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samedi 2 juillet 2011

Petite histoire de l'homosexualité dans l'Antiquité par le Dr Chevalier, 1893.


 L'auteur de ce texte considère l'homosexualité (ou inversion sexuelle; telle est l'expression qu'il emploie) en mauvaise part. Il tend à confondre, dans les exemples historiques et littéraires qu'il présente, l'homosexualité, l'éphébophilie et la pédophilie. Mais l'aperçu historique qu'il donne, toutes réserves faites, est très intéressant. Les ajouts entre crochets ([...]) sont le fait  de l'auteur de ce blog.
 

I. — PÉRIODE FÉTICHIQUE

Si haut qu'on remonte dans le temps, on trouve le vice contre nature. On peut l'affirmer, et d'ailleurs les récits des voyageurs modernes nous autorisent à l'établir par analogie, il a dû être très fréquent à l'origine même des peuples, à l'enfance des sociétés, alors que la profonde nuit morale qui pesait sur l'homme lui cachait les notions élémentaires du bien et du mal. Il s'est rencontré dès le commencement, comme il se rencontre de nos jours chez les peuples sauvages, dans les natures les plus incultes et les plus primitives. Partout avec les mêmes croyances, les hommes sont arrivés à des résultats identiques. En fait de vice, ils n'eurent besoin d'aucun enseignement, la contamination ne fut pas nécessaire, le principe du mal résidant en eux-mêmes.

C'est dans la Chaldée, cet antique berceau des sociétés, qu'il faut chercher les premières traces des vices et de la prostitution contre nature. La Bible et Hérodote nous ont retracé le tableau de la dépravation qui régnait en Asie Mineure. Babylone a été sans doute un foyer intense de corruption, mais il est difficile d'accepter, ainsi que le voudraient certains auteurs, qu'il ait été le seul, celui qui peu à peu ait cédé ses vices à la Phénicie, à l'île de Chypre, à l’Égypte, à la Grèce et à l'Italie.

À peine le monde commence-t-il, dit la légende biblique, que le Seigneur, irrité de la perversité des hommes, est tenté de le détruire pour l'arrêter. Le déluge renouvela la face du monde, mais la corruption reparut et les hommes ne firent que la répandre en se dispersant.

Ce fut surtout chez le peuple élu et choisi de Dieu, chez le peuple Hébreu, que le mal sévit avec intensité et dut être énergiquement réprimé par la loi. Voici, d'après la Genèse, un trait des mœurs qui régnaient au temps même du patriarche Abraham :

« Lorsque les deux anges qui lui avaient annoncé que sa femme Sarah, âgée de six-vingt ans, lui donnerait un fils, allèrent à Sodome et s'arrêtèrent dans la maison de Loth pour y passer la nuit, les habitants de la ville, avant de se coucher, environnèrent la maison, voulant abuser d'eux et appelant Loin : « Où sont ces hommes, lui dirent-ils, qui sont venus cette nuit chez toi? Fais les sortir afin que nous les connaissions. » Et Loth, sortant, leur dit : « Je vous prie, mes frères, ne leur faites point de mal ; voici, j'ai deux filles qui n'ont point encore connu d'homme : je vous les amènerai, et vous les traiterez comme il vous plaira, pourvu que vous ne fassiez point de mal à ces hommes, car ils sont venus à l'ombre de mon toit. » (Genèse, ch. XX, p. 24, etc.).

Plus tard, le lévite d'Ephraïm faillit subir le même sort de la part des habitants de Guibba ; il ne leur échappa qu'en sacrifiant sa concubine.

Le culte de Baal ou de Baal-Phégor, qui se pratiquait dans les lieux élevés, et contre lequel Moïse avec tous les autres législateurs du peuple hébreu lança de si terribles malédictions, n'était autre chose que la prostitution masculine mise sous la protection de la divinité. Les prêtres attachés aux temples étaient de beaux jeunes hommes sans barbe, qui, le corps épilé, frotté d'huiles parfumées, se prostituaient au nom du dieu des Madianiles. La Vulgate les nomme effeminati, « les efféminés », le texte hébraïque Kedeschim ou « consacrés » (Dr Colbim, voy. Acad. des Inscriptions, 29 Nov., 1880).

Le culte de Moloch, dieu des Moabites, n'était pas moins obscène.

Les passages suivants montrent mieux encore que la prostitution cynœdique était loin d'être rare chez les Hébreux :

« Posuerint puerum in prostibulo
et puellam vendiderunt pro vino ut biberent » (Joël, III, 3).

« Ils placèrent le garçon dans une maison de prostitution ;
ils vendirent la jeune fille pour du vin afin de boire.»

« Et enim ausus est sub ipsa arce gymnasium constituere
et optimos quosque ephebos in lupanaribus ponere ». (Machab., II, IV, 12).

« Car il osa construire un gymnase sous la citadelle même,
et placer dans des lupanars les adolescents les plus beaux. »

Ce fut en vain que le feu du ciel s'abattit sur Sodome, patrie de la pédérastie, sur Gomorrhe, patrie du saphisme, et les autres bourgades Zéboïm et Adama, les lois hébraïques, édictées par Moïse, à leur tour durent intervenir pour flétrir le vice et punir de mort quiconque se livrerait à des actes contre nature :

« Qui dormierit cum masculo coïtu femineo
uterque operatus est nefas,
morte moriantur : sit sanguis eorum super eos. » (Gen., XX, 13).

« Si un homme dort avec un mâle et s'unit à lui comme avec une femme,
l'un et l'autre commettent une infamie ;
qu'ils soient punis de mort et que leur sang retombe sur eux. »

« Omnis anima, quæ fecerit de abominationibus his quippiam,
peribit de medio populi sui ». (Lév, XVIII, 22, 29).

« Quiconque aura commis quelque abomination de cette nature
sera retranché du milieu du peuple. »

Les coupables étaient, en outre, menacés de maladies résultant de l'abus qu'ils faisaient d'eux-mêmes, telles que l'ulcère d'Égypte, les hémorrhoïdes, etc., témoin ce passage du Deutéronome :

« Percutiat te Dominas ulcere Œgypti,
et partem corporis, per quam stercora egeruntur,
scabie quoque et prurigine : ita ut curari ne queas. » (Deut., XVII, 28).

« Le Seigneur vous frappera de l'ulcère d'Égypte,
et la partie de votre corps qui sert à l'évacuation de vos excréments
sera affectée de gale et de démangeaisons incurables. »

Les hommes uniquement sont mis en cause dans les livres saints : Moïse n'avait pas prévu l'excès analogue chez les femmes.
Les Hébreux et les peuplades voisines n'avaient pas seuls le triste privilège du cynœdisme.
En Phénicie et à Chypre, on retrouve des prêtres pédérastes attachés aux temples sous le nom de Kaleleim.
La maladie étrange, signalée par Hérodote et Hippocrate, propre à ceux des Scythes qui pillèrent le temple d'Ascalon, maladie dans laquelle ils se revêtaient d'habits de femmes et se livraient à tous les ouvrages du sexe féminin, paraît avoir été autre chose qu'une vengeance de Vénus. Hippocrate incriminait l'équitation qui troublait la circulation dans les veines auriculaires et, par suite, dans les organes sexuels, avec lesquels ces veines étaient alors supposées en connexion intime. Hérodote assure que la maladie des Scythes se transmettait des pères aux enfants. Rappelons que Diodore de Sicile a noté l'égalité des deux sexes chez les Scythes.
La philopœdie existait chez les Celtes, suivant Aristote, chez les Germains, d'après Sextus l'Empirique et Eusèbe.
Les premiers Gaulois, de même que les peuples Osques de l'Italie, s'abandonnaient souvent, à la suite des festins, à des orgies de libertinage et de sodomie, d'après Diodore et Ausonne. Michelet nous les montre « dissolus par légèreté, se roulant à l'aveugle, au hasard, dans des plaisirs infâmes. »
Aristote prétend que le vice fut autorisé par la loi dans l'île de Crète, pour prévenir une augmentation trop considérable de la population. Athénée parle de la sodomie des Crétois, mais l'attribue aussi aux Chalcidiens de l'Eubée.
En somme, si on se demande quelles sont les causes de telles aberrations chez les peuples primitifs, on les trouve autant dans leur état de simple nature que dans leurs croyances et leurs cultes monstrueux. La pudeur est presque inconnue, et, à peu d'exceptions près, la femme est un objet mobilier, une marchandise, un objet de trafic, d'échange, de cadeau, un instrument de travail. Il est certain que beaucoup de races préhistoriques ont été anthropophages par gourmandise, mais on sait aussi que le cannibalisme a été judiciaire, légal, guerrier.
On peut admettre qu'il en a été de même de la pédérastie. En tous cas, au début des religions chtoniennes, la débauche est sanctifiée, la prostitution masculine n'est qu'une forme fréquente de la prostitution sacrée.


