Voici le texte d'un médecin hygiéniste du XIXe siècle, Jean-Baptiste Fonssagrives, qui présente, en 1870, les nécessités de l'endurcissement physique des garçons. Cela nous permet de voir d'où l'on vient, en matière de puériculture...
L'endurcissement
physique.
L'endurcissement est le pivôt de
l'éducation physique des jeunes gens. Ses pratiques, inaugurées de
bonne heure et avec la suite et les ménagements nécessaires, ont
pour résultat : d'émousser l'impressionnabilité aux causes de
maladies ; de diminuer la tyrannie des besoins et de jeter les
fondements de la véritable liberté.
Les immunités qu'il crée sont
les seules durables ; celles que procurent les ménagements sont
précaires et purement palliatives : elles disparaissent avec les
précautions qui les ont fait naître, et laissent l'organisme
désarmé en présence des agressions qui le menacent de toute part.
Cet endurcissement se propose :
1° d'aguerrir les enfants contre
l'impression du froid ;
2° d'émousser leur sensibilité
physique ;
3° de leur donner une aptitude réelle à
supporter les privations et à résister aux sollicitations des
appétits ;
4° de les affranchir de la sujétion des
habitudes.
C'est là le quadruple point de vue sous
lequel je vais étudier cette question d'hygiène, qui domine, on
peut le dire, toute l'éducation physique des jeunes gens. Les
endurcir, c'est, à proprement parler, pratiquer l'art de faire
des hommes, c'est-à-dire des êtres bien réglés, maîtres
d'eux-mêmes et préparés, par une santé vigoureuse et par une
volonté bien trempée, à toutes les luttes de la vie.
Voilà l'objectif qu'une éducation
virile doit avoir constamment en vue.
Il est d'usage à peu près invariable,
dans tous les ouvrages d'hygiène pédagogique, d'introduire ici une
comparaison entre l'éducation antique et celle à laquelle nous
soumettons nos enfants, et l'on oppose, dans un parallèle devenu
trop facile, les mâles austérités de la première aux faiblesses
efféminées de la seconde. J'éviterai d'autant plus volontiers ce
lieu commun, que j'ai bien désappris, depuis qu'on ne m'épargne
plus la peine de réfléchir, à admirer cette éducation antique qui
sacrifiait les faibles et qui, fausse dans son but comme impitoyable
dans ses moyens, absorbait les sentiments les plus naturels dans une
sorte de patriotisme automatique, et aboutissait, suivant le mot de
Montesquieu, à faire des hommes qui n'étaient « ni enfants, ni
maris, ni pères. » L'éducation doit être comprise autrement
aujourd'hui, et elle prétend, et avec raison, qu'il faut être tout
cela pour être citoyen. Nous n'avons à former ni des Perses, ni des
Spartiates, c'est-à-dire des fanfarons de stoïcisme et des raffinés
de rudesse, mettant leur orgueil à pratiquer ces vertus farouches
qui les plaçaient en dehors de l'humanité. Autres temps, autres
mœurs. Ce qu'il faut maintenant aux sociétés, ce sont des êtres
véritablement humains, en lesquels l'éducation ne doit rien
détruire de ce qui est légitime, faits par la famille et pour la
famille, devenant citoyens, mais sans cesser d'être hommes.
Mais, si tout n'était pas admirable,
tant s'en faut, dans cette éducation impitoyable, tout n'est pas
admirable non plus dans notre éducation actuelle, devenue trop
pitoyable ; la mesure est à moitié chemin de l'austérité antique
et de la mollesse présente, et il faut de toute nécessité
restaurer quelques-unes des pratiques de la première. Nos enfants
sont frileux, douillets et sensuels ; il faut qu'ils
deviennent insensibles au froid, courageux pour la douleur physique,
et qu'ils sachent résister à un désir, comme à un besoin, comme à
une habitude. Ce n'est pas à vingt ans qu'on leur donnera cette
forte trempe, si la première éducation n'y a pas pourvu.
Voyons comment doit se pratiquer cet art
de l'endurcissement physique, art si difficile et si indispensable
pourtant.
On peut se figurer le cerveau comme un
poulpe vivant caché dans les profondeurs de l'organisme, et envoyant
au dehors les mille filaments de ses tentacules déliés et
sensibles, pour savoir ce qui se passe et recueillir des impressions.
Ces fils, sentants et ténus, ne forment nulle part un réseau plus
délicatement merveilleux que dans la peau, ce qui explique l'exquise
sensibilité de cette membrane, destinée, avec les organes des sens,
à mettre le cerveau en relation avec le monde extérieur. Mais la
sensibilité de la peau n'est pas unique ; elle est formée
d'éléments divers en rapport avec les sensations qu'elle doit
recueillir : c'est d'abord le tact, qui donne la notion de
l'existence et des qualités physiques des corps ; puis la
sensibilité à la douleur, puis la sensibilité thermique ou de
température.
L'éducation doit s'efforcer de
développer le sens du tact, qui est un instrument intellectuel ;
elle doit, au contraire, émousser les deux autres sensibilités
qui ne rapportent au cerveau que des impressions purement physiques.
Il est bien probable que ces trois sortes de sensibilité de la peau
ont des organes nerveux séparés, puisque chacune d'elles a ses
régions particulières dans lesquelles elle est plus marquée.
I
Les
sujets chez lesquels, par une disposition originelle ou acquise,
domine cette sensibilité particulière au froid sont dits
frileux. Toutes choses égales d'ailleurs, et dans les mêmes
conditions de santé et d'éducation physique, les enfants, suivant
la remarque de Virey, sont moins frileux que les adultes; les femmes
supportent mieux le froid que les hommes; les gens chargés
d'embonpoint, que ceux qui sont maigres ; les personnes nerveuses,
que celles qui sont apathiques. Cette aptitude des enfants à ne pas
sentir le froid est attestée par une expérience journalière.
Est-ce le résultat d'une énergie circulatoire plus grande, d'un
exercice plus soutenu ? Serait-ce que chez eux l'activité nerveuse
se dépense plus volontiers par les mouvements que par la sensibilité
? Je l'ignore, mais le fait est positif; les enfants auxquels on n'a
pas donné de mauvaises habitudes de ce genre ne recherchent pas le
feu, et leurs mains et leur figure peuvent être violacées par le
froid sans qu'ils songent à accuser aucune impression pénible.
L'enfant n'est pas frileux, mais il le devient aisément; et,
quand il l'est devenu, il remonte difficilement cette pente et sa
santé court des périls de tous les instants.
J'ai
longuement exposé, dans mes Entretiens sur l'hygiène (op.
cit., p. 135), les bases du système d'endurcissement préconisé
par Locke, et je me suis efforcé de démontrer que, si les principes
sur lesquels il repose sont inattaquables, on ne saurait le
considérer comme susceptible d'être généralisé dans ses
applications. Les conclusions pratiques auxquelles j'ai été conduit
à ce propos sont :
1° Que le système de Locke, avantageux
pour les enfants d'une assez bonne santé, et à plus forte raison
pour les enfants vigoureux, serait meurtrier pour les enfants
délicats, si on les y soumettait d'emblée ;
2°
Que, pour ces derniers, il faut préluder par des précautions, et
les abandonner aussitôt qu'il est possible de le faire, pour
inaugurer un système d'endurcissement relatif ;
3°
Qu'en tout état de cause, l'endurcissement au froid n'est possible
que pour les enfants qui, par le développement de leur appareil
respiratoire et par l'exercice, peuvent réagir utilement ; en
d'autres termes, que, pendant les deux premières années de la vie,
le système de Locke est inopportun et périlleux. Tout ce que l'on
peut faire, c'est de préluder à ces pratiques en faisant vivre,
autant que possible, ces enfants en plein air et en les habituant dès
les premières années à être peu couverts.
