Le texte suivant est une
recomposition visant à décrire ce qu'est l'expérience
masculine à partir de deux textes produits par le sociologue
Daniel
Welzer-Lang.
Le premier texte est
extrait d'un article sur la virilité et le virilisme dans les
quartiers populaires français (2002), largement complété par le
second, constitué d'extraits (indiqués, ci-dessous, entre
crochets) d'un article sur l'homophobie, paru en 1994.
[ Un
masculin paradoxal.
(…)
Le genre masculin est aujourd'hui « construit » de manière
paradoxale. Tout se passe comme si les messages éducationnels
disaient à chaque mâle, et de manière contradictoire : tu dois
être comme ceci et en même temps tu ne dois pas être comme ceci,
sinon. Prenons un exemple. On dit aux hommes : « tu dois être
le maître chez toi », « tu dois porter la culotte », autrement
dit tu dois être « L'homme » et en même temps « Tu ne dois pas
frapper une femme, même avec une rose. » Le produit direct de cette
double contrainte ? La violence masculine domestique et le
silence/honte/culpabilité des hommes (violents) incapables de
diriger la relation sans se sentir obligés d'utiliser des violences
physiques.
Mais,
on aurait tort de limiter l'analyse de ces messages aux seules
modalités qui organisent l'oppression et la domination des femmes
par les hommes. Les injonctions paradoxales, c'est ainsi que l'on
appelle ce système de doubles messages contradictoires, concernent
l'ensemble de l'univers masculin.
Autre
exemple : on trouve aussi : « homme, tu dois savoir boire de
l'alcool » et en même temps : « tu ne dois pas conduire en
état d'ivresse ». Ainsi au Québec, toutes les rues sont fleuries
de pancartes dénonçant : « L'alcool au volant, c'est criminel
! » J'aimerais bien qu'on m'explique un jour comment on peut tout à
la fois, prendre sa voiture pour rejoindre un bar situé à
l'extérieur de la ville, boire par plaisir et/ou pour montrer sa
virilité, et en même temps, ne pas être égayé par l'alcool.
D'ailleurs la problématique routière regorge de telles
contradictions.
Ainsi
dans la publicité française on trouve souvent des messages qui
disent : « Homme, tu dois monter ta force virile au volant ! »
Vitesse et puissance de la voiture en sont les signes extérieurs. Et
en même temps, « homme tu dois respecter les limitations de vitesse
! » Comment voulez-vous qu'un homme, inondé de messages
éducationnels qui assimilent vitesse-puissance-virilité et
conquêtes (ou possessions) de femmes, s'y retrouve ? Les sociétés
viriarcales participent de ce paradoxe. Il n'y a qu'à voir le nombre
de voitures pouvant dépasser la vitesse limitée (toutes routes
confondues) qui sont mises en vente sur le marché, et ce, tout à
fait légalement.
Et on
pourrait multiplier les exemples d'injonctions paradoxales :
- «
Homme, tu sauras draguer les femmes, être celui qui est actif, qui
décide, qui propose ! » Et en même temps : « Homme, tu
respecteras les femmes, futures mères de tes enfants ! »
- «
Homme, tu ne montreras pas tes faiblesses, tu ne pleureras pas, tu
seras dur avec toi-même, tes proches et tes ennemis ! » et «
Homme, tu seras tendre avec les femmes et les enfants ! »
Certains
de ces paradoxes ne sont pas nouveaux, certaines contradictions sont
là depuis très longtemps. Ces
injonctions sont traditionnelles du masculin. D'autres
apparaissent depuis peu. Les injonctions paradoxales constitutives du
masculin reflètent, comme bon nombre de messages éducationnels, les
contradictions inhérentes aux systèmes sociaux. Elles traduisent à
leur manière les luttes sociales qui se mènent entre hommes, et
entre hommes et femmes, les transformations des rapports sociaux que
génèrent les luttes entre genre masculin et féminin, en tant que
genres différenciés et hiérarchisés. (...)
Mais
ces injonctions paradoxales reflètent aussi très bien l'ensemble
des contradictions sociales qui traversent nos sociétés. Hommes
et femmes, dominants comme dominées les subissent : « Homme, tu
seras le pourvoyeur de ta famille, tu seras leur sécurité
matérielle et affective ! » et « Homme, tu es condamné au
chômage comme perspective de créativité ! »
Sinon
...
Nous
n'avons jusqu'ici examiné que les deux premiers termes de cette
figure rhétorique qu'est l'injonction paradoxale. J'ai indiqué que
la suite logique se trouve toute résumée par la conjonction «
sinon » .
Sinon
montre la double nature répressive des messages éducationnels
transmis aux hommes. D'une part, la première proposition de l'«
être homme » sous entend implicitement le fait de bénéficier
de l'ensemble des privilèges accordés socialement aux êtres
définis comme masculins, et d'autre part, sinon soulève la
menace. Privilèges/menaces et injonctions paradoxales sont
intimement mêlé-e-s et enchevêtré-e-s.
Dans de
nombreux cas, « l'honneur » , la « virilité » sont les
bénéfices symboliques de cette double injonction. Dans la
publicité, dans les conseils aux hommes, dans les proverbes,
c'est-à-dire dans les différentes épitaphes qui paraphent la
construction de l'identité masculine, honneur et virilité sont
associé-e-s à pouvoir, femmes dépendantes et soumises, honneurs
(au pluriel). Leur pendant négatif est la honte, le «
déshonneur » . On a souvent sous-estimé les effets que peuvent
produire honneur/honte ou, honneur/déshonneur sur les hommes. La
remise en cause de la virilité ou de l'honneur des hommes,
représente souvent une véritable dégradation. Un peu comme
dans l'armée, masculinité et virilité sont souvent évocateurs de
grades successifs. Quant au terme « viril » , sa
contrepartie négative, son antonyme social s'apparente au fait
d'être assimilé à une femme.
En
d'autres termes, même si certaines injonctions paradoxales semblent
simplement référer au fait que l'homme, le vrai homme doit être
différent des femmes (donc ne pas pleurer, donc se battre),
l'ensemble de ces injonctions, de manière implicite, se situent dans
une problématique de distinction hiérarchisée. Être homme –
nous le verrons de suite – c'est être supérieur aux femmes ou
à leurs équivalents symboliques, c'est-à-dire les hommes qui
ne parviennent pas à prouver qu'ils en sont vraiment.
Car
selon la formulation de l'injonction, les deux termes ne sont
nullement équivalents. Le premier terme qui spécifie l'appartenance
de genre, l'« être homme » , l'emporte toujours sur le
second. Le premier terme connote la « nature » profonde que
les hommes sont censés intégrer, ou mimétiser. Quant au second
terme de l'injonction, en contradiction apparente avec le premier, il
représente un ensemble de dispositifs sociaux qui transmettent une
autre image du masculin. Sa fonction principale consiste bien souvent
à venir minimiser les effets du premier.]
(…)
La
maison-des-hommes.
Dans nos sociétés, quand les enfants mâles quittent le monde des femmes (3), qu’ils commencent à se regrouper avec d’autres garçons de leur âge – en général cela commence à l’école –, ils traversent une phase d’homosocialité (4) lors de laquelle émergent de fortes tendances et/ou de grandes pressions pour y vivre des moments d’homosexualité.
Dans nos sociétés, quand les enfants mâles quittent le monde des femmes (3), qu’ils commencent à se regrouper avec d’autres garçons de leur âge – en général cela commence à l’école –, ils traversent une phase d’homosocialité (4) lors de laquelle émergent de fortes tendances et/ou de grandes pressions pour y vivre des moments d’homosexualité.
Compétitions
de zizis, marathons de « branlettes », jouer à qui pisse le plus
loin, excitations sexuelles collectives à partir de pornographie
feuilletée en groupe, voire même maintenant devant des strip-poker électroniques
où l’enjeu consiste à déshabiller les femmes… À l’abri
du regard des femmes, et de celui des hommes des autres générations,
les petits hommes s’initient entre eux aux jeux de l’érotisme.
Ils utilisent pour ce faire les clichés (la taille du sexe,
les performances sexuelles) légués par les générations
précédentes. Ils apprennent et reproduisent les mêmes modèles
d’expression du désir (5).