II. POLYTHÉISME

Il comprend les sociétés grecques et romaines.

Ce qui constitue le trait marquant de cette grande période, c'est l'influence remarquable que les doctrines philosophiques régnantes, se résolvant surtout en notions morales et pratiques, prennent sur les mœurs, dans les classes supérieures et lettrées et par contre-coup dans la masse du peuple.
Chez les Grecs et plus tard chez les Romains, nombre de philosophes enseignaient avec Zénon (362 av. J. C.) que l'amour est un dieu libre qui n'a d'autres fonctions à remplir que l'union et la concorde (Athénée, Banquet des Savants, trad. par G. de Villebrun . 1789, t. II, p. 22). Si les dieux, dans leur sagesse, ont donné à l'homme l'amour physique, c'est simplement en vue du plaisir; la joie des sens n'est pas un moyen, c'est un but, une fin ; le mariage ne doit être conseillé et pratiqué que pour prévenir l'extinction de l'espèce humaine. De plus, la femme, ainsi que le professaient Hippocrate et Aristote bien avant la misogynie des Pères de l’Église, est considérée comme l'esclave de l'homme, d'une essence inférieure; on la tient pour une sorte d'irrégularité dans la nature et on la croit incapable de comprendre l'idéal d'un attachement profond. Il en résulte qu'avec la civilisation le mal grandit et se perfectionne. L'homme méprisant la femme, la tenant dans l'éloignement, les deux sexes en arrivent à l'indifférence. La femme alors se tourne vers elle-même, si bien qu'à l'amour antiphysique des hommes entre eux s'ajoute, comme conséquence logique, l'amour non moins antinaturel des femmes entre elles : la philopœdie, aidée des doctrines philosophiques,enfante le lesbosisme.
On le voit, la théorie explique, sans les absoudre, les mœurs de l'antiquité païenne. Quoi qu'il en soit, le premier soin des Grecs et des Romains a été de faire de l'anthropomorphisme à outrance. Sacrifiant aux dieux, ils les ont, gratifiés de leurs qualités, mais aussi de leurs vices et en particulier de la pédérastie. La tradition mythologique la fait remontera Orphée et aux Thraces :

Ille etiam Thracum populis fuisse auctor amorem
In teneros transferre mares, citraque juventam
Breve ver œtatis et primas carpere flores.

[Et [ce fut] aussi lui qui initia les peuples de Thrace
à reporter leur amour sur de jeunes garçons et à cueillir, 
avant l'épanouissement de la jeunesse, 
le court printemps et la première fleur de l'âge tendre.]
OVIDE.

Ils l' introduisirent jusque dans l’Olympe : témoins Jupiter et Ganymède, Apollon et Hyacinthe. Leurs demi-dieux et leurs héros même n'y ont point échappé; par exemple, Hercule et Hylas, Achille et Patrocle. Licofrone accuse le vainqueur d'Hector d'avoir massacré sur l'autel d'Apollon le jeune Troilus qui avait refusé de céder à ses caprices.
En Grèce, le vice prit rapidement un développement excessif. Solon ne fonda ses dictérions, c'est-à-dire n'organisa et ne réglementa la prostitution féminine légale à Athènes, que pour fournir une distraction aux goûts dissolus des Athéniens. Tous les jours à Athènes et à Corinthe, les marchands d'esclaves amenaient de jeunes beaux garçons; l'habitude fit passer ce désordre dans les mœurs, l'honnêteté publique ne s'en indignait pas, la loi le tolérait.
Les écoles des philosophes se changèrent en maisons de débauche, certains d'entre eux ne craignant pas de renseigner ou vertement.
Les gymnases, suivant Plutarque, furent une des causes les plus actives de l'amourgrec.
Athénée rapporte d'après Hiéronyme le péripatéticien, qu'il était très répandu chez les jeunes gens qui se liguaient contre les tyrans, exemples : Harmodius et Aristogiton à Athènes, Cariton et Mélanipe à Agrigente, le bataillon sacré à Thèbes.
L'amitié ou les liaisons politiques l'excusaient aux yeux des Grecs, qui ne le réprouvaient que lorsque il se montrait à découvert sans autre raison que la passion. Lorsque Philippe de Macédoine, lui-même atteint de ce vice, vit sur le champ de bataille de Choronée, où la Grèce venait de perdre son indépendance, tous les soldats qui composaient la phalange sacrée de Thèbes, tués dans les rangs où ils avaient combattu :

« Je ne croirai jamais, s'écria-t-il,
que de si braves gens aient pu faire ou souffrir rien de honteux. » (Voltaire.)

Plus d'un de ces grands exemples d'amitié légués par le paganisme n'avaient d'autre raison que l'amour contre nature.
Les personnages les plus illustres de l'antiquité s'y adonnèrent, sans que l'estime de leurs contemporains leur ait manqué. Parmi eux on compte Epaminondas qui était l'amant de ses propres soldats. Après sa mort glorieuse sur le champ de bataille de Mantinée. deux jeunes guerriers, ne voulant pas lui survivre, se tuèrent sur son cadavre.
Il faut y ajouter Alcibiade [Alcibiades ineunte adulescentia, amatus est a multis, more Græcorum [Alcibiade entrant dans la jeunesse, fut aimé par beaucoup selon les mœurs grecques] .— Cornélius Nepos), Socrate qui l'aimait et dont la passion, au dire de Platon, était encouragée par Aspasie, amante des deux et de Périclès, Démosthène, Sophocle, Zenon, Aristote, Alexandre le Grand, φιλοπαις εκμανος [philopais ekmanos, aimant follement les garçons], dont le favori, Ephestion, était un autre lui-même, le roi Antigone Gonathas, s'il faut en croire Athénée; Archélaüs 1er, douzième roi de Macédoine, Alexandre, tyran de Phères, Périandre, tyran d'Ambracie, suivant Plutarque.
Le serment d'Hippocrate est une preuve de l'existence et de l'étendue du mal :

« Dans quelque maison que j'entre, ce sera pour l'utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur, et surtout de la séduction des femmes et des garçons libres ou esclaves. 

(Hippocrate, Serment, trad. de Littré, t. IV, p. 631.)

D'après Xénophon, dans la fameuse retraite des Dix-Mille, il fut permis à chaque soldat d'emmener un jeune garçon sans autre impedimenta.
Les écrits des auteurs grecs y font souvent allusion. Sophocle, Eschyle en parlent dans leurs tragédies, Aristophane s'en moque dans ses comédies, la plupart des vers d'Anacréon chantent les louanges de Bathylle ; Lucien de Samosate donne quelque part des conseils pour la séduction des jeunes garçons, et le poète Sotades chante ses amours masculines.
Carthage, dont les relations avec la Grèce étaient si suivies, fut célèbre par ses cérémonies religieuses exécrables et ses vices hors nature; les Carthaginois s'en enorgueillisaient, comme le rapporte Silvianus :

Et illi se magis virilis fortitudinis esse crederent,
qui maximi viros fœminei usus probositate fregissent.

[Et eux se croyaient être de grande force virile,
lorsque les plus grands [d’entre eux] brisaient des hommes [en leur imposant] l’infamie de les employer [comme] des femmes.

Salvien, De la providence et du juste jugement de Dieu en ce monde, liv. VII, chap. 20.]

L'amour grec devait fatalement conduire à l'amour lesbien.
Sapho, poète et philosophe, la première, inaugura, dit-on, et chanta dans ses vers ce nouveau culte à Vénus. Elle le répandit parmi les jeunes filles à Lesbos :

« Aiunt turpitudinem quæ per os agit,
fellationis opinor, vel irrumationis,
primum a Lesbiis authoribus fuisse profectam. »

(Erasme, cité par Bayle, art. Lesbos du Dict. hist.)

