Monsieur le Directeur,
Permettez-moi de compléter aujourd'hui ce que je
vous disais dans ma dernière lettre au sujet des congrès sans nombre
qu'a vus éclore en Allemagne le mois de septembre. J'en ai omis un des
plus curieux, et ce serait vraiment dommage de priver les lecteurs de la Revue Britannique des belles choses qui se sont dites à Augsbourg dans le Congrès des philologues, maîtres
d'école, orientalistes et germanistes allemands. Cette savante
assemblée de pédagogues a discuté avec une passion, une véhémence dignes
d'une Chambre des députés français, la question de savoir :
1° s'il était
convenable d'infliger aux enfants des châtiments corporels ;
2° de quel
genre devaient être ces châtiments.
Le soufflet, le bâton, les lanières
et les verges ont trouvé des partisans
convaincus et, disons-le aussi, d'intraitables adversaires. M. Dietsch,
qui prit le premier la parole, déclara que l'assemblée devait d'autant
moins se prononcer en faveur des châtiments corporels, que le
gouvernement russe lui-même les avait interdits dans toutes les écoles
de l'empire par motif d'humanité.
À quoi M. Eckstein répondit qu'il
était hors de propos d'invoquer l'exemple de la Russie, puisque dans
tous les États allemands on avait pour principe d'éviter l'emploi des
châtiments corporels, et qu'il s'agissait uniquement de savoir dans
quels cas on pourrait donner un soufflet.
Le conseiller de régence
Firnhaber fit observer qu'un soufflet n'était pas un châtiment corporel ;
qu'on ne désignait sous ce nom que ceux qui sont infligés avec un bâton
ou quelque autre instrument semblable. « L'ordonnance de 1817, encore
en vigueur dans le duché de Nassau, prescrit, dit l'orateur, comme
instrument légal une courroie large de deux pouces et épaisse de trois.
Mais j'ai trouvé les dimensions de cette courroie si variables, selon le
caractère de chaque instituteur, qu'en vérité je ne saurais admettre
l'emploi de cet affreux instrument ; je vote donc pour le bâton. » Ce
bon M. Firnhaber !
Le professeur Schmitz, prenant la parole à son tour, s'exprime en ces termes : « Il faut établir l'éducation sur des bases chrétiennes. Or, il est dit dans la Bible : « Que celui qui aime son enfant le tienne sous la verge ! » En conséquence, je vote pour l'emploi des verges. » Cet excellent M. Schmitz!
Cependant le docteur Wiegand s'étant prononcé
énergiquement contre l'emploi de tous ces moyens, y compris le
soufflet, par cette raison assez péremptoire que « l'instituteur doit former la tête de l'enfant, et
non la déformer en la frappant, » la docte et clémente assemblée finit
par décider que le maître pourrait, en certains cas, et sous sa
responsabilité personnelle, appliquer, non pas un soufflet, mais une calotte, comme disent les écoliers. Ce délicat euphémisme eut un succès complet, et la calotte fut votée d'enthousiasme.
Pourquoi donc ces messieurs, afin de prononcer en
connaissance de cause, n'ont-ils pas essayé sur eux-mêmes chacun des
moyens en discussion ? Pourquoi aussi les élèves n'étaient-ils pas
représentés dans une réunion où s'agitaient des questions qui les touchent de si près ? Assurément leur avis n'eût pas été sans quelque valeur, et tous ces calotteurs à qui la main démange eussent trouvé à qui parler. L'enfant a,
plus qu'on ne pense, le sentiment de sa dignité; il aime et respecte
ceux qui l'instruisent, mais il ne tarde pas à prendre en haine et à
mépriser ceux qui le frappent. Le maître qui se laisse aller à la colère
s'amoindrit aux yeux de son élève à qui rien n'échappe, et auquel les
châtiments corporels n'ont jamais appris qu'une seule chose : faire le
mal sans hésiter dès qu'il ne craint plus les verges ou le bâton du maître.
Référence.
Abraham Rolland, « Correspondance d'Allemagne », Revue britannique, tome 5, Paris, 1862, p. 213-215.