Proclus le Diadoque [c'est-à-dire le successeur de Platon] était un philosophe de l'École néo-platonicienne d'Athènes, fermée par l'empereur romain byzantin Justinien en 529.
É. Vacherot expose ici la justification, par Proclus, de la réalité de la Providence divine, c'est à dire le fait que tout concourt, grâce à Dieu, au bien des créatures.
Dieu étant le Bien a
pour attribut nécessaire la bonté ; or, en tant que bonté, il est
cause, cause première et universelle de tous les êtres. La cause
première peut être envisagée sous trois aspects, selon la triple
fonction qu'elle remplit. Elle produit d'abord, c'est-à-dire
qu'elle constitue l'essence des êtres; puis elle conserve,
c'est-à-dire qu'elle comprend et distingue en même temps les
essences qu'elle a constituées, en fixe le caractère propre et le
rang ; enfin elle rappelle à elle-même et fait rentrer dans
son unité les êtres qu'elle en avait fait sortir pour les
distinguer et les déterminer. Ainsi produire, maintenir dans sa
nature propre l'être produit, et le ramener à la cause première de
toute production, telles sont les trois fonctions de la puissance
créatrice (1). Chaque fonction suppose un attribut dans cette
puissance : la Bonté produit, la Sagesse conserve, et
la Beauté ramène (2). Cette division n'existe point en Dieu
même; elle n'existe même pas dans l'acte simple de la création ;
mais elle est nécessaire pour concevoir comment Dieu crée. Du
reste, produire, conserver, ramener, se confondent dans l'acte simple
, indivisible, immanent de la création ; de même que la Bonté, la
Sagesse, la Beauté, se perdent dans l'unité de la nature divine
(3).
Plotin s'était borné à
démontrer l'existence de la Providence par la considération
générale de l'ordre du monde. Proclus fait plus ; il établit la
distinction de la Providence et de la Fatalité, et s'applique à
résoudre les principales difficultés relatives au dogme de la
Providence. Il se demande comment la Providence agit sur les êtres,
comment elle les connaît, et si son action et sa connaissance ne
diffèrent point selon la nature des êtres qu'elle embrasse. Passant
de là au redoutable problème de la présence du mal au sein d'un
monde gouverné par la Providence, il recherche comment le mal peut
se concilier avec la bonté providentielle ; il explique les
désordres du monde physique et les anomalies du monde moral,
pourquoi le juste est opprimé tandis que le méchant triomphe,
pourquoi les fautes des pères retombent sur les fils. Nous ne
connaissons pas de doctrine moderne où la thèse de la Providence
soit traitée avec plus d'étendue, de clarté et de précision que
dans le livre De Fato et Providentia. L'analyse qui va suivre
mettra le lecteur à même d'en juger (4).
L'opinion commune sur la
Providence et la Fatalité (5) est que la première est cause de tout
bien pour toute chose, tandis que la seconde est seulement cause de
l'enchaînement et de la dépendance des mouvements soumis à
l'action providentielle. C'est la distinction qu'on exprime sans
cesse dans les jugements sur les actes ordinaires de la vie. Qu'un
homme fasse du bien aux autres, on dit qu'il a été la providence de
ceux qui ont reçu son bienfait. Une chose arrive-t-elle en vertu de
l'action complexe de causes inconnues, on la rapporte à la fatalité.
La même distinction se
retrouve dans l'étymologie des mots. Providence (pronoia)
désigne l'acte d'un principe supérieur à l'intelligence ; or, la
bonté en soi est encore plus divine que l'intelligence, puisque
celle-ci désire le bien en tout et avant tout.
Fatalité (heimarmenè)
rappelle l'idée d'enchaînement; c'est ce que les théologiens nous
donnent à entendre par leurs fuseaux symboliques, voulant signifier
par là l'enchaînement de toutes les choses soumises à l'empire du
Destin (6).