« Le système de Locke, qui repose sur
la doctrine de l'endurcissement, ai-je dit à ce sujet, s'est fait
autant d'adeptes parmi les philosophes qu'il en a trouvé peu parmi
les mères : le danger présent leur fait oublier la sécurité à
venir ; elles laissent la proie pour l'ombre, et le cœur, qui chez
elles est tout entier à l'actualité, étouffe trop souvent la
raison, qui voit plus loin et voit mieux. Aussi l'éducation physique
des enfants est-elle engagée, en France du moins, dans une voie
déplorable, et la mollesse conspire avec l'entraînement abusif et
prématuré du cerveau à préparer des générations sans énergie
morale, sans vigueur physique, on pourrait presque dire sans
jeunesse. Nous ne vivons certainement pas sur les bords de l'Eurotas,
et, si nous avons d'autres destinées que les Lacédémoniens, il
nous faut aussi une autre éducation ; mais entre le bouclier
paternel où le jeune Spartiate était déposé nu et le berceau dans
lequel le jeune Parisien disparaît sous le duvet et les dentelles ;
entre cette exposition, tête découverte et pieds nus, corps à
peine revêtu d'une tunique, à toutes les rigueurs de l'hiver, et
cette sorte d'aérophobie, dont la flanelle, les fourrures et le
cache-nez sont l'expression habituelle, il y a un terme moyen à
garder. La tendresse aveugle des parents qui, renversant les lois de
la nature, font de leurs enfants des valétudinaires et des despotes,
n'est pas plus rationnelle que cette sévérité brutale des
vieillards lacédémoniens préparant pour le pays, et sous l'égide
des lois, des hommes stoïques et robustes. » (Entret. fam. sur
l'hyg., 4e éd., p. 136.)
Mais il s'agit ici du jeune homme, et,
alors même qu'il n'a pas été préparé par la première éducation
maternelle à réagir par ses propres ressources organiques et par
l'exercice contre le froid extérieur, il faut, à moins que ce ne
soit un valétudinaire, le plier aux pratiques mitigées du système
de Locke. L'application de celles-ci devient, en effet, d'autant plus
inoffensive et plus nécessaire, qu'on s'éloigne davantage des
premières années de la vie.
Les
enfants, dans les conditions de climat où nous vivons, ne devraient
jamais se chauffer ; c'est pitié de les voir, comme des hirondelles
transies, se presser autour d'une cheminée, transformés ainsi en
petits vieux grelottants. L'ivrognerie du fagot est une
des plus dangereuses de toutes, qu'on ne l'oublie pas, et, quand on
l'a contractée, l'on ne s'en débarrasse pas plus aisément que des
autres. L'enfant a son beau et
chaud calorifère en lui-même : c'est la jeunesse ; l'exercice
l'allume et l'entretient, et sa chaleur va se répandant partout
jusque dans les plus petits recoins de sa maison organique, chaleur
meilleure et plus sûre que celle de nos tisons. Un jeune garçon qui
se chauffe est neuf fois sur dix un enfant gâté. Il y a là une
relation obligée. Le rhume de cerveau habituel est aussi, et pour un
motif qui se conçoit, le critérium
d'une éducation molle.
Cela n'est pas bon ; il faut pousser les enfants au dehors, quelque
temps qu'il fasse, et ne les défendre contre une température trop
glaciale que par des additions très
discrètes à leur
costume ordinaire. Je me permettrai d'ajouter avec Locke : « Cet
avis regarde surtout les femmes. »
Le
costume des jeunes gens est chose importante à régler ; mais
l'habitude et la mode disposent de ce détail de l'éducation comme
de beaucoup d'autres. Locke insistait avec un sens tout pratique sur
l'utilité qu'il y avait
à les couvrir modérément l'hiver, et il invoquait comme argument
ce mot d'un Scythe à un Athénien qui s'émerveillait de le voir nu
par un temps glacial : « Je
suis tout visage. » Cet
argument n'a qu'une valeur relative. Le visage est fait pour être
découvert, comme le corps pour être couvert, et il a dans la
vascularisation si riche de ses tissus pour réagir contre le froid
un moyen que ne possèdent pas les autres régions; mais il n'en est
pas moins vrai qu'il faut couvrir légèrement les enfants, et qu'on
y arrive sans inconvénient, à la condition de leur faire faire
beaucoup d'exercice et d'aguerrir leur peau contre le froid, par la
pratique des ablutions.
Pour
le dire incidemment, une autre condition des vêtements, c'est d'être
larges, de laisser circuler l'air et de n'apporter aucune entrave aux
mouvements de l'enfant. Et, à ce propos, n'est-il pas permis de
regretter le costume militaire dans lequel le lycée emprisonne nos
enfants ? « Ces jeunes grognards », comme les appellent MM.
Demogeot et Montucci, auraient-ils moins de discipline sans leur
tunique, et la vocation militaire du pays trouve-t-elle dans le képi
une provocation sérieuse ? Qui le croirait ? D'ailleurs, le
militarisme est assez dans nos mœurs pour qu'il soit inutile d'en
réchauffer l'esprit. Qu'il y ait des raisons, quand des
enfants sont groupés dans un collège, pour qu'ils aient un costume
uniforme, qui établit entre eux un signe visible de solidarité et
qui importe d'ailleurs à l'ordre, je l'accorde; mais je voudrais ce
costume plus commode, plus libre, plus enfantin. La chemise de laine,
si ample, si souple, et qui donne aux matelots tant de désinvolture,
vaudrait mieux que la tunique, et nul collégien ne se plaindrait de
cette substitution. Je n'ai pas besoin d'insister sur l'inconvénient
de ce vêtement, rigide et rembourré: ainsi le veut le coup d'œil,
qui comprime la poitrine et gêne la liberté de ses mouvements. En
dehors des collèges, la blouse doit être conservée aussi longtemps
que possible; c'est, je l'ai dit, le vêtement des enfants, celui qui
donne à leurs allures la plus grande somme de liberté. « Pour moi,
dit Locke à ce propos, j'ai vu tant d'exemples d'enfants qui ont
reçu de grandes incommodités pour avoir été trop serrés, que je
ne saurais m'empêcher d'en conclure qu'il y a d'autres créatures
que les singes qui, peu supérieures en sagesse à ces animaux,
perdent leurs enfants par une passion insensée et les étouffent,
pour ainsi dire, en les embrassant trop follement. » (De
l'Éducation des enfants, trad. Goste ; Paris, 1747, t. I, p.
11.) Le trait est vif, j'oserai dire qu'il est mérité.
Le philosophe anglais exigeait aussi que
les enfants eussent le même costume en toute saison. Je ne saurais
partager cet avis, et la nature elle-même en infirme la justesse en
nous montrant avec quelle prévoyance maternelle elle change, suivant
les saisons, le costume des êtres qu'elle doit tenir en tutelle,
parce qu'ils n'ont pas d'industrie. Ici elle remplace la plume par le
duvet; là elle met à la place du crin une bourre tomenteuse, etc.
Si Newton était habillé de la même façon l'hiver que l'été,
c'était, très-vraisemblablement, moins par système hygiénique que
par distraction. Ce à quoi « il pensait toujours » n'avait
aucun rapport avec sa santé. Non, le costume doit varier avec la
saison; mais il faut éviter pendant l'hiver cette surcharge de
vêtements qui rend les enfants frileux, les couvre de sueur au
premier saut de mouton et les livre sans défense aux
agressions des rhumes de cerveau et des angines.
Quant
aux souliers prenant l'eau, aux bains de pieds froids, à l'absence
de coiffure dans la rue pendant l'hiver, ce sont choses qui
offusquent nos habitudes et qui n'ont guère de chances d'être
acceptées par les mères, fort disposées à rejeter tout avantage
d'hygiène qu'il faut acheter par un sacrifice de coquetterie.
J'ai
dit ailleurs ce que je pensais de la flanelle, et je n'ai pas hésité
à affirmer qu'il n'y a pas de moyen terme entre cette cotte de
mailles efféminée et l'éponge. Qui ne fait pas d'ablutions froides
doit porter de la flanelle. Le premier moyen, qui est du domaine de
l'endurcissement, vaut infiniment mieux que l'autre ; ai-je besoin de
le dire ?
Il
ne faut pas croire, ainsi qu'on le fait dans les familles, que le
gilet de flanelle s'attache à la peau comme la robe de Nessus, et
que, cette servitude acceptée, il faille la garder toujours. Il n'en
est rien, et tel collégien qu'on aura soumis à cette précaution
pourra plus tard, et, dans de meilleures conditions, la remplacer par
les ablutions.
Les
bas de laine, la cravate et le cache-nez sont pour les jeunes gens
des superfluités vestimentaires qu'il faut leur épargner; au bout
de peu de temps ils n'en ressentent plus le bénéfice et ils en
gardent l'étroite et fâcheuse servitude.