Dans
cette maison-des-hommes, à chaque âge de la vie, à chaque étape
de la construction du masculin, est affectée une
« pièce »
– une chambre, une cave, un café ou un stade. Bref, un lieu où
l’homosocialité peut se vivre et s’expérimenter dans le groupe
de pairs. Dans ces groupes, les
plus vieux,
ceux qui sont déjà initiés par les aînés, montrent,
corrigent et
modélisent
les accédants à la virilité. Une fois quittée la première pièce,
chaque homme
devient tout à la fois initiateur et initié.
[
Sur ce thème, Godelier,
l'anthropologue, a étudié les Baruyas en Nouvelle Guinée
(Godelier, 1982). Chez eux « le sperme est la vie, la force, la
nourriture qui donne la force à la vie ». Il montre comment, dans
le secret de la maison des hommes, les jeunes hommes non encore
mariés d'une part et les initiés d'autre part se
transmettent par une ingestion buccale de sperme (fellation) les
rudiments de la domination des femmes.
Toute violation de ce secret
est punie très sévèrement
et ceux qui résistent à l'initiation y sont contraints par la
force, dit le chercheur.]
Apprendre à souffrir pour être un homme ; à accepter la loi des plus grands.
Apprendre à souffrir pour être un homme ; à accepter la loi des plus grands.
[Je
me suis souvent demandé le sens que prennent dans nos sociétés
dites évoluées, les apprentissages
du sport pour les hommes. Lors
de la présentation publique à Lyon du numéro spécial du BIEF, une
revue féministe que nous avions consacrée aux hommes et au masculin
(Welzer-Lang D., Filiod J.P., 1992a), une longue discussion a vu les
hommes présents expliciter, avec fortes émotions, les premiers
apprentissages du football. Les hommes décrivaient avec force
détails les premiers échanges de balles (de football) qui
rassemblent dans un quartier résidentiel ou dans l'espace public,
quelques enfants-mâles du même âge.
Certains
de ces hommes sont revenus par la suite sur cette discussion lors de
conversations privées. « Ça a été un déclic, dira l'un d'eux,
une période que j'avais complètement oubliée. » Quant aux femmes,
par la suite, beaucoup d'amies m'ont demandé l'intérêt de cette
discussion qu'elles assimilaient à de l'exhibitionnisme sans en
comprendre d'autres sens. Et pourtant. ]
Apprendre
à être avec des hommes ou à être avec des postulants au statut
d’homme, comme lors des premiers apprentissages sportifs, à
l’entrée de la maison-des-hommes, contraint le garçon à accepter
la loi des plus grands, des anciens. Ceux qui lui apprennent et lui
enseignent les règles et le savoir-faire, le
savoir être homme.
La manière dont certains hommes se rappellent cette époque et
l’émotion qui transparaît alors semblent indiquer que ces
périodes constituent une forme de rite
de passage.
[
On pourra toujours objecter que
dans ce type de groupes d'hommes, la différence d'âge est ténue.
Eh bien justement, quand il n'existe pas encore de différentiation
sociale ou de hiérarchie de savoirs et d'appartenance sociale, plus
exactement quand ces différences ne sont pas encore discriminantes,
p'tit homme apprend à respecter une hiérarchie - entre hommes - où
la moindre différence d'âge est tout de même opérante.]
Apprendre
à jouer au football, au rugby, au judo, etc., c’est d’abord une
façon de dire : « Je veux être comme les autres gars. Je
veux être un homme
et donc je veux me
distinguer de l’opposé
(être une femme). Je veux me
dissocier du monde des femmes et des enfants.
»
Pour
cela, il faut respecter
les codes, les rites
qui sont des opérateurs
hiérarchiques.
Assimiler codes et rites, en sport on dit les règles, oblige à
intégrer
corporellement (incorporer) des non-dits.
Un de
ces non-dits, que relatent quelques années plus tard les garçons
devenus hommes, est que l’apprentissage doit se faire dans
la souffrance.
Souffrances psychiques
de ne pas arriver à jouer aussi bien que les autres. Souffrances des
corps qui
doivent se blinder pour pouvoir jouer correctement. Les pieds, les
mains, les muscles… se forment, se modèlent, se rigidifient par
une espèce de jeu
sado-maso avec la douleur.
P’tit homme doit apprendre à accepter
la souffrance – sans
rien dire –
pour intégrer le cercle restreint des hommes. Dans ces groupes
monosexués s’incorporent les gestes,
les mouvements, les réactions masculines, tout le capital
d’attitudes qui serviront à être un homme.
[
On a beaucoup parlé – en France
comme dans les autres pays où la conscription est obligatoire – de
l'armée. Il est souvent dit que le
service militaire, rite de passage
entre l'adolescence et l'âge adulte, correspond en quelque sorte à
une école masculine de la
guerre, un apprentissage de la
lutte pour être le meilleur, et en même temps, une espèce
d'antichambre du sexisme, de
l'alcoolisme et de l'homophobie.
Malheureusement une telle hypothèse ne perd rien de son actualité,
du moins en France. A moins que l'armée ne soit qu'un facteur
complémentaire, une suite logique dans le continuum
de l'éducation des hommes. Une forme plus visible, simplement. ]
Dans
les tout premiers groupes de garçons, on « entre » en lutte
dite amicale (pas si amicale que cela,
si l’on en croit les pleurs, les déceptions, les chagrins enfouis
qui lui sont associés) pour être au
même niveau
que les autres, puis pour être
le meilleur.
Pour gagner le
droit d’être
avec les hommes ou d’être comme les autres hommes. Pour les
hommes, comme pour les femmes, l’éducation se fait par
mimétisme.
Or le mimétisme des hommes est un mimétisme de
violences.
De
violence d’abord envers
soi, contre soi.
La guerre qu’apprennent les hommes dans leurs corps est d’abord
une guerre contre eux-mêmes. Puis, dans une seconde étape, c’est
une guerre contre
les autres
(6).
[
On peut toujours tenter d'aller
observer in situ
ces moments ou ces tranches d'éducation masculine, j'en ai eu
l'intention, mais ces formes d'homosocialités se
vivent souvent à l'abri du regard des autres.
Les autres, qu'ils/elles soient des filles ou des garçons,
extérieur-e-s « au milieu » sont exclu-e-s. Timidité, honte, tout
ça dessine les murs de cette mini-maison-des-hommes. Ce lieu
privilégié où chaque groupe d'hommes va reprendre à son compte
les règles d'initiation à l'homosocialité.]
Articulant comme il peut plaisirs – plaisirs d’être entre hommes (ou hommes en devenir) et de se distinguer des femmes, plaisirs de pouvoir légitimement faire « comme les autres hommes » socialement valorisés (mimétisme) – et douleurs du corps qui se modélise, chaque homme va, individuellement et collectivement, faire son initiation. Par cette même initiation s’apprend la sexualité. Le message fondamental : être homme, c’est être différent de l’autre, différent d’une femme. [ Être homme, c'est être plus qu'une femme. Les souffrances d'une telle éducation en sont alors le prix à payer.]
Articulant comme il peut plaisirs – plaisirs d’être entre hommes (ou hommes en devenir) et de se distinguer des femmes, plaisirs de pouvoir légitimement faire « comme les autres hommes » socialement valorisés (mimétisme) – et douleurs du corps qui se modélise, chaque homme va, individuellement et collectivement, faire son initiation. Par cette même initiation s’apprend la sexualité. Le message fondamental : être homme, c’est être différent de l’autre, différent d’une femme. [ Être homme, c'est être plus qu'une femme. Les souffrances d'une telle éducation en sont alors le prix à payer.]
J’ai
montré, dans mes enquêtes sur le viol, comment l’analyse de « la
première pièce
» de la maison-des-hommes, ce que j’ai nommé le
vestibule de la « cage à virilité »,
est un lieu à
haut risque d’abus.
Elle fonctionne, semble-t-il, comme un lieu de passage
obligé qui
est fortement fréquenté.
