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mercredi 13 février 2013

La raison et les passions dans le christianisme, selon S. Reynaud, 1900


Quelle a été l'attitude des païens à l'égard des passions ?

Les païens allèrent à deux excès opposés. Les uns regardèrent les passions comme l'expression naturelle des besoins légitimes de notre sensibilité et allèrent jusqu'à les diviniser.

Les autres les méprisèrent, les condamnèrent et firent tous leurs efforts pour les détruire.

On reconnaît là les procédés et les opinions des deux écoles de l'antiquité : l'école épicurienne et l'école
stoïcienne.

Les Épicuriens disaient : 

« Les passions sont absolument bonnes. Elles font partie de la nature humaine ; elles sont une des manifestations de notre activité : elles ont donc le droit d'exister et d'agir. Arrière les fanatiques qui veulent réprimer l'essor de notre sensibilité, et sacrifier la chair à l'esprit. Il faut émanciper le corps, proclamer qu'il est l'égal de l'âme, et affirmer hautement la légitimité de tous ses penchants! »

Les Stoïciens, allant à l'extrémité opposée, disaient : 

« Les passions sont absolument mauvaises : ce sont des maladies de l'âme. Avec leurs impressions soudaines et leurs élans impétueux, elles gênent l'exercice de la raison et contrarient la marche de la liberté. Donc, pour que l'âme reste libre et la raison sereine, il faut non seulement résister aux passions, mais les détruire autant que possible. »

Entre ces deux théories extrêmes, il y avait place pour la vérité. La doctrine évangélique se leva, et, avec une sagesse merveilleuse, elle dit : 

« Les passions ne sont par elles-mêmes ni absolument bonnes, ni absolument mauvaises. Elles sont une force d'impulsion, dépourvue d'intelligence et de liberté, et par conséquent ni morale ni immorale. Cette force aveugle réclame une direction. Si on la dirige mal, elle sera nuisible, si on la dirige bien, elle sera utile. Soumettez donc les passions au gouvernement de la raison et elles seront d'excellents auxiliaires. »

En parlant ainsi, le christianisme a condamné, d'un côté, ceux qui, sous prétexte de réhabiliter la chair, lui donnaient la suprématie ; et, d'un autre côté, ceux qui, sous prétexte de réprimer la chair, lui refusaient le droit de vivre et d'agir.

Quoi qu'on en ait dit, jamais le christianisme n'a inspiré le mépris et l'horreur de la nature matérielle.

Les Gnostiques enseignèrent, dès le Ier et le IIe siècle de l'ère chrétienne, que la matière était absolument mauvaise, qu'elle était le principe du péché, qu'il fallait la détester et l'exécrer.

Les Manichéens reprirent cette erreur en la simplifiant et en la fortifiant.

Mais les Pères de l'Église anathématisèrent et les Gnostiques et les Manichéens.

D'après le dogme chrétien, notre corps a une noble origine, une haute nature, une incomparable destinée. Il est donc foncièrement bon ; et s'il conspire contre la raison, s'il s'insurge contre l'âme, ce n'est qu'accidentellement, parce que l'harmonie primitivement irréprochable de notre âme a été troublée, et parce que nous devons passer par les épreuves de la lutte avant d'arriver à la victoire et à la récompense. (...)

Les passions domptées et dirigées par la raison deviennent le siège d'un grand nombre de vertus : ces qualités de l'âme qui font que nous vivons bien et que nos œuvres sont bonnes. Autant il y a en nous de principes d'action, autant il y a en nous de sièges de vertus.

La raison pratique qui dirige notre vie et nos mœurs est le siège de plusieurs vertus, par exemple, la prudence et la sagesse.

La volonté qui donne des ordres bons ou mauvais est le siège de plusieurs vertus, par exemple la justice et l'obéissance. 

L'appétit sensitif ou la passion, qui est pour beaucoup dans la rectitude de la volonté, puisqu'elle collabore avec elle à la plupart de nos actions et qu'elle peut l'entraîner ou la faire dévier, est également le siège d'un grand nombre de vertus ; par exemple, la force, le courage, la patience, la persévérance, la tempérance, la sobriété, la pudeur, la chasteté, la douceur, etc., etc. (...)

Il est évident que l'âme a le devoir et le droit de triompher. La sensibilité est l'élément inférieur et animal de notre être, l'âme raisonnable en est l'élément supérieur et divin. La sensibilité, nous l'avons reconnu, a un rôle à remplir : elle concourt directement ou indirectement à la vie intellectuelle et morale; elle ajoute de l'élan et de la chaleur aux opérations de l'âme : elle implique, par conséquent, un certain degré d'être et de perfection, elle a droit de vivre. Elle a plus que le droit de vivre, elle a le droit de jouir.