La vie au grand air, le bain
d'air, comme l'appelait Hufeland, est le pivot de
l'endurcissement au froid et la condition de toute éducation virile.
Il faut en donner de bonne heure l'habitude aux garçons. Ils
pourront s'enrhumer deux ou trois fois, mais ils auront acquis, sans
la payer trop cher, une immunité durable contre les rhumes ; les
papilles nerveuses de leur peau, subissant ainsi d'incessantes
variations de température, finiront par ne plus les sentir, et ces
enfants, devenus « tout visage », comme le Scythe de Plutarque, ne
s'enrhumeront plus.
Franklin avait imaginé un bain qu'il
appelait tonique, et qui consistait simplement à subir matin
et soir l'action de l'air froid. « Vous savez, écrivait-il à ce
propos, que depuis longtemps les bains froids sont employés ici
comme un tonique. Mais le saisissement que produit en général l'eau
froide m'a toujours paru trop violent, et j'ai trouvé plus analogue
à ma constitution et plus agréable de me baigner dans un autre
élément, c'est-à-dire dans l'air froid. Je me lève donc de
très-bon matin et je reste alors sans m'habiller une heure ou une
demi-heure, suivant la saison, m'occupant à lire ou à écrire. Cet
usage n'est nullement pénible ; il est, au contraire, très-agréable
; et, si avant de m'habiller je me remets dans mon lit, comme cela
m'arrive quelquefois, c'est un supplément au repos de la nuit et je
jouis d'une heure ou deux d'un sommeil délectable. Je ne crois pas
que cela puisse avoir aucun dangereux effet; ma santé, du moins,
n'en est pas altérée, et j'imagine, au contraire, que c'est ce qui
m'aide à la conserver. C'est pourquoi j'appellerai désormais ce
bain, un bain tonique. » (B. Franklin, Essais de morale et
d'économie politique; édit. Laboulaye, 1869, p. 119.)
Cette habitude de laisser le matin, et
avant de les habiller, les jeunes garçons à peine défendus contre
le froid par leurs vêtements légers de la nuit, est excellente ;
c'est une des meilleures pratiques de l'endurcissement au froid.
Mais
la condition la plus indispensable gît dans les pratiques de
l'hydrothérapie domestique (ablutions, bain d'éponge), dans les
bains froids de piscine, de rivière, de mer, alternant les uns avec
les autres, suivant les saisons. Ces moyens, adoucis dans leur forme,
quand la température extérieure est trop froide, mais ininterrompus
(le bain d'éponge est de toutes les saisons), deviennent d'ailleurs
peu rigoureux par l'habitude ; il y a plus, cette sensation d'un
froid vif sur la peau prend à la longue tous les caractères d'un
besoin impérieux et le bain glacé a aussi son intempérance,
principalement chez les femmes, qui, plus volontiers que les hommes,
prennent goût aux pratiques les plus rigoureuses de l'hydrothérapie,
ce qui est aussi une présomption d'assuétude facile pour les
enfants, qui ont avec elles plus d'une ressemblance organique.
L'endurcissement au froid n'est, par le
fait, qu'une gymnastique particulière, qu'une éducation
intelligente de cette fonction de la vie qui a pour but la production
de chaleur spontanée, fonction parcimonieuse et paresseuse à
l'excès.
Un
mot encore ; la tendresse à courte vue des parents est la pierre
d'achoppement de l'endurcissement au froid. Nous prêtons nos
sensations aux enfants, et nous avons tort. Ils ne sont pas
frileux, on les rend frileux, et c'est une faute grave. (…) et
c'est là un grand malheur, parce que les mères sont encore bien
plus inhabiles que nous à imposer ces pratiques salutaires, mais
rigoureuses, de l'endurcissement.
II
Ce
n'est pas assez d'avoir fait d'un efféminé de la chaleur un stoïque
du froid : il faut aussi, et de toute nécessité, émousser
la sensibilité de l'enfant au malaise ou à la douleur,
sous peine d'en faire une âme faible et égoïste.
Je
touche du doigt une des grandes plaies de notre éducation nerveuse
et passionnée. La vie surexcitée que nous menons aujourd'hui a
donné déjà à nos enfants, par l'hérédité, une
impressionnabilité nerveuse singulièrement exagérée,
quasi-maladive : nous avons créé l'enfant-sensitive.
À
l'éducation de le prémunir contre les conséquences regrettables de
cette disposition originelle ; tâche difficile et qui doit commencer
de bonne heure.
Ici
rien de physique, tout est du ressort de l'éducation
morale, et elle doit, sous ce
rapport comme sous tant d'autres, commencer avec la vie. L'enfant, je
l'affirme, a la sensibilité physique qu'on veut lui donner. Sans
doute, on n'en trouvera pas beaucoup qui se laisseront fustiger
jusqu'au sang sans pousser un cri, comme faisaient les petits
Spartiates devant l'autel de la Diane de Tauride ; sans doute, ce ne
sera jamais un stoïcisme usuel que celui de ce « simple garsonnet
de Lacédémone », dont le visage restait impassible pendant qu'un
renard volé par lui et caché sous sa robe lui rongeait le ventre.
On peut admirer cela à titre d'exception, mais il ne faut pas en
demander tant. La vertu qui atteint ces limites a d'ailleurs quelque
chose de surhumain, qui attire médiocrement. Mais, hélas ! on peut
citer ces exemples aujourd'hui sans en redouter la contagion. Nous
sommes devenus tout nerfs ; et je suis convaincu que, si nous nous
plaignons plus que les anciens, nous souffrons aussi singulièrement
plus qu'eux. Il faut, en effet, distinguer deux sortes de douleur :
la douleur réelle, dont
la mesure est restée la même, et la douleur ressentie,
qui va toujours
s'accroissant au fur et à mesure que notre éducation molle, nos
passions et notre vie intellectuelle surexcitée mettent notre
cerveau dans des conditions de susceptibilité
plus grande. J'ai vu des
paysans porter sans presque s'en apercevoir des panaris qui auraient
amaigri et privé de sommeil pendant huit jours un citadin plus
nerveux. C'est affaire d'espessissure
de peau plus que de
courage, mais c'est aussi affaire d'éducation. Le cerveau, en tant
qu'organe sentant, devient d'autant plus impressionnable qu'il a été
ébranlé plus souvent ou qu'il s'est arrêté avec plus de
complaisance et plus habituellement sur les impressions douloureuses
qu'il a reçues. « Tout ainsi que l'ennemy se rend plus aspre à
nostre suite, ainsi s'enorgueillit la douleur à nous voir trembler
sous elle. Elle se rendra de bien meilleure composition à qui lui
fera teste. » (Montaigne, Essais,
livre Ier,
chap. XII).
Il
faut lui faire teste, et
le plus tôt n'est que le meilleur ; l'éducation du berceau peut
beaucoup pour empêcher les enfants- d'être douillets.
Il
est bon que la mère commence par les habituer, grâce à une
expérience dont les coups et les chutes font tous les frais, à
considérer la douleur, non pas comme un incident extraordinaire,
mais comme une chose usuelle entrant dans le plan de la vie. A-t-on
cette prudence ? Pas le moins du monde ; le petit roi de la création
tombe de sa hauteur, se pique avec une épingle, se heurte à l'angle
d'un meuble, s'ensanglante dans une rixe enfantine : les cris de sa
mère, accrus de ceux des domestiques et des autres enfants, couvrent
les siens, quelque perçants qu'ils soient ; on se lamente, on court
à l'eau froide et à l'arnica ; on couvre de baisers tumultueux le
petit blessé, qui se sent singulièrement intéressant et qui songe
peut-être déjà malicieusement aux petits profits de son infortune.
Les efforts exaltés auxquels on se livre pour le consoler l'incitent
à crier davantage, et puis, le drame fini, on en continuera
l'impression en racontant devant l'enfant et à toutes les visites
les péripéties" les plus minutieuses de cet affreux
accident. Le petit
garçon en retirera le désir de poser de nouveau, quand l'occasion
s'en présentera, la certitude qu'il a prodigieusement souffert et le
désir très pusillanime d'éviter tout accident de ce genre. Et
voilà comment on fait les enfants douillets, les hommes nerveux et
les sociétés molles.
