Buste possible de Plotin (IIIe siècle, Vatican) |
L'école
d'Alexandrie joue un rôle d'une haute importance dans l'histoire de
la philosophie. Elle clôt tout le mouvement intellectuel de la
civilisation hellénique ; elle en résume les idées et, en même
temps, elle les agrandit par la combinaison des doctrines savantes de
la Grèce avec les doctrines religieuses du panthéisme oriental.
Elle s'empare des trois grands systèmes issus du mouvement
socratique, le platonisme, l'aristotélisme, le stoïcisme ; elle les
rapproche, les superpose, les enchaîne entre eux par un double lien,
d'abord par la méthode dialectique qui les traverse tour à tour et
conduit de l'un à l'autre, puis par le dogme de l'émanation qui
du sommet laborieusement atteint permet de redescendre pas à pas
jusqu'aux étages inférieurs. Elle les fond ainsi en une vaste
synthèse métaphysique dans laquelle il faut voir tout autre chose
qu'un pur syncrétisme, qu'un mélange confus d'éléments
hétérogènes. C'est une vraie synthèse, au sens étymologique du
mot, une combinaison systématique dont les éléments sont employés
en proportions définies, un édifice savamment ordonné auquel rien
ne manque... que la solidité ; c'est le plus beau des châteaux de
cartes philosophiques qu'ait pu élever la main d'un homme de génie.
Car
Plotin, son véritable fondateur, est bien un homme de génie. Aucun
métaphysicien n'unit à une pénétration plus subtile un sentiment
plus vif et plus profond du divin. Ce n'est point un esprit sec et
purement géométrique comme Spinoza ; c'est un cœur et un grand
cœur, en même temps qu'une puissante imagination et une vaste
intelligence ; c'est un Malebranche, plus original et plus profond,
mais qui n'a pu garder cette règle et cette mesure que Malebranche
trouva dans sa foi et n'eût pas trouvées dans sa raison. On ne
rencontrera point dans toute l'histoire de la philosophie un autre
système qui, faux dans son ensemble, contienne une aussi riche
abondance de vérités métaphysiques et de vérités morales.
Il
faudrait, pour les faire connaître et pour justifier ces éloges,
entrer dans des détails qui ne sauraient ici trouver leur place. Je
ne puis offrir de Plotin et de son système que les grands traits,
qui sont précisément ceux où l'erreur et la déviation s'accusent
avec le plus d'évidence. Du moins pourra-t-on reconnaître que ce
sont les déviations d'un grand esprit, disons plus encore, d'un
esprit naturellement droit qui se débat contre les contradictions du
panthéisme, recule devant ses conséquences morales, et fait tout au
monde pour maintenir la distinction de Dieu et de l'univers au sein
d'un système dont l'essence est de les confondre. Que si, même
entre de telles mains, même sous cette forme, la plus séduisante
dont il se soit jamais enveloppé, le panthéisme reste ce que nous
avons dit, le renversement direct de la raison et de la conscience,
l'étude du panthéisme alexandrin sera peut-être pour le dogme de
la création la plus décisive des contre-épreuves.
Plotin
cherche l'explication du monde ; et, comme tous les grands
métaphysiciens, il devine, il sait à priori qu'elle
ne peut se trouver qu'au delà du monde, dans l'absolu, en Dieu. Le
problème étant posé, la solution étant prévue, du moins quant à
un caractère fondamental, la méthode est naturellement indiquée ;
c'est celle qui va, par toutes les forces de l'âme, par le cœur
aussi bien que par l'esprit, du sensible à l'intelligible, du
visible et de l'humain à l'invisible et au divin ; c'est la
dialectique. Aussi bien et mieux peut-être que Platon son maître,
Plotin connaît et décrit la double préparation morale par laquelle
il faut disposer l'âme à ce mouvement de l'ascension dialectique ;
c'est en lui inspirant le dédain du sensible et en relevant en elle
le sentiment de sa dignité qu'on pourra la conduire, suivant la
belle formule des scolastiques, ab exterioribus ad interiora, ab
interioribus ad superiora.
Comment se fait-il que les âmes
oublient Dieu leur père ? Comment se fait-il qu'étant issues de
Dieu, elles le méconnaissent et se méconnaissent elles-mêmes ?...