C'est le prince de la théologie qui l'affirme :

Quia ratione homo non potest uti sine sensitivis potentiis, quæ indigent organo corporali, necesse est quod homo sustentet corpus ad hoc quod ratione utatur. Sustentatio autem corporis fit per operationes delectabiles : unde non potest esse bonum rationis in homine, si abstineat ab omnibus delectationibus. Secundum tamen quod homo, in exequendo actum rationis, plus vel minus indiget corporali virtute, secundum hoc plus vel minus necesse habet delectationibus corporalibus uti.

« L'homme ne pouvant se servir de la raison sans les puissances sensitives, qui ont besoin d'un organe corporel, il est nécessaire de soutenir le corps. Or, on ne peut soutenir le corps qu'en accomplissant certains actes auxquels le plaisir est attaché. Donc certaines jouissances sont nécessaires à l'homme qui veut atteindre le bien de la raison. L'homme se procurera plus ou moins de plaisirs charnels, selon qu'il aura plus ou moins à user de ses organes corporels pour s'acquitter de ses fonctions d'être raisonnable (1). » 

Il est donc entendu que la sensibilité subsistera et jouira, mais d'une façon subordonnée. Nous avons une âme immatérielle et immortelle : cette âme a un plus haut degré d'être et de perfection que le corps ; elle a donc plus de droit que le corps à exister et à se satisfaire.

En cas de conflit, quand les droits de l'âme et les droits du corps ne pourront pas être sauvegardés en même temps, qui sera sacrifié ?

Le corps. Du moment que les droits de l'âme sont supérieurs en dignité comme en importance ; en cas de collision, l'âme l'emporte sur la sensibilité. Nos sens ont le droit de voir de belles choses, d'entendre de belles harmonies, de respirer des parfums, de goûter des mets délicats, mais il faut s'abstenir de tout cela, si des obligations plus hautes et plus urgentes le demandent.

Notre corps a droit à un certain bien-être, à certaines jouissances, à un repos mérité ; mais, s'il est nécessaire de se fatiguer et de se tourmenter pour l'acquisition d'une science supérieure ou d'une vertu indispensable, tant pis pour le corps !

Nous devons nous garder de la mort et veiller consciencieusement sur notre existence, mais il peut se rencontrer et il se rencontre souvent des circonstances particulières qui nous imposent le sacrifice de notre vie, et alors en avant pour Dieu et pour la patrie !

De même qu'il est permis de se couper un bras pour sauver le reste du corps; de même, et à plus forte raison, il est permis d'exposer sa vie matérielle pour sauver sa vie morale.

La vie a-t-elle du prix, si elle n'est point accompagnée par l'honneur ? Peut-on tenir à l'existence, quand les motifs de vivre ont disparu ? Ayant à choisir entre la mort et le déshonneur, le choix ne saurait être douteux.

Que l'étranger envahisse le territoire de notre patrie pour nous imposer un joug humiliant, aussitôt nous renoncerons à notre bien-être, à nos plaisirs, à nos affaires, et nous nous jetterons au devant des envahisseurs, au risque de laisser un cadavre. Potius mori quam fædari ! Qu'une épidémie éclate, qu'il soit nécessaire de se dévouer au prochain, nous mettrons nos forces au service de l'humanité, dussions-nous payer de notre vie ce mouvement de générosité ! Qu'un tyran vienne nous proposer de renier notre foi religieuse ou politique et de fouler aux pieds un drapeau auquel nous avons juré fidélité, nous lui dirons : Plutôt mourir ! et nous nous joindrons à la phalange des martyrs.

Le corps vient après l'âme ; les droits du corps sont subordonnés aux droits de l'âme, et la vie des passions est subordonnée à la vie morale.

Et si la raison est terrassée ! si la liberté est asservie ! si la chair triomphe et tyrannise !

Alors on peut user de violence. Jésus a dit avec une terrible énergie : 

« Si votre main droite vous scandalise, coupez-la et jetez-la loin de vous, il vaut mieux pour vous qu'un de vos membres périsse, que si tout votre corps était jeté dans l'enfer. »

Les mortifications, les macérations, les flagellations, les jeûnes dont parle l'ascétisme chrétien, sont légitimés par les insurrections et les folies de la vie charnelle. L'équilibre doit être rétabli, et là, où il y a eu des ripailles et des débauches, pourquoi n'y aurait-il pas des excès de sobriété et de continence ? Pourquoi ne répondrait-on pas aux recherches raffinées des plaisirs et des voluptés par des recherches de souffrance
et de crucifiement ? S'il y a une humanité jouisseuse et corruptrice, pourquoi n'y aurait-il pas une humanité volontairement souffrante et rédemptrice ?

