[Orthographe modernisée.]
ESTIME, f. f. (Droit naturel)
Degré de considération que chacun a dans la vie commune, en vertu duquel il peut être comparé, égalé, préféré, etc. à d'autres.
Le soin de son honneur et de sa réputation est une sorte de problème dans la philosophie et le christianisme. La philosophie qui tend à nous rendre tranquilles, tend aussi à nous rendre indépendants des jugements que les hommes peuvent porter de nous, et l'estime qu'ils en ont n'est qu'un de ces jugements, en tant qu'il nous est avantageux. Cependant la philosophie la plus épurée, loin de reprouver en nous le soin d'être gens d'honneur, non seulement l'autorise, mais l'excite et l'entretient.
Le christianisme, de son côté, ne nous recommande rien davantage, que le mépris de l'opinion des hommes, et de l'estime qu'ils peuvent, à leur fantaisie, nous accorder ou nous refuser. L'évangile porte même les saints à désirer et à rechercher le mépris : cependant le S. Esprit nous ordonne d'avoir soin de notre réputation : curam habe de bono nomine.
La contrariété de ces maximes n'est qu'apparente, elles s'accordent dans le fond, et le point qui en concilie le sens, est celui qui doit servir de régie au bien de la société, et au nôtre particulier.
Nous ne devons pas être insensibles à l'estime des hommes, à notre honneur, à notre réputation. Ce serait contrarier la raison qui nous oblige à avoir égard à ce qu'approuvent les hommes, ou à ce qu’ils improuvent le plus universellement et le plus constamment ; car ce qu'ils approuvent de la sorte par un consentement presque unanime, est la vertu ; et ce qu'ils improuvent ainsi, est le vice.
Les hommes, malgré leur perversité, font justice à l'un et à l'autre, ils méconnaissent quelquefois la vertu, mais ils sont obligés souvent de la reconnaître, et alors ils ne manquent pas de l’honorer : être donc par cet endroit insensible à l’honneur, c'est-à dire, à l'estime, à l'approbation, et au témoignage que la confiance des hommes rend à la vertu, ce serait l'être en quelque sorte à la vertu même qui y serait intéressée.
Cette sensibilité naturelle est comme une impression mise dans nos âmes par l'auteur de notre être, mais, elle regarde seulement le tribut que les hommes rendent en général à la vertu, pour nous attacher plus fortement à elle. Nous n'en devons pas moins être indifférents à l'honneur que chaque particulier, conduit souvent par la passion ou la bizarrerie, accorde ou refuse dans des occasions singulières à la vertu de quelques-uns, ou à la nôtre en particulier.
L'estime des hommes en général ne saurait être légitimement méprisée, parce qu'elle s'accorde avec celle de Dieu même, qui nous en a donné le goût, et qu'elle suppose un mérite de vertu que nous devons rechercher ; mais l'estime des hommes en particulier, étant plus subordonnée à leur imagination qu'à la providence, nous la devons compter pour peu de chose ou pour rien, c'est-à-dire que nous devons toujours la mériter, sans jamais nous mettre en peine de l'obtenir ; la mériter par notre vertu, qui contribue à notre bonheur et à celui des autres ; nous soucier peu de l'obtenir, par une noble égalité d'âme, qui nous mette au-dessus de l'inconstance, et. de la vanité des opinions particulières des hommes.
La sagesse, même profane, réprouve le désir immodéré de l'estime humaine ; car dès que nous abusons de celle que nous pourrions mériter, nous la perdons et nous méritons de la perdre. C'est donc au soin de la mériter que nous devons nous arrêter, sans penser au soin de l'obtenir, puisque l'un est entre nos mains, et que l'autre n'étant point en notre pouvoir, ne contribue en rien à notre mérite. Suivons exactement les sentiers de l'honneur et de la vertu, afin de mériter l'estime des hommes, qu'ils nous accorderont ou plutôt, ou plus tard ; mais soyons en même temps persuadés que notre conduite serait digne de mépris, et qu'elle cesserait de contribuer au bonheur de la1 société, si nous pensions plus à nous faire applaudir, qu'à nous bien conduire, et qu'il n'y a point de repos et de tranquillité véritable pour celui qui met la sienne à la merci des vents de l'opinion, et de la fantaisie particulière des hommes.
