Estampe n°17 de la Vita D. Thomae Aquinatis, de Otto van Veen |
Concernant
la troisième [objection] il faut dire qu’à chacun est dû ce qui
lui appartient. Or, on dit qu’appartient à quelque chose ce qui
est ordonné à son intention ; comme l’esclave est [ordonné]
au maître, et non l’inverse ; en effet est libre ce qui est
cause de soi. Par conséquent, dans la notion de « dû »,
on considère le certain ordre d’exigence ou de nécessité de
quelque chose à l’égard de ce à quoi elle est ordonnée. Or, il
existe, dans les choses, un ordre double qu’il faut considérer.
L’un [est celui] par lequel quelque chose de créé est ordonné à
quelqu’autre créature : comme les parties sont ordonnées au
tout, l’accident à la substance, et une chose quelconque à sa
fin. L’autre ordre [est celui] par lequel toutes les choses créées
sont ordonnées à Dieu. Ainsi donc, dans l’œuvre de Dieu, le dû
peut-être considéré de deux manières : soit en ce que
quelque chose est dû à Dieu ; soit en ce que quelque chose est
dû à une [autre] chose créée. Et de ces deux manières, Dieu
accorde ce qui est dû. En effet, il est dû à Dieu que soit
réalisé dans les choses ce que conçoit Sa sagesse et Sa volonté,
et ce qui manifeste Sa bonté : et en cela, la justice de Dieu
regarde Son honneur (decentia), selon lequel Il S’accorde à Lui-même ce qui Lui est proprement dû. D’autre part, il est dû à
une chose créée d’avoir ce qui lui est ordonné : comme à
l’homme [est dû] d’avoir des mains et d’être servi par les
autres animaux. Et ainsi également Dieu met en œuvre la justice
quand Il donne à chacun ce qui lui est dû en raison de sa nature et
de sa condition. Mais ce dû dépend du premier : parce qu’il
est dû à chacun ce qui lui est ordonné selon l’ordre de la
sagesse divine. Et bien que Dieu, de cette manière, donne à
quelqu’un ce qui [lui] est dû, Il n’est pas, cependant, Lui-même
débiteur : parce que Lui-même n’est pas ordonné aux
autres, mais [ce sont] les autres, plutôt, [qui] Lui sont ordonnés. Et par conséquent, on dit tantôt que la justice est, en Dieu,
ce qui convient [condecentia]
à Sa bonté, tantôt [qu’elle est] la rétribution des
mérites. Et Anselme signale ces deux points de vue, en disant :
« Lorsque Tu punis les mauvais, c’est juste, parce que cela
convient à leurs mérites ; mais lorsque Tu épargne les
mauvais, c’est juste parce que cela convient à Ta bonté. »
S. Thomas d’Aquin, Somme théologique,
1ère partie, question 21, article 1, ad 3. Disponible, dans le latin original sur <http://www.corpusthomisticum.org/sth1015.html#29333>, consulté le 4 juin 2019.
Je
réponds en disant qu’il est nécessaire qu’on trouve, en toute
œuvre de Dieu, la miséricorde et la vérité ; si toutefois la
miséricorde est prise au sens de supprimer la déficience de quelque
chose ; quoique toute déficience ne puisse à proprement parler
être considérée comme un malheur, mais seulement la déficience
d’une nature rationnelle [=hommes ou anges] qui est susceptible
d’être heureuse. En effet le malheur est le contraire du bonheur. Or
cette raison de nécessité existe parce que, quoiqu’un dû qui est
accordé conformément à la justice divine, soit dû ou à Dieu, ou
à une créature, aucun des deux [attributs] ne peut être omis dans
une œuvre de Dieu. En effet, Dieu ne peut faire quelque chose qui ne
convienne à Sa sagesse et à Sa bonté ; c’est de cette
façon, avons-nous dit, que quelque chose est dû à Dieu.
Pareillement, quoi qu’Il fasse dans les choses créées, [Dieu] le
fait d’une façon convenable à l’ordre et à la proportion ;
c’est en cela que consiste la raison de justice. Et ainsi, il faut
que la justice se rencontre en toute œuvre de Dieu. Or, l’œuvre
de la justice divine présuppose toujours l’œuvre de la
miséricorde et est fondée en elle. En effet, rien n’est dû à la
créature, si ce n’est à cause de quelque chose qui préexiste en
elle ou que l’on considère avant elle : et de nouveau, si
cela est dû à la créature, cela le sera à cause de quelque chose
d’antérieur. Et comme l’on ne peut continuer ainsi à l’infini,
il faut qu’on en arrive à quelque chose qui dépende de la seule
bonté de la volonté divine, qui est le terme ultime. Comme si nous
disions que [le fait d’] avoir des mains est dû à l’homme à
cause de [son] âme rationnelle ; que [le fait d’] avoir une âme
rationnelle [est dû à ce même homme] pour qu’il soit un homme ;
et que [le fait d'] être un homme [est dû] à cause de la bonté divine. Et
ainsi, en toute œuvre de Dieu, comme à sa racine première,
apparaît la miséricorde. Sa force [agissante] est sauvegardée dans
toute les suites [qu’elle engendre] ; et elle agit même plus
fortement en elles, tout comme la cause primaire influe plus
fortement que la cause secondaire. Et à cause de cela, également,
tout ce qui est due à une créature, Dieu, par l’abondance de sa
bonté, le dispense plus largement que ne l’exige la proportion de
la chose [créée]. En effet, ce qui suffirait à conserver l’ordre
de la justice est moindre que ce que confère la bonté divine qui
dépasse toute la proportion de la créature.
S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1ère partie, question 21, article 4. Disponible, dans le latin original sur <
http://www.corpusthomisticum.org/sth1015.html#29352>, consulté le 4 juin 2019.