La Providence
n'est autre que la cause divine, en tant qu'elle est le bien.
Car d'où pourrait venir le bien, si ce n'est de Dieu ? Voilà ce qui
fait qu'elle gouverne l'univers tout entier, tandis que la Fatalité
ne régit que le corps. L'enchaînement des choses ayant sa raison
dans le bien, la Fatalité relève nécessairement de la Providence.
Tout ce qui est soumis à la Providence ne l'est pas à la Fatalité
(7) ; au contraire, celle-ci n'embrasse rien que celle-là
n'enveloppe et ne contienne d'une manière supérieure.
L'intelligence est l'attribut essentiel de la Providence ; la
nécessité est le caractère propre de la Fatalité. Tout corps en
effet agit, pâtit, communique ou reçoit nécessairement : par
lui-même, il est incapable de choix ; c'est l'être supérieur qui
réside en lui, l'âme proprement dite qui choisit. Certains corps se
meuvent circulairement dans leur orbite ; d'autres, comme le feu,
sont poussés par une force centrifuge ; d'autres, comme la terre,
gravitent vers le centre ; quel que soit le genre de mouvement, tous
obéissent à une même nécessité (8). D'un autre côté , la
Providence diffère de la Fatalité, comme Dieu diffère d'une chose
qui est divine, par essence et non par participation. La Fatalité ne
produit le bien que par emprunt ; tout bien émane de la Providence,
de même que toute lumière vient du soleil. La Providence est
Dieu en soi ; la Fatalité vient de Dieu, mais n'est pas Dieu ;
elle n'est qu'une image de la nature divine et de la Providence (9).
Enfin, la Providence est à la Fatalité dans le même rapport que
l'intelligence est au corps.
Cette distinction
nettement établie, Proclus aborde les difficultés relatives à la
question de la Providence.
D'abord l'action de la
Providence s'étend-elle à tout, aux parties de l'univers comme à
l'ensemble, aux individus comme aux espèces, au périssable comme à
l'éternel ?
Pour cela, il faut que la
Providence connaisse parfaitement la valeur de chacun des êtres
qu'elle gouverne. Mais comment les connaît-elle ? C'est un principe
évident que chaque être connaît selon qu'il est (10). Or, la
Providence, étant l'Unité absolue, connaît toutes choses dans
l'unité, c'est-à-dire dans une mesure incomparablement supérieure
à l'imagination, à l'entendement et même à l'intelligence. Si la
Providence ne connaissait les êtres que dans la mesure de
l'intelligence, elle n'embrasserait pas l'universalité des choses ;
car, si tout participe de l'unité, tout ne participe pas de
l'intelligence. Par cela même que la Providence connaît tout en
vertu de l'unité, sa science exclut toute diversité et toute
succession ; elle est uniforme et identique, quel qu'en soit l'objet,
intelligible ou sensible, général ou particulier, incorporel ou
corporel.
Si la Providence connaît
toutes choses, elle connaît le contingent. Mais, en ce cas, comment
concilier la Providence avec la contingence des choses ?
Les uns, acceptant la
Providence, ont nié le contingent; les autres, ne pouvant nier le
contingent, l'ont relégué hors de la portée de la Providence. Tous
reconnaissent que la Providence ne prévoit point l'indéterminé, en
tant que tel. Et en effet c'est là le principe qui domine toutes les
difficultés du problème. Quel que soit l'objet sur lequel agisse la
Providence, déterminé ou indéterminé, nécessaire ou contingent,
intelligible ou sensible, elle le connaît toujours d'une manière
déterminée, nécessaire , intelligible ; car elle connaît la cause
même de l'indéterminé. Elle connaît donc l'indéterminé
lui-même, en tant qu'il résulte de sa cause. Or, la relation de
l'effet à la cause étant nécessaire , elle connaît le contingent
d'une manière nécessaire (11). De même, elle a du corporel une
connaissance tout incorporelle, tout corps ayant pour cause une
essence incorporelle. Dieu ne connaît le corporel que dans sa cause
et par sa cause; il connaît d'autant mieux toute chose qu'il est,
d'une manière prochaine ou éloignée, la cause de tout ce qu'il
connaît. Il sait donc à l'avance la génération de l'indéterminé,
et la manière dont la cause fera passer l'indéterminé à l'état
d'être déterminé, sans que cette prévision entrave ou modifie en
rien la détermination spontanée et quelquefois volontaire des êtres
placés sous sa dépendance.