Elles se sont avancées dans la route qui les écartait de leur
principe, et maintenant elles sont arrivées à un tel éloignement
de Dieu, à une telle apostasie (ἀπόστασις
[apostasis]) qu'elles ignorent même qu'elles en ont reçu la
vie. De même que des enfants séparés de leur famille dès leur
naissance et nourris longtemps loin d'elle en arrivent à méconnaître
leurs parents ainsi qu'eux-mêmes, ainsi les âmes ne voyant plus ni
Dieu, ni elles-mêmes, se sont dégradées par l'oubli de leur
origine, se sont attachées à d'autres objets, ont prodigué leur
estime et leur amour aux choses extérieures et ont brisé le lien
qui les unissait aux choses divines. L'ignorance où elles sont de
Dieu a donc pour cause leur estime des objets sensibles et leur
mépris d'elles-mêmes. Pour convertir à Dieu les âmes qui
se trouvent dans de pareilles dispositions, pour les élever au
principe suprême, il faut raisonner avec elles de deux manières.
D'abord on doit leur faire voir la bassesse des objets qu'elles
estiment maintenant. Puis il faut leur rappeler l'origine et la
dignité de l'âme. (Plotin, Ennéades,
V, livre I, § 1)
Lorsque
l'âme est ainsi disposée, on peut ramener son esprit aux choses
sensibles dont on a détaché son cœur. Désormais ces choses ne
seront plus pour elle un objet qui l'arrête et l'enchaîne, mais un
point d'appui pour monter plus haut. En analysant les opérations
psychologiques auxquelles donne lieu la vue du sensible, on y
trouvera des idées et des jugements dont la sensation a fourni
l'occasion, mais non point la matière, idée et jugement de l'ordre,
idée et jugement du beau, idée et jugement du bien. Entourés de
choses multiples, relatives, contingentes, à leur aspect nous
concevons et nous ne pouvons pas nous empêcher de concevoir l'un,
l'absolu, le nécessaire. Il y a donc en nous un instinct et une
affirmation spontanée du divin ; il y a de nous à Dieu un chemin
naturellement ouvert à la raison ; et c'est la gloire de Platon
d'avoir transformé cet instinct en une méthode scientifique, et
d'avoir fait dans ce chemin des pas dont la trace, après tant de
siècles, est encore lumineuse.
Plotin
s'y engage après lui ; et la première chose qu'il aperçoit, en
fixant sur le monde le regard de sa raison, c'est l'ordre et
l'harmonie. C'était ce grand spectacle qui avait conduit les
stoïciens à la conception de l'âme universelle. Plotin la leur
emprunte, mais en l'adoptant, il l'épure et la transforme. Les
stoïciens se représentaient l'âme du monde comme un principe
corporel, un souffle de feu; Plotin affirme sa spiritualité. Les
stoïciens l'engageaient dans la matière ; Plotin la dégage et
déclare qu'elle vivifie le monde sans se mêler à lui. Les
stoïciens la répandaient dans l'espace et l'y faisaient circuler
comme un fluide qui n'est présent à chacune des parties de
l'étendue que par une portion de sa substance ; Plotin enseigne
qu'elle est partout tout entière sans diffusion ni division locale ;
elle est présente au monde sans être dans le monde ; elle n'est
point contenue en lui, elle le contient par son action et sa
puissance, et en même temps elle le dépasse.
C'est l'Âme universelle qui a
produit, en leur soufflant un esprit de vie, tous les animaux qui
sont sur la terre, dans l'air et dans la mer, ainsi que les astres
divins, le soleil et le ciel immense ; c'est elle qui a donné au
ciel sa forme et qui préside à ses révolutions régulières, et
tout cela sans se mêler aux êtres auxquels elle communique la
forme, le mouvement et la vie. Elle leur est, en effet, fort
supérieure par son auguste nature : tandis que ceux-ci naissent ou
meurent selon qu'elle leur donne la vie ou la leur retire, l'Âme est
essence et vie éternelle. Pour s'élever à cette contemplation,
l'âme doit en être digne par sa noblesse, s'être affranchie de
l'erreur et s'être dérobée aux objets qui fascinent les regards
des âmes vulgaires, être plongée dans un recueillement profond,
faire taire autour d'elle non-seulement l'agitation du corps qui
l'enveloppe et le tumulte des sensations, mais encore tout ce qui
l'entoure. Que tout se taise donc, et la terre, et la mer, et l'air
et le ciel même. Que l'âme se représente la grande Âme qui, de
tous côtés, déborde dans cette masse immobile, s'y répand, la
pénètre intimement et l'illumine, comme les rayons du soleil
éclairent et dorent un nuage sombre. C'est ainsi que l'âme, en
descendant dans le monde, a tiré ce grand corps de l'inertie où il