[« Ils disent que la turpitude qui se fait par la bouche,
je crois [celle de] la fellation ou bien [celle de] l’irrumation,
a été initiée par les Lesbiens. »]

C'est en vain qu'on a cherché à la réhabiliter : l'ode fameuse que Longin nous a conservée et que Boileau a su traduire la condamne sans retour. Elle aimait, d'après la légende, Charax, son frère, d'un amour incestueux; sa défaite et le triomphe de la courtisane égyptienne Rhodopis la conduisirent à légitimer ce nouveau vice et à en faire la conclusion d'un système philosophique. Ce serait cependant le dédain d'un jeune homme nommé Phaon qui fut la cause du saut de Leucade. Malheureusement sa doctrine ne disparut pas avec elle. Elle enseignait que chaque sexe doit se concentrer sur lui-même et s'éteindre dans un embrassement stérile; l'amour normal est une faiblesse et une honte. Elle fit école. Rien n'était plus fréquent que ce contre-amour chez les courtisanes grecques, chez les prostituées légales ou dictériades et surtout chez les prostituées libres ou aulétrides, joueuses de flûte dans les festins. Pas de réprobation éclatante de l'opinion publique, pas de châtiment des lois, pas d'anathème de la religion à redouter.
Lucien, dans ses Dialogues des Courtisanes, nous a laissé une peinture aussi vivante qu'audacieuse des mœurs de la décadence païenne. On remarque, entre autres, le dialogue . des mères proxénètes, celui de Cléonarium et de Lœna, cette dernière racontant sa nuit avec Mégilla, riche lesbienne et Démonassc de Corinthe, et celui où l'aulétride Charmide se plaint de l'abandon de Philémathium.
Les Lettres d'Alciphron (IIIe siècle av. J.-C), et en particulier la fameuse lettre de l'aulétride Mégare à l'hétaïre Bacchis, traduite par Publicola Chaussard, nous donnent des détails minutieux sur les soupers de ces tribades, festins dits callipyges, où, sous l'invocation de Vénus Péribasia, elles luttaient de beauté et de débauche.
Les concours de beauté étaient d'ailleurs fort en honneur chez les Grecs; s'il y en avait pour les femmes à Lesbos et à Ténédes, il en -existait aussi pour les hommes chez les Eléens et M. de Paw, dans ses Recherches philosophiques prétend que l'amour des Grecs entre eux tenait à leur beauté qui, en Grèce et surtout à Athènes, était plutôt le partage des jeunes hommes que des jeunes femmes.
De même pour les exercices corporels, les courses, les concours de force et d'agilité, les jeux et les combats. Dans les stades, tous les sports athlétiques étaient suivis avec enthousiasme par un peuple épris de la vigueur et de la pureté des formes. Les jeunes gens s'exposaient à moitié nus aux regards du public et on sait avec quels soins, bains et frictions, les anciens entretenaient l'état de la peau. Dans la foule, à propos de ces exhibitions, on se livrait à des commentaires, à des comparaisons, à des discussions d'art, d'où une direction toute spéciale des sentiments esthétiques dans la masse comme chez les artistes, ainsi qu'en témoigne la statuaire antique. Admirateurs passionnés de la beauté physique, les Grecs la comprenaient sous toutes ses formes, admettaient même la beauté hermaphrodite. De là au vice il n'y a pas loin, et le rhéteur Plutarque donne par hasard une note de fine observation en faisant de l'amour grec un fils direct du gymnase.
Autre remarque qui a bien son importance, Cœlius Aurelianus affirme que, dans son livre sur la nature, Parménide croyait l'amour grec héréditaire.
Quoiqu'il en soit, voici en quels termes Saint-Paul, dans son Épître aux Romains, flétrit les mœurs des Grecs et des Romains :

« Propterea tradidit illos Deus in passiones ignominiæ :
nam feminæ eorum immutaverunt naturalem usum
in eum usum qui est contra naturam.
Similiter autem et masculi, relicto naturali usu feminæ,
exarsuerunt in desideriis suis invicem, masculi in masculos turpitudinem operantes,
et mercedem, quam oportuit, erroris sui in semetipsis recipientes. » 

(Paul, Ad. Rom. ch. I, verset 26 et 27).

« C'est pourquoi Dieu les a livrés aux passions de l'ignominie;
car les femmes parmi eux ont changé l'usage naturel
en un autre qui est contre nature.
De même aussi les hommes, ayant délaissé l'usage de la femme,
se sont embrasés de désirs mutuels, les mâles commettant l'infamie entre eux,
et recevant en eux-mêmes la récompense due à leur égarement. »

En Italie, la corruption prit, en effet, un accroissement encore plus grand. La tradition attribue aux Faunes du Latium l'invention des passions contre nature, mais leur extension est due surtout à l'étranger. Le monde asiatique et le monde grec vaincus, comme on l'a dit très justement, se vengèrent du peuple romain, vainqueur et conquérant, en lui cédant leurs vices. Ils ne furent jamais plus répandus qu'aux meilleurs moments de la civilisation latine.
Les historiens, les poètes, les satiriques, ont accumulé les preuves. Virgile, Horace, Tibulle, Cicéron, Catulle, Martial, Juvénal, Tite-Live, Tacite, Suétone, Térence, Plaute, Properce, Pétrone, tour à tour, chantent, décrivent, stigmatisent le vice. Les cris d'amour, les aveux, les désirs formulés se mêlent aux cris d'indignation, aux traits d'observation, aux documents. Les Épithalames de Catulle, les Épigrammes de Martial, le Satiricon de Pétrone, les Satires de Juvénal, sont surtout remarquables par la quantité des renseignements précieux qu'ils nous fournissent. À part le dernier peut-être, si grande que soit leur prétention de moraliser, ces divers auteurs nous représentent la littérature pornographique à Rome. Devant la complaisance qu'ils mettent à faire des peintures brillantes, des tableaux saisissants de la dépravation de leurs contemporains, on ne peut s'empêcher de suspecter leur colère, et l'on a peine à croire que leur seul but ait été de venger la morale et régénérer les mœurs. Ils ne s'inquiètent ni de l'origine du mal, ni de ses causes, ni de sa nature: ils ne voient en lui que ses manifestations obscènes. Mais si l'indignation est factice, l'analyse nulle, la description est abondante. Le Satyricon particulièrement est un roman monstrueux: l'orgie sans cesse y succède à l'orgie, sanglante et terrible. Le « divin marquis » a eu dans Pétrone un précurseur digne de lui.

Les passages abondent.

Témoins l'épisode de Nisus et Euryale et le cri sublime ;

Me, me adsum qui feci.
[C'est moi, moi qui suis là, [et] qui l'ai fait !]

(Virgile, En., IX).
Et les suivants :

Formosum pastor Corydon ardebat Alexim,
Delicias domini, nec quid speraret habebat.

(Virg., Egl. II.)
 [Le berger Corydon brûlait pour le bel Alexis,
les délices de son maître, et il n'avait pas ce qu'il espérait.] 



Tument tibi quum inguina, num, si
Ancilla aut verna est prœsto puer impetus in quem
Continuo fiat, malis tintigine rumpi ?
Non ego; namque parabilem amo Venerem facilemque.

(Hor., Sat.,1, 2, 116).
[Lorsque tes parties génitales gonflent, s'il
y a à disposition une esclave du printemps ou un petit esclave,
aimes-tu mieux que tes muscles se rompent que d'en profiter ?
Non pas moi; j'aime une Vénus facile et toute prête.]



Intrasti quoties inscriptæ limina cellæ
Seu puer arrisit, sive puella tibi.
(Mart., XI, 46.)

[Quand, sur la foi de l'écriteau, tu as franchi le seuil de la logette
où t'ont aguiché le garçon ou la fille. ]



Tamquam parva foret sexus injuria nostri,
Fœdandos populo prostituisse mares
Jam cunæ lenonis erant, ut ab ubere raptus
Sordida vagitu posceret cera puer
Immatura dabant infandas corpora pœnas.

(Mart., IX, 9).
[Comme si ce n'eût été qu'une légère offense pour notre sexe
de livrer nos enfants mâles à la prostitution,
le berceau déjà appartenait à l'entremetteur et l'enfant, arraché du sein maternel,
semblait réclamer par ses vagissements un honteux salaire.
Des corps à peine formés subissaient des peines indicibles.]



Notum est, cur solo tabulas impleverit Hister
Liberto, dederit vivus cur multa puellæ.
Dives erit, magno quæ dormit tertia lecto.
(Juv., II, 58).
On sait pourquoi Hister légua tous ses
biens à son affranchi, pourquoi le même Hister
fit tant de donations à sa femme restée vierge.
Elle sera riche la femme qui laisse entrer un
tiers dans le lit conjugal.



[aut si de multis nullus placet exitus] illud
Nonne putas melius,quod tecum pusio dormit,
Pusio, qui noctu non litigat, exigit a te
Nulla jacens illic munuscula nec queritur quod
Et lateri parcas, nec, quantum jussit, anheles ?

[ Que si aucune de ces solutions ne t'agrée,
est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux faire dormir avec toi un jeune garçon ?
Un jeune garçon qui ne soulèverait pas de querelles dans la nuit ; qui ne profiterait pas
de la situation pour exiger de petits cadeaux, qui ne te reprocherait pas
de ménager tes flancs et de ne pas t'essouffler à sa volonté.]

(Juv., VI, 34).


En lisant les auteurs latins on en arrive à se convaincre qu'à Rome la prostitution masculine était presque aussi générale et aussi ardente que la prostitution féminine.
Les pœdicones ou pédérastes étaient très nombreux, dans toutes les classes. Leurs victimes étaient des enfants d'esclaves, des esclaves, des affranchis, des étrangers.
Ces prostitués mâles avaient un grand nombre de dénominations :

- Pædico, pædicator. — Pédérastes.