Tomber
est chez l'enfant une fonction ; il y prend de l'adresse en même
temps que du stoïcisme, et le bourrelet, symbole de la pusillanimité
maternelle, n'est pas glus utile à sa sûreté que les autres
précautions exagérées dont on l'entoure. Un proverbe russe dit que
l'enfant qui a cinq bonnes est nécessairement borgne. Une mère
trembleuse peut les remplacer toutes les cinq dans cet office
malsain.
Il
est de remarque, d'ailleurs, que l'enfant qui tombe crie rarement
quand il est seul, et j'en ai vu qui, gardant un visage très-souriant
après un accident de cette nature et avant l'arrivée de leur mère,
éclataient en hurlements dès qu'ils surprenaient sur sa physionomie
l'expression d'une frayeur sympathique. C'est elle qui donne toujours
la note de
la sensibilité, qu'elle ne l'oublie pas.
Par
opposition à ces enfants douillets, j'ai connu de jeunes Comanches
de trois ans dont le front hérissé continuellement de bosses et les
jambes noires de meurtrissures attestaient des contacts fréquents et
mal réussis avec les angles saillants des meubles, et dont
l'épanouissement n'était altéré que par des éclipses passagères.
Ceux-là peuvent grandir et la douleur peut les attacher an
poteau de guerre, ils en
supporteront les atteintes avec dignité et avec mesure. Une mère
intelligente peut d'ailleurs changer brusquement une scène de
douleur en un éclat de rire, grâce à une observation piquante.
J'ai connu un petit garçon qui trouvait dans le plaisir d'émailler
de fleurs rouges son mouchoir de poche une compensation à la
meurtrissure qui venait de lui ensanglanter le nez. Oh ! le
merveilleux machiavélisme que celui qui se fait entre deux baisers !
Sans
doute, il ne faut pas exalter la sensibilité des enfants en les
plaignant outre mesure ; mais il ne faut pas non plus leur
désapprendre, par une indifférence affectée, ce Beau sentiment de
la sympathie par lequel on associe sa sensibilité aux souffrances
des autres. Il y a là une mesure qui se sent et ne se définit pas.
Quand
l'enfant a grandi, il faut non plus tromper sa sensibilité physique,
mais l'intéresser par amour-propre à demeurer stoïque. Les récits,
vrais ou fictifs, de jeunes gens demeurés impassibles au milieu des
vives douleurs d'un accident ou d'une opération et affectant un
courage méritoire, sont sans doute de nature à endurcir. M. Legouvé
a écrit sur ce sujet une page fort entraînante (Les
Pères et les Enfants au XIXe
siècle. — La
Jeunesse, p. 24) ; mais
il faut cependant moins compter sur l'efficacité de ces exemples que
sur l'influence de la réprobation dont on poursuit le manque de
courage.
Pascal
a dit : « L'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas fait tant de
continents que celui de son ivrognerie a fait d'intempérants. »
(Pensées, art.
IX, XXXIII. ) C'est une raison pour éviter à l'enfant le commerce
des camarades pusillanimes, ou tout au moins pour leur montrer
combien cette faiblesse a quelque chose de dégradant. Les appels
faits à la force d'âme de son sexe ont sans doute quelque chose de
blessant pour l'autre, mais c'est un ressort qu'il ne faut pas
négliger. On aime mieux souffrir que de paraître fille.
Cette aristocratie du
pantalon a quelque chose de très-profond et de très-vivace.
Mais
la douleur ne nous vient pas toujours sous la forme acérée d'un
accident ou d'une chute : la maladie la traîne le plus
habituellement à sa suite, et offre aux mères intelligentes des
occasions, hélas ! trop dédaignées d'endurcir la sensibilité des
enfants. On les plaint, on les caresse, on vole au-devant de leurs
désirs, on pleure devant eux, on a dans la voix des notes attendries
qui les apitoient sur leur propre sort, et les bonnes résolutions
d'une éducation virile s'envolent à tire d'aile. Huit jours de ce
système, et voilà un enfant douillet, si on ne le redresse avec
douceur mais avec persévérance.
Une
éducation intelligente, et qui sait se roidir contre les
entraînements de la tendresse, trouve au contraire dans ces épreuves
matière à des enseignements utiles ; l'enfant peut y apprendre la
constance dans la douleur, la résignation en face de l'inévitable,
le renoncement à ce qui lui plaît, l'acceptation de ce qui ne lui
convient pas ; et, devenu homme, il retrouvera tout cela quand il
sera aux prises avec les rudes épreuves de la vie. Nous n'y songeons
pas assez, et notre sollicitude à courte vue veut, et à tout prix,
que l'enfant soit heureux. La jeunesse n'est qu'un voyage vers la
virilité ; il faut toujours voir ce but et rien que ce but. La
famille jouit de l'enfant qui l'égaye et qui la charme ; mais la
société a besoin d'hommes, et il faut qu'une éducation virile lui
en prépare.
III
Ce
n'est pas tout que d'endurcir les garçons au froid et à la douleur
: il faut aussi les endurcir aux besoins,
c'est-à-dire combattre chez eux,
et de bonne heure, les sollicitations du sensualisme.
Pour arriver à ce but, il faut prendre précisément le contre-pied
de ce qui se pratique aujourd'hui. Le lecteur habitué, je l'espère,
à trouver dans ces livres ce que je cherche à y mettre,
c'est-à-dire de la mesure pratique, ne peut s'attendre à ce que je
demande l'introduction dans l'éducation actuelle des idées et des
procédés de la Cyropédie.
Non, sans doute ; mais,
si l'hygiène répudie cette rigueur philosophique, qui réduisait
les enfants au pain, à l'eau et au cresson ; qui les obligeait à
coucher la nuit en plein air, qui leur interdisait de prendre la
parole en présence des vieillards, elle voudrait cependant d'une
éducation plus virile que celle qui prédomine aujourd'hui.
La
faiblesse irréfléchie des familles se retranche derrière un
sentiment : elle veut avant tout que les enfants soient heureux, mais
elle manque son but dans le présent et dans l'avenir ; elle étend,
on effet, le champ do leurs désirs jusqu'à une limite où la
tendresse ne saurait atteindre ; elle leur inculque cette idée
fatale que la jouissance est le but suprême de la vie ; elle les
transforme, eu un mot, en petits despotes rassasiés, sur lesquels
l'habitude du plaisir fera à tout jamais peser sa servitude.
Le
danger de l'avenir est là pour les sociétés, et la grave erreur
des réformateurs est de croire qu'on refait des hommes par des
systèmes. L'homme ne se refait pas, mais l'enfant se
fait quand on sait s'y
prendre, et ce n'est pas sans une profonde raison que Cicéron
proclamait la famille la grande école du citoyen, seminarium
reipublica. Oui ! le
nœud social est là ; il faut refaire l'éducation, et, s'il serait
absurde de rêver la restauration de la famille ancienne avec sa
rigidité abusive et ses pratiques d'un dogmatisme féroce, sa froide
et implacable sévérité, il ne le serait pas moins, je le répète,
de fermer les yeux au danger et de ne pas comprendre que l'éducation
actuelle forme des hommes instruits, mais débiles de corps et
faibles de volonté.
I.
La sobriété est pour tout le
monde une vertu fort méritoire en même temps que fort utile ; elle
est d'absolue nécessité pour les enfants. C'est là le premier
écueil de l'éducation molle. L'enfant était jadis tenu à distance
respectueuse de ses parents, sur lesquels il osait à peine lever
timidement les yeux ; il sentait l'intervalle et ne le franchissait
pas. Aujourd'hui il vit avec eux sur le pied d'une égalité parfaite
; il se croit en droit d'exiger pour lui tout ce qu'il voit faire aux
autres ; il n'a plus de mœurs qui soient en rapport avec son âge,
et, par une confusion regrettable, son hygiène est devenue celle de
ses parents, ce qui n'est ni bon ni raisonnable. Il y a à table, et
côte à côte, deux hommes : l'un jeune et gai, l'autre déjà vieux
et soucieux ; l'un apprenant le grec, l'autre l'ayant désappris ;
l'un pensant au lendemain , l'autre à la veille ; ils vivent de la
même vie : ils se nourrissent déjà, de la même façon ; ils sont
presque vêtus de la même manière, ils ont à peu près les mêmes
plaisirs, et le plus soumis des deux n'est
pas celui qu'on pense. Les
traditions du respect et de l'autorité ne trouvent pas leur compte
dans cet ordre de choses ; l'hygiène n'y trouve pas non plus le
sien.