Un
couloir où circulent tout à la fois de jeunes
recrues de la masculinité,
les petits hommes qui viennent juste de quitter les jupons de leurs
mères (ou plus rarement les joggings de leurs pères), à côté
d’autres p’tits hommes fraîchement
initiés qui
viennent – ainsi en convient la coutume de cette maison –
transmettre
une partie de leur savoirs et de leurs gestes.
Mais
l’antichambre de la maison-des-hommes est aussi un lieu, un sas,
fréquenté périodiquement par des hommes
plus âgés.
Des hommes qui font tout à la fois figures de grands
frères, de
modèles
masculins à conquérir par p’tit homme, et d’agents
chargés de contrôler
la transmission
des valeurs. Certains s’appellent pédagogues, d’autres moniteurs
de sport, ou encore prêtres, responsables scouts… Certains sont
présents physiquement.
D’autres agissent par le biais de leurs messages
sonores, de
leurs images
qui se
manifestent dans le lieu. Ceux-là sont dénommés artistes,
chanteurs, poètes.
En
fait, parler de « la première pièce » de la maison-des-hommes
constitue une forme d’abus de langage. Il faudrait dire : les
premières pièces, tant est changeante la géographie de la
maison-des-hommes. À chaque culture ou à chaque micro-culture,
parfois à chaque ville ou à chaque village, à chaque classe
sociale correspond une architecture
particulière.
Le
thème de l’initiation
des hommes se
conjugue de manière extrêmement variable. Le mot d’ordre est
constant, mais les formes labiles.
Le
masculin est tout à la fois soumission
au modèle et
obtention des
privilèges du modèle.
Certains aînés profitent de la crédulité des nouvelles recrues :
cette première pièce de la maison est vécue par de nombreux
garçons comme l’antichambre
de l’abus.
Et cela dans une proportion qui, à première vue, peut surprendre
(7). Non seulement, je l’ai dit, p’tit homme commence à
découvrir que pour
être viril il faut souffrir,
mais dans cette pièce (ou dans les autres, il ne s’agit ici que
d’une métaphore), le jeune garçon est quelquefois
initié sexuellement par un grand.
Initié
sexuellement, cela peut
aussi vouloir dire violé
: être pénétré de manière anale par un sexe ou un objet
quelconque, ou bien être obligé de caresser, de sucer, sous la
contrainte ou la menace. Masturber l’autre. Se faire « caresser »…
On
comprend que les hommes à qui une telle initiation est imposée en
gardent souvent des marques
indélébiles.
En ce
qui concerne les quartiers
populaires,
une note particulière est à faire quant aux défoulements,
rigolades, exécutoires – c’est ainsi qu’est souvent
métaphorisé le viol. Reprenant à leur compte l’hypothèse de la
sexualité substitutive, de nombreux témoignages font état de viols
« sur le(s) plus jeune(s) »,
et plus tard de viols,
encore, sur
les émigrés qui viennent faire leur service militaire (en Algérie).
Nous ne disposons pas, à l’heure actuelle, d’études
comparatives pour savoir si la stricte division spatio-temporelle
vécue parfois encore dans le monde arabo-musulman,la plus grande
utilisation de l’espace public, sont plus propices à ce type de
viol/initiation qu’ailleurs.
Tout
semble indiquer, dans les interviews réalisées au cours de l’étude
sur l’homophobie, puis dans celle sur la prison (cf. mon livre
Violences et
sexualités en prison,
édité par l’Observatoire international des prisons), que beaucoup
d’hommes qui ont été appropriés par un autre homme plus âgé
n’ont de cesse que de reproduire
cette forme particulière d’abus.
Comme s’ils se répétaient : « Puisque j’y suis passé, qu’il
y passe lui aussi.
» Et l’abus, outre les bénéfices qu’il procure, revêt alors
aussi une forme d’exorcisme,
une conjuration du malheur vécu antérieurement. Puis, au fil des
ans, quand le souvenir de la douleur et de la honte s’estompe enfin
quelque peu, l’abus initial fonctionnerait comme élément
de compensation,
un peu comme l’ouverture imposée d’un compte bancaire ; les
autres abus perpétrés représentant les
intérêts que
vient réclamer l’ex-homme abusé. Cela vaut tant pour les abus
réalisés à l’encontre des hommes que pour ceux commis, dans
d’autres lieux, à l’encontre des femmes.
D’autres
se blindent.
Ils intègrent une fois pour toutes (8) que la
compétition entre hommes est une jungle dangereuse
où il faut savoir se
cacher, se débattre,
et où in fine
la meilleure
défense est l’attaque.
Les
abus (dits) sexuels (9) sont bien réels et en nombre très
important.
Les recherches futures nous en révéleront les formes, la fréquence
et les effets à court, moyen et long terme. Avouons pour l’instant
notre partielle incurie sur ce thème.
D’autres
formes d’abus
sont quotidiennes, complémentaires ou parallèles aux abus sexuels.
Elles en constituent d’ailleurs souvent les
prémices.
Des abus individuels, mais aussi des abus collectifs.
Qu’on pense aux
différents coups
: les coups de poing, les coups de pied, les « bousculades ». Les
pseudo-bagarres « pour rigoler » où, dans les faits, le plus grand
montre une nouvelle fois sa supériorité physique pour imposer ses
désirs. Les
insultes, le vol, le racket, la raillerie, le contrôle, la pression
psychologique
pour que p’tit homme obéisse et cède aux injonctions et aux
désirs des autres… Il y a donc un ensemble
multiforme d’abus de confiance violents, d’appropriation du
territoire personnel, de stigmatisation de tout écart au
modèle masculin dit convenable. Toutes formes de violences et d’abus
que chaque
homme va connaître,
tant comme agresseur que comme victime.
Petit,
faible, le
jeune garçon est une victime désignée.
Protégé par ses collègues, il peut maintenant faire
subir aux autres ce qu’il a encore peur de subir lui-même.
Conjurer la
peur en agressant l’autre,
et jouir alors
des bénéfices
du pouvoir sur l’autre, voilà la maxime qui semble inscrite au
fronton de toutes ces pièces.
Ne
nous y trompons pas. Cette union qui fait la force, cet apprentissage
du collectif, de la solidarité, de la fraternité – les
hommes d’un même groupe peuvent être assimilés à des frères
– ne revêt pas que des côtés négatifs. Bien que, dans la
maison-des-hommes, la solidarité masculine intervienne pour éviter
la douleur d’être soi-même victime, cette maison est le lieu
de transmission de valeurs
qui – si elles n’étaient pas au service de la domination –
sont des valeurs positives. Prendre
du plaisir ensemble, découvrir l’intérêt du collectif sur
l’individuel,
voilà bien des valeurs humanistes qui fondent la solidarité
humaine.
Toujours
est-il que, dans la socialisation masculine, il
faut, pour être un homme, ne pas pouvoir être assimilé à une
femme. Le
féminin devient même le pôle repoussoir central, l’ennemi
intérieur à combattre sous peine d’être soi-même assimilé à
une femme et d’être (mal)traité comme tel. (...)
[ Quels sont les effets d'une telle éducation ?
[ Quels sont les effets d'une telle éducation ?
Ils
sont bien sûr multiples et variés. Deux conséquences peuvent
apparaître comme majeures.
La
peau de l'enfant doit se recouvrir d'un oxyde qui fasse frontière
entre deux mondes : le monde intérieur : la pensée, les rêves, le
jardin secret et le monde extérieur, celui du social, des contacts
quotidiens : les groupes de copains, l'école, la rue. Non pas que
les hommes ne soient pas sensibles, émotifs, vulnérables, et ce
pour l'ensemble de leur vie. Mais ils doivent « simplement » le
cacher, le dissimuler sous une cuirasse de guerrier. Certains
arrivent presque à oublier ces traits de personnalité,
d'autres l'investissent dans la création. Mais la majorité
des futurs accédants à la virilité transforment leurs besoins
de contacts sensibles, leurs nécessaires contacts - y compris
physiques - avec les hommes et par suite avec les femmes, en
violences.
Car
l'éducation masculine et les apprentissages de p'tit homme
autorisent le toucher, même physique, entre hommes. Mais
l'impérieuse nécessité de se distinguer des femmes transforme le
besoin de contacts en contacts violents. Observez les matchs de
hockey, de football, de rugby, les hommes n'arrêtent pas de se
toucher, que ce soit entre partenaires ou avec les membres de
l'équipe adverse (on aurait envie d'écrire ennemie). Les
caresses se sont transformées en coups.