gisait, lui a donné le mouvement, la vie et l'immortalité... L'Âme
est présente dans tous les points de ce corps immense, elle en anime
toutes les parties, grandes ou petites. Quoique celles-ci soient
placées dans des lieux divers, elle ne se divise pas comme elles,
elle ne se fractionne pas pour vivifier chaque individu. Elle vivifie
toutes choses en même temps, en restant toujours entière et
indivisible. (Plotin, Ennéades,
V, livre I, §2)
Un
pas de plus, et Plotin arrivera, en traversant le Dieu-nature des
stoïciens, au vrai Dieu, Providence du monde, éternellement
distinct de son ouvrage, au Dieu du Timée. Un autre encore et
il atteindra le Dieu créateur où tout le conduit, comme il semble
que tout y devait conduire son maître. Plotin ne fait ni le second
ni le premier de ces pas. Le Dieu du monde tel qu'il le conçoit,
l’Âme universelle, supérieure au Dieu stoïcien, reste inférieure
au Démiurge de Platon et à l'idée que Plotin lui-même se fait du
principe suprême et premier. Selon lui, cette Âme auguste, toute
dégagée qu'elle est de la matière, participe elle-même au
mouvement qu'elle imprime et n'est point immuable. Elle pense ; mais
sa pensée est discursive et procède par réflexions et
raisonnements, par prévisions et souvenirs. Elle est éternelle ;
mais, appliquée à la production et au gouvernement des choses du
temps, elle entre elle-même dans la succession et dans la durée.
Enfin,
puisque son œuvre est sage et belle, il faut qu'elle la fasse
d'après un plan préconçu ; et ce plan, elle n'a pu le former qu'en
consultant un idéal, un modèle, un archétype dont la réalité est
au-dessus d'elle, comme l'idéal de l'artiste est au-dessus de la
pensée qui le contemple. Si donc l’Âme divine suffit à expliquer
le monde, elle ne suffit pas à s'expliquer elle-même ; elle ne
saurait être le terme où s'arrêtera le mouvement ascensionnel de
la dialectique. Qu'y a-t-il donc au-dessus de l'Âme ? Sans doute un
principe qui possède dans l'immutabilité ce que l'âme possède
dans le mouvement. Ce principe, c'est l'intelligence pure, le νοῦς
[noûs], la pensée immobile, immanente, non successive, se
suffisant à elle-même et n'agissant point au dehors ; c'est le Dieu
d'Aristote, la pensée qui se pense elle-même (νόησις
υοησέως νόησις [noèsis noèséôs noèsis]) et ne
pense qu'elle-même, la pensée qui, n'exerçant aucune action sur le
monde et ne s'abaissant pas même à le connaître, trouve dans
l'éternelle conscience de sa perfection sa vie et sa béatitude.
Mais Plotin ne s'en tient pas à la doctrine d'Aristote ; il la
complète et la rectifie par la théorie des idées platoniciennes ;
il enseigne que cette pensée solitaire est cependant le principe de
l'ordre qui règne dans le monde. Elle contient en effet l'archétype
suivant lequel le Démiurge organise la matière ; elle est le centre
des idées éternelles dont la réunion constitue le monde
intelligible. Essences parfaites chacune en son genre, distinctes les
unes des autres, mais se pénétrant réciproquement de la façon la
plus intime, réalités souveraines dont les choses d'ici-bas ne sont
que l'ombre et le pâle reflet, ces idées sont la substance même du
Dieu que la dialectique atteint au-dessus de l’Âme. Pour cette Âme
qui les contemple, les consulte et les traduit dans la matière,
elles sont un objet supérieur. Pour le Νοῦς [Noûs] qui
les contient, elles sont un objet adéquat, elles sont lui-même. En
tant qu'elles sont pensées par lui, elles sont l'Être ; en tant
qu'il les pense, il est l'intelligence ; elles et lui ne sont qu'un,
ἂμφω τὸ ἕν [amphô to hen].
Comprenons
ici la pensée et l'embarras de Plotin. Comme les stoïciens et comme
le bon sens, il reconnaît que l'ordre manifesté dans le monde
suppose la présence et l'action d'une force ordonnatrice, à la fois
puissante et intelligente, d'une force dont le vrai nom est Dieu.
Comme
Platon, il voit bien que cette force est supérieure aux conditions
matérielles des éléments qu'elle organise ; et comme lui encore,
il admet que cette harmonie, ce concours, cette unité des choses
impliquent dans l'ordonnateur divin un plan qui se comporte à
l'égard du monde comme le modèle à l'égard de la copie.
Enfin,
aussi bien qu'Aristote, il sait que la pensée divine doit être
conçue comme immuable, comme placée en dehors de la durée et de
l'espace, comme trouvant en soi un objet infini, égal à sa
puissance infinie de connaître.