J'ai
déjà protesté en son nom contre la déchéance de la
soupe dans les habitudes du
régime actuel des enfants, et aussi contre la manie, si répandue de
nos jours, de mettre les enfants à table dès le sevrage, si ce
n'est avant. La sensualité gastronomique des jeunes gens a ses
racines dans cette double inconséquence, à laquelle cependant on
prête si peu d'attention dans les familles. « Le régime, ai-je
dit, doit être suffisamment varié pour soutenir l'appétit, et pas
assez pour fatiguer l'estomac. La soupe était jadis la base
classique de l'alimentation des enfants ; elle formait le fond
substantiel et peu savoureux de leur nourriture, et par cela même il
n'y avait point à craindre de voir s'écarter d'une sobriété dès
lors facile. La soupe, trop vulgaire, est aujourd'hui remplacée par
le potage, d'où
le pain est banni pour faire place à des pâtes lourdes, et dans
lequel l'enfant ne trempe que par pure formalité des lèvres
dégoûtées et avides de s'attaquer au corps même du repas. La
déchéance de la soupe et l'extension abusive du dessert sont les
deux inconvénients principaux du régime actuel de nos enfants ; le
remède serait dans le retour aux habitudes de nos bons ancêtres,
qui estimaient que les enfants ne devaient figurer à la table
commune que quand leur raison était assez développée pour pouvoir
converser avec les grands, et pour n'avoir rien à craindre des mille
aiguillons du désir gastronomique. « Les femmes d' à présent sont
bien loin de ces mœurs. » Il est vrai que les maris n'en sont pas
plus rapprochés. L'enfant est à peine sevré qu'il prend gravement
place autour de la table ; quelquefois même, soutenu par une
serviette qui, passant sous ses bras, donne à son buste la rigidité
qui lui manque, il joue son rôle ( le plus important sans doute )
dans les incidents du dîner, et il exprime à la vue de chaque mets,
et sur une note parfois plus bruyante qu'il ne faudrait, des désirs
que l'hygiène condamne, mais que la faiblesse maternelle s'empresse
de satisfaire. C'est là un abus réel et plus gros de dangers qu'il
n'en a l'air. Il faut à l'enfant un repas moins long, une cuisine
moins savante et une nourriture plus uniforme. » Songe-t-on, en
effet, à cette singulière inconséquence de permettre à un enfant
auquel un aliment unique a suffi à peu près jusque-là, une
succession de mets dont chacun est dix fois plus complexe qu'il ne
conviendrait aux intérêts de son estomac ? Et de là des
indigestions incessantes, tantôt brusques et expressives, tantôt
sourdes et incomplètes, mais amenant une surcharge de l'estomac qui
aboutit bientôt à un état de maladie, ou tout au moins à des
indispositions.
La soupe devrait être la nourriture à
peu près exclusive des cinq premières années. Il y a dans cet
aliment une gamme assez variée de formes culinaires pour que sa
monotonie ne puisse pas amener le dégoût. L'enfant pourrait aller,
dès lors, jusqu'à l'extrême limite de son appétit, sans qu'il y
eût à le surveiller.
Sa
voracité habituelle, et qui le porte à s'affranchir du soin
laborieux de la mastication, est encore un argument de plus en faveur
du rôle considérable que devrait jouer la soupe dans son régime.
Un des spectacles qui caressent le plus agréablement l'esprit d'un
hygiéniste est la vue de cinq ou six enfants de la campagne,
joufflus et vigoureux, rangés autour d'un nombre égal d'écuelles
qui regorgent d'une soupe compacte, y introduisant laborieusement
leur cuillère, et s'escrimant à qui mieux mieux contre cet aliment
primitif, mais si simple, si digestible, si nourrissant, j'oserais
dire si honnête. Les potages de luxe font aujourd'hui une rude
concurrence à cette soupe rustique, avec laquelle cependant on nous
a construit des Bayard et des Duguesclin. Je n'hésite pas à
affirmer, dussé-je amener un sourire sur plus d'une lèvre, que la
restauration de la soupe classique dans les mœurs alimentaires des
enfants serait uns des réformes hygiéniques les plus considérables
de notre époque ; mais on remonte difficilement la pente qui conduit
à la simplicité, quand une fois on lui a tourné le dos, et je
crains que cet avertissement ne trouve pas beaucoup d'écho dans les
familles.
Celui
qui est relatif à l'abus du dessert et des pâtisseries aura-t-il
plus de succès ? Je ne le renouvellerai pas, et je renvoie les mères
à ce que j'en ai dit dans un autre livre (Entretiens
familiers sur l'hygiène, 4e
édit. — Soins
maternels, p. 104).
Hufeland
déplorait la suppression brusque du lait dans le régime des enfants
sevrés, et il voulait que jusqu'à dix ans il figurât pour une
proportion notable dans leur nourriture. C'est fort naturel,
c'est-à-dire fort sensé.
J'ajouterai
une remarque : c'est que depuis la réaction contre les idées
broussaisiennes (réaction justifiée dans une certaine mesure), on
s'est pris pour la faiblesse de notre pauvre humanité physique d'une
indulgence sentimentale bien singulière. — Elle ne tient pas
debout, — elle défaille, — elle est inanimée ; — et, pour la
remonter et lui infuser de la vigueur, on la met à un régime animal
à peu près exclusif. Il y a là une palpable exagération, et qui
se retrouve dans la nourriture des enfants. Il leur faut de la viande
à tous leurs repas ; on les croirait près de défaillir si la
côtelette et le roast-beef
chômaient un instant
; qu'ils fassent de l'exercice ou qu'ils soient retenus à la maison
par le mauvais temps, ce régime abusivement succulent est en
permanence ; et de là, cet ensemble de traits particuliers de la
santé qui caractérise ce que l'on nomme peu poétiquement, mais
très-exactement, la plénitude.
Plénitude des vaisseaux
gorgés de liquides, plénitude des tissus qui surabondent de sucs,
je le veux bien, mais non pas plénitude de la santé ; celle de ces
enfants est instable : ils sont empâtés, gros, peu enclins au
mouvement ; des éruptions sécrétantes s'établissent sur leur
figure ou leur cuir chevelu, et, si un accès de fièvre
n'apparaissait de temps en temps pour consommer ces sucs inutiles, on
verrait à quoi peut aboutir un pareil régime.
Je
ne parle pas des indigestions qui viennent protester énergiquement
contre l'habitude que l'on a de permettre aux enfants élevés dans
les familles une nourriture trop riche et trop variée. Ce sont des
avertissements auxquels il faudrait prêter l'oreille. Le régime des
lycées et des collèges a beau être le point de mire des critiques
frondeuses des pensionnaires de ces établissements, je le maintiens
très-suffisamment recherché, et si j'avais à demander des
réformes, elles seraient plutôt dans le sens de la simplification.
C'est ainsi que je verrais volontiers remplacer dans les lycées par
un plat de légumes ou de fruits cuits le deuxième plat de viande
qui vient pour le dîner du mercredi, du jeudi et du dimanche, après
la soupe grasse et le bouilli. La petite économie réalisée ainsi
pourrait être fructueusement employée à améliorer le repas du
matin, qui, pendant l'été, se compose seulement de pain additionné
d'une tasse de lait ou de fromage, confitures, fruits, etc. Le potage
réglementaire pour le premier repas de l'hiver devrait être étendu
à toutes les saisons. Ce serait une bonne et salubre assise pour le
régime de la journée.
Le dessert est la pierre d'achoppement
de la sobriété des enfants ; s'il ne se composait jamais que d'un
fruit bien choisi et bien mûr, il n'y aurait pas à s'en émouvoir ;
mais, dans les familles riches, c'est un repas supplémentaire qui
intervient au moment où l'appétit légitime a reçu une ample
satisfaction, et, pour comble d'inconvénients, il se compose de
sucreries indigestes ou de pâtisseries non moins indigestes.