Mais voici une bien autre
difficulté (12). Si la Providence est la cause du déterminé et de
l'indéterminé, est-elle, de la même manière, cause de l'un et de
l'autre ? Ou bien est-elle cause déterminée du déterminé, cause
indéterminée de l'indéterminé ?
Proclus résout la
difficulté au moyen d'une distinction ingénieuse et profonde. La
Providence doit être conçue tout à la fois comme unité absolue
avec pouvoir de se communiquer et comme puissance infinie. Dès lors
ce qu'elle produit et dirige participe de son unité et de sa
puissance. Or, l'indéterminé vient de l'infini, qu’il imite,
comme le déterminé vient de l'unité, dont il est l'image. Un
exemple pris dans le monde intelligible éclaircira cette
distinction. On sait que l'Intelligence, qui produit les êtres
corporels et incorporels, les produit tous incorporellement et les
connaît de même, c'est-à-dire qu'elle produit et connaît
conformément à sa nature. Dans le premier cas, elle a engendré un
produit similaire ; dans le second , un produit modelé sur une
nature inférieure à la sienne. L'un et l'autre produit sortent
également de son sein : seulement elle engendre l'essence, en tant
qu'Intelligence ; le mouvement et le corps, en tant qu'Âme. C'est
donc par la diversité des vertus qui sont en elle qu'il faut
expliquer la différence de ses produits.
De même la Providence,
en tant qu'unité, est la cause du déterminé ; en tant que
puissance infinie, elle est la cause de l'indéterminé ; mais, comme
l'Intelligence, elle engendre de la même manière tous ses produits.
Ainsi tout ce qui se produit se produit ou d'une manière déterminée
en vertu de l'unité, ou d'une manière indéterminée en vertu de
l'infinité.
Néanmoins le nécessaire
peut participer de l'infinité et le contingent de l'unité.
Seulement, dans un cas, c'est l'unité qui domine, enchaîne et fixe
le contingent; dans l'autre, c'est l'infini qui l'emporte et entraîne
le nécessaire hors de sa sphère.
En résumé, la
Providence produit en vertu de principes divers tout ce qu'elle
produit ; mais elle connaît tous ses effets d'une manière uniforme
et toujours conforme à sa propre nature. Ce qui varie seulement,
c'est la manière dont les êtres participent de la Providence. La
participation est plus ou moins directe, plus ou moins intime, plus
ou moins constante, plus ou moins efficace. Tous les êtres, animés
ou inanimés, rationnels ou irrationnels, éternels ou périssables,
participent de la Providence, chacun dans la mesure de leur capacité.
Tel participe de l'être seulement, tel de la vie, tel de la
connaissance, tel enfin de la perfection. Si un être ne participe
que par intervalle des dons de la Providence, c'est sa propre
faiblesse qui en est cause et non la Providence elle-même. Ce
n'est pas la bonté de la Providence qui s'épuise; c'est l'être qui
ne peut conserver toujours. Ainsi le soleil éclaire constamment
ce qui ne peut le voir que par intervalle. De même un miroir
réfléchit toujours les objets qui sont en face de lui ; s'il ne les
réfléchit plus, c'est l'absence des objets qui en est cause. Enfin,
lorsque les oracles s'arrêtent, ce n'est pas que l'inspiration ait
cessé, c'est que l'être qui la recevait perd son aptitude à la
recevoir de nouveau.