Une
autre conséquence pourtant importante est demeurée inexplorée. Il
s'agit de cette capacité particulière qu'ont les hommes de mesurer
a priori la dangerosité d'un individu. Que ce soit dans les
groupes qu'ils fréquentent, dans la rue c'est-à-dire dans l'espace
public ou dans les bars, au travail, p'tit homme devenu homme a
acquis et inscrit dans son corps une méfiance généralisée. Il
sait que toute personne étrangère ou inconnue, en particulier s'il
s'agit d'un homme, peut se transformer en agresseur potentiel. Il
observe alors les gestes, la démarche, la voix, l'habillement,
l'ensemble de ces signes extérieurs qui sont facilement repérables.
Lui -même doit montrer, et ceci sans cesse, qu'il est ou
serait capable de se défendre. Tout homme sait bien que de
laisser apparaître des signes de vulnérabilité constitue une
situation à hauts risques.
J'en
donnerai deux exemples. Le premier se passe dans un bar de mon
quartier à Lyon. Un soir, alors qu'avec une amie de l'université
nous étions sorti-e-s boire un verre, une bagarre éclate. Mais une
drôle de bagarre. Un client manifestement un peu alcoolisé jetait
ça et là invectives verbales, bouteilles, cendriers, le tout
accompagné de grands cris. A un moment donné, dans un grand geste
très lent, il prend un siège et le lance dans l'énorme miroir qui
tapissait le fond du bar. Celui-ci se brisa alors dans un vacarme
assourdissant. On imagine aisément les cris, la panique qui commence
à s'emparer des personnes présentes dans ce bar. Mon amie est
partie immédiatement se réfugier au 2e étage, alors que je me suis
approché de cet homme. Et je n'étais pas le seul homme à le
regarder de près. Je n'avais pas peur. J'ai observé les visages des
autres garçons qui entouraient l'intrus, beaucoup souriaient et
paraissaient détendus. Les hommes présents n'avaient pas peur, car
ils savaient que la situation ne comportait aucun danger.
L'observation de la scène était claire : cette volonté -pareille à
celle des films- de montrer sa capacité virile, de mettre le trouble
n'était nullement dirigée contre les personnes présentes.
Tout
se passe comme si l'un des effets immédiat de l'éducation masculine
était de pouvoir mesurer les signes extérieurs du danger.
Comme si notre « mémoire corporelle » pouvait, à la manière d'un
ordinateur très rapide, décoder les gestes d'une tierce
personne pour nous dire si oui ou non, nous pourrions être en
danger. Les réactions de mon amie ? Ou celle des autres femmes
parties se réfugier elles aussi loin du bar ? Comme femmes, elles ne
disposaient pas des mêmes informations. Elles ne savaient pas
mesurer le danger et interprétaient tout écart aux attitudes et
apparences normales (Goffman, 1975) comme une agression virtuelle.
Bien plus, cette scène renforçait - selon elles - le message
distribué aux femmes sur la dangerosité des hommes et leur besoin
(sic) d'être protégées.
Pourtant
cette mémoire corporelle, cette capacité masculine à mesurer le
danger, ne sont pas inscrites dans nos gènes. Nous l'avons
apprise. À notre corps défendant, il est vrai. Après des
centaines d'agressions, de mini-conflits vécus dans la
maison-des-hommes, le regard masculin se fait plus observateur et
scrutateur. L'éducation à la violence crée des automatismes de
défense. (…)
En
France la rue est dangereuse, pour les femmes et pour les hommes.
L'alcool, la pauvreté, la virilité sont autant de prétextes pour
que des hommes - jeunes et moins jeunes - tentent de se mesurer et de
se confronter à leurs congénères. Sans qu'on cherche forcément à
vous voler, dans certaines rues, à certaines heures, vous risquez de
vous faire agresser. Et pas uniquement verbalement. L'éducation des
hommes a fait en sorte qu'ils ont développé des stratégies de
défense qui préparent à cette éventualité. S'il se trouve
dans la rue le soir, chacun va observer les attitudes des personnes
étrangères qu'il rencontre. Et s'il le faut, il va changer de
trottoir.
Mais
les femmes aussi, me direz-vous. Oui, sauf qu'on n'a pas appris aux
femmes à relativiser le danger. Certaines, suite à des agressions,
ont peur de tous les hommes qu'elles rencontrent, d'autres n'ont peur
de personne. De nombreux témoignages semblent démontrer que
certaines femmes ne sont méfiantes qu'après une première
agression.
L'autre
différence, et elle est de taille, tient à ceci : même si hommes
et femmes ont peur des mêmes personnes, à savoir les hommes, les
risques ne sont pas les mêmes dans une nette majorité des cas.
Violences physiques pour les garçons, violences sexuées ou
sexuelles pour les femmes.
De
fait, comme dans les différentes pièces de la maison-des-hommes,
tout garçon qui donne des signes extérieurs qui pourraient le
faire assimiler à un homosexuel risque, comme une femme, de
subir agressions physiques et sexuelles. En ce sens, en tous
cas certains aimeraient nous l'imposer, la rue est un territoire
masculin, une excroissance de la maison-des-hommes.
Puis
vient la mise en couple...
À
l'adolescence et après, les garçons ne quittent pas totalement
la maison-des-hommes. L'entrée dans la vie amoureuse, les contacts
avec les femmes, l'installation en conjugalité (la mise en couple
avec une femme), toutes ces étapes ne sont pas dépourvues de
contacts avec le monde mâle. Tout homme va généralement continuer
à passer certaines « périodes » régulières à la
maison-des-hommes, des stages de (re)sensibilisation aux
comportements masculins. L'éducation masculine est ainsi sans
cesse réactivée.
Les
excroissances de la maison-des-hommes, on les retrouve dans les
espaces de travail, dans les cafés, dans les stades, dans les clubs.
Bref, tous les endroits où les hommes s'attribuent - menaces à
la clef - l'exclusivité d'un lieu ou d'un espace-temps. ]
Dans
le monde du
travail,
notamment dans les métiers dits à risques (10) qu’étudie
Christophe Dejours, les défenses collectives viriles mises en œuvre
par les hommes pour conjurer leurs peurs, comme leurs résistances à
la féminisation, s’expriment à travers des valeurs et des
comportements liés à la maison-des-hommes. « Toute
conduite qui s’écarte de la dramaturgie du courage viril est
impitoyablement dénoncée, brocardée, ridiculisée et rattachée
aux qualifications d’homosexuel, pédé, efféminé, « gonzesse »,
châtré, sans couilles au cul », dit Dejours (2000, p. 103).
Dans
les quartiers
populaires,
les bas des immeubles et des tours, les interstices entre les rues
sont aussi pour les jeunes mâles des espaces de la maison-des-hommes
où est
stigmatisé tout écart à la force et aux valeurs annexées à la
virilité.
[
Maintenant certaines femmes osent
y pénétrer. Certaines ont
bravé les menaces de viol ou d'agression.
On reconnaît bien là aussi l'évolution des rapports sociaux de
sexe, la remise en cause du masculin hégémonique et prévalent. Ce
ne sont d'ailleurs pas ces femmes là qui sont les plus agressées.
J'ai montré en effet, dans mes études sur les hommes violeurs
qu'ils agressent
prioritairement, non pas -
comme nous dit le mythe - les « belles femmes qui poussent les
hommes à assumer leurs pulsions irrépressibles », mais bel et bien
des femmes que le violeur
estime faibles et fragiles,
des femmes qui sont en situation de vulnérabilité. On retrouve ici
un autre effet de cette éducation de l'homme à repérer la
fragilité des personnes, hommes et femmes, qu'il rencontre.
D'autres
métastases de la maison-des-hommes ont été peu explorées.