On divise l’estime en estime simple, et en estime de distinction.
L’estime simple est ainsi nommée, parce qu'on est tenu généralement de regarder pour d'honnêtes gens tous ceux, qui, par leur conduite, ne se sont point rendus indignes de cette opinion favorable. Hobbes pense différemment sur cet article ; il prétend qu'il' faudrait présumer la méchanceté des hommes jusqu'à ce qu'ils eussent prouvé le contraire. Il est vrai, suivant la remarque de la Bruyère, qu'il serait imprudent de juger des hommes comme d'un tableau, ou d'une figure, sur une première vue ; il y a un intérieur en eux qu'il faut approfondir : le voile de la modestie couvre le mérite, et le masque de l'hypocrisie cache la malignité. Il n'y a qu'un très petit nombre de gens qui discernent, et qui soient en droit de prononcer définitivement. Ce n'est que peu-à-peu, et forcés même par le temps et les occasions, que la vertu parfaite et le vice consommé, viennent à se déclarer. Je conviens encore que les hommes peuvent avoir la volonté de se faire du mal les uns aux autres ; mais j'en conclurais seulement, qu'en estimant gens de bien tous ceux qui n'ont point donné atteinte à leur probité, il est sage et sensé de ne pas se confier à eux sans réserve.
un tel n'est pas méchant homme: puisqu'il y a des degrés de véritable probité, il s'en trouve aussi plusieurs de cette probité qu'on peut appelle imparfaite, et qui est si commune.
L'estime simple peut être considérée ou dans l'état de nature, ou dans l'état des sociétés civiles.
Le fondement de l'estime simple, parmi ceux qui vivent dans l'état dénature, consiste principalement en ce qu'une personne se conduit de telle manière, qu'on a lieu de la croire disposée à pratiquer envers autrui, autant qu'il lui est possible, les devoirs de la loi naturelle.
L'estime simple peut être considérée dans l'état de nature, ou comme intacte, ou comme ayant reçu quelque atteinte, ou comme entièrement perdue.
Elle demeure intacte, tant qu'on n'a point violé envers les autres, de propos délibéré, les maximes de la loi naturelle par quelque action odieuse ou quelque crime énorme.
Une action odieuse, par laquelle on viole envers autrui le droit naturel, porte un si grand coup à l'estime, qu'il n'est plus sûr désormais de contracter avec un tel homme sans de bonnes cautions : je ne sais cependant s'il est permis de juger des hommes par une faute qui serait unique ; et si un besoin extrême, une violente passion, un premier mouvement, tirent à conséquence. Quoiqu'il en soit, cette tâche doit être effacée par la réparation du dommage, et par des marques sincères de repentir.
Mais on perd entièrement l'estime simple par une profession, ou un genre de vie qui tend directement à insulter tout le monde, et à s'enrichir par des injustices manifestes. Tels sont les voleurs, les brigands, les corsaires, les assassins, etc. Cependant si ces sortes de gens, et même des sociétés entières de pirates, renoncent à leur indigne métier, réparent de leur mieux les torts qu'ils ont faits, et viennent à mener une bonne vie, ils doivent alors recouvrer l'estime qu'ils avaient perdue. Mais aussi longtemps qu'ils demeurent dans cette habitude du crime, on ne doit pas plus les ménager qu'on n'épargne les loups et les autres bêtes féroces ; lorsqu'on peut s'en saisir, on les traite d'ordinaire avec beaucoup plus de rigueur que les autres ennemis.
On perd également l'estime simple, lorsque l'on mène une vie infâme, tels que les courtisanes, et ceux qui trafiquent des débauches de la jeunesse ; mais comme ces vices n'offensent pas directement les autres hommes, ceux qui y sont adonnés ne sont pas traités comme des ennemis communs du genre humain, on se contente de les punir par avilissement et le mépris.
Dans une société civile, l'estime simple consiste à être réputé membre sain de l'état, en sorte que, selon les lois et les coutumes du pays, on tienne rang de citoyen, et que l'on n'ait pas été déclaré infâme.