L'enfant a pour ces mets sucrés un attrait particulier, et c'est sur
eux de préférence qu'il Se jette quand on donne carrière à ses
convoitises. Lui résister est une tentative stoïque dans laquelle
on échoue ; on lui cède, et il s'indigère. Je viens de dire que la
déchéance de la soupe et la recherche du dessert sont deux des plus
grands écueils qui menacent la santé humaine ; que n'aurait-on pas
à dire de leurs inconvénients pour la santé enfantine ? Petites
causes, grands effets.
On ne
saurait trop le répéter : rendre ses enfants gourmands, c'est
conspirer contre leur santé présente, c'est leur créer des
habitudes de recherche alimentaire qu'ils ne pourront peut-être pas
satisfaire toujours ; c'est, en tout cas, les disposer pour l'avenir
à une sensualité qui ira toujours se développant. Ils deviendront
de ces hommes dont parle J.-J. Rousseau, « qui songent, en se
réveillant, à ce qu'ils mangeront dans la journée, et décrivent
un repas avec plus d'exactitude que n'en met Polybe à décrire un
combat... : des enfants de quarante ans, sans vigueur et sans
consistance, fruges
consumere nati. »
C'est là un résultat que nulle famille ne doit envier ; il semble
cependant, à la façon dont on s'y prend, qu'on ait grand intérêt
à l'atteindre. Et de là le nombre croissant de ces Clitons
qui, de même que celui
de La Bruyère, « ne semblent nés que pour la digestion. »
(Caract., chap.
XI.— De l'Homme.)
Il
faut le dire aussi, notre sensualité gastronomique est contagieuse
pour nos enfants ; ils nous voient faire, et nous serions mal venus à
leur prêcher une simplicité culinaire, dont nous nous écartons de
plus en plus en leur présence.
Il
faudrait simplifier notre régime dans leur intérêt, et, ne le
faisant pas, il faudrait ne leur permettre la table commune que quand
ils sont assez grands et assez raisonnables pour accepter, sans se
révolter contre elles, certaines interdictions qui sont jugées
nécessaires.
L'idéal
du régime qui convient aux enfants serait de l'amener à une telle
simplicité que, trouvant à leurs mets un attrait suffisant, ils
pussent aller jusqu'à la limite de leur appétit véritable sans
jamais l'outre-passer. « Il ne s'agit point, dit encore Rousseau,
d'exciter leur sensualité, mais seulement de la satisfaire, et cela
s'obtiendra par les choses du monde les plus communes, si l'on ne
travaille pas à leur raffiner le goût. Leur appétit continuel,
qu'excite le besoin de croître, est un assaisonnement sûr, qui leur
tient lieu de beaucoup d'autres. Des fruits, du laitage, quelque
pièce de four un peu plus délicate que le pain ordinaire, surtout
l'art de dispenser sobrement tout cela : voilà de quoi mener des
armées d'enfants au bout du monde, sans leur donner du goût pour
les saveurs vives, ni risquer de leur blaser le palais. » (Émile,
livre II)
Oui,
sans doute, le grand air et l'eau de l'Eurotas sont les deux
condiments de l'enfance ; mais le grand air devient rare dans nos
villes, et l' Eurotas est loin : nos enfants ont maintenant, et sans
être malades, de l'appétit à leurs jours ; et j'en connais dont le
fonctionnement intestinal appelle des servitudes humiliantes, qui
devraient rester l'apanage d'un autre âge de la vie. Il y a des
moments où l'éducation physique semble avoir pour objectif de faire
de petits vieux de dix ans. C'est triste.
Mais
comment faire ? s'écrie-t-on. Et les exigences de la vie en commun,
et les habitudes, et la convivialité, et les réunions de famille !
Sans aucun doute, je n'exige pas qu'on emporte son enfant dans une
Thébaïde et qu'on l'élève loin du monde, qu'il lui faut connaître
et avec lequel il faudra qu'il vive de bonne heure ; mais est-ce se
montrer exigeant de demander que le petit garçon ne paraisse que
tard à la table commune, qu'il y trouve une nourriture saine, mais
sans recherche, et qu'aux jours où le dîner familial doit être
remplacé par un dîner cérémonieux, l'enfant qui n'a rien à tirer
de bon des truffes, des viandes faisandées ou du madère, dîne à
part et aille au lit de bonne heure. Il se réveillera l'estomac et
la tête plus libres, et d'ailleurs, autre avantage, il ne se sera
pas fourvoyé dans des conversations fort diverses et qui, pour si
distinguées qu'elles soient, ne seront pas toutes pour lui d'un
grand profit moral et intellectuel.
II. Si l'enfant doit apprendre la
sobriété, il faut aussi qu'il apprenne l'endurcissement à la
fatigue. J'ai considéré plus haut la paresse comme un
moyen fâcheux, mais incontestablement utile pour sa santé, de
réagir contre un système d'études trop chargé ; mais sa réaction
va habituellement trop loin, et c'est à une discipline scolaire ou
familiale, à la fois vigilante, soutenue et ferme, qu'il faut
confier le soin de contenir son amour du repos. Cette paresse est
l'apanage de l'enfant ; notre rôle est de la gourmander tout haut,
et de songer tout bas que nous avons payé largement sans doute ce
même tribut aux défaillances de l'humaine nature. « Mais il y a
une autre paresse, dit Mgr Dupanloup ; il y a la paresse
qui vient de la mollesse des sens, d'une nature faible, sans énergie,
sans ressort. Cette paresse est presque incurable, à moins qu'on ne
s'applique à la guérir de très-bonne heure et par des moyens bien
suivis, également doux et fermes. Mais une éducation molle est un
des plus grands obstacles que puisse rencontrer une telle guérison.
Ce qu'il faudra plus tard de soins, d'efforts, de persévérance,
pour sauver un enfant ainsi élevé, pour en faire un travailleur,
pour en faire un homme, est incroyable. Et que de fois on y
échoue ! Que les parents donc y prennent garde et ne créent pas
d'avance à l'éducation de leurs enfants de terribles et presque
insurmontables difficultés. » (L'Enfant, 1869, ch. XIV, p.
280.)
De
même que l'éducation doit, sans assombrir la sérénité de
l'enfant, l'habituer à considérer la douleur physique comme une des
conditions de notre vie terrestre, de même aussi faut-il lui
inculquer la notion de la nécessité du travail, du travail corporel
comme du travail de l'esprit. Sans cela, pas d'initiation à la vie
réelle. Beaucoup de jeunes gens, entourés de bien-être, auxquels
on a évité toute fatigue et toute souffrance dans leur première
éducation, ont dû à cette imprudence de voir leur volonté débile
se briser au premier obstacle et sont tombés dans cet état
d'apathie irritée qui constitue le découragement.
L'enfant
est un petit homme, et il n'est pas un détail de son éducation qui
ne doive avoir en vue sa virilité future. Il faut qu'il s'habitue de
bonne heure à être et « suant, pouldreux, nourry grossièrement »,
comme parle Montaigne. Les muscles trouveront dans ce régime de
bonnes conditions pour se développer ; et puis aussi, quels sont les
avantages de naissance, de fortune, d'éducation, qui dispensent
nécessairement et à tout jamais un jeune homme de cette épreuve
d'une vie rude et fatigante ? Les hasards de l'existence peuvent la
lui.imposer pour un instant ; et comment s'en tirera-t-il, s'il n'a
été élevé virilement ?
Je
ne conseille certainement pas de fatiguer outre mesure les muscles
des enfants ; certains pères, ardents aux procédés philosophiques
de l'éducation, y vont sans ménagements et, ne tenant pas assez
compte de l'âge et de la vigueur native de l'enfant, enchaînent ses
petites jambes au rythme accéléré de leur pas. L'exagération dans
l'étendue de ces courses est un inconvénient qui s'ajoute à
celui-ci. Il peut en résulter, si l'on n'est pas observateur, une
sorte d'épuisement de l'enfant, qui maigrit, dort mal ; quelquefois
même des accidents plus graves, analogues à ceux qui atteignent les
animaux surmenés, sont les conséquences de cette pratique
imprudente. Un peu de fatigue est bon ; trop de fatigue est
dangereux. Il en est de cela comme de toutes choses.