Mais si la Providence
existe, comment expliquer la présence du mal dans l'univers (13) ?
Les uns ont résolu la difficulté en niant la Providence, les autres
en niant l'existence du mal. Proclus ne cherche point la vérité
dans ces solutions extrêmes. Il reconnaît en même temps
l'existence de la Providence et du mal. Voici comment il essaie de
les concilier.
Le mal est de deux
espèces, à savoir : le mal pour les corps, c'est la non-conformité
à la nature ; le mal pour les âmes, c'est la non-conformité à la
raison.
En ce qui concerne le mal
des corps, Platon en a dit la vraie raison. Le mal n'est autre chose
que la corruptibilité. Or, pour que les corps périssent, il est
nécessaire qu'ils soient corruptibles. Mais pourquoi faut-il que les
corps périssent ? Pour qu'il n'y ait pas seulement des corps
éternels. Autrement, ceux-ci seraient les derniers dans l'ordre
universel. C'est l'existence des corps périssables qui relève les
corps éternels à un rang supérieur et par là complète la.
perfection du Tout. Ce mal a donc pour fin un plus grand bien.
Le Tout a besoin de corruption et de génération ; sans quoi la
nature ne pourrait se renouveler.
Quant au mal des âmes,
il provient de l'union de l'âme immortelle avec l'âme mortelle. De
cette union peut naître quelque chose d'opposé à la raison. Si
l'âme mortelle prévaut, il y a mal dans l'âme ; c'est le cas de la
passion, de la colère, par exemple, ou de la concupiscence. Le mal
n'est pas pour l'âme mortelle, laquelle ne fait en cela qu'obéir à
sa nature, mais bien pour l'âme immortelle dont il contrarie les
tendances, en violant les lois de la raison. Le
mal de l'âme a pour cause nécessaire l'union des deux âmes.
La difficulté se réduit donc à voir si cette union importe ou non
à la perfection du Tout. Or n'est-il pas nécessaire que le bien
pénètre jusqu'à l'autre bout de la chaîne des êtres, et l'âme
jusqu'à la matière, pour que le Tout soit parfait, qu'il n'y ait
pas seulement d'un côté des âmes rationnelles et immortelles, de
l'autre des âmes irrationnelles et mortelles, mais encore entre ces
deux ordres d'âmes, des âmes intermédiaires, rationnelles et
mortelles à la fois? Le Tout, s'il manquait d'âmes de cette nature,
ne serait-il pas imparfait? Or, dès que l'âme divine descendait
jusqu'à la matière, ne fallait-il pas qu'auparavant l'âme mortelle
fût dans le corps, pour préserver l'âme divine du contact immédiat
du corps? Sans quoi, comment le corps, cette matière inerte et
composée , serait-il entré en communication directe avec l'âme
incorporelle et immortelle? Que serait devenu le corps lui-même,
sous l'action immédiate de l'âme divine ? Comment aurait-il pu
recevoir cette action? Toute communication eût été impossible
entre deux substances de nature si différente. Toutes ces
facultés qui ont leur principe dans l'âme intermédiaire, la
sensation, l'appétit, le désir, l'imagination n'eussent point
existé. Or, qui pourrait nier que ces facultés ne soient les
conditions de la santé et de la vie du corps ? Donc l'âme
intermédiaire importait à la perfection du Tout. Or le mal en est
un accident nécessaire. Donc le mal des âmes, comme le mal des
corps, a pour fin un plus grand bien, et ne fait en cela
qu'augmenter la perfection du tout.
Autre difficulté (l4).
Si la Providence existe, n'est-il pas nécessaire que chaque être
soit traité selon son mérite ? D'où vient donc cette différence
entre les hommes quant à la somme des biens? D'où vient le triomphe
du méchant et la misère du juste?