Bithynia quidquid et pædicator Cæsaris
Unquam habuit ...

(Licin. Calv., in Suet., J. Cæsar, 49).

Tout ce que posséda jamais la Bithynie et
l'heureux amant de César.

(Nicomède, voy. p. 42).


Pædicabo vos irrumabo
Aureli pathice et cinæde Furi.
(Cal., XVI).
[Je vous sodomiserai et je vous la ferai sucer,
Aurélius le passif et Furius le cynède.]


- Meritorii pueri. — Enfants de louage.

Pueri ingenui cum meritoriis versabantur.
(Cic, Phil., II, 14).

[des enfants nés de parents libres étaient confondus avec des gitons à gages]


- Cinædi. — Cinédes.

Et habet tristis quoque turba cinædos.

(Mart., VII, 58, 9).
Même dans l'assemblée la plus austère, il y a des cinèdes.


On les nommait encore pathici (patients), ephebi (adolescents), jemelli (jumeaux), catamiti (chattemites), amasii (amants), spado, frater. pusio, concubinus, fellatores, etc.
Ils avaient une tenue spéciale, qui les faisait facilement reconnaître: ils étaient sans barbe et sans poils, la peau frottée d'huiles parfumées, avec des cheveux longs, soigneusement bouclés, l'air effronté, le regard oblique, le geste lascif et provocateur, la démarche composée. Ils portaient des vêtements de couleur voyante, surtout de couleur verte, d'où leur nom de galbanati.
Un grand nombre de ces malheureux étaient dès leur jeune âge destinés à la prostitution par les mutilations qu'on leur faisait subir. On changeait ainsi leur sexe. Il y avait trois sortes d'eunuques : les castrati qui n'avaient rien gardé de leur sexe; les spadones, qui n'en avaient que le signe impuissant ; les thlibiæ ou thadiai dont les testicules étaient atrophiés par le bistournage. Ce fut Domitien qui, par une loi, eut l'honneur d'interdire ces mutilations et cette prostitution : ce fut Martial qui l'en félicita.
Ces gitons, ces hommes publics se reconnaissaient entre eux, dans la rue, à l'aide de signes obscènes, au moyen du signum infame, qui consistait dans l'érection du doigt du milieu, ce qui lui valut l'épithète de doigt infâme; aussi un homme libre ne l'ornait-il jamais d'une bague.

Nec umquam verbis pepercit infamiam,
quum digitis infamiam ostentaret. 
 
(Lampridius, Vie d'Héliogabale.)

[et jamais il ne s’abstint en paroles de l’infamie,
allant jusqu'à représenter l’infamie avec ses doigts]


Ils habitaient une rue spéciale, la rue des Toscans, vicus tuscus :

In tusco vico, ibi sunt homines qui ipsi sese
venditant.

(Plante, Curcul, 490).
Les hommes qui font métier de leur corps
habitent la rue des Toscans.

Les barbiers ont toujours été des courtiers d'amour. Dans l'ancienne Rome, leurs boutiques étaient souvent des maisons de prostitution masculine :

Quorum frequenti opera non in tondenda
barba, pilisque vellendis modo, aut barba
rasitenda, sed vero et pygiacis sacris cinædica,
ne nefarie dicam, de nocte administrandis utebantur  

(Commentaires de Douza sur Pétrone)
 
[Le travail de ceux qui étaient là nombreux n’était pas d’enlever
la barbe, en l’épilant, ou de la
raser, mais en vérité les cinédes étaient fréquentés pour que,
durant la nuit, ils s’occupassent des mystères pygiaques, pour ne pas [le] dire plus abominablement.]

[pygiacus vient du grec πυγή, pugè, « fesse » et « derrière » au pluriel.]

Comme de nos jours, cette prostitution avait deux formes :

L'une active :

Si pascitur inguine venter.
(Juv., IX, 136).
[quand mon ventre est nourri par mes parties génitales.]



[Adsint cum tabula pueri :]numera sestertia quinque
omnibus in rebus. Numerentur deinde labores:
An facile et pronum est agere intra viscera penem
Legitimum, atque illic hæsternæ occurere cænæ.
(Juv., IX, 41.)

[Que viennent les esclaves avec la table [à compter] ! : compte cinq mille sesterces
en tout et pour tout. Ensuite que tes peines soient comptées.
Tu crois peut-être facile et aisé de pousser dans les entrailles un pénis
dans les normes, et d'aller ainsi au devant du dîner de la veille ?]
  


Infelix venter spectat convivia culi.
Et semper miser hic esurit, ille vorat.
(Mart., 2, 51.)
[Ton ventre infortuné regarde les festins de ton cul
et ce malheureux a toujours faim alors que le cul, [lui] dévore.


L'autre passive :

Nunquam pathicus tibi deerit amicus.
Stantibus et salvis his collibus.
(Juv., IX, 130).
[un ami passif jamais ne te manquera,
tant que seront debout et sauves les [sept] Collines]

(Voyez aussi Juv., II, 9, 21; VI, 34.)



Quum patiens esse nolet, tamen agens foret. 

(Pétron., Satyric., 8.)
 [puisqu'il ne voulait pas être passif, il percerait activement]


A côté des prostitués libres, il y avait les nombreux esclaves que le maître entretenait dans sa maison :

Quem tanquam puellam conduxit etiam qui
virum putavit.
(Pétron., Satyric., 81.)
Sachant bien que c'était un garçon, il
l'acheta comme fille.



Ad delicias femina ipse mei domini annos
quatuordecim fui;nec turpe est, quod dominas
jubet.
(Pétron., Satyric., 75.)
Délices de mon maître, je lui ai servi de
femme pendant quatorze ans; rien n'est
honteux de ce qu'un maître exige.


Les familles patriciennes avaient coutume de donner à leurs fils, à partir du jour de leur puberté, un jeune esclave qui partageait leur lit et qui était destiné à satisfaire leurs premiers élans voluptueux. (Voy. Épithalame de Julie et de Mallius de Catulle.)
Les jeunes esclaves qui avaient cette destination, portaient des cheveux flottants.

Pueri capillati.
(Pétron., Satyric., 27.)
Enfants chevelus.



Quum adhuc capillatus essem, nam a puere
vitam chiam gessi.
(Pétron., Satyric., 63.)
Lorsque j'étais encore chevelu, car dès
mon enfance j'ai mené une vie voluptueuse.


Apulée appelle cet esclave : internuculus.
Aussi, le jour de son mariage, le jeune romain, voulant indiquer par là qu'il serait fidèle à son épouse, faisait couper les cheveux à tous ses esclaves.
La loi romaine, en effet, ne permettait cette prostitution que chez les esclaves, les affranchis, les étrangers. Les hommes libres, ingenui, ne pouvaient s'y soumettre. Les premiers se vendaient à leur gré, les seconds achetaient. La loi n'intervenait qu'entre hommes libres. Un attentat fait à la liberté d'un citoyen, un outrage fait au caractère et à la personne d'un ingénu était puni de mort.
Lætorius Mugus, tribun militaire, fut puni, ayant été surpris avec un des corniculaires ou brigadiers de sa légion. Ce ne fut que vers la seconde guerre punique, qu'une loi contre les pédérastes fut promulguée par le Sénat, à propos d'un certain Caïus Scantinius, accusé d'attentat sur le fils du patricien G. Metellus.
Ce fut la loi Scantinia ou Scatinia. Mais elle ne visait que les attentats sur un homme libre.

Quosdam ex utroque ordine lege scatiniæ
condemnavit.
(Suet., Domit., 8.)
Il condamna selon la loi Scatinia quelques
personnages des deux ordres.



......... Semivir ipse
Scantiniam metuens.
(Auson., Epig., 89.)
Il n'est homme qu'à demi et craint la loi Scantinia.

Mais si la loi des hommes était incomplète, la nature, par les maladies qui résultaient de ces rapports contre nature, se chargeait de la compléter et de venger la morale outragée.
Bien que les auteurs anciens aient, en quelque sorte, cherché à cacher ces affections honteuses, quelques, passages de Celse, de Juvénal, de Martial et d'Ausone, nous permettent de croire qu'elles étaient fréquentes dans la société romaine. Ils nous décrivent les hémorroïdes, les fissures, les fics, les marisques, les chies, les clazomènes, la chute du rectum, toutes affections comprises dans le terme générique de morbus indecens [maladie inconvenante].

Podice levi cæduntur humidæ, medico ridente, mariscæ.
(Juv. Sat.)

De ton podex [anus] épilé, le médecin détache, en riant, des tubercules chancreux.