L'estime simple naturelle a aussi lieu dans les sociétés civiles où chaque particulier peut l'exiger, tant qu'il n'a rien fait qui le rende indigne de la réputation d'homme de probité. Mais il faut observer que comme elle se confond avec l'estime civile, qui n'est pas toujours conforme aux idées de l'équité naturelle, on n'en est pas moins réputé civilement honnête homme, quoiqu'on fasse des choses qui, dans l'indépendance de l'état de nature, diminueraient ou détruiraient l'estime simple, comme étant opposées à la justice : au contraire on peut perdra l'estime civile pour des choses qui ne sont mauvaises que parce qu'elles se trouvent défendues par les lois.
On est privé de cette estime civile, ou simplement à cause d'une certaine profession qu'on exerce, ou en conséquence de quelque crime. Toute profession dont le but et le caractère renferment quelque chose de déshonnête, ou qui du moins passe pour tel dans l'esprit des citoyens, prive de l'estime civile : tel est le métier d'exécuteur de la haute-justice, parce qu'on suppose qu'il n'y a que des âmes de boue qui puissent le prendre, quoique ce métier soit nécessaire dans la société.
L'on est surtout privé de l'estime civile par des crimes qui intéressent la société : un seul de ces crimes peut faire perdre entièrement l’estime civile, lors, par exemple, que l'on est noté d'infamie pour quelque action honteuse contraire aux lois, ou qu'on est banni de l'État d'une façon ignominieuse, ou qu'on est condamné à la mort avec flétrissure de sa mémoire.
Dans quelques sociétés civiles deux sortes de conditions qui n'ont naturellement rien de déshonnête, l'esclavage et la bâtardise privent de l'estime simple. Mais cette privation de l'estime n'est fondée que sur la disposition de la loi civile. En effet, la violence et les besoins des sociétés, ayant établi la distinction de la liberté et de l'esclavage, les esclaves ne sont coupables de rien en tant que tels : et on ne peut imputer aux bâtards, quoique nés d'un commerce condamné par les lois, qu'un vice de la fortune, et non celui de la personne.
Remarquons ici que les lois ne peuvent pas spécifier toutes les actions qui donnent atteinte civilement à la réputation d'honnête homme ; c'est pour cela qu'autrefois chez les Romains il y avait des censeurs dont l’emploi consistait à s'informer des mœurs de chacun, pour noter d'infamie ceux qu'ils croyaient le mériter.
Au reste il est certain que l'estime simple, c’est-à-dire la réputation d'honnête homme, ne dépend pas de la volonté des souverains, en sorte qu'ils puissent l'ôter à qui bon leur semble, sans qu'on l'ait mérité, par quelque crime qui emporte l'infamie, soit de sa nature, soit en vertu de la détermination expresse des lois. En effet, comme le bien et l'avantage de l'État rejettent tout pouvoir arbitraire sur l'honneur des citoyens, on n'a jamais pu prétendre conférer un tel pouvoir à personne : j'avoue que le souverain est maître, par un abus manifeste de son autorité, de bannir un sujet innocent ; il est maître aussi de le priver injustement des avantages attachés à la conservation de l'honneur civil : mais pour ce qui est de l'estime naturellement et inséparablement attachée à la probité, il n'est pas plus en son pouvoir de la ravir à un honnête homme, que d'étouffer dans le cœur de celui-ci les sentiments de vertu. Il implique contradiction d'avancer qu'un homme soit déclaré infâme par le pur caprice d'un autre, c’est-à-dire, qu'il soit convaincu de crimes qu'il n'a point commis.