L'explication que donne
Proclus de cette anomalie n'est pas nouvelle ; on la trouve fort
éloquemment exposée chez les Stoïciens. Mais Proclus, en la
reproduisant, la développe sous une forme plus précise et plus
scientifique. Il ne faut pas dire que la Providence ne sait point
répartir ses faveurs proportionnellement aux mérites, elle dont les
desseins profondément harmoniques assurent à chaque être
l'accomplissement de sa destinée, donnant aux uns les vrais, aux
autres les faux biens. Qui ne sait que l'homme qui veut atteindre la
vertu y parvient toujours, tandis que ceux qui recherchent les biens
extérieurs échouent quelquefois? D'ailleurs la privation de ces
biens apparents n'est qu'un stimulant pour les sectateurs de la
vertu, excitant chez les uns l'énergie de l'âme, chez
d'autres aiguillonnant l'intelligence, accoutumant l'âme par
la pratique à mépriser le corps et tous les avantages qui s'y
rattachent, et à estimer la vertu et les biens de l'âme à leur
prix. Ce n'est point quand la mer est calme et le ciel serein que
nous admirons l'art du pilote; c'est quand l'orage a soulevé les
flots en courroux. De même, la vertu nous paraît plus admirable
dans les rigueurs que dans les faveurs de la fortune.
D'une autre part, la
Providence, par l'inégale répartition des biens, veut instruire
ceux qui ne vivent pas selon ses lois. En montrant la vertu dans sa
noble simplicité, et le vice au milieu de ses vains ornements, elle
nous fait comprendre la vraie beauté de la vertu et la vraie laideur
du vice.
Enfin l'homme est une
âme, mais une âme ayant à son service un corps qui empêche
souvent l'âme de se livrer, comme elle aimerait à le faire, à la
contemplation du vrai bien. Or le mal physique devient dans certains
cas un secours pour l'accomplissement de la vertu : la souffrance,
par exemple, invite l'âme au recueillement et à la méditation
; la santé et la vigueur des organes, au contraire, provoquent
souvent l'abus des plaisirs sensuels. N'a-t-on pas vu Platon se
condamner à l'obscurité politique, et Cratès renoncer à ses
richesses, pour se soustraire à l'esclavage du corps ? Au lieu
d'accuser la Providence de cette inégale répartition des biens, il
faudrait y voir plutôt un châtiment des méchants; car toute cette
prospérité fait ressortir une perversité qui eût été cachée
dans la médiocrité de fortune. Et qu'on n'aille pas croire qu'en
accordant ainsi ce luxe et cette influence aux méchants, la
Providence augmente leur perversité ; l'excès du mal est
quelquefois le seul moyen de guérison. D'ailleurs la Providence,
en variant les conditions de la vertu, la fait apercevoir sous son
véritable jour; elle montre aux hommes cette vertu toujours la même,
à travers les situations les plus diverses de la nature humaine,
arrivant par toutes les voies au même but, la contemplation des
Dieux. Il faut dire encore que la Providence ne devait pas réunir
tous ses dons sur un seul être. Ainsi Platon, organisant sa
république idéale, ne veut pas que tous les biens soient le partage
d'une seule classe, mais les distribue entre les diverses classes de
citoyens. Cette conception est l'image de l'ordre qui règne dans
l'univers : à chaque espèce sa destinée propre ; à chacun le
genre de bien qui convient à sa nature. Mais enfin, pourrait-on
dire, pourquoi des hommes inégaux en mérite éprouvent-ils un sort
parfaitement semblable ; pourquoi, par exemple, dans le sac d'une
ville, bons et méchants périssent de la même mort ? On peut
répondre qu'ils éprouvent différemment la fin commune,
c'est-à-dire que les uns supportent avec colère, les autres avec
résignation, la mort qui les frappe, et qu'après la séparation,
ceux-ci vont dans le séjour des méchants, et ceux-là dans le
séjour des bons. D'ailleurs, ces catastrophes qui enveloppent
indistinctement une foule d'hommes ont souvent lieu en vertu de
quelque loi générale, conforme ou même nécessaire à l'ordre
universel. Or, si cet ordre universel est l'œuvre de la Providence,
comment les mouvements qui y concourent, comment les conséquences
naturelles de ces mouvements ne feraient-elles pas partie de l'œuvre
providentielle ?