Les excursions et les jeux sont les deux
moyens d'habituer les enfants à la fatigue musculaire. Il faut
donner aux premières l'attrait d'un but enviable ; les seconds ont
leur attrait en eux-mêmes ; ils offrent de plus une variété en
quelque sorte inépuisable, et les enfants n'ont qu'à consulter les
enseignements de cet hygiéniste consommé qui s'appelle le
plaisir.
Il
va sans dire que, quand on peut joindre dans un même exercice
l'endurcissement au froid et l'endurcissement à la fatigue, il faut
s'empresser de le faire : il y a double profit à cela. Les jeux
d'hiver offrent dans ce sens des ressources fort utiles, depuis la
boule de neige jusqu'au patin, et presque tout le système de Locke
est dans cette association.
III.
S'il faut rompre l'enfant à supporter la fatigue, il faut aussi
l'habituer à une vie simple, presque rustique, dans laquelle
le bien-être raffiné tienne aussi peu de place que possible.
Locke
résumait son système d'éducation dans ce principe, « que les gens
de qualité devaient traiter leurs enfants comme les bons paysans
traitent les leurs. » C'est exagéré ; on peut laisser de côté
cette rudesse trop radicale, sans descendre la pente de l'éducation
sensuelle. Par malheur, on suit trop les inspirations de la faiblesse
; aussi les gens de qualité n'ont-ils trop souvent que des
enfants de très-médiocre qualité, parce qu'il y a dans le
milieu où on les élève mille pièges tendus à la simplicité de
la vie, à la formation du caractère et à l'énergie de la volonté.
L'éducation, comme le bonheur, a son domaine privilégié dans cette
zone intermédiaire où le besoin ne paraît pas et d'où le luxe est
exclu.
Ce n'est pas cependant que des essais
n'aient été tentés parfois et dans les plus hauts rangs, pour
épargner aux enfants de grandes familles, voire même aux princes,
les périls d'une éducation nécessairement menacée par la mollesse
et la satiété. C'est ainsi qu'à la fin duXVIIIe siècle,
Charles XII, qui avait onze ans lorsque parut l'ouvrage de Locke, fut
rompu aux pratiques recommandées par le philosophe anglais, et leur
dut sans aucun doute cette nature de fer qu'aucune fatigue ne lassait
et cette trempe morale qui le maintint toujours supérieur aux
événements quels qu'ils fussent, aux succès comme aux revers. Un
jeune prince dorloté et soigné, gâté par le luxe et la
courtisanerie, n'aurait eu sans doute ni la mâle vigueur, ni la
sobriété, ni la chasteté, ni la force d'âme du héros légendaire
de la Suède. Le traducteur de Locke nous a conservé aussi de
curieux détails sur le plan d'éducation adopté à la Cour, au
milieu du siècle dernier, pour les Enfants de France. «La partie
morale de cette éducation, ai-je dit, n'était pas moins
dogmatiquement réglée que l'éducation physique. Le système
triomphait-il des difficultés de cet art épineux qui consiste à
faire un prince, c'est-à-dire un homme échappant aux mille embûches
que l'opulence et l'adulation tendent à sa santé physique, à son
jugement et à son cœur, et le préparait-il convenablement aux
devoirs de sa mission à venir ? Le code hygiénique des Enfants de
France était déjà loin des rigueurs de celui qu'avait formulé
Astyage pour l'éducation de Cyrus ; mais, quelles que fussent ses
imperfections, il montrait au moins la nécessité d'une règle, pour
éluder autant que possible les milles difficultés d'une éducation
de cette nature. »
Mais il ne s'agit pas de faire des
princes ( métier toujours envié, quoique peu enviable par le temps
qui court) ; il s'agit surtout de faire des citoyens, c'est-à-dire
des santés et des caractères. Il ne faut pas que la sensualité
mette la main à cette besogne, qui n'a rien à voir avec elle.
Le
luxe du costume n'est pas dans les appétits des enfants, et ils
subissent, parce qu'ils ne peuvent faire autrement, les servitudes de
l'amour-propre maternel, qui les veut fashionables, tirés à
quatre épingles, très gênés dans leurs vêtements, mais plus
beaux et plus à la mode que leurs petits camarades. Et de là une
complexité abusive de la toilette, de là aussi une contrainte
imposée à la liberté des allures et à la gaîté, et des
occasions innombrables de réprimandes. // faut habiller les
enfants pour eux, et non pas pour soi. Cela paraît simple et
naturel ; il faut que ce soit bien difficile pour être aussi peu
pratiqué. Les enfants sont de l'avis sensé de Chrysale : ils se
trouvent bien dans leurs vêtements quand ils y ont, avec leurs
aises, un abri contre le froid, et ils sont aussi d'avis que ceux qui
les trouvent mal n'ont rien de mieux à faire que de fermer, les
yeux. Contraints et ennuyés, ils n'ont que deux issues : se salir et
se déchirer avec assez de persistance pour lasser la coquetterie de
leur mère ; ou bien prendre goût à la toilette et devenir de
parfaits gentlemen de dix ans, n'ayant pas un cheveu qui
dépasse l'autre, sachant faire le nœud de leur cravate, sentant
avec complaisance qu'on les admire, charmants et ridicules à
souhait. J'ai parlé plus haut de la déchéance de la soupe dans les
mœurs de l'enfant ; la blouse, elle aussi, la blouse ample,
commode, libre aux emmanchures, laissant circuler l'air, est en train
de la suivre. Ne vous semble-t-il pas que beaucoup de bonnes choses
s'en vont à tire-d'aile ?
Et la chaussure ! que n'aurais-je pas à
en dire ? Les philosophes ont déclamé contre l'emprisonnement du
maillot ; ils auraient beau jeu s'ils exerçaient leur verve indignée
sur la façon dont nous chaussons nos enfants. Là aussi il faut, non
pas être, mais paraître. Il faut un pied .bien serré
dans sa prison de vernis ; il faut des talons hauts, des bouts
pointus ; et le bon, le solide soulier classique, large, commode,
s'adaptant aux formes du pied et ne l'adaptant pas aux siennes, tout
prêt à de longues marches, est absorbé par l'élégant soulier de
pacotille, brillant mais incommode, fait pour n'importe qui et allant
rarement au pied qui le chausse. Des cors et des durillons chez les
enfants, quelle monstruosité !
Le
lit est aussi un des éléments de la sensualité enfantine. J.-J.
Rousseau a traité ce détail de l'éducation avec beaucoup de sens.
« II importe, dit-il, de s'accoutumer d'abord à être mal couché ;
c'est le moyen de ne plus trouver de mauvais lits. En général, la
vie dure, une fois tournée en habitude, multiplie les sensations
agréables ; la vie molle en prépare une infinité de déplaisantes.
Les gens élevés trop délicatement ne trouvent plus le sommeil que
sur le duvet ; les gens accoutumés à dormir sur les planches le
trouvent partout : il n'y a point de lit dur pour qui s'endort en se
couchant. Un lit mollet où l'on s'ensevelit dans la plume ou dans
l'édredon fond et dissout le corps pour ainsi dire. Les reins
enveloppés trop chaudement s'échauffent. De là résultent souvent
la pierre et d'autres incommodités, et infailliblement une
complexion délicate, qui les nourrit toutes. Le meilleur lit est
celui qui procure un bon sommeil. Voilà celui que nous nous
préparons, Émile et moi, pendant la journée, n'avons pas besoin
qu'on nous amène des esclaves de Perse pour faire nos lits ; en
labourant la terre, nous remuons nos matelas. » (Émile, liv.
II.)
Un
préjugé court le monde à propos des lits durs pour les enfants ;
il est relatif à la pureté. Je suis convaincu que cette
appréhension n'est pas fondée et qu'elle pourrait plus légitimement
se tourner vers les lits trop mous et trop chauds. Un seul matelas
suffit aux lits d'enfant. Les rideaux sont un luxe inutile, qui
préjudicie à la circulation de l'air, et ils ont, de plus,
l'inconvénient de soustraire les enfants à une surveillance utile.
Un traversin de crin ou de balle d'avoine complète leur literie. Les
oreillers et les traversins de plume sont détestables ; la nature de
la substance qui les remplit et leur souplesse, qui permet à la tête
de l'enfant de s'y creuser un moule, sont des causes de congestion
que leur prédisposition cérébrale certes rend bien inopportunes.
