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jeudi 7 juin 2012

L'organisation sociale de la masculinité, selon R. W. Connell, 1950


Dans ce chapitre, Connell aborde le fait que la masculinité ne constitue pas un objet cohérent sur lequel on puisse énoncer des généralités. Son objectif est de fournir un cadre dans lequel distinguer les différents types de masculinité et en comprendre les dynamiques de changement.

Définir la masculinité.

Toutes les sociétés ont des représentations culturelles du genre, mais toutes ne possèdent pas le concept de « masculinité ». Le terme moderne suppose que le comportement d'une personne résulte du type de personne qu'elle est. Il suppose de croire en la différence individuelle et la faculté personnelle d'agir. Il repose sur le concept d'individualité développé au début de l'Europe moderne dans le cadre du colonialisme et du capitalisme. Le concept semble être d'une invention assez récente, à peine plus ancienne qu'une centaine d'années. Il est intrinséquement relationnel et se positionne seulement dans le contraste avec la féminité. Cette idée que les hommes et les femmes sont qualitativement différents n'existe pas avant le XIXe siècle et son idéologie bourgeoise de la séparation des sphères. C'est ainsi que nous « constituons le genre » (Cf. West et Zimmermann) en le désignant.

Quatre grandes stratégies ont été mise en œuvre pour caractériser la type de la personne masculine.
  1. Les définitions essentialistes sélectionnent un trait définissant la masculinité (prise de risque, agression, responsabilité, irresponsabilité, etc.) et décrivent les existences masculines en fonction de lui. Le problème de cette approche est que le choix de ce trait essentiel est arbitraire.

  2. Les définitions positivistes définissent la masculinité comme ce que sont les hommes dans la réalité. Elles appliquent l'échelle M/F aux études psychologiques et ethnographiques qui décrivent le modèle des existences masculines et appellent alors cela « modèle de la masculinité ». Ces définitions posent trois problèmes : 
     
    a) Il n'existe aucune description sans point de vue. Ces descriptions « neutres » sont basées sur des affirmations concernant le genre (exemple : le choix des items sur l'échelle M/F) ; 
     
    b) séparer ce que les hommes font de ce que les femmes font nécessite d'avoir déjà distingué les catégories « hommes » et « femmes » ; 
     
    c) définir la masculinité comme ce que sont les hommes dans la réalité, empêche l'usage de termes dans lesquels certaines femmes sont décrites comme masculines et certains hommes comme féminins, etc. En fait, les termes « masculin » et « féminin » s'étendent au-delà des différences entre les hommes et les femmes, et décrivent des différences à l'intérieur de chaque sexe selon une problématique de genre (certaines femmes sont plus féminines, etc.)

  3. Les définitions normatives offre le critère de ce à quoi devraient ressembler les hommes (le critère John Wayne). Le problème est que nous ne pouvons définir la masculinité selon un critère auquel de nombreux hommes ne correspondent, dans la réalité, qu'à peine une minute, si ce n'est jamais.

  4. Les approches sémiotiques définissent la masculinité au travers d'un système de différence symbolique entre la masculinité et la féminité. La masculinité est définie comme ce qui n'est pas féminin. Cette définition pose la masculinité comme le signifiant principal, le lieu de l'autorité symbolique, la féminité étant définie comme manque. Cette définition a beaucoup servi à l'analyse culturelle, mais elle est limitée dans sa portée car elle se focalise sur le discours. 
     
    Connell affirme que nous devons être capables de parler d'autres relations. Ce qui l'intéresse, en cela, est la principe de mise en rapport [connexion]. La masculinité n'existe que dans le cadre d'un système de relations de genre.
L'argument de Connell est le suivant : plutôt que de tenter de définir la masculinité, nous devrions nous concentrer sur « les processus et les relations par desquels les hommes et les femmes mènent leurs existences genrées. La « masculinité », si jamais le terme peut être brièvement défini, est à la fois une position au sein des relations de genre, l'ensemble des pratiques par lesquelles les hommes et les femmes prennent ce positionnement dans le genre, et les effets de ces pratiques sur l'expérience corporelle, la personnalité et la culture » (p. 71).

Le genre comme structure de pratique sociale.

Le genre est une façon d'ordonner la pratique sociale. Il s'agit d'une pratique sociale qui se réfère constamment aux corps et à ce qu'ils font, mais ne réduit pas la pratique sociale au corps. Connell affirme que « dans les processus du genre, la conduite quotidienne de la vie s'organise en relation avec l'arène reproductive, définie par les structures corporelles et les processus de reproduction humaine »(p. 71). Ce lien peut n'avoir rien de commun avec la reproduction biologique. Le genre existe par le fait que la biologie ne détermine pas le domaine social. Les relations de genre constituent l'une des structures majeures de toutes les sociétés.

Lorsque nous nous réfèrons à la masculinité et à la féminité, nous désignons les configurations de la pratique du genre, ou mieux, les processus configurant la pratique. La masculinité et la féminité constituent les programmes du genre qui sont « des processus configurant la pratique à travers le temps, et qui transforment leurs points de départ en structure de genre » (p.72). Nous pouvons considérer ces programmes à quelque niveau d'analyse de notre étude de la société :
  1. au niveau du parcours de vie individuel, de la personnalité ou du caractère ;

  2. au niveau du discours, de l'idéologie ou de la culture ; 
     
  3. au niveau des institutions telles que l'État, l'école ou le lieu de travail.