Proclus ne s'en tient pas
à ces difficultés (15) Lorsque la Providence juge à propos de
punir, pourquoi la punition ne suit-elle pas immédiatement le crime
? Il semble qu'une punition tardive ne sert qu'à faire murmurer à
la fois les bons et les méchants contre la Providence. La réponse
de Proclus est remarquable.
D'abord on peut contester
l'efficacité de la punition immédiate, quand on voit le méchant
poursuivre sa voie d'iniquités sous le coup même du châtiment.
Mais ici le dessein de la Providence est manifeste. En vrai médecin
des âmes et des corps, elle attend pour les ramener au bien le
moment favorable. Comme le dit Platon, avec les Dieux, la fortune et
le temps gouvernent les choses humaines, soit qu'il faille opérer le
bien ou guérir le mal. La Providence sait quand elle doit attaquer
le mal sans délai ou attendre. Il est d'un art supérieur de ne
point chercher à charmer les spectateurs par la promptitude de la
cure, mais de prendre tout le temps nécessaire pour la rendre
parfaite. D'ailleurs le châtiment réhabilite l'âme et la retire
de sa misère ; donc plus il est différé, plus le méchant est
puni. Ce n'est pas indulgence, mais sévérité de la part de la
Providence, de ne pas punir immédiatement ; le plus grand châtiment
que puisse éprouver le coupable, c'est de rester dans la souillure
de sa faute sans l'expier. Dieu remplace alors une peine
extérieure par une peine intérieure bien plus grave ; le remords de
la conscience est un châtiment que le méchant traîne partout
avec lui. C'est là un bel exemple que la justice divine montre à la
justice humaine ; elle lui apprend à suspendre ses coups dans le
moment de la passion, et à chercher moins une satisfaction
personnelle que le salut du coupable. La sagesse de la
Providence est impénétrable dans ses profondeurs ; mais combien ce
que nous en comprenons n'est-il pas admirable ! On s'étonne de
l'inégalité des châtiments pour les mêmes fautes ; mais la vie
humaine est longue et mélangée de bien et de mal : tel homme commet
de grandes fautes qui plus tard se recommandera par de grandes
vertus. La Providence se garde bien de l'accabler pour le punir de
ses fautes : elle le conserve pour ce qu'il doit faire de bien
; d'autant plus que ses belles actions le disposeront mieux à
l'expiation. En sorte que le bonheur qu'elle leur laisse est pour
leurs vertus, et la punition qu'elle leur inflige est pour leurs
crimes. Si la loi égyptienne ordonne qu'une femme enceinte,
condamnée à mort, ne soit exécutée qu'après son enfantement,
faut-il s'étonner que la Providence, ayant à châtier une âme
pervertie, mais encore destinée à de grandes choses, attende pour
punir que cette âme ait porté ses fruits? Si une jeunesse peu
honorable de Thémistocle lui eût valu une punition immédiate, qui
eût délivré Athènes de l'invasion des Perses? Mais que parle-t-on
de lenteurs à propos de la justice divine ? Qu'est-ce que la vie
humaine, qu'est-ce que le temps pour la Providence ?
Autre anomalie apparente
(16). Pourquoi le châtiment mérité par les pères est-il supporté
par leurs enfants? Proclus en donne une explication très ingénieuse.