Certaines féministes ont, avec raison, dénoncé le sexisme des
publicités et de certains messages médiatiques qui polluent notre
esthétisme et notre environnement. Elles en ont décrit les contours
: comment les femmes sont assimilées à des animaux. Comment elles
deviennent des faire-valoir de voitures, de bières, quand elles ne
sont pas - comme on a vu en France récemment - métaphorisées en
serpillières. Une autre fonction est donc dévolue à la
publicité : servir de réassurance à la virilité. « Soyez
forts et vous aurez de la bière et des femmes » ; « Soyez
violents, car non seulement ce comportement est parfaitement normal
mais en plus les femmes aiment ça ». La publicité, mais aussi une
bonne partie de la production cinématographique ou télévisuelle
viennent réactiver sans cesse les injonctions apprises aux
hommes. Elles font de ces arts une véritable excroissance de la
maison-des-hommes.
Et
ceci reste vrai, même si les représentations masculines évoluent.
Pourtant l'apparition de l'homme-objet, l'androgynisation du corps
masculin voire son homosexualisation, sont autant de phénomènes
récents qu'on croirait en opposition avec l'éducation masculine
traditionnelle. Peut-être faut-il les comprendre comme des traces
tangibles de l'évolution de nos perceptions collectives face au
machisme et à l'homophobie.
Les femmes : pivôt central du discours masculin et intermédiaires entre les hommes.
Les femmes : pivôt central du discours masculin et intermédiaires entre les hommes.
Si
l'on s'arrête un instant sur les messages éducationnels livrés aux
hommes, par des hommes, ce qui est appris aux novices par les aînés,
les litanies récitées à longueur de temps par les hommes qui
veulent s'affirmer « comme les autres » c'est-à-dire normaux, on
voit d'abord que les femmes sont le pivôt central du discours
masculin, puis qu'elles représentent bien souvent
l'intermédiaire privilégie, le média entre les hommes.
Que
ce soit ou non de façon explicite, une grande partie des messages
éducationnels apprend aux hommes comment « être avec » les
femmes et/ou comment « faire avec » les filles. Ils
établissent une « carte du tendre » très particulière. Ces
messages somment les hommes de savoir « tenir » une femme.
Ils leur enseignent « comment » les désirer (pornographie), les
parties du corps à aimer, les formes de corps à observer. C'est
ainsi que l'on apprend aux hommes l'art du désir et de l'amour.
Le
désir et l'amour affirment et confirment la distinction. Ils
réitèrent les messages sur la différence. Être homme, le
montrer (par la virilité), l'affirmer (par la drague), le vivre,
c'est montrer de manière tautologique la différence. Et,
notamment c'est savoir exclure la sensibilité.
L'appris
masculin intègre une vision très fonctionnelle de l'amour.
L'éducation féminine étant parallèle à celle des hommes, la
coutume veut que certaines femmes soient « faites » ou
construites pour l'érotisme : les maîtresses, les prostituées,
les danseuses nues, les mannequins. Elles existent pour alimenter de
manière permanente le désir des hommes. D'autres femmes sont
réservées à la maternité, éduquées pour élever les
enfants (garçons et filles). On leur enseigne à préparer les
bonnes conditions qui font que les petits hommes seront dirigés vers
la maison-des-hommes. Certaines d'entre elles ne connaissent même
pas ce qui a trait à leur propre désir sexuel. On voit que les
éducations masculines et féminines sont complémentaires des mêmes
rapports sociaux de sexe.
Et
les femmes, dans l'éducation masculine, signent la différence et
servent de récompense. Je passe rapidement sur cette image du
Tour de France, ou de n'importe quelle autre compétition sportive
masculine : la belle femme qui remet les fleurs et les bises au
gagnant. Elle est devenue si caricaturale de cette éducation sexiste
et homophobe qu'elle passe presque inaperçue. Pourtant, bien avant
d'espérer gagner le tour de France ou n'importe quelle compétition
sportive pour adultes, p'tit homme apprend dans le regard des femmes
les vertus de l'homophobie. Il peut y déceler toute la
fascination que les garçons dits virils, ceux conformes à l'image
du guerrier protecteur, éveillent chez les adolescentes. C'est
du moins ce que semblent suggérer de nombreux hommes en interviews.
À l'époque où une grande partie des activités fantasmatiques et
personnelles de p'tit homme est consacrée à la recherche de ses
premières partenaires féminines, il apprendrait, par les femmes, la
différence. Et un homme rencontré, devant le trouble que provoquait
cette proposition, de rajouter : « Qu'on le regrette ou pas, il
suffit de se promener dans les fêtes foraines, ces lieux à drague
et sensations fortes, pour s'apercevoir que le macho
a toujours la cote auprès de la gente féminine ». Ailleurs, un
adolescent disait : « T'as l'impression que plus t'es un salaud,
plus ça marche ». Ce discours possède sa propre logique ;
comment pourrait-il en être autrement au vu des héros de films, de
séries américaines ou des romans Harlequin ? Mais ce discours est
incomplet.
La
fête foraine, les cafés, la rue, le bal ou la salle de danse
sont pour la jeunesse des espaces de trafic, des lieux de
confrontations entre hommes et femmes, ou plus exactement
entre apprentis hommes et apprenties femmes. L'observation de ces
lieux, l'écoute de témoignages d'hommes et de femmes obligent à
nuancer les assertions masculines sur cette période. D'un côté, à
la frontière de la maison-des-hommes, comme s'il s'agissait d'un
exercice pratique, les accédants à la virilité chassent,
draguent, assiègent, traquent, en cherchant à conquérir des
femmes. Portant et affichant haut et fort les valeurs dites
masculines, ils miment leurs héros. De l'autre, des femmes
imprégnées d'un discours sur l'homme idéal, le preux chevalier
qu'elles ont à séduire. On imagine très bien les effets de
cette double construction : des relations inégalitaires où les
femmes apprennent - si ce n'était déjà fait- la violence des
hommes, et des hommes qui se voient confirmer l'intérêt de jouer
aux mâles.
Bien
évidemment, toutes les femmes ne fréquentent pas ces espaces de
trafic. Certaines se réfugient dans leurs études et n'en
sortent pas, d'autres sont recluses dans les cuisines de leurs
mères. Des fractions minoritaires de la bourgeoisie sont même «
gardées » par des congrégations religieuses. On comprend
alors que l'évocation de ces scènes puisse laisser dubitatives ou
béates [sans jeux de mots] certaines femmes. Dans certains milieux,
on traitera même de « filles faciles », de dépravées,
les femmes qui fréquentent les bars et les discothèques.
Mais,
à la différence des filles, la quasi-totalité des hommes se
doivent de fréquenter très tôt de tels espaces de trafic.
Chaque milieu social organise ses propres zones de rencontres pour
adolescents et adolescentes, ces territoires de chasse pour mâles
qui expérimentent leurs ruts. Peu de rapport a priori entre
les rallyes lyonnais, ces soirées pour les enfants de la
bourgeoisie lyonnaise, chaperonnés par des adultes et une boum
dans les caves d'une HLM de banlieue. Peu de rapports si ce n'est que
chaque milieu social oblige les hommes à faire les preuves de
leur virilité, à conquérir des filles.
Et
le nombre de femmes tombées dans les filets des hommes sont
autant de médailles à mettre en exergue dans les discours. Que
les conquêtes soient réelles ou pas, le message véhiculé dans les
espaces de trafics est clair : pour être un homme, il faut
draguer. Et la liste des femmes séduites constitue la preuve
qu'on est bien un homme. Mais qu'advient-il des autres, ceux qui
n'entrent pas dans le moule : les p'tits hommes qui ne sont pas
capables d'être aussi machos que leurs aînés, les garçons encore
impubères, les moins-beaux, les poètes et les gars sensibles ? En
s'excluant de ces rituels collectifs, en ne tenant pas leur place
d'homme, en n'affichant pas un tableau de chasse glorieux, ils
signent leur différence. Ils sont alors mûrs pour la
culpabilité et la honte. En tous cas, ils doivent dorénavant se
taire. Les femmes représentent l'intermédiaire, le média, entre
hommes.
Il
n'en va pas autrement pour les belles femmes qui se produisent dans
les clubs de danseuses nues, ou les jeunes épouses des hommes
célèbres (comédiens, intellectuels, hommes politiques, artistes).