Un citoyen n'est jamais tenu de sacrifier son honneur et sa vertu pour-personne au monde. Les actions criminelles qui sont accompagnées d'une véritable ignominie, ne peuvent être ni légitimement ordonnées par le souverain, ni innocemment exécutées par les sujets. Tout citoyen qui connaît l'injustice, l'horreur des ordres qu'on lui donne, et qui ne s'en dispense pas, se rend complice de l'injustice ou du crime, et conséquemment est coupable d'infamie. Crillon refusa d'assassiner le duc de Guise. Après la S. Barthélemy, Charles IX ayant mandé à tous les gouverneurs des provinces de faire massacrer les huguenots, le vicomte Dorté, qui commandait dans Bayonne, écrivit au roi :
« Sire, je n'ai trouvé parmi les habitants et les gens de guerre, que de bons citoyens, de braves soldats, et pas un bourreau ; ainsi eux et moi supplions votre majesté d'employer nos bras et nos vies à choses faisables ». Hist. de l'Aubigné.
Il faut donc conserver très-précieusement l'estime simple, c'est-à-dire, la réputation d'honnête homme ; il le faut non seulement pour son propre intérêt, nuis encore parce qu'en négligeant cette réputation, on donne lieu de croire qu'on ne fait pas assez de cas de la probité. Mais le vrai moyen de mériter et de conserver l'estime simple des autres, c'est d'être réellement estimable, et non pas de se couvrir du masque de la probité, qui ne manque guère de tomber tôt ou tard : alors si malgré ses soins on ne peut imposer silence à la calomnie, on doit se consoler par le témoignage irréprochable de sa conscience.
Voilà pour l'estime simple, considérée dans l’état de nature et dans la société civile : lisez sur ce fujei la dissertation de Thomasius, de existimatione, fama et infamiá. Passons à l’estime de distinction.
L'estime de distinction est celle qui fait qu'entre plusieurs personnes, d'ailleurs égales par rapport à l'estime simple, on met l'une au-dessus de l'autre, à cause qu'elle est plus avantageusement pourvue des qualités qui attirent pour l'ordinaire quelque honneur, ou qui donnent quelque prééminence à ceux en qui ces qualités se trouvent. On entend ici par le mot d'honneur, les marques extérieures de l'opinion avantageuse que les autres ont de l'excellence de quelqu'un à certains égards.
L'estime de distinction, aussi bien que l'estime simple, doit être considérée ou par rapport à ceux qui vivent ensemble dans l'indépendance de l'état de nature ; ou par rapport aux membres d'une même société civile.
Pour donner une juste idée de l'estime de distinction, nous en examinerons les fondements, et cela, ou en tant qu'ils produisent simplement un mérite, en vertu duquel on peut prétendre à l'honneur, ou en tant qu'ils donnent un droit, proprement ainsi nommé, d'exiger d'autrui des témoignages d'une estime de distinction, comme étant dues à la rigueur.
On tient en général pour des fondements de l'estime de distinction, tout ce qui renferme ou ce qui marque quelque perfection, ou quelque avantage considérable dont l'usage et les effets sont conformes au but de la loi naturelle et à celui des sociétés civiles. Telles sont les vertus éminentes, les talents supérieurs, le génie tourné aux grandes et belles choses, la droiture et la solidité du jugement propre à manier les affaires, la supériorité dans les sciences et les arts recommandables et utiles, la production des beaux ouvrages, les découvertes importantes, la force, l'adresse et la beauté du corps, en tant que ces dons de la nature font accompagnés d'une belle âme, les biens de la fortune, en tant que leur acquisition a été l’effet du travail ou de l'industrie de celui qui les possédé, et qu'ils lui ont fourni le moyen de faire des choses dignes de louange.
Mais ce sont les bonnes et belles actions qui produisent par elles-mêmes le plus avantageusement l'estime de distinction, parce qu'elles supposent un mérite réel, et parce qu'elles prouvent qu'on a rapporté ses talents à une fin légitime. L'honneur, disait Aristote, est un témoignage d'estime qu'on rend à ceux qui sont bienfaisants ; et quoiqu'il fût juste de ne porter de l'honneur qu'à ces sortes de-gens, on ne laisse pas d'honorer encore ceux qui sont en puissance de les imiter.
Du reste il y a des fondements d'estime de distinction qui sont communs aux deux sexes, d'autres qui sont particuliers à chacun, d'autres enfin que le beau sexe emprunte d'ailleurs.