En premier lieu, un État est, pour ainsi dire, un grand corps animé
d'une même vie dans toutes ses parties, inspiré par une influence
commune, dirigé par un même chef ; en sorte que, malgré la
diversité de qualités corporelles ou de positions sociales, l'État
est véritablement un. C'est en quelque sorte un être et après tout
un être plus élevé que nous dans la chaîne des êtres, plus
vivace, plus divin, plus semblable au Tout. Alors qu'y a-t-il
d'étonnant à ce que les crimes d'une génération soient payés par
une autre ? La Cité est une ; c'est elle qui mérite et qui démérite
; c'est donc elle que la Providence frappe dans tels ou tels de ses
membres. Dans la Cité, dans
l'État, dans l'Humanité tout entière, tous les individus sont
sympathiques entre eux comme les membres d'un même corps ;
en vertu d'une solidarité réciproque, tous partagent la
responsabilité et sont passibles de la peine. Proclus n'admet
toutefois ce principe que dans certaine mesure et ne va pas jusqu'à
étendre la responsabilité également à tous.
Autre argument. À ceux
qui admettent la métempsycose, on peut dire que les âmes sont
honorées ou punies pour des actes de leurs vies antérieures. D'où
est venue à Apollonius (de Tyane) cette puissance divine que les
hommes lui ont connue, si ce n'est d'avoir, dans une vie antérieure,
sauvé une vierge ? Les âmes, dans cette succession d'états, sont
au fond les mêmes, quoique le changement de vêtements les fasse
paraître tout autres aux yeux des hommes. Notre vie peut se
comparer à un drame dont l'auteur est le Destin et les acteurs sont
des âmes. Les divers rôles sont remplis tantôt par des âmes
différentes, tantôt par les mêmes âmes qui ont changé de
costume.
Enfin, en punissant une
âme qui n'a point fait le mal, la Providence ne considère pas
seulement la communauté d'origine ; elle coupe, pour ainsi dire,
la racine d'une plante qu'elle savait devoir être mauvaise. Avec
le scorpion naît le dard, avec la vipère le venin. Nous ne
connaissons ce dard et ce venin qu'après en avoir été atteints,
mais Dieu les connaissait d'avance.
Dernière difficulté :
si la Providence connaît et produit tout, comment peut-on attribuer
l'action providentielle aux anges, aux démons et même aux héros et
aux âmes qui partagent avec les Dieux le gouvernement de ce monde
(17) ? Ils ne peuvent l'exercer en tant qu'unités, puisque c'est là
le caractère propre des Dieux ; mais ils l'exercent en tant
qu'ils participent de l'unité et dans la mesure même de cette
participation. Toutes les puissances inférieures aux Dieux
tiennent d'eux à la fois leur unité providentielle et leur action.
Toute la hiérarchie des êtres repose sur l'unité ; c'est par elle
qu'ils se classent et s'échelonnent, quant à leur essence et quant
à leurs opérations. Cela posé, on peut dire que tous les Dieux
exercent la Providence, en tant qu'unités, mais que les anges,
les démons, les héros et les âmes n'exercent qu'une certaine
providence, en tant qu'il n'y a en eux qu'une parcelle d'unité.
Notes.
(1) Théologie
platonicienne, I, 21, 24, 25.
(2) Ibid., 22
(3) Ibid, 21, 24,
25.
(4) Cette analyse est
souvent une traduction.
(5) De Fato et
Providentia, V.
(6) Ibid., V.
(7) Ibid., VIII.
(8) De Fatu et
Providentia, VIII.
(9) Ibid., IX. Et
Providentià differt à Fato, quà differt Deus à divino quidem ,
sed participatione divino , et non prime... ( Fatum ) dependat à
Providentià, et velut imago est illius.
(10) Dix doutes
(aporiai).
(11) Dix doutes,
II.
(12) Dix doutes,
III.
(13) Dix doutes,
V.
(15) Dix doutes,
VII.
(16) Dix doutes,
IX.
(17) Dix doutes,
X.
Référence.
Étienne Vacherot,
Histoire critique de l'école d'Alexandrie, tome 2, Librairie
philosophique de Ladrange, Paris, 1846, p. 253
et sq.