Jusque-là
il est dans la vérité, et les doctrines qu'il a recueillies chez
ses grands devanciers sont entre elles dans un parfait accord. Mais
c'est là que, sur les pas d'Aristote, il s'égare en ne voyant pas
cet accord. Comme Aristote, il craint que la pensée divine, en
agissant sur le dehors, ne devienne mobile et successive, qu'en
connaissant l'imparfait elle n'en contracte la souillure, qu'en
s'étendant à un objet autre qu'elle-même elle ne s'avoue
impuissante à se suffire. Il ne voit pas que l'action de Dieu,
identique à son essence, en garde le caractère et reste en soi
immuable et immanente, bien que ses effets soient extérieurs et
successifs. Il ne voit pas que Dieu, se connaissant autant qu'il est
connaissable, connaît nécessairement toute l'étendue de sa
puissance et tout le fiat de sa volonté, qu'il voit dans
l'une tout le possible et dans l'autre tout le réel, et qu'ainsi
c'est en se connaissant lui-même qu'il connaît ce qui n'est pas
lui. Dès lors la question se pose pour Plotin sous la forme d'une de
ces antinomies que la Critique de la raison pure a rendues si
célèbres.
Antithèse
: Dieu, conçu comme être absolu et intelligence immuable, ne peut
agir sur le monde.
C'est
là une contradiction expresse que Plotin ne pourra résoudre que par
une contradiction nouvelle. Et cette contradiction consistera à
partager entre un dieu supérieur et un dieu inférieur, ou plutôt
entre un élément supérieur et un élément inférieur du même
dieu, les deux fonctions divines qu'il juge inconciliables, la Pensée
et la Providence ; à introduire en Dieu, quoi ? Non pas la
distinction des personnes, c'est-à-dire un mystère qui dépasse la
raison sans la contredire, et indique le secret de la vie divine sans
altérer la notion de sa perfection, mais l'inégalité, le plus et
le moins dans l'absolu, les degrés de perfection dans la perfection
sans degrés ; en haut, la pensée immuable enfermée en elle-même ;
en bas, l'âme mobile et successive, regardant au-dessus d'elle pour
consulter son modèle, au-dessous d'elle pour s'appliquer à son
œuvre, et chargée des fonctions de Providence comme d'un office
inférieur auquel le Dieu immuable ne daigne pas descendre.
Du
moins ce dieu supérieur que Plotin a si profondément séparé du
monde est-il le Dieu suprême ? On le devrait croire, à l'entendre
célébrer en termes magnifiques la majesté immobile et l'éternité
toujours présente de la Pensée pure.
Veut-on arriver à reconnaître
la dignité de l'intelligence ? Après avoir admiré le monde
sensible en considérant sa grandeur et sa beauté, la régularité
éternelle de son mouvement, les dieux visibles ou cachés, les
animaux et les plantes qu'il renferme, qu'on s'élève à l'archétype
de ce monde, à un monde plus vrai ; qu'on y contemple tous les
intelligibles qui sont éternels comme lui, et qui y subsistent au
sein de la science et de la vie parfaite. Là préside l'intelligence
pure, la sagesse ineffable; là se trouve le vrai royaume de Saturne,
qui n'est autre chose que l'Intelligence pure. Celle-ci embrasse en
effet toute essence immortelle, toute intelligence, toute divinité,
toute âme; et tout y est éternel et immuable. Pourquoi
l'intelligence changerait-elle, puisque son état est heureux ? À
quoi aspirerait-elle, puisqu'elle a tout en elle-même ? Pourquoi
voudrait-elle se développer, puisqu'elle est souverainement parfaite
? Ce qui la rend telle, c'est qu'elle ne renferme que des choses qui
sont parfaites, et qu'elle les pense ; et elle les pense, non parce
qu'elle cherche à les connaître, mais parce qu'elle les possède.