Martial est allé plus loin : il en fait le sujet d'une de ses épigrammes, intitulée De familia ficosa.
Si à Rome, le vice était commun entre hommes, les femmes n'étaient pas en reste de débauches entre elles ; l’amour lesbien y comptait de nombreuses initiées. Tite-Live, Juvénal en des pages étincelantes, Ovide, Martial, nous ont retracé le tableau de ces débauches féminines dans les Saturnales, dans les fêtes de la Bonne Déesse, célébrées en secret par les femmes, dans les bains publics, dans les commessationes ou festins de nuit.

Nec vaccam vaccæ nec equas amor urit equarum.
Urit oves aries, sequitur sua femina cervum.
Sic et avescoeunt; interque animalia cuncta,
Femina femineo correpta cupidine nulla est.

(Ovide, Métam., IX, 730.)

La génisse ne s'énamoure pas de la génisse, ni la jument de la jument.
Le bélier, le cerf sont épris de leurs femelles,
et c'est ainsi que les oiseaux s'accouplent ; parmi les êtres animés,
aucune femelle n'est saisie d'amour pour la femelle.

Cœlius, Martial, les appellent tribades ; Plaute, subigatrices ; Arnobe, frictices.

Inque vices equitant,ac luna teste moventur.
(Juv., VI, 512.)
 
[Elles se chevauchent l'une l'autre et se pâment sous les regards de la lune.]


Martial surtout y revient avec une insistance particulière; son épigramme sur Philénis, sorte de; virago lesbienne, est restée fameuse :

Pædicat pueros tribas Philænis,
Et tintigine sævior mariti
Undenas vorat in die puellas...

Post hæc omnia, cum libidinatur
Non fellat (putat hoc parum virile)
Sed plane medias vorat puellas...

Ipsarum tribadum tribus, Philæni,
Recte quam futuis, vocas amicam

(Martial, VII, 70.)
[ La tribade Philénis sodomise des garçons,
et, de sa langue, plus furieuse [encore] qu'un mari,
en un seul jour, elle dévore onze jeunes filles...

Puis enfin, lorsqu'elle se livre à la débauche,
elle ne suce pas (elle n’estime pas cela assez viril
mais elle dévore complètement les sexes des jeunes filles...

Tribade des tribades, Philénis,
celle avec laquelle tu couches [si] bien, tu l’appelles amie.]



Inter se geminos audes committere cunnos
Mentiturque virum prodigiosa Venus
Commenta es dignum Thæbano enigmate monstrum
Hic ubi vir non est, ut sit adulterim.

(Martial, 1,91.)
Joindre ensemble oses-tu deux femmes sein à sein
Où Vénus ambiguë, un homme représente ;
Un monstre formé as de l'énigme thébain digne,
Où mâle n'estant, d'adultère on attente.

(Trad. par J. Duval, Traité des Hermaphrodites, 1612.)

[Tu oses unir deux sexes jumeaux
et la merveilleuse maîtresse imite le mâle.
Tu as imaginé une chose prodigieuse digne de l’énigme de Thèbes
[que] là où il n’ y a pas de mâle, il y ait un adultère.]


En somme, les fellatores et les cunnilingui des deux sexes étaient si nombreux que Juvénal s'écriait : « O nobles descendants de la Déesse Vénus, vous ne trouverez bientôt plus de lèvres assez chastes pour lui adresser vos prières. »
Après la description des mœurs, passons aux cas individuels. Ils fourmillent. Ceux-là mêmes qui parlèrent du vice ou le flétrirent n'en furent pas exempts, témoins Virgile qui immortalise sous le nom d'Alexis son amour pour le jeune Alexandre, Horace qui chante ses nombreux amants, Gygès, Lyciscus,

Désormais, c'est Lyciscus qui m'enchaîne,
Lyciscus qui se glorifie de vaincre toute
femme en douceur.

(Horace, Ode à Pectius.)

et dont le dernier amour fut pour le beau Ligurinus,témoin Martial, qui pour s'excuser auprès de son épouse, Clodia Marcella, osa lui adresser ses vers :

Pædicare negas : dabat hoc Cornelia Graccho
Julia Pompeïo; Porcia, Brute, tibi !
Dulcia Dardanio nondum miscente ministro
Pocula, Juno fuit pro Ganymede Jovi.
(Martial, In Uxor, XI, 82.)

[Tu refuses d'être sodomisée : Cornélie donnait cela à Gracchus,
Julie à Pompée, Porcia à toi, Brutus !
Alors que le [prince] Troyen ne se mêlait pas encore d’être le serviteur des agréables
coupes de Jupiter, Junon l’était à la place de Ganymède.]


Les exemples les plus remarquables sont ceux que les historiens, en particulier Suétone et Tacite, nous rapportent des empereurs romains. Maîtres absolus des hommes et des choses, mais esclaves de leurs passions, ils épuisèrent toutes les formes du vice et se prostituèrent publiquement à des eunuques, à des affranchis, à des esclaves.

Jules César — un épileptique — ouvre la série.

Pudicitiæ ejus famam nihil quidem præter Nicomedis contubernium læsit, gravi tamen et perenni opprobrio, et ad omnium concilia exposito... Prætereo actiones Dolabellæ et Curionis patris : in quibus eum Delabella pellicem reginæ spondam interiorem regiæ lectice ; ac Curio, stabulum Nicomedis, et Bithycum fornicem dicunt... Gallico denique triumpho milites ejus, inter cætera carmina qualia currum prosequentes joculariter canunt, etiam vulgatissimum illud pronuntiaverunt :

Gallias Cæsar subegit, Nicomedes Cæsarem,
Ecce Cæsar nunc triomphat qui subegit Gallias
Nicomedes non triumphat, qui subegit Cæsarem.

(Suétone, J. Cæsar, 49.)

Rien ne flétrit jamais ses mœurs, si ce n'est sa cohabitation avec Nicomède, tâche odieuse et ineffaçable, objet des sarcasmes universels... Je passe les réquisitoires de Dolabella et de Curion le père, où Dolabella l'appelait la rivale de la reine, la garniture de ruelle de la litière du roi, et Curion le boudoir secret de Nicomède, la garce de Bithynie... Enfin, à son triomphe des Gaules, ses soldats, entre autres plaisanteries dont ils avaient coutume d'accompagner la marche du vainqueur,le poursuivaient de ces vers si connus :

César a soumis les Gaules, Nicomède a soumis César.
Voilà César qui triomphe pour avoir soumis les Gaules.
Nicomède ne triomphe pas, lui qui a soumis César.

Curion le père l'a jugé et flétri d'un mot :

Omnium virorum mulierem et omnium mulierum virum.

La femme de tous les maris et le mari de toutes les femmes.

Auguste fut accusé par Marc-Antoine d'avoir acheté au prix de son déshonneur l'adoption de César, son oncle : « adoptionem avunculi stupro meritum. [adoption d’un oncle mérité par le déshonneur] ». Le peuple romain songe à lui quand on récite sur la scène ce vers célèbre :

Videsne ut Cinædus orbem digito temperet.

[Voyez ce cynède gouverner l'univers avec le doigt.]

Tibère récompensa par des fonctions publiques ceux qui eurent pour lui les dernières complaisances, Pomponius Flaccus, S. Pison, Vitellius ; il prenait les enfants dès l'âge le plus tendre « necdum tamen lacte depulsos [quoique non sevrés] » pour les faire servir à ses plaisirs à Caprée. Il mêlait le meurtre à la débauche.
Caligula étala ses amours infâmes avec Lépidus, le pantomime Mnester et quelques jeunes étrangers reçus en otage, avec lesquels il eut des rapports réciproques « commercio mutui stupri [commerce de déshonneur réciproque] ». Il abusa brutalement de V. Catullus, jeune homme de famille consulaire. Voici ce qu'en dit Ausone :

Tres uno in lecto : stuprum duo perpetiuntur.
Et duo committunt : quatuor esse reor.
Falleris, extremis da singula crimina, et illum
Bis numeres medium qui facit, et patitur.

[[Ils sont] trois dans un lit : deux subissent le déshonneur
et deux le commettent : je compte qu’il sont quatre ?
Tu te trompes : compte pour un seul les coupables des [deux] extrémités,
compte pour deux celui du milieu, qui est [à la fois] actif et passif .]

Néron, épousa solennellement Sporus après avoir essayé de changer son sexe en le mutilant « ex sectis testibus etiam in muliebrem transfigurare conatus [[ayant] essayé de le transformer en femme en [lui] coupant même les testicules] ». Après avoir fait lier à un poteau des personnes des deux sexes entièrement nues, il se ruait sur elles et assouvissait sa passion ; puis, les sens fatigués, il s'abandonnait à son affranchi Doryphore.