Toutes le qualités qui sont de légitimes fondement de l'estime de distinction, ne produisent néanmoins par elles-mêmes qu'un droit imparfait, c'est-à-dire, une simple aptitude à recevoir des marques de respect extérieur ; de sorte que si on les refuse à ceux qui le méritent le mieux, on ne leur fait par là aucun tort proprement dit, c'est seulement leur manquer.
Comme les hommes sont naturellement égaux dans l'état de nature, aucun d'eux ne peut exiger des autres, de plein droit, de l'honneur et du respect. L'honneur que l'on rend à quelqu'un, consiste à lui reconnaître des qualités qui le mettent au-dessus de nous, et à s'abaisser volontairement devant lui par cette raison : or il serait absurde d'attribuer à ces qualités le droit d'imposer par elles-mêmes une obligation parfaite, qui autorisât ceux en qui ces qualités se trouvent, à se faire rendre par force les respects qu'ils méritent. C'est sur ce fondement de la liberté naturelle à cet égard, que les Scythes répondirent autrefois à Alexandre:
« N'est-il pas permis à ceux qui vivent dans les bois, d'ignorer qui tu es, et d'où tu viens? Nous ne voulons ni obéir ni commander à personne ». Q. Curce, liv. VII, c. VIII.
Aussi les sages mettent au rang des sottes opinions du vulgaire, d'estimer les hommes par la noblesse, les biens, les dignités, les honneurs, en un mot toutes les choses qui sont hors de nous.
« C'est merveille, dit si bien Montaigne dans son aimable langage, que sauf nous, aucune chose ne s'apprécie que par ses propres qualités..... Pourquoi estimez-vous un homme tout enveloppé et empaqueté ? Il ne nous fait montre que des parties qui ne sent aucunement siennes, et nous cache celles par lesquelles seules on peut réellement juger de son estimation. C'est le prix de l'épée que vous cherchez, non de la gaine : vous n'en donneriez à l'aventure pas un quatrain, si vous ne l'aviez dépouillée. Il le faut juger par lui-même, non par ses atours ; et comme le remarque très plaisamment un ancien, savez-vous pourquoi vous l'estimez grand ? vous y comptez la hauteur de ses patins ; la base n'est pas de la statue. Mesurez-le sans ses échasses : qu'il mette à part ses richesses et honneurs, qu'il se présente en chemise. A-t-il le corps propre à ses fonctions, sain et allègre ? Quelle âme a-t-il ? est-elle belle, capable, et heureusement pourvue de toutes ses pièces ? est elle riche du sien ou de l'autrui ? la fortune n'y a elle que voir ? si les yeux ouverts, elle attend les épées traites ; s'il ne lui chaut par où lui sorte la vie, par la bouche ou par le gosier ? si elle est rassise, équable, et contente ? c'est ce qu'il saut voir ». Liv. 1, ch. XLII.
Les enfants raisonnent plus sensément sur cette matière : faites bien, disent-ils, et vous serez roi.
Reconnaissons donc que les alentours n'ont aucune valeur réelle ; concluons ensuite que, quoiqu'il soit conforme à la raison d'honorer ceux qui ont intrinsèquement une venu éminente, et qu'on devrait en faire une maxime de droit naturel, cependant ce devoir considéré en lui-même, doit être mis au rang de ceux dont la pratique est d'autant plus louable, qu'elle est entièrement libre. En un mot, pour avoir un plein droit d'exiger des autres du respect, ou des marques d'estime de distinction, il faut, ou que celui de qui on l'exigeait soit sous notre puissance et dépende de nous ; ou qu'on ait acquis ce droit par quelque convention avec lui ; ou bien en vertu d'une loi faite ou approuvée par un souverain commun.
C'est à lui qu'il appartient de régler entre les citoyens les degrés de distinction, et à distribuer les honneurs et les dignités ; en quoi il doit avoir toujours égard au mérite et aux services qu'on peut rendre, ou qu'on a déjà rendus à l'État : chacun après cela est en droit de maintenir le rang qui lui a été assigné, et les autres citoyens ne doivent pas le lui contester.