Sa félicité n'a rien de contingent : l'Intelligence possède tout
dès l'Éternité ; elle est elle-même l'Éternité véritable dont
le temps offre l'image mobile dans la sphère de l'âme. Elle
embrasse toujours toutes choses simultanément. Elle est : il
n'y a jamais pour elle que le présent; point de futur : car elle est
déjà ce qu'elle peut être plus tard ; point de passé : car nulle
des choses intelligibles ne passe ; toutes subsistent dans un éternel
présent, toutes restent identiques, satisfaites de leur état
actuel. Chacune est intelligence et être ; toutes ensemble, elles
sont l'intelligence universelle, l'Être universel. (Plotin, Ennéade,
V, livre I, §4)
Il
n'en est rien cependant. Appliquant à l'intelligence le même
procédé d'analyse effrénée qui l'empêchait d'accepter comme
principe premier l'Âme, c'est-à-dire le Dieu-Providence, Plotin
croit voir qu'il ne tient pas encore l'unité absolue, dernier terme
de la métaphysique, seul principe qui se suffise pleinement à
soi-même. Tout multiple, ne fût-il composé que de deux éléments,
implique au-dessus d'eux et au-dessus de lui-même une unité
supérieure qui les relie. Donc, là où il reste quelque trace de
multiplicité, là ne se trouve pas encore le principe premier que
poursuit la dialectique. Or, la multiplicité, loin d'être bannie de
l'intelligence, y subsiste nécessairement et la constitue ; elle
subsiste dans la distinction du sujet et de l'objet, du Moi divin en
tant que pensant et du Moi divin en tant que pensé; elle subsiste
dans l'objet même, qui est le monde intelligible, formé de la somme
des idées éternelles lesquelles sont distinctes les unes des
autres, quoique parfaitement unies entre elle. Ce n'est donc là
qu'un Dieu multiple : Πολύς οὗτος ὁ Θεός [Polus
houtos ho Theos].
En
vain redirez-vous à Plotin la belle parole de Platon : « Nous
laisserons-nous facilement persuader que l'auguste nature de Dieu est
étrangère à l'intelligence ? » ou cette autre
d'Aristote : « Si le principe
premier était dépourvu de pensée, quelle majesté et quel droit à
nos respects lui resterait-il encore ? »
En
vain lui remontrerez-vous que la distinction logique du sujet et de
l'objet se ramène, dans l'acte de la conscience divine, à la plus
parfaite unité ; que les idées de la raison, différentes les unes
des autres et par conséquent multiples au regard de notre esprit qui
les connaît mal, sont réciproquement identiques et par conséquent
une en Dieu qui les connaît bien ; qu'enfin la puissance même
de concevoir cette multiplicité réelle des choses qui est une
imitation imparfaite et fragmentaire de l'Être absolument simple et
complet, n'introduit point la multiplicité en Dieu, pas plus que la
puissance de produire des êtres finis n'introduit en lui la
contingence et la limite.
Une
fois lancé à la recherche de son unité chimérique, une fois
accoutumé à répartir les fonctions et les caractères de la
divinité entre des hypostases inégales, Platon ne s'arrête plus.
Comme il a cru monter en passant de l'Âme à l'Intelligence, il
croit monter encore en concevant au delà de l'Intelligence un
troisième principe qu'il appelle l'Unité, dernier terme de
l'ascension dialectique.
Que
veut-il dire? Que l'essence divine est absolument simple ? Nous le
disons aussi. Que pour concevoir Dieu d'une manière qui ne soit pas
trop indigne de lui, il faut employer courageusement la méthode
d'élimination, et ne rien laisser dans cette idée souveraine qui
sente en quoi que ce soit l'infirmité de la créature ? Nous le
disons encore, et c'est la première règle de notre méthode de
dégager des conditions du fini tout ce que nous affirmons de Dieu,
de nier absolument de lui tout attribut dans lequel ce dégagement ne
peut être opéré.
Plotin
entend tout autre chose ; il entend que la méthode d'élimination
doit être employée seule et employée à outrance ; qu'il faut,
pour atteindre le principe premier, éliminer non-seulement les
conditions de l'être fini, mais la notion même de l'être dégagée
de toute condition ; que tout effort pour éclaircir la notion de
Dieu par des déterminations ou attributions positives est vain ;
que, quelque soin qu'on prenne de ne rien attribuer à Dieu qui ne
s'accorde avec l'idée de la perfection absolue, de concevoir en lui
l'être sans limite, la pensée sans ténèbres, sans travail et sans
succession, l'amour sans erreurs et sans défaillances, la volonté
sans changements et sans caprices, la puissance sans entraves, en un
mot, l'être, la pensée, l'amour, la volonté, la puissance, à
l'état plein et pur, on n'arrive qu'à faire descendre l'unité
de son rang suprême. L'Un ne pense pas, il est au dessus de la
pensée. L'Un n'est pas, il est au-dessus de l'être. Il ne faut pas
dire de lui qu'il est l'Un ; ce serait encore le multiplier et
l'abaisser. Il faut dire : l'Un,
et se taire.