« Virorum ac feminarum ad stipitem deligatorum inguina invadebat, et quum affatim desævissent conficeretur a Doryphoro liberto. »

[« Il s’élançait sur les parties sexuelles d’hommes et de femmes attachés à des poteaux. et, quand il avait assouvi sa férocité, il s'abandonnait à son affranchi Doryphore. »]

Il épousa ensuite un pantomime et un eunuque, le premier comme homme, le second comme femme.
Pétrone Arbiter était l'organisateur et le digne compagnon de ses orgies.
Galba et Othon furent de même atteints de vices contre nature.
Vitellius, après avoir servi aux plaisirs de Tibère à Caprée, eut un commerce honteux avec son affranchi Asiaticus.
Titus, dans sa jeunesse, s'entourait d'un troupeau d'eunuques et de gitons « exoletorum et spadonum greges ».
Domitien, Nerva, Trajan, Adrien qui aima éperdument un jeune homme de Bithynie nommé Antinous, imitèrent leurs prédécesseurs.
Commode,à la cruauté, joignait les vices les plus honteux. Il eut un affranchi, Anterus, pour amant. Il entretenait dans son palais trois cents concubines et trois cents cynèdes.
Héliogabale les surpassa tous. Proclamé empereur « il entre dans la ville éternelle, vêtu d'une robe de soie traînante, le visage fardé, les sourcils peints, semblable à une idole... Il s'habille en femme, prend le nom d'impératrice, confère les dignités de l’État à ses nombreux amants recrutés du cirque, de l'armée, de la marine, de tous les lupanars pour leurs facultés priapiques..., etc. » (Moreau, de Tours, Psych. morbide). Lampride rapporte qu'il aima l'eunuque Hyérocle au point de baiser avec respect ses parties sexuelles :

« ut eidem inguina oscularetur, [...] floralia sacra se asserens celebrare ».

[« il lui baisait les parties génitales soutenant qu'il célébrait ainsi les mystères de Flore. »]

Le même auteur le dépeint en une seule ligne :

« quis enim ferri possit principem, per cuncta cava corporis libidinem recipientem ? »

[« qui pouvait, en effet, supporter un prince qui prêtait à la luxure toutes les cavités de son corps ? »]

Les soldats qui en délivrèrent Rome, après l'avoir tué, l'empalèrent, lui et ses complices, « afin, disaient-ils, que leur mort ressemblât à leur vie » : « ut mors esset vitæ consentiens » .

En reprenant une à une chacune de ces personnalités et en les examinant à un autre point de vue, on trouve à la souche un épileptique. César; puis des hommes cruels et sanguinaires à l'excès comme Tibère, Néron et Commode : d'autres bizarres, mystiques, superstitieux ou faibles d'esprit comme Nerva et Galba, des gloutons et des alcooliques comme Vitellius, des déséquilibrés comme Adrien, des aliénés comme Héliogabale, des fous furieux comme Caligula, et à côté de tous ces types excessifs, un homme de goût, Octave, un génie, César. La dégénérescence est manifeste; rien ne manque au tableau de la famille névropathique. L'hérédité et la consanguinité ont préparé le terrain, l'excès de puissance, l'entourage, les circonstances ont fait le reste.
De cette revue, il ressort que les principales causes de la dépravation des mœurs dans l'antiquité païenne furent les opinions en philosophie et en morale et l'autorité absolue du maître sur l'esclave. Le vice revêt cependant une forme différente chez les Grecs et chez les Romains. Les premiers, au génie artistique si développé, mettent leurs sens au service de la religion et de l'art, les autres, pratiques et despotes, asservissent la religion et la politique à leurs passions. Ce qui, ici, est relevé par un soi-disant culte de la beauté et de l'idéal, n'est là que grossièreté et brutalité. Une certaine décence caractérise les uns, l'impudeur les autres. Il faut de plus incriminer à Rome, la vie des camps, loin des femmes et de la civilisation, l'excès de richesses et surtout l'invasion de tout un peuple d'étrangers passés maîtres en fait de corruption.

Dr Julien Chevalier, L'inversion sexuelle : psycho-physiologie, sociologie, tératologie, aliénation mentale, psychologie morbide, anthropologie, médecine judiciaire, A. Storck, Lyon ; G. Masson, Paris, 1893, p.67-106.

vendredi 1 juillet 2011

L'Islam, présentation de 1888.


Voici deux textes de 1888, présentant la religion musulmane aux lecteurs européens. Ernest Fallot, qui fut chef du service du commerce et de l'immigration à Tunis, présente le « clergé » musulman, en se référant particulièrement au cas tunisien.


A) Lettre du Cheikh-ul-Islam Ahmed Essaad.

 Constantinople, le 10 janvier.

Le Cheikh-ul-IsIam vient de publier un curieux document dont je vous envoie une traduction. C'est sous forme de lettre adressée à un fonctionnaire allemand qui demandait à se faire musulman, que le premier dignitaire de l'islamisme, après le Sultan, a cru devoir faire connaître la valeur de sa religion et sa morale. Il faut remarquer qu'il termine sa lettre en plaçant tous les musulmans sans distinction de pays sous la haute juridiction du Calife du Prophète, le Sultan, théorie qui a trouvé certains contradicteurs parmi des chefs musulmans et qui a empêché jusqu'ici la création du panislamisme.

Effendi.


« La lettre par laquelle vous demandez à être admis au sein de la religion musulmane nous est parvenue et nous a causé un vif contentement. Les réflexions que vous nous présentez a cette occasion nous paraissent dignes d'éloges. Toutefois, nous devons vous faire observer que votre conversion à l'islamisme n'est nullement subordonnée à notre consentement; car l'islamisme n'admet point entre Dieu et ses serviteurs des intermédiaires tels que le clergé. Notre devoir, à nous, ne consiste qu'à donner au peuple l'enseignement religieux et à lui apprendre ce qu'il ignore. Par suite, la conversion à l'islamisme ne comporte aucune formalité religieuse et ne dépend de l'autorisation de personne: pour l'obtenir, il suffit de croire et de proclamer sa croyance.

« En effet, la religion islamique a pour base la foi en l'unité de Dieu et en la mission de son serviteur le plus cher, Mohammed (que Dieu le comble de ses bienfaits et lui accorde le salut), c'est-à-dire qu'il faut confirmer en conscience cette foi et l'avouer par la parole, en répétant le verset arabe qui l'exprime : «Il n'y a qu'un Dieu et Mohammed est son Prophète. » Celui qui fait cette profession de foi devient musulman, sans qu'il soit besoin de l'approbation ou du consentement de personne...

« Voilà la définition sommaire de la foi ; maintenant entrons dans quelques développements.

« L'homme qui est supérieur aux autres animaux par son intelligence, a été tiré du néant pour adorer un Créateur. Cette adoration se résume en deux mots : honorer les ordres de Dieu et compatir à ses créatures. Cette double adoration existe dans toutes les religions. Quant à sa pratique, les religions diffèrent au point de vue de la règle, de la forme, du nombre plus ou moins grand des rites, des temps, des lieux, des conditions et des ministres. Mais l'intelligence humaine ne suffisait point pour connaître la manière de prier de la façon la plus digne de la gloire divine. Dieu, dans sa clémence, en accordant à certains êtres humains le don de prophétie, en leur envoyant, par l'intermédiaire de ses anges, l'inspiration des écrits et des livres, et en révélant ainsi la vraie religion, a comblé ses serviteurs de ses bienfaits.

« Le livre de Dieu qui est descendu le dernier du ciel, est le Coran sacré, dont les dispositions invariables, précieusement conservées dès le premier jour dans des volumes écrits et dans la mémoire de milliers de récitateurs, dureront jusqu'au jour du jugement dernier.

« Le premier des Prophètes a été Adam, et le dernier, Mohammed (que Dieu leur accorde le salut). Entre ces deux Prophètes, bien d'autres ont passé sur la terre : leur nombre n'est connu que de Dieu seul. Le plus grand de tous est Mohammed ; après lui viennent Jésus, Moïse et Abraham (que Dieu leur accorde le salut !)

« Tous ces Prophètes ont menacé leurs fidèles du jour du jugement dernier ; aussi faut-il croire que les morts ressusciteront, qu'ils comparaîtront devant le tribunal de Dieu pour rendre leurs comptes et que les élus seront envoyés au paradis et les coupables en enfer. Toutes les actions de chacun en ce monde seront ce jour-là examinées une à une, et quoique tous les actes des soldats qui combattent pour la guerre sainte, même leur sommeil, soient considérés comme une prière, ceux-là aussi seront obligés au jour du jugement dernier de rendre leurs comptes,. Il n'y a d'exception que pour ceux qui meurent pour la sainte cause, c'est-à-dire pour les martyrs, qui, sans interrogatoire, iront au paradis.