En dehors de tout débat sur la sincérité des sentiments – tel
n'est pas mon propos – elles démontrent qu'avoir du pouvoir,
de l'argent, être arrivé parmi les premiers dans les courses du
masculin, tout cela offre des privilèges certains. Notamment
dans la gestion de son érotique personnelle.
L'homosocialité
ou du plaisir d'être entre hommes.
Il
ne faut pas non plus avoir une image caricaturale de l'éducation
masculine. Le passage dans la maison-des-hommes, les périodes
successives entre hommes, forgent la solidarité des hommes,
développent l'habitude d'être entre gars et de
s'y trouver bien.
Et
les souffrances me direz-vous? Les douleurs entrevues plus
haut, dans la majorité des cas, ne sont pas
permanentes. Un peu comme les violences masculines domestiques
elles sont des bornes régulières, mais non permanentes.
Seuls les effets sont rémanents. Intégrées dans la mémoire
corporelle des futurs mâles, elles sont, par un processus
d'occultation commun à de nombreux phénomènes sociaux, vite
oubliées au profit des « bons » souvenirs. Les souffrances sont
comparables à des paliers du rituel d'initiation, du rite de
passage que constitue le vécu au sein de la maison-des-hommes.
En regard des promesses d'un avenir meilleur que constitue
l'éducation masculine, et sur une échelle coûts/bénéfices, elles
sont minorées et enfouies dans l'armoire de l'inconscient.
Observez attentivement des anciens élèves d'une école pourtant
stricte et éminemment répressive parlant de leur internat, des
hommes qui se racontent les souvenirs du service militaire. Les
rires, les blagues, les bons souvenirs ont l'air de largement
dominer. Qui parle des pleurs, des humiliations, des abus vécus ?
Personne ou presque. La mémoire est sélective.
Quant
à ceux qui n'ont pas du tout pu ou voulu vivre ces rituels, les
réfractaires, ceux qui ont servi sans cesse de bouc émissaire
aux autres hommes, ceux qui ont refusé de se battre ou d'agresser
les autres, on n'en sait, bien sûr, que peu de choses. L'histoire de
l'Homme n'est bien souvent que celle des hommes qui gagnent, de ceux
qui savent se battre. Sans doute, de nombreux réfractaires ont été
exclus symboliquement de la communauté masculine « normale ».
Un peu comme dans la logique sacrificielle de l'inceste que vivent
les femmes, ils sont affectés à des tâches périphériques du
masculin. On les retrouve vraisemblablement chez les violeurs
pour certains, parmi les hommes prostitués pour d'autres,
que la prostitution ait lieu en homme ou en femme. On peut aussi sans
doute les rechercher parmi les mannequins, les danseurs nus
ou dans les métiers de création où leur sensibilité
conservée, voire exacerbée, peut être mise en valeur.
Des
hommes quittent aussi la maison-des-hommes convaincus que leur
orientation sexuelle est différentes des orientations
hétérosexuelles inculquées. Ils savent désormais que pour vivre
facilement leur homosexualité, ils doivent en délaisser les
signes de repérabilité, du moins ceux qui sont stigmatisés
(Goffman, 1983) par la communauté masculine dite hétérosexuelle.
Mais
revenons pour l'instant à notre idée de départ : les hommes
prennent du plaisir à être ensemble. Et si ce n'était lié à des
rapports de domination, qui s'en plaindrait ? À notre époque, où
nous vivons une marche sans précèdent vers l'égalité des genres,
la question est peut-être la nature, ou la structure, de
l'injonction paradoxale inhérente à « être entre hommes ». Que
dit-elle ? Le premier terme de l'injonction clame : Soyez ensemble
et prenez du plaisir. Le second, forcément opposé au premier
(cf. le début du texte) stipule : Prendre du plaisir entre hommes
est interdit, il faut se battre pour être le meilleur. Et
l'unité de mesure de cette lutte (et son bénéfice) en est le
nombre de femmes conquises. Autrement dit, les relations entre
hommes sont toujours médiatisées à travers les femmes. Ne
prennent du plaisir, entre hommes, sans autre finalité, que
les pédés, les tapettes, les fifis, les « tantes », les
homosexuels. Cette injonction paradoxale structure d'une part les
rapports entre homosocialités et plaisirs d'être entre hommes, et
d'autre part l'homophobie qui illustre le paradoxe de l'identité
masculine exaltée dans ces injonctions ou maximes. Les liens entre
les deux sont évidents.
Dans
cette perspective, l'homophobie n'a rien à voir avec le sexe ou
la sexualité. Mais ce qui sous-tend cette violence faite aux
hommes est parallèle et alimentée par nos constructions
hiérarchisées actuelles des genres. Telles qu'on les vit
actuellement, homophobie et domination des femmes sont les deux faces
du même modèle viriarcal.
Alors
quels rapports entre l'homophobie et l'homosexualité ? Pourquoi
associer les deux ? Nous allons le voir, l'homophobie constitue une
sorte de garde-fou pour sauvegarder les apparences viriles, un
préservatif psychique comme le dit Gentaz dans ce même ouvrage,
mais aussi social de la virilité.
Homophobie
et repérabilité/désignation des homosexuel-le-s.
Une
partie de la recherche sur l'homophobie menée à Lyon en 1992 est
surprenante. Des quelques 500 personnes que nous avons interrogées
avec Pierre Dutey par questionnaire, plus de 95 % peuvent dire
qu'elles ont identifié des homosexuel-le-s dans la rue et en décrire
les critères de repérabilité. Parmi ceux-ci : le vêtement, les
gestes, le ton du langage, qui chacun à leur manière décrivent des
formes de féminisation. Alors que la question restait ouverte
à la possibilité d'avoir rencontré aussi bien des femmes
homosexuelles que des hommes, plus de 90 % répondent à la question
en ne signalant que les hommes homosexuels. Les personnes
interrogées, hommes et femmes, appartiennent à tous les milieux
(étudiant-e-s, employé-e-s, travailleurs/euses sociaux/ales,
médecins, infirmières, ouvrier-e-s, cadres supérieur-e-s,
intellectuel-le-s). Certain-e-s affirment leurs idéologies de
droite, d'autres de gauche ou se déclarent non concerné-e-s par les
partitions politiques ; quelques un-e-s sont même militant-e-s
d'associations contre le S.ID.A (Aides), alors que d'autres sont des
responsables féministes (Mouvement Français pour le Planning
Familial) ou des cadres d'associations humanitaires (Croix Rouge
Française). Les répondant-e-s ont entre 20 et 65 ans. On retrouve
également des personnes vivant dans des milieux urbains, alors que
d'autres habitent les zones rurales. Que faut-il en déduire ? Que
les critères de repérabilité qui servent à désigner
l'homosexualité sont éminemment partagés au sein de la culture
française actuelle. C'est bien de cela dont il est question. Peu de
personnes ont pu donner comme traits identificatoires le fait que les
hommes se tenaient par la main, qu'ils s'embrassaient ou se qu'ils se
caressaient dans l'espace public. Ce sont pourtant autant de signes
qui pourraient légitimer davantage l'identification.
Bien
sûr, les médias reproduisent la symbolique dominante,
c'est-à-dire ici masculine et hétérosexuelle : télévision,
cinéma, radios présentent à profusion des plaisanteries et des
attitudes sexistes décrivant les critères de repérabilité connus
et admis de l'homosexualité. Les exemples de mise en scène des
tantes, des tapette, des folles sont nombreux. La follitude
fait recette et maintient l'homosexualité parmi les déviances et
les excentricités. On comprend alors aisément le message distillé
aux personnes homosexuel-le-s, tant hommes que femmes : pour vivre
heureux/euses, vivez caché-e-s ! Et de nombreux hommes, de
nombreuses femmes, se cachent effectivement. Voilà à quoi aboutit
l'homophobie particulière.
