ed. Ertiar.
(12) Voyez [Livre des] Proverbes, XVIII, 18.
(13) Hobbes, De Cive, chapitre III, §.18.
(14) Prima occupatio.
(15) Voyez Aristote, Ethica Nicomachea livre VIII, chapitre XII, sub fine.
(16) Descartes, Des passions de l’âme, Article CLII et suiv.
(17) Voyez Pindare, Olympia, ode IX, verset 50-59.
(18) Voyez [Évangile selon Saint] Matthieu, V, 22.
(19) Voyez Digeste, livre II, titre VIII, Qui satisdare cogentur, etc., Leg. V, §.1.
(20) Voyez Strabon, Geographica, livre I in fine, p. 66, Édition Paris, Casaubon, pag. 116, B. Édition Amst.
(21) Voyez encore Apulée, De habitudine doctrinarum Platonis, pag. 615, Édition in usum delphini.
(22) Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, livre II, chapitre XXII, §. 11.
(23) Comme ce Lollius, dont parle Horace, Odes, livre IV, ode IX, verset 34 et seqq.
(24) Plutarque, in ejus vita, chapitre 15, verset 5, pag. 290, Édition Wech., Tom. II. Voyez Cornelius Nepos, Vitae excellentium imperatorum, in Epaminondas, chapitre VII, VIII, et Tite-Live, Ab urbe condita, livre XXVI, chapitre II.
(25) Voyez Aristote, Politica, livre I, chapitre II ; Euripide, Iphigenia in Aulidi, V, 1400-1401.
(26) livre VIII, chapitre IV.
(27) Voyez Lucius Antistus Constans, De jure ecclesiasticorum, titre III.


Source.

Samuel von Pufendorf, Jean Barbeyrac (traduction et notes), Le droit de la nature et des gens. Des principes les plus importants, de la morale, de la jurisprudence et de la politique, tome 1, Henri Schelte, Amsterdam, 1706, p. 282-292