C'est
ainsi qu'une dialectique intempérante, égarée par de vains
scrupules et des espérances également insensées, conduit ce grand
esprit à placer au sommet des choses non point la perfection de
l'être et la plénitude de la vie, mais un terme abstrait et vide,
un Dieu néant. Dès lors, engagé à la poursuite d'un fantôme, il
est logiquement condamné à toutes les folies du faux mysticisme. Il
sent bien que le principe suprême, tel qu'il l'a rêvé, n'offre
plus aucune prise à la raison, et que concevoir l'unité sans
l'être, concevoir ce qui n'est pas, c'est concevoir le rien ou ne
rien concevoir. Il faut donc qu'il renonce à la pensée, et
qu'arrivé à ce point, il la rejette comme un instrument désormais
inutile, non seulement la pensée discursive qui cherche et qui
raisonne, mais la pensée contemplative qui se repose avec un
ravissement serein dans la vérité conquise et possédée. Il faut
qu'il s'adresse à l'extase.
Comprenons
bien le caractère de ce procédé ou plutôt de cet état qui n'a
rien de commun avec l'extase chrétienne. Celle-ci est proprement la
transfiguration de l'intelligence ; c'est la condition céleste
substituée dès ici-bas, par une grâce spéciale et de courte
durée, à la condition terrestre ; c'est Dieu écartant tout à coup
les voiles de la foi, éclairant les obscurités de la raison, se
montrant face à face et tel qu'il est dans une vision intuitive,
élevant l'âme au-dessus d'elle-même et l'inondant d'une clarté
qui fait pâlir l'éclat des choses créées plus que ne pâlissent
les étoiles quand le soleil apparaît au-dessus de l'horizon.
L'extase alexandrine est la suppression de la pensée. L'âme qui
s'élève ou s'abaisse jusque là ne connaît pas et n'aime pas l'Un
qu'elle cherchait et qu'elle a trouvé ; car comment connaître et
comment aimer ce qui n'est pas intelligible et ce qui n'est pas ?
Elle devient elle-même ce néant ; et, en le devenant, elle perd
non-seulement la personnalité et l'existence individuelle, mais
jusqu'à l'existence impersonnelle que le panthéisme consent
d'ordinaire à-lui laisser ; et de même que le néant est le sommet
des choses, l'anéantissement est le sommet de la pensée.
C'est
de ce néant qu'il faut redescendre aux réalités. Ici, la doctrine
de Plotin subira la loi commune de tous les panthéismes, qui est
d'introduire en Dieu même l'imperfection et le mal, après avoir
repoussé l'idée de création comme attentatoire à l'immutabilité
et à l'infinie réalité de l'Être divin. Le panthéisme ne veut
pas de la création, parce qu'à son avis elle suppose un Dieu qui ne
se suffit pas à soi-même, parce qu'elle le limite en plaçant en
face de lui des réalités qui ne sont pas lui, parce qu'elle lui
prête des intentions, des calculs, des mouvements de cœur et
d'esprit qui l'assimilent à l'homme, en un mot parce quelle le
détermine. On vient de voir à quelles conséquences insensées
cette crainte d'abaisser Dieu en le déterminant a poussé Plotin.
Pour que son Dieu soit parfait et souverain, pour qu'il soit l'Un
et le premier, il n'a trouvé qu'un moyen, c'est de dire
qu'il n'est pas, c'est de le mettre au-dessus de l'être, ce qui,
quant au résultat, revient exactement à le mettre au-dessous. Voilà
donc toute possibilité de communication entre Dieu et le monde
absolument supprimée, puisqu'il n'y a dans le principe suprême ni
puissance, ni volonté, ni intelligence, ni existence, en un mot rien
de ce qu'il faut pour agir.
Et
cependant le monde existe, et il ne peut venir que de Dieu. Les
Alexandrins en conviennent, et d'autre part l'esprit d'unité qui
règne dans leur système leur fait rejeter bien loin l'hypothèse
dualiste d'une matière existant par elle-même ; pour eux comme pour
nous, c'est par Dieu qu'il faut tout expliquer. Que feront-ils donc ?
Ce
Dieu auquel ils ne veulent pas accorder la liberté de produire, ils
lui imposeront la nécessité de produire. Ce Dieu qu'ils
craignent d'abaisser dans son action, ils l'abaisseront dans le fond
même de son essence. À la création qui laisse en dehors de Dieu
les imperfections du fini et du multiple, ils substitueront
1''émanation qui place ces imperfections en lui, qui
introduit dans son essence non plus les attributs positifs que nous
affirmons, et qu'ils nient comme opposés à l'absolue
indétermination du principe divin, mais les déterminations mêmes
du fini, la borne, la défaillance, la succession, le mal. Et leur
Dieu existant et non-existant, pensant et non-pensant, mobile et
immobile, parfait et imparfait, n'est plus que le lieu chimérique où
se réalise l'impossible identité des contradictoires.