Avant
l'apparition du S.I.D.A., l'homophobie particulière légitimait et
organisait la sanction à la repérabilité, et ceci de manière
curieuse. En voici un exemple qui témoigne de notre myopie
collective, en tous cas de la mienne. Durant les années 1975, j'ai
été éducateur de rue à Paris pendant plusieurs années. Mon
travail éducatif consistait à m'occuper de manière plus ou moins
informelle de « jeunes de la rue », éviter autant que faire se
peut leur exclusion et permettre à ceux/celles qui en avaient le
désir de « s'en sortir » (le tout dit entre guillemets aux vues
des conditions que nos sociétés réservent aux jeunes démuni-e-s
de capital scolaire). Territorialisé, je travaillais à l'époque «
sur » la Porte d'Asnières et le quartier des Batignolles avec des
bandes de délinquants ; des « zonards » en blouson de cuir et
grosses motos qui, outre un certain nombre d'activités illégales,
pratiquaient régulièrement « la chasse aux pédés » au square
des Batignolles et sur les lieux de drague utilisés par les
homosexuels. Je passe rapidement ici sur la nature profondément
homosociale de ce type de regroupements masculins : un groupe
d'hommes, en cuir et moto, fortement hiérarchisé. « La chasse aux
pédés » consistait, du moins nous le croyions à l'époque, à les
repérer et les dépouiller : leur voler vêtements, argents et
objets de valeurs.
Ce
n'est que beaucoup plus tard, lors de mes travaux sur le viol, lors
d'une entrevue avec un homosexuel qui avait été agressé à cette
époque par les jeunes « des Batignolles », que j'ai réalisé que
« la chasse aux pédés » consistait aussi, parfois, pour une part
de la bande, au viol collectif de ces derniers. Avouez qu'il y
a de quoi s'y perdre. Des jeunes qui agressent des homosexuels et
qui, pour les punir de leur homosexualité, les violent.
L'homophobie
particulière s'intéresse aux homosexuels repérés, ceux qui sont
assimilés à des pédés, à des passifs, donc à des femmes. Dans
le code homophobe, la sanction est logique : les traiter comme des
femmes et se les approprier sexuellement. Bien plus, le viol
collectif des homos, phénomène appartenant au secret collectif
qui pour partie fonde la bande comme mini-société masculine,
permet de vivre son homosexualité de manière dégagée de
culpabilité.
De
la même manière, j'ai pu approcher le dossier d'instruction de
cours d'assises d'un homme détenu, violeur et meurtrier d'un jeune
de 17 ans qui auparavant lui avait servi de main d'œuvre domestique
(l'adolescent était obligé sous la menace de coups, de laver son
linge et de nettoyer la cellule) et de main d'œuvre sexuelle.
L'adolescent est mort des suites d'une nuit d'horreur où il fut
sodomisé par son codétenu avec différents objets. Quelles ont été
les premières déclarations du meurtrier ? Je ne suis pas un
homosexuel. Pour un homme dit hétérosexuel et actif, « un trou
c'est un trou ». Ce qu'on retrouve dans une maxime lancée
régulièrement par un groupe d'adolescents que j'avais rencontré:
« Pourvu qu'il y ait un trou, des poils et que ça pue ! » ]
Le masculin, les rapports entre hommes sont structurés à l’image hiérarchisée des rapports hommes-femmes. Ceux qui ne peuvent pas prouver qu’ils « en ont » sont alors menacés d’être déclassés et considérés comme les dominées, comme les femmes. « Ils en sont » dira-t-on à leur propos. Et ils seront traités comme des femmes ; violentés par les autres hommes, ils serviront de boucs émissaires. Le fait d’être « pris » comme une femme, y compris d’être abusé sexuellement, est une menace qui s’exerce sur tous les hommes qui ne veulent pas ou n’arrivent pas à faire croire à leur virilité.
Le masculin, les rapports entre hommes sont structurés à l’image hiérarchisée des rapports hommes-femmes. Ceux qui ne peuvent pas prouver qu’ils « en ont » sont alors menacés d’être déclassés et considérés comme les dominées, comme les femmes. « Ils en sont » dira-t-on à leur propos. Et ils seront traités comme des femmes ; violentés par les autres hommes, ils serviront de boucs émissaires. Le fait d’être « pris » comme une femme, y compris d’être abusé sexuellement, est une menace qui s’exerce sur tous les hommes qui ne veulent pas ou n’arrivent pas à faire croire à leur virilité.
C’est
ainsi que, en
prison, un
segment particulier de la maison-des-hommes, les
jeunes hommes, les hommes repérés ou désignés comme homosexuels
(hommes dits efféminés, travestis…), hommes
qui refusent de se battre,
voire ceux qui
se sont fait prendre à violer des dominées (11),
sont traités comme des femmes, appropriés
sexuellement
par les « grands hommes » que sont les caïds, rackettés,
violentés.
Souvent même, ils sont tout simplement mis en position de « femme à
tout faire » et doivent assumer
le service de ceux qui les contrôlent,
notamment le travail domestique (nettoyage de la cellule, du linge…)
et les services sexuels.
Les
rapports sociaux de sexe sont transversaux à l’ensemble de la
société, et hommes et femmes en sont traversé(e)s. Dans cette
perspective, j’ai proposé de définir l’homophobie
comme la discrimination
envers les personnes qui montrent, ou à qui l’on prête, certaines
qualités (ou défauts) attribuées à l’autre genre.
L’homophobie bétonne les frontières de genre. Lorsque, dans une
enquête, nous avons demandé à quelque cinq cents personnes à quoi
elles reconnaissaient des personnes homosexuelles dans la rue,
celles-ci, à une écrasante majorité, ne parlent que des hommes
homosexuels (le lesbianisme est invisible). Et, qui plus est, elles
assimilent aux homosexuels les hommes qui présentent des signes de
féminité (voix, vêtements, postures corporelles). Les
hommes qui ne montrent pas des signes répétitifs de virilité sont
assimilés aux femmes et/ou à leurs équivalents symboliques
: les
homosexuels.
Les « Grands-Hommes.
Je viens d’invoquer les caïds en prison, et d’évoquer à leur propos les « Grands-Hommes ». Il se peut que la prégnance de l’analyse marxiste qui a privilégié les classes sociales, ou que celle féministe « marxienne » (pour reprendre le terme de Christine Delphy), qui nous a fait adopter une analyse analogue pour étudier la domination masculine, doublées du peu d’études sur les hommes et le masculin, aient occulté ce que chaque homme sait : on a beau être un homme, un dominant, chaque homme est lui-même soumis aux hiérarchies masculines.
Les « Grands-Hommes.
Je viens d’invoquer les caïds en prison, et d’évoquer à leur propos les « Grands-Hommes ». Il se peut que la prégnance de l’analyse marxiste qui a privilégié les classes sociales, ou que celle féministe « marxienne » (pour reprendre le terme de Christine Delphy), qui nous a fait adopter une analyse analogue pour étudier la domination masculine, doublées du peu d’études sur les hommes et le masculin, aient occulté ce que chaque homme sait : on a beau être un homme, un dominant, chaque homme est lui-même soumis aux hiérarchies masculines.
Tous
les hommes n’ont pas le même pouvoir ou les mêmes privilèges.
Certains, que je qualifie de Grands-Hommes, ont (comme tous les
hommes) des
privilèges qui s’exercent aux dépens des femmes,
mais aussi aux
dépens des hommes.
Qui
sont les Grands-Hommes ? Comment leur statut est-il rétribué ? En
argent, honneur (confortant
la virilité) et
en statuts de pouvoir.
Empiriquement (cf. mes études sur l’échangisme et le commerce du
sexe), on sait que, pour un homme, le fait d’être
vu avec des « belles » femmes
lui permet d’être classé parmi les Grands-Hommes ; au même titre
que celui qui a de l’argent et/ou du pouvoir manifeste sur les
hommes et les femmes. Chaque homme a ou peut avoir, s’il accepte
les codes de virilité, du pouvoir sur les femmes (qu’il reste
d’ailleurs à quantifier) ; certains (chefs, Grands-Hommes divers)
ont en plus du pouvoir sur les hommes. C’est bel et bien dans ce
double pouvoir que se structurent les hiérarchies masculines.
On
peut, on doit aussi articuler
ces divisions avec les classes sociales.
Un(e) cadre, un(e) patron(ne) a – de fait – du pouvoir dans
l’espace professionnel sur d’autres hommes et d’autres femmes.