« De même il faut attribuer, comme un article de foi le bien et le mal qui nous arrivent à la Providence de Dieu. Le croyant doit avoir foi en Dieu, en ses anges, en ses livres, en ses Prophètes, au jugement dernier, et attribuer le bien et le mal à la volonté divine. Celui qui professe ces vérités est un vrai croyant, mais pour être un croyant parfait, il faut accomplir ses devoirs, prier Dieu et éviter de tomber dans des péchés, tels que le vol. l'assassinat, l'adultère, la sodomie. Outre la profession de foi dont nous avons parlé plus haut, un bon musulman doit prier cinq fois par jour de vingt quatre heures, distribuer chaque année la quarantième partie de ses biens aux pauvres, jeûner pendant le mois de ramadan et faire une fois dans sa vie le pèlerinage de la Mecque.

« Si un croyantpécheur, c'est-à-dire comme un croyant égaré, et aura mérité, dans l'autre monde, une punition provisoire. Il reste à la disposition divine : Dieu lui pardonne, ou le condamne à passer en enfer un laps de temps en proportion avec les fautes commises.

« La foi annule tout péché ; celui qui se convertit à l'islamisme devient innocent comme s'il venait de naître, et il n'est responsable que des péchés qu'il commet après sa conversion. Un pécheur qui se repent et qui sollicite en personne de Dieu la rémission de ses péchés, obtient le pardon divin.
Seulement les droits du prochain font exception à cette règle. Tout le monde est responsable sans exception vis-à-vis de son prochain, et pour éviter cette responsabilité que l'on retrouvera tôt ou tard, il n'y a qu'un moyen, celui d'obtenir le pardon de l'ayant droit. En tous cas, quelqu'un, pour se faire pardonner ses péchés, n'a pas besoin de l’intermédiaire d'un directeur spirituel.

« Tout cela paraît fort étrange aux peuples habitués au régime sacerdotal... Dans la religion musulmane, l'enfant naît musulman ; son père ou le chef de la famille lui donne un nom. Lorsqu'ils veulent contracter mariage, l'homme et la femme ou leurs mandataires seuls s'engagent en présence de deux témoins ; les contractants ne sont que les intéressés ; d'autres que ceux-là ne peuvent intervenir dans le contrat ni s'y associer. Un musulman prie tout seul, dans tous les lieux à sa convenance, et il implore directement Dieu pour la rémission de ses péchés ; il ne les confesse pas à autrui et il ne doit pas le faire. À sa mort les habitants musulmans de son quartier ou de sa ville sont obligés de le mettre dans un linceul et de l'inhumer. Tout musulman peut accomplir ce devoir, la présence d'un chef religieux n'est pas nécessaire. En un mot, dans tous les actes religieux, il n'y a pas d'intermédiaire entre Dieu et ses serviteurs...Il faut apprendre les dispositions révélées de la part du Créateur par le Prophète et agir en conséquence. Seulement l'accomplissement de certaines cérémonies religieuses est subordonné à la permission du Calife du Prophète, du Commandeur des Croyants, attendu que la tenue des cérémonies islamiques est un de ses attributs sacrés. L'obéissance à ses ordres est un des plus importants devoirs religieux. Quant à notre mission, elle consiste à administrer en son nom les affaires religieuses qu'il nous a confiées.

« Une des choses auxquelles tout musulman doit être attentif est la droiture dans le caractère ; révérer les grands et compatir aux faibles sont des préceptes islamiques.

« Que Dieu accorde le salut et le succès à celui qui est touché de la grâce divine.

Le Cheikh-ul-IsIam AHMED ESSAAD.

Constantinople, 18 rebi-ut-akhir 1305 (3 janvier 1888). »


Journal des Débats, 18 janvier 1888, p. 2.


B) Présentation d'Ernets Fallot.

L'islam se divise en quatre rites orthodoxes qui ne diffèrent que par l'interprétation de certains dogmes secondaires. Ce sont : le hanéfite, le malékite, le chafaïte et le humbélite ; chacun d'eux a pris le nom de son fondateur Les chiaïtes, descendants des partisans d'Ali, gendre de Mohammed, sont considérés comme hérétiques. Les deux premiers rites sont les seuls représentés en Tunisie. Les adhérents du rite malékite sont les plus nombreux ; le rite hanéfite a été importé par les Turcs : c'est à lui que se rattachent S. A. le Bey et la famille beylicale. Les Djerbiens et les Mozabites seuls sont
chiaïtes.

Le rôle du clergé musulman est clairement défini dans le document auquel sont empruntés les extraits cités plus haut :

« Notre devoir à nous, (les membres du clergé), dit le Cheik-ul-Islam, ne consiste qu'à donner au peuple l'enseignement religieux et à lui apprendre ce qu'il ignore.»

Le prêtre porte le nom d'imam, qui signifie président, parce que c'est lui qui préside à la prière publique.À l'heure du culte les fidèles se rangent en lignes et debout dans les mosquées, en regardant du côté d'un enfoncement de la muraille qu'on appelle mirab, et qui indique la direction de La Mecque. En face d'eux se tient l'imam qui récite la prière à haute voix et indique les génuflexions que suivent tous les assistants. Certains imams sont spécialement chargés de la prédication. À la tête du clergé hanéfite est placé le Cheik-ul-Islam; il a un droit de préséance sur le bach-mufti, chef du clergé malékite. Les mosquées de Tunis sont réparties entre les deux rites. Il n'existe pas de budget des cultes, chaque mosquée étant entretenue par les revenus de fondations pieuses inaliénables.

Le titre de Ahalem (pluriel Oulema) est un titre scientifique, mais qui suppose surtout des connaissances théologiques étendues. Il s'acquiert par un examen et permet à ceux qui en sont revêtus de postuler certaines fondions qui leur sont réservées, telles que celles de professeurs dans les mosquées. Les Oulémas jouissent d'une très-grande considération. Ils ont le droit, dans des circonstances graves, de présenter des observations au Souverain, si sa conduite politique leur paraît de nature à mettre en danger les intérêts de la religion.

On appelle chorfa ( au singulier chérif) les descendants du Prophète. Ils peuvent seuls porter un turban vert, signe visible de leur noble origine.

Le marabout est un homme qui s'est fait remarquer par ses vertus et par sa piété : c'est le « croyant parfait » dont parle le Cheik-ul-Islam de Constantinople. Un tel homme est de son vivant l'objet de la vénération des fidèles. Après sa mort, ses descendants bénéficient du même respect, jusqu'à ce que l'un d'eux s'en montre indigne par ses vices ou ses crimes et soit voué au mépris public. Il s'est ainsi constitué en pays musulman une sorte de noblesse religieuse héréditaire, mais qui peut se perdre par l'indignité notoirement reconnue du titulaire.

Quelques-uns des plus fameux parmi ces saints de l'islam ont fondé des confréries religieuses. Ces associations n'ont aucune idée théologique qui leur soit propre ; elles ont pour but simplement d'entretenir l'esprit religieux et la fidélité aux prescriptions du Prophète. Les adhérents ou akhouann (frères) choisissent pour patron le fondateur de l'ordre, contribuent par leurs dons à la prospérité de son œuvre et ajoutent aux prières obligatoires, une prière particulière qu'il a composée et qui devient le signé de ralliement de la confrérie tout entière. Le fondateur commence par construire, dans un lieu convenablement choisi, une mosquée dont il est le desservant. Dans les bâtiments environnants, il ouvre une école où il enseigne surtout le Coran, et il offre une large hospitalité aux pèlerins de passage et aux voyageurs pauvres ; il distribue enfin aux malheureux d'abondantes aumônes. Cette institution, à 1a fois lieu de culte, école et établissement de bienfaisance, s'appelle une zaouia. Pour subvenir aux dépendes qu'elle entraîne, le marabout fait des collectes, ou envoie ses disciples quêter au loin parmi ses adeptes. Lorsque la confrérie s'est accrue et a réuni dans un pays de nombreux adhérents, le chef envoie un mokadem (délégué) y fonder une nouvelle zaouia, succursale de la maison-mère. C'est ainsi que l'ordre peut progresser et s'étendre de proche en proche jusqu'aux extrémités du monde musulman. Certaines confréries sont extrêmement riches et puissantes et mettent leur influence au service d'une action politique.


Ernest Fallot, Notice géographique, administrative et économique sur la Tunisie, impr. de C. Fath, Tunis, 1888, p. 36-41.




jeudi 30 juin 2011

Amour-propre, orgueil, vanité : définitions selon A. Bossu, 1859.


Amour-propre, orgueil, fierté.


320. (...) Ce sentiment [l’amour-propre] est commun aux animaux et à l'homme, cela est évident, car aimer sa propre personne est la première condition dont un être sensible doit être pourvu. (…).