Suivons
Plotin dans son effort pour déduire l'être du néant, et dans les
altérations successives qu'il fait subir à sa propre notion de
Dieu. Nous verrons dans cette descente de l'Un au multiple sa
doctrine prendre un caractère précisément inverse de celui qu'elle
nous a offert dans le moment de l'ascension dialectique.
Par
crainte du fini, du multiple, du déterminé, Plotin élevait Dieu
au-dessus même de la pensée et de l'être ; par nécessité
d'expliquer le monde, il va mettre dans l'essence divine d'abord la
dualité, puis le mouvement et la succession, puis le devenir, puis
le mal, puis la matière.
Et
d'abord, l'Un qui n'est pas a produit l'être et la pensée. Pourquoi
cette production ? Comment se fait-il que l'Un, dont l'essence (si le
mot d'essence lui peut être appliqué) est tout entière dans sa
séparation absolue d'avec tout ce qui lui est inférieur, ait
franchi cet abîme ?
Lorsqu'on
nous demande le pourquoi de la création, nous savons que répondre,
et Platon, bien avant nous, avait répondu : Dieu est bon. À
supposer même que nous ne sussions pas la réponse, nous serions du
moins assurés qu'il y en a une, car nous savons que la création est
un acte d'intelligence et de liberté aussi bien que de puissance, et
qu'elle a par conséquent son motif et son but dans la pensée du
créateur.
Mais
il ne s'agit point ici de création; il s'agit d'émanation,
c'est-à-dire du mouvement par lequel l'Un se développe en une
seconde hypostase qui est la Pensée et l'Être. Nous ne savons pas
et Plotin ne sait pas la raison de ce développement ; bien plus,
nous savons qu'il n'a pas de raison, nous savons qu'il a une raison
de ne pas s'accomplir. Car ce développement qui se produit dans le
sein de l'essence divine est une dégradation selon Plotin lui-même.
Lors donc qu'il l'explique par une nécessité interne, par une loi
de la nature de l'Un (έν τῇ φύσει ἦν το ποῖειν
[en tê phusei èn to poîein]), il avoue qu'il est dans la
nécessité de l'essence divine de s'abaisser, qu'elle n'est
constituée dans sa plénitude que par l'adjonction de l'imparfait et
du multiple, en un mot que l'imperfection entre dans l'essence et la
définition du parfait.
Ce
n'est pas tout. La loi qui a donné naissance au Νοῦς [Noûs]
inférieur à l'Un ne s'arrête pas à lui ; et la même métaphore
qui nous présente la seconde hypostase comme un écoulement du trop
plein de la première, s'appliquera à la production de la troisième.
De l'Intelligence l'Âme émanera à son tour ; et ce second
abaissement de l'essence divine introduit en elle non plus seulement
la dualité, mais la multiplicité indéfinie, la mobilité, la
succession, tout ce qui fait de Dieu, en tant qu'Âme, une nature si
fort inférieure à Dieu en tant que Pensée, combien plus à Dieu en
tant qu'Unité !
Voilà
donc Dieu déjà tombé bien bas. Et cependant il n'est pas encore
descendu dans le monde dont la naissance est le grand mystère à
éclaircir. La double dégradation que nous venons de signaler, il la
subit en tant qu'il est Dieu, et non en tant qu'il est le principe
substantiel des choses. Plotin voudrait bien ne pas lui en infliger
d'autre. Entre Dieu et le monde, il prétend maintenir une
distinction radicale. Arrivé à l'âme, il s'arrête comme au
dernier terme d'une série : « Ici »,
dit-il, « finit l'ordre des choses divines. »
Mais cet arrêt n'est point possible, et cette démarcation est
arbitrairement tracée. La loi universelle de l'émanation doit
sortir son plein et entier effet ; et, comme elle gouverne le
passage de l'Un à l'Intelligence et de l'Intelligence à l'Âme,
elle gouverne aussi le passage de Dieu au monde, pour lequel
principalement elle a été invoquée. Sous cette loi, l'universalité
des choses, de la première à la dernière, de l'Un suprême à la
plus infime matière, ne constitue pas deux groupes séparés ; elle
forme une série unique et continue qui se développe suivant une
même ligne descendante ; et dans cette série, ce qu'un terme
quelconque était à l'égard de celui qui le précède, le terme
suivant le sera à son égard. Donc l'Âme s'épanouit dans le monde
par un rayonnement semblable à celui qui lui a donné naissance. Le
monde lui est subordonné précisément comme elle-même est
subordonnée à l'Intelligence et l'Intelligence à l'Unité. Le
saut, il est vrai, semble plus brusque et la distance plus
considérable ; de là les légions d'hypostases intermédiaires
imaginées par les successeurs de Plotin et, avant eux, par les
gnostiques pour combler cet intervalle. Mais le caractère de la
relation, le mode de production par écoulement, sont restés les
mêmes. Au même titre que l'Âme, quoique non pas au même degré,
le monde sensible avec toutes ses misères, le monde humain avec
toutes ses folies et ses crimes, font partie de l'essence divine. La
matière elle-même y a sa place ; elle n'est que la dernière et la
seule inféconde des émanations de la substance universelle.