Sans doute n’est-il pas indifférent d’être à ce moment-là un
homme ou une femme. (...).
[
Aliénation
des hommes et oppression des femmes.
(...) Nous
l'avons vu, la maison-des-hommes enseigne une logique de
gestionnaire, une échelle coûts/bénéfices pour visionner et
appréhender le social. La
domination des femmes accorde au groupe des hommes des privilèges
collectifs, et le groupe rétrocède à chaque homme des privilèges
individuels :
être servi et avoir une compagne soumise, avoir pour ses enfants une
mère qui veille à leur éducation, bénéficier des emplois les
mieux payés, pouvoir disposer sexuellement des femmes à sa guise –
les culpabilisant même parfois individuellement pour chaque
situation d'abus qu'elles subissent –, utiliser à son service les
hommes considérés comme plus faibles. Bref, dominer et contrôler
le monde, femmes et enfants compris.
Une telle situation possède sa propre contrepartie. Rien n'est gratuit en ce bas monde, tout se paye et interagit. Pour être détenteur des privilèges masculins, l'homme doit prouver et réaffirmer sans cesse son appartenance au groupe. Il doit montrer qu'il est capable de veiller sur les intérêts masculins, de les capitaliser et de les faire fructifier. Cela passe, en grande partie, par l'homophobie que l'on peut alors comparer au rejet des hommes-traîtres. ]
Une telle situation possède sa propre contrepartie. Rien n'est gratuit en ce bas monde, tout se paye et interagit. Pour être détenteur des privilèges masculins, l'homme doit prouver et réaffirmer sans cesse son appartenance au groupe. Il doit montrer qu'il est capable de veiller sur les intérêts masculins, de les capitaliser et de les faire fructifier. Cela passe, en grande partie, par l'homophobie que l'on peut alors comparer au rejet des hommes-traîtres. ]
Notes.
(3)
Ou celui des quelques hommes qui s’occupent des enfants en bas
âges.
(4)
L’homosocialité regroupe les relations sociales entre les
personnes de même sexe, à savoir les relations entre hommes ou les
relations entre femmes.
(5)
Dès la prime enfance, à travers les revues pornographiques, les
jeunes mâles apprennent que l’on peut fantasmer, s’exciter seul
ou en groupe devant des figures de femmes, et que ces figures, ces
représentations de personnes réelles (payées pour cela, mais les
jeunes n’en ont pas toujours conscience) sont disponibles à leurs
scripts sexuels. Ces images, de par leurs poses, les propos ou
scenarii
sexuels qu’on leur prête, aident à structurer un imaginaire
sexuel dans lequel l’achat de la revue ouvre également, de fait,
le droit à la possession sexuelle. Les
jeunes garçons apprennent alors à être « clients ».
La question du type d’imaginaire ne nous intéresse pas ici. Mais
on retiendra qu’à travers cette socialisation pornographique les
mâles apprennent à dissocier affects (produits de la rencontre
entre deux personnes et des liens sociaux créés) et excitation
sexuelle. On peut, et dans la maison-des-hommes on doit, être excité
par les figures représentant des femmes disponibles à la sexualité
du consommateur. Et cette sollicitation à la dissociation est
renforcée par l’ensemble de nos mass-médias
qui, à longueur de temps, nous signalent la « beauté » des femmes
(parfois définies par leur seul prénom) présentes sur les plateaux
de T.V., dans les films, les pubs… Remarquons qu’en même temps
que les mâles sont socialisés en clients, ils le sont dans un
paradigme hétéro-normatif où l’objet de désir est centré sur
les femmes, leur pénétration ; ce qui dans l’idéel masculin
signifie possession et soumission. Hétéronormativité
intégrée au sein d’un fort vécu homosocial.
Jean-Jean (2000) explique les difficultés
qu’ont par la suite les hommes qui aiment les hommes à investir
toute leur sexualité
; comment les homosexuels ou les bisexuels doivent se débrouiller
seuls pour traduire la socialisation masculine hétérocentrée dans
leurs goûts sexuels. Plus tard, tout mâle sait qu’il peut, pour
une somme modique, louer ou acheter les services sexuels d’une
femme, d’un homme, ou d’un transgenre. Quand on observe les mâles
en bandes qui rodent autour des personnes prostituées, on retrouve
au sein de leur groupe cette ambiance homosociale particulière : ils
chassent !
Seulement, le
secret qui
lie les dominants entre eux (Godelier, 1982, 1991, Mathieu, 1985,
Welzer-Lang, 2000) leur demande le silence. Dans un système
viriarcal, à domination masculine, la sexualité extra-conjugale de
l’homme n’est aucunement contradictoire avec le contrat de
fidélité du mariage.
(6)
Je n’insiste pas ici sur l’ineptie du discours qui tend à
prouver que les mères sont responsables des violences commises par
leurs enfants mâles sous prétexte qu’elles les auraient éduqués
ainsi. Ce ne
sont pas les femmes qui contrôlent la maison-des-hommes, mais bel et
bien les hommes eux-mêmes.
Ce qui n’empêche pas certaines
mères de cautionner ce système,
quand d’autres font tout pour protéger leurs enfants mâles de ce
type de pratiques.
(7)
Au Québec, en 1984, un comité sur les infractions sexuelles à
l’égard des enfants et des jeunes (la commission Badgley)
signalait, en se basant sur une étude canadienne, qu’en dépit du
nombre extrêmement limité de plaintes d’hommes pour viol, une
femme sur deux et un homme sur trois
(soit 42,1 % des personnes au Canada et 40,2 au Québec)
reconnaissent avoir été victimes d’actes sexuels non désirés.
La plupart des personnes ont été agressées pendant
leur enfance ou leur adolescence.
Pour une discussion
sur
les données françaises, non contradictoires avec l’étude
québécoise, on se référera à mon texte sur l’homophobie
(1994).
(8)
Ou, plus exactement, pour un temps plus ou moins long dépendant de
la capacité à les écouter et à leur rendre justice. Tout homme
abusé est culpabilisé et se
responsabilise de ce qu’il a vécu.
Il a été incapable de se défendre. Il a échoué face à la règle
première des hommes qui commande de ne pas se faire mettre, ou se
faire avoir. Outre les traumatismes physiques, la
honte est
grande d’avoir été piégé, d’avoir été pris « comme une
femme ».
(9)
Il faudrait plus exactement parler d’abus
sexués.
C’est-à-dire d’abus qui réfèrent à la domination inhérente
aux rapports sociaux de sexe, à la construction sociale des sexes.
Pour les victimes de viols, l’agression est rarement sexuelle dans
la mesure où l’acte est totalement étranger à leur désir. Même
si j’ai entendu quelques hommes me dire que le premier abus vécu
leur a révélé leur homosexualité, les mêmes sont unanimes à
dire qu’ils auraient préféré être « initiés » autrement.
Bien plus, à cause de l’abus, certains s’interdisent pendant un
laps de temps plus ou moins long d’accepter leurs désirs sexuels
pour d’autres hommes.
(10) Risques d’échec, risques pour l’intégrité du corps comme ceux des métiers du bâtiment, des mines, de la police, de la marine, de l’aviation, de l’agriculture et forêts, etc.
(10) Risques d’échec, risques pour l’intégrité du corps comme ceux des métiers du bâtiment, des mines, de la police, de la marine, de l’aviation, de l’agriculture et forêts, etc.
(11)
Idéalement, dans l’idéologie masculine, on doit pouvoir
s’approprier des femmes en respectant l’injonction qui dit qu’
« on ne doit pas battre une femme, même avec une rose ». Le
charme et la séduction naturelle du mâle supérieur devraient
suffire. Même si cette « séduction » peut elle-même être de
l’ordre du harcèlement, plus ou moins poussé.
Références.
1)
Daniel WELZER-LANG, « Virilité et virilisme dans les quartiers populaires en France », V.E.I. Enjeux, n° 128, mars 2002.
2)
entre crochets ([]) : Daniel WELZER-LANG, « L'homophobie, la face cachée du masculin », in Daniel WELZER-LANG, Pierre DUTEY et
Michel DORAIS, La peur de l'autre en soi, du sexisme à
l'homophobie, VLB Éditeur, Québec, 1994.