L'organe de l'amour-propre a été vérifié sur une foule de personnes, sur les deux sexes, sur des nations entières. Il est plus développé chez l'homme que chez la femme. Existant dans de justes limites, il donne la dignité, la noblesse du caractère ; lorsqu'il manque, l'individu se fait remarquer par la modestie, l’humilité, la bassesse ; s'il prédomine, au contraire, il produit l’orgueil, la fierté, la suffisance, insolence, le dédain. Celui qui a ce sentiment joint à l'amour de la gloire peut parvenir à dominer ses semblables, s'il est en même temps intelligent et courageux.

« Gall remarque la tendance qu'ont tous les orgueilleux à s'élever physiquement; ainsi, suivant lui, l'homme fier se redresse et ne perd pas une ligne de sa taille; les enfants chez lesquels perce l'orgueil, se dressent sur la pointe des pieds, montent sur des chaises, sur des lieux élevés pour se donner de l'importance; les rois se placent sur des trônes; ceux qui veulent commander, sur des points culminants, etc. »


Vanité, amour de l'approbation, ambition.

321. (…) Spurzheim l'a bien décrit: « Je considère, dit-il, le sentiment primitif de la vanité comme la faculté qui veut plaire aux yeux d'autrui, et qui fait cas de ce que les autres pensent et disent. Elle aime les caresses, les flatteries et les applaudissements; elle est cause de la parure, de l'ostentation et des décorations. La coquetterie entre dans sa sphère d'activité; elle produit encore l'émulation et ce qu'on appelle le point d'honneur, l'amour de la gloire et des distinctions. Si elle se manifeste par de grands phénomènes, on l'appelle ambition ; si elle s'applique aux choses futiles, elle porte le nom de vanité. Ceux qui sont doués de ce sentiment aiment l'approbation d'autrui: tel est l'ouvrier pour bien faire son ouvrage, le cocher pour bien conduire ses chevaux, elle général pour remporter une victoire. »

A. L'amour-propre est le stimulant nécessaire de toutes les conditions humaines; si, manquant, toute émulation, tout désir de s'élever, de bien faire est éteint, en excès, il produit l'ambition, l'amour des honneurs, et peut faire commettre des bassesses à seule fin de parvenir à imposer à la foule par les décorations.
La vanité blessée à l'occasion d'une préférence dont une autre personne est l'objet fait naître la jalousie. La colère et la haine dérivent aussi d'une blessure faite au sentiment d'amour-propre.

B. La vanité est essentiellement distincte de l'orgueil. 

« L'orgueilleux, dit Gall, est pénétré de son mérite supérieur, et traite du haut de sa grandeur, soit avec mépris, soit avec indifférence, tous les autres mortels; l'homme vain attache la plus grande importance au jugement des autres et recherche avec empressement leur approbation. L'orgueilleux compte que l'on viendra chercher son mérite; l'homme vain frappe à toutes les portes pour attirer sur lui l'attention et mendier quelque peu d'honneur. L'orgueilleux méprise les marques de distinction, qui font le bonheur de l'homme vain; l'orgueilleux est révolté par les éloges indiscrets, l'homme vain aspire toujours avec délices l'encens même le plus maladroitement prodigué!....

Antonin Bossu, Anthropologie ou étude des organes, fonctions et maladies de l'homme et de la femme, 5e édition, tome 1er, Bureaux de l’abeille médicale, Paris, 1859, p. 232-233.

Propositions de thérapie cognitive et comportementale de la timidité, par Cl. Goth, 1914.



Moyens propres à enrayer et à guérir les maladies de l'aplomb.


L'impressionnabilité vaniteuse.

C'est, nous l'avons vu la conviction qu'ont la plupart des timides, de l'importance attachée à leurs faits et gestes, qui les rend si faciles à déconcerter.
Il est certain que le même timide qui se trouble à tout moment, et semble à peine capable de se conduire sans gaucherie, au milieu de ses camarades ou des gens qui forment le cercle de ses relations, retrouve tout son aplomb quand il se voit au milieu de gens inconnus et surtout quand il se croit sûr de n'être pour eux qu'un anonyme.
Cette impression est si profonde qu'on a vu maints écrivains obtenir de véritables succès sous des pseudonymes alors que sous leur nom, ils ne produisaient que des choses médiocres.
La raison de cette anomalie n'est autre qu'une vanité exagérée, greffée sur une grande faiblesse de caractère.
Le souci de leur amour-propre, la crainte des railleries et surtout l'appréhension de ne pas briller suffisamment, tous ces sentiments joints à la débilité morale qui ne permet point de réagir, amènent une nervosité que les timides connaissent bien et dont ils redoutent l'apparition, au point que cette crainte même finit par créer un état nerveux bien propice à provoquer l'apparition des inconvénients qui les mettent au supplice.

Le seul remède efficace contre cet état d'impressionnabilité est de rejeter le plus possible sa personnalité propre pour cultiver l'anonymat,

Par exemple, M. A. , se trouve atteint de la tare dont nous parlons et il en souffre d'autant plus qu'il se sait possesseur de certains moyens qu'il serait heureux de faire valoir ; mais la maladie de l'aplomb que nous décrivons ici le tient : en proie à tous les sentiments déjà cités, il ne peut maîtriser l'appréhension, la confusion, l'humiliation qui le paralysent complètement, dès qu'il se sent observé.

Que doit-il faire ?

Réfléchir et se dire que si M. A est prêt à mourir de dépit et de honte à l'idée d'un échec ou d'une exhibition ridicule, ce même M. A. verrait d'un œil indifférent M. B. subir ces humiliations.
De là à adopter dans la mesure du possible — le personnage de M. B. il ne doit pour lui se présenter aucune hésitation.
Il s'efforcera donc de se trouver dans un milieu où il est complètement inconnu, ou bien il adoptera un pseudonyme ; cela est très facile et tout à fait admis pour ceux qui veulent avoir un contact avec le public.
Ce n'est donc plus M. A qui sera en cause, mais M. B. un inconnu, dont les gaucheries n'atteindront pas le renom de M. A.
Fort de cette sorte d'anonymat, M. A. fera mouvoir M. B sans crainte ; il se verra débarrassé de l'appréhension et sa nervosité s'éteindra peu à peu.
Il commencera d'abord par fréquenter des milieux ou M. B. lui-même est un personnage sans importance et ce sentiment lui donnera confiance et lui permettra de conserver un maintien aisé.
Puis il s'enhardira en voyant combien M. B. est sympathique et comme il lui est facile de passer inaperçu ; aussi ne se sentant pas observé, il perdra l'habitude des attitudes gênées, il parlera sans contrainte, en se mêlant d'abord à la conversation, puis en entreprenant de se faire écouter à son tour.
Ensuite il se donnera pour tâche d'y briller et chacun des succès de M. B sera une victoire pour M. A qui est bien décidé à ne prendre à son actif que les succès de ce personnage.
Dans cet effort, il perdra tous les jours un peu de son infériorité passée et conquerra quelque chose sur la maîtrise à venir. Il en viendra bientôt à revêtir sa nouvelle personnalité qu'il confondra avec la sienne et de ce jour-là il pourra se déclarer guéri.
À ceux qui diraient que ce moyen ne peut être mis en pratique par tout le monde, nous objecterons que dès qu'il s'agit de la guérison, une supercherie bénigne peut toujours être mise en jeu ; quant à ceux auxquels leur situation interdit le port d'un pseudonyme, il leur sera toujours facile — même avec la complicité d'un ami averti, ou, mieux encore avec celle du médecin — de fréquenter des milieux où ils seront complètement inconnus, Cela équivaut à l'anonymat et présente les mêmes avantages, car il suffit que M. A. soit convaincu par l'attitude de M. B. qu'il est un homme comme les autres et même supérieur à bien d'autres sur certains points, pour qu'il retrouve immédiatement les moyens qu'une vaniteuse débilité lui avait fait perdre.
Il acquerra encore la conviction qu'il peut être compris et apprécié selon ses mérites et il s'efforcera de les augmenter, afin d'obtenir les suffrages de ceux dont il redouta si fort les railleries.
Arrivé à ce point, le vaniteux est bien près d'être guéri et s'il veut appeler à son aidé l'énergie qui maintient les résolutions, il est certain du prompt succès.


La fausse honte.

Le remède contre la fausse honte différera peu, car cette maladie est basée sur un motif analogue
S'il est possible de prouver au malade qu'il passe inaperçu et si on parvient à lui démontrer qu'il n'a pas attiré l'attention, on arrivera peu à peu à dompter son appréhension, concernant le jugement des autres.
En outre, il sera bon pour lui de s'imposer une tâche, concernant la répression de son défaut.
Il s'étudiera à entrer dans les endroits où se trouve réunie une nombreuse assemblée et il adoptera un maintien simple et assuré.
Pour cela il travaillera avec soin son personnage : d'abord le matin devant sa glace, puis il s'efforcera de garder cette attitude pendant toute la journée ; aussitôt que son assurance l'abandonnera il corrigera son maintien en s'appliquant à prendre l'air naturel et dégagé.