Connell décrit un modèle de structure du genre à trois niveaux :
  1. les relations de pouvoir : dans la société occidentale, la subordination des femmes et la domination des hommes, que l'on désigne souvent sous le terme de patriarcat. Ce dernier persiste malgré les résistances.

  2. les relations de production : la division genrée du travail et ses conséquences, le bénéfice que les hommes retirent du partage inégale de la richesse produite, le caractère genré du capital, etc.

  3. la cathexis : le caractère genré du désir sexuel, ainsi que les pratiques qui façonnent le désir et qui sont un des aspects de l'ordre de genre. Par exemple : la relation entre l'hétérosexualité et la position de domination des hommes.
Connell note que le genre, en tant que façon de structurer la pratique sociale, est connecté, de façon inévitable, aux autres structures sociales, comme la race et la classe sociale. Le genre influence et recoupe la race et la classe sociale. Par exemple, les masculinités blanches s'établissent en relation avec les hommes noirs tout autant qu'avec les femmes blanches. La masculinité blanche est unie au pouvoir institutionnel. En outre, les masculinités sociales, par exemple les masculinités ouvrières, dépendent de la classe sociale tout autant qu'elles font les relations de genre. L'idée qui se cache derrière cela est que, pour comprendre le genre, nous devons constamment le dépasser.

Nous ne devons pas seulement reconnaître des masculinités diverses, mais nous devons étudier les relations qu'elles établissent entre elles, les relations de genre parmi les hommes, dans le but d'éviter une simple typologie de caractères.

L'hégémonie.

L' hégémonie (concept repris de Gramsci), est la dynamique culturelle par laquelle un groupe prend et maintient une position de leadership dans la vie social. « La masculinité hégémonique peut être définie comme la configuration de la pratique du genre qui incarne la réponse actuellemnt reçue au problème de la légitimité du patriarcat, et qui garantit (ou est pris comme garant de) la position dominante des hommes et la subordination des femmes » (p.77).

La subordination.

À l'intérieur du cadre général, il existe les relations spécifiquement de genre que sont les relations de domination et de subordination entre les différents groupes d'hommes : celles de l'hétérosexuel sur l'homosexuel sont les plus significatives.

La complicité.

Très peu d'hommes s'engagent activement pour maintenir l'hégémonie, mais la majorité d'entre eux en tire profit par le biais de l'avantage général que procure la subordination des femmes. « Les masculinités construites de telle façon qu'elles reçoivent le dividende patriarcal, sans endurer les tensions et les risques menaçant les troupes de première ligne du patriarcat, en ce sens, sont complices » (p. 79).

La marginalisation.

Elle concerne les relations qu'entretiennent les masculinités des classes sociales et des groupes ethniques dominants et subordonnés. Elle est toujours liée à l'autorisation accordée par la masculinité du groupe dominant.

Nous avons donc deux types de relations : l'hégémonie, la domination/subordination et la complicité ; et la marginalisation/autorisation. Ces deux types donnent un cadre à la compréhension des masculinités particulières.

Les dynamiques historiques, la violence et la propension à la crise.

Nous devons reconnaître au genre la qualité, à la fois, de produit et de producteur de l'histoire. Les structures des relations de genre changent avec le temps, en réaction à des sources parfois extérieures, parfois intérieures. Avec le mouvement féministe, le conflit d'interêts incorporé aux relations de genre est devenu évident. La structure inégale met les hommes dans une position défensive et les femmes dans une position offensive, car elles recherchent le changement.

Un tel combat est difficilement imaginable sans violence ; c'est généralement le genre dominant qui a accès et use des moyens de la violence. Deux schémas de la violence ont émergé :
  1. les membres du groupe privilégié use de la violence dans le but de maintenir leur position (violence domestique, harcèlement sexuel, viol, meurtre) ;
  2. la violence devient un thème politique important parmi les hommes. Elle devient une façon d'affirmer la masculinité (guerre, révolution, etc.).
La violence fait partie du système de domination, mais, en même temps, constitue la mesure de son imperfection. Si la hiérarchie était réellement légitime, la violence ne serait pas nécessaire à son maintien.

La crise présuppose un système cohérent, donc nous ne pouvons parler d'une crise de la masculinité, mais nous pouvons évoquer la crise d'un ordre du genre, en tant que tout. Le cadre à trois niveau décrit ci-dessus nous permet de dresser la carte de la propension à la crise de l'ordre du genre.
  • Niveau des relations de pouvoir : « effondrement historique de la légitimité du pouvoir patriarcal et mouvement global en faveur de l'émancipation des femmes » (p. 84), alimentés par la contradiction entre l'inégalité de genre et les logiques universalisantes des structures de l'État moderne et des relations de marché.

  • Niveau des relations de production : après-guerre, immense augmentation de la participation à la force de travail des femmes mariées.

  • Niveau des relations de cathexis : acceptation croissante de la sexualité gay et lesbienne en tant qu'alternative publique à l'hétérosexualité et revendication élargie des femmes au plaisir sexuel et au contrôle de leurs corps.

Finalement, Connell fait remarquer que les changements concernant la masculinité s'étendent au-delà des images du rôle sexuel masculin. « L'économie, l'État et les relations internationales [global] sont impliquées tout autant que les ménages et les relations personnelles » (p.86).

Référence.

Fiche de lecture [en anglais] du chapitre III de R. W. CONNELL, Masculinities, University of California Press, 1995. La version française est le fait de l'auteur de ce blog.