Enfin, au mouvement de
production, qui est la première loi générale du monde, correspond
le mouvement de retour ou de résorption qui est la seconde. De même
que toute hypostase a une tendance en bas d'où résulte la
production d'une hypostase inférieure, elle a une tendance en haut
par laquelle elle aspire à s'identifier et à se confondre avec
l'hypostase supérieure. Toute désorganisation et toute mort
satisfont à cette aspiration naturelle ; toute âme qui cesse
d'animer un corps (que ce soit le corps d'une plante, ou d'un animal,
ou d'un homme), s'absorbe et se perd dans l'Âme universelle lorsque
le cycle de ses transmigrations est achevé ; celle-ci, à son tour,
se rattachant à son principe, devient l'Intelligence; l'Intelligence
enfin arrive, en suivant la même loi, à perdre l'Être et la
Pensée, et devient l'Un sans conscience, sans vie et sans réalité.
Ni les âmes, ni les choses sensibles n'étaient donc
substantiellement distinctes des hypostases divines avec lesquelles
elles sont appelées à se confondre. Elles s'en sont, il est vrai,
distinguées un instant par une individualité mensongère ; mais le
fond de leur essence est divin ; ce qu'il y a de visible en elles
n'est qu'un phénomène de la vie divine. Et de même que, dans la
métaphysique stoïcienne, il n'y a que la Nature revêtue de
quelques attributs divins, de même, dans la métaphysique
alexandrine, il n'y a que Dieu chargé de toutes les imperfections de
la nature.
Demandera-t-on
quelle place il reste pour la liberté des âmes dans cette série
inflexible d'émanations et dans cette vie universelle qui rend la
personnalité impossible ? Quelle place pour le devoir dans un monde
où apparemment tout est bien, puisque tout est divin ? Logiquement,
aucune. Mais disons hautement que les Alexandrins ont eu horreur de
pousser la logique jusqu'à ce terme extrême. La plupart d'entre eux
se débattent contre elle, et lui échappent en substituant au
raisonnement le sentiment et la conscience morale. Plotin, en
particulier, tient ferme contre son propre système dans la question
du libre arbitre ; et sa morale, bien qu'elle soit d'un caractère
trop contemplatif et mystique, est toute pénétrée par la notion du
devoir, par l'aspiration à l'idéal, par le sentiment d'une lutte
énergique à soutenir contre les basses inclinations des sens. Ce
n'était pas en vain qu'il avait subi la saine influence morale du
stoïcisme, inconséquent comme lui, et l'influence meilleure encore
de Platon qui pouvait enseigner la vertu sans démentir sa
métaphysique. Ce n'était pas en vain non plus qu'il avait vécu
côte à côte avec la religion chrétienne, en présence des grands
spectacles d'héroïsme et de charité qu'elle offrait aux regards de
ses ennemis. Comme Porphyre, qui fut tout à la fois le plus
considérable de ses disciples et le plus habile des adversaires du
christianisme, Plotin savait bien qu'on ne pouvait lutter avec
honneur contre le dogme nouveau qu'en essayant d'égaler la pureté
et la hauteur morale de ses préceptes. La négation de la liberté
et du devoir sont donc chez les philosophes alexandrins deux
conséquences que la logique leur impose, mais que leur conscience
repousse et que leur esprit prévenu ne veut pas même apercevoir. Il
faut arriver à Spinoza pour voir la force des principes avoir enfin
raison des scrupules de la conscience, et le panthéisme nous
épargner, en se jetant résolument dans cet abîme, la peine de
prouver qu'il y doit fatalement conduire.
Référence
Amédée
de Margerie, Théodicée : études sur Dieu, la création et la
providence, tome II, 2de
édition, Didier et Cie,
Paris, 1865, p. 69-91.