L'estime de distinction ne devrait être ambitionnée qu'autant qu'elle suivrait les belles actions qui tendent à l'avantage de la société, ou autant qu'elle nous mettrait plus en état d'en faire. Il faut être bien malheureux pour rechercher les honneurs par de mauvaises voies, ou pour y aspirer seulement, afin de satisfaire plus commodément ses passions. La véritable gloire consiste dans l’estime des personnes qui sont elles-mêmes dignes d'estime, et cette estime ne s'accorde qu'au mérite.
« Mais (dit la Bruyère) comme, après le mérite personnel, ce sont les éminentes dignités et les grands titres, dont les hommes tirent le plus de distinction et le plus d'éclat, qui ne fait être un Érasme, peut penser à être évêque ».
Concluons de tout ceci, que rien n'est plus intéressant pour l'homme que de mériter l’estime de ses semblables ; que ce désir, inné avec nous, le porte à consacrer ses talents, ses lumières et ses forces au bonheur général ; que le grand, le magistrat, le citoyen, qui a obtenu l’estime du public, qui désire de la conserver et de l’augmenter, croit ses devoirs trop importants, ses obligations trop étendues, pour chercher son bonheur dans les amusements, les distinctions, l'éclat que procurent le luxe et les richesses ; que l'amour de l’estime est en même temps, et un principe de vertu, et un préservatif contre la cupidité, contre les passions et contre le luxe, qui rendent les hommes ennemis du bonheur général et injustes.
Le désir d'acquérir de l’estime et de la conserver empêche les hommes puissants d'abuser de leur autorité, dans la crainte d'en être dépouillés par l'avilissement et le mépris. Il n'est point de nations dont l'histoire n'offre des citoyens, des magistrats, des grands, des souverains même, que l'avilissement a dépouillés de leur puissance, et fait rester dans le néant.
Malgré le respect des anciens Assyriens pour leurs rois, ils méprisèrent Sardanapale. Il tomba dans l'avilissement, parce qu'il n'employait sa puissance qu'à satisfaire sa sensualité, son luxe et sa passion pour la débauche : il perdit l'empire et la vie. Le mépris des peuples arma les conjurés contre Astyages, Xerxès, Vitellius, Héliogabale et tant d'autres. Le mépris et l'avilissement précipitèrent de leur trône Childeric, Venceslas, Sanche de Portugal, Édouard, Richard II, Henri VI, etc.
Le mépris et l'avilissement ont des effets effrayants pour tous les hommes puissants, et ils peuvent devenir un principe réprimant pour les méchants et les vicieux. La corruption ne peut aller jusqu'à les rendre indifférents sur cet état : les supplices et les tortures font plus effrayants pour l'imagination, mais ils sont en effet moins terribles.
La politique a donc, dans le désir de l'estime, et dans la crainte du mépris, deux moyens puissants de rendre les hommes utiles à la société, pour arrêter les vices dangereux. Elle peut, avec ces deux ressorts, créer les talents et les vertus, corriger ou contenir les vices et les crimes. Elle a dans l’estime une source inépuisable de récompenses qui n'appauvriront jamais l'État ; dans le mépris et l'ignominie, des punitions plus terribles que les supplices, mais qui conservent les citoyens, et qui les portent à faire de grands efforts pour effacer leur honte.
C'est ce qu'avait très bien conçu le sage législateur Charondas. Au lieu de décerner, comme bien d'autres, la peine de mort contre ceux qui quittaient leur rang à l'armée, ou qui refusaient de prendre les armes pour le service de la patrie, il les condamnait à être exposés trois jours de suite dans la place publique en habits de femme. Une de ses lois ordonnent que tous ceux qui seraient convaincus de calomnie, seraient conduits par les rues, portant sur la tête une couronne de romarin, comme pour faire voir à tout le monde qu'ils étaient au premier rang de la méchanceté. Plusieurs de ceux qui furent condamnés à cette fâcheuse espèce de triomphe, se donnèrent la mort pour prévenir l'ignominie. Voyez Mépris.
Référence.
Encyclopédie méthodique. Jurisprudence dédiée et présentée à Mgr. Hue de Miromesnil, tome IV, Panckoucke, Paris ; Plomteux, Liège, 1784, p. 341-345.