Quant aux couvertures, je signalerai l'abus qu'on en fait
généralement : on couvre trop les enfants la nuit, comme on les
habille trop l'hiver ; on les rend frileux de cette façon et on les
enrhume. Je connais des enfants qui n'ont qu'une couverture et
leur drap, et qui n'en conservent pas moins leur petit nid bien
chaud. C'est un moyen de leur donner en permanence le bain tonique
de Franklin.
Donc,
de l'austérité dans les limites de la raison et des convenances ;
une large satisfaction aux besoins réels ; une résistance
systématique aux besoins factices, et la santé se retrempe, et l'on
réserve à l'adolescence cette aptitude à jouir qui devient trop
rare, et l'on prépare cet homme dont parle Horace, armé contre ses
sens, imperiosus sibi, c'est-à-dire libre, ce qui est bien
quelque chose... Malheureusement, la passion du bien-être va
s'accroissant tous les jours ; ce qui était hier une superfluité
sera demain un besoin impérieux ; les plus sages se laissent
entraîner, et l'éducation des jeunes gens trouve là son obstacle
le plus sérieux ; d'autant plus qu'une sensualité en entraîne une
autre, et l'hygiéniste songe avec quelque effroi qu'il n'y a plus de
raison pour s'arrêter sur cette pente. M. Legouyé a traité avec
beaucoup de verve et de sens cette question du bien-être chez les
jeunes gens, et nous ne saurions mieux faire que de reproduire cette
page si fine et si vraie en même temps :
« Qu'est devenu le temps où ce mot, «
une chambre de jeune homme », représentait un petit logis dans la
maison de nos parents, au cinquième étage, avec un plafond
lambrissé et parfois une fenêtre en tabatière. Pour nous chauffer,
un poêle ; pour travailler, une table de bois blanc ; pour nous
laver, un pot à l'eau et une cuvette en porcelaine grossière ; pour
nous regarder, un miroir de quelques centimètres dans un cadre de
bois peint ; pour enfermer nos habits, une commode bien incommode ;
pour garantir nos pieds du froid des carreaux, un morceau de tapis
placé sous la table ; pour nous asseoir, trois chaises, et chez les
plus riches une vieille bergère.
Entrez
aujourd'hui dans la chambre d'un jeune homme riche, il n'y a pas de
quoi s'y asseoir, il n'y a plus de quoi s'y coucher. Ce ne sont que
fauteuils renversés, fauteuils à bascule, fauteuils à oreillers,
larges divans à larges coussins, rideaux ouatés, cheminée doublée
de calorifère, tapis épais comme une toison. Et quel cabinet de
toilette ! Suis-je chez une princesse du quartier Breda ou chez le
fils d'un président de tribunal ? Un outillage pour les mains, à se
croire devant la vitrine d'un coutelier ! Vingt flacons d'essences
diverses ! Un système de brosses aussi ingénieux que compliqué :
il y en a de recourbées en creux, il y en a de recourbées en relief
; il y en a de longues, il y en a de larges ; il y en a de dures, il
y en a de moelleuses. Toute la simplicité de la maison est réfugiée
dans la chambre du père. » (Les Pères et les Enfants au XIXe
siècle, p. 6).
Le collégien n'en est pas là, mais il y
tend ; il désire toutes ces superfluités énervantes, et il les
aura, à moins qu'une impossibilité matérielle ne se dresse devant
lui, et dans ce cas, s'il ne peut être sensuel, il se fera envieux ;
plus favorisé par la fortune, il cumulera peut-être. La simplicité
est l'âme de l'éducation, et, la première n'existant plus guère,
l'autre décroît. C'est naturel.
IV.
La force des habitudes ne doit jamais être
perdue de vue dans l'éducation. Elle constitue un levier d'une
singulière puissance, pour qui sait le manier. L'enfant y est
particulièrement sensible, quoique son influence s'étende sur tous
les âges. Il n'est pas besoin de dire qu'il ne faut pas lui donner
de mauvaises habitudes ; c'est là le but avoué de l'éducation. Il
n'est pas plus nécessaire d'ajouter qu'il faut lui en donner de
bonnes ; c'est banal à force d'être évident. Mais entre les unes
et les autres se trouve la catégorie des habitudes indifférentes,
celles qui ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes, mais qui
finissent cependant, si on n'y veille, par étendre sournoisement
leur empire et par créer des servitudes dangereuses. C'est de
celles-là que J.-J. Rousseau a dit : « La seule habitude qu'on doit
laisser prendre à l'enfant, c'est de n'en contracter aucune. » J'ai
émis le vœu de de voir ce mot gravé sur tous les berceaux ; il est
aussi applicable à une éducation plus avancée.
La
santé n'est pas un repos, c'est un équilibre mobile. La santé
qu'avait un enfant hier n'est pas celle qu'il a aujourd'hui, n'est
pas celle qu'il aura dans une heure. Cette mobilité dépend de deux
causes : de l'activité variable des opérations intérieures de
l'économie, et de la diversité des influences morales ou physiques
qui vont retentir sur la vie. Elle est sans cesse occupée à
s'adapter à ces conditions mobiles. Une habitude lui donne une
fixité partielle ; elle s'y accommode, la transforme en un besoin et
court des dangers quand on la supprime. On n'y songe pas assez et on
emmaillote ainsi l'enfant dans mille servitudes ; il ne peut dormir
que sur un côté, dans l'obscurité complète ou à la lumière
d'une veilleuse ; « la nourriture et le sommeil trop exactement
mesurés lui deviennent nécessaires au bout des mêmes intervalles,
et bientôt le désir ne vient plus du besoin, mais de l'habitude, ou
plutôt l'habitude ajoute un nouveau besoin à celui de la nature :
voilà ce qu'il faut prévenir. » (J.-J. Rousseau, op. cit., liv.
II)
Avec ces habitudes, on crée l'enfant
exigeant ; un pas de plus, et on a cette monstruosité vieillotte
qu'on appelle l'enfant à manies, qui tient en partie double
la comptabilité de son temps et de sa santé, fait la même chose et
de lui-même aux mêmes heures, souffre de l'imprévu, n'a ni
expansion, ni souplesse, ni élasticité ; petit vieux dont les rides
sont ailleurs que sur la figure, et qui sait le chemin de l'égoïsme
et de la caisse d'épargne. Dieu nous garde des enfants à habitudes
comme des enfants sans défauts !
Il
ne faut pas d'habitudes, mais il faut de la règle, car sans
elle rien ne va dans l'éducation, et c'est là une des infériorités
réelles de l'éducation de famille sur l'éducation collective. La
vie est du reste devenue tellement compliquée pour tout le monde,
que les meilleures intentions n'aboutissent pas à sauvegarder ce
grand intérêt.
Il faut de la règle, pas trop n'en faut
cependant, dans la direction de l'éducation physique des enfants
(j'abstrais à dessein leur instruction). La règle trop stricte
militarise nos fonctions ; elle les courbe sous une obéissance
toute passive ; elle leur enlève leur élasticité ; tenues en
tutelle, elles n'ont plus d'industrie et ne savent pas se créer des
ressources. Sans doute, il est bon d'avoir une heure fixe pour ses
repas ; mais il est bon aussi d'éprouver la patience de l'estomac,
en ne le servant pas à une minute près. J'en sais qui,
mathématiques comme des chronomètres, protestent par une crampe
contre un retard d'une demi-heure. C'est mauvais comme toute
servitude. Cet exemple suffit pour expliquer ma pensée : je veux de
la régularité, mais non pas de la ponctualité dans
les pratiques de l'éducation physique. Montaigne a dit qu'il fallait
« assujettir à la règle, mais non pas s'y asservir » : la
mesure est là.
L'enfant
a été soumis dès les premières années aux procédés salutaires
de l'endurcissement, procédés qui lui deviendront ensuite familiers
plus tard, parce qu'il en aura pris l'habitude et parce que,
d'ailleurs, on aura soin de les faire entrer de plus en plus dans ses
mœurs. Le moment est venu maintenant de guider les familles dans le
choix qu'elles ont à faire entre l'éducation dans la maison et
l'éducation du collège.
Référence.
Jean-Baptiste
Fonssagrives,
L'éducation physique
des garçons ou avis aux familles et aux instituteurs sur l'art de
diriger leur santé et leur développement,
Ch. Delagrave et Cie,
Bruxelles, 1870, p. 50-86.