Quand saint Thomas pose en principe que le corps humain a droit à l'intégrité, au bien-être, à la liberté, il ajoute sagement :

Nisi fiat secundium ordinem justitiæ, aut in pænam, aut in cautelam alicujus mali vitandi.

« À moins que l'ordre de la justice ne requière le contraire, soit comme châtiment d'une faute passée, soit comme préservatif d'un mal à venir (2). »

Il y a donc plusieurs causes qui expliquent et excusent les sévérités chrétiennes.

On peut user des macérations pour punir la chair de ses méfaits passés et présents ; on peut également user des macérations pour se garantir contre les exigences d'un corps trop gourmand ou trop voluptueux. Et puis, en vertu du principe de la solidarité humaine et de la réversibilité des mérites, quelques hommes peuvent user des macérations pour faire descendre sur l'humanité coupable des flots de pardon et de miséricorde. Dans le domaine des devoirs individuels, on ne voit pas pourquoi l'on empêcherait un homme d'employer vis-à-vis de son corps, une répression rigoureuse, du moment que cette répression rigoureuse sera réglée par la raison.

Il y a des mesures préventives ou des mesures médicinales dont notre conscience doit avoir l'initiative, puisque notre conscience a le gouvernement. Ne faut-il pas que l'âme garde l'empire de soi-même? N'est-ce pas dans cette maîtrise de son propre corps et dans cette obéissance parfaite aux lois de l'esprit que réside la dignité de la personne humaine ?

Les premiers adeptes du christianisme engagèrent cette lutte contre les passions avec une ardeur extraordinaire. Jésus leur avait dit dans l’Évangile ces paroles vigoureuses : 

« Prenez garde à vous, de peur que vos cœurs ne s'endurcissent dans la luxure et dans l'ivrognerie », signalant ainsi deux passions principales : Attendite autem vobis, ne forte graventur corda vestra in crapula et ebrietate (3). 

Et l'apôtre saint Paul, un peu plus tard, criait aux premiers chrétiens :

« Agissons au grand jour et soyons honnêtes ; ne nous abandonnons ni à la gourmandise, ni à la boisson, ni aux impudicités, ni aux adultères, ni aux jalousies, ni aux querelles ; mais portons le manteau de Jésus, et ne prenons point souci des convoitises de la chair (4). » 

Et ailleurs :

« Fuyez la fornication; par les autres péchés, l'homme pèche en dehors de son corps, par la fornication, il pèche contre son propre corps. N'oubliez pas que votre corps est le temple de l'Esprit-Saint et la créature de Dieu ? Vous avez été achetés à un grand prix. Glorifiez donc Dieu et gardez-le dans votre chair (5). »

Les motifs que saint Paul met en avant pour nous provoquer à la résistance aux passions, sont des motifs nouveaux. C'est au nom de la dignité de notre corps, remarquez-le bien, que l'Apôtre nous invite à être sobres et chastes. Jamais jusqu'alors, on avait donné une importance pareille à la chair humaine. On réservait pour l'âme, ces appels au sentiment de l'honneur et au respect de soi. Mais avec le christianisme, le corps devient une dignité et une majesté. Il est un temple : le temple de l'âme; il est plus que le temple de l'âme, il est le temple de Dieu. 

Jésus est le premier qui ait eu la hardiesse de donner à son corps ce  grand titre de temple ; et, après Jésus-Christ,  saint Paul et les autres chrétiens ont pu en dire  autant. Un Dieu réside dans le corps humain  sanctifié par la grâce, un Dieu y vit et y agit. Et  c'est à cause de cela, c'est-à-dire parce que le corps  sert d'instrument non seulement à l'intelligence  et à la volonté d'un esprit créé, mais parce qu'il  sert de résidence et d'instrument à Dieu lui-même,  qu'il faut le respecter, le vénérer, lui vouer une  sorte de culte et prévenir toutes les profanations  que d'indignes oublis pourraient occasionner.

En résumé, aucune doctrine n'a signalé, aussi  énergiquement que la doctrine chrétienne, le  conflit de la raison et des passions. Aucune doctrine n'a su aussi bien garder la mesure entre le laisser-aller des Épicuriens et les anathèmes  excessifs des Stoïciens. Aucune doctrine enfin n'a  si bien indiqué la conduite à tenir vis-à-vis de la  sensibilité et n'a obtenu de si bons résultats.

Notes

1. Saint Thomas, Somme théologique, 2a 2æ, qu. 142, art. I, ad 2e.
2. Saint Thomas, 2a 2æ, qu. 65, art. 3
3. Saint Luc, XXI, 35.
4. Saint Paul, ad Rom., XIII, 13.
5. Saint Paul, I Cor., VI, 18, 19.

Référence

P. Stanislas REYNAUD, La civilisation païenne et la morale chrétienne, Perrin, Paris, 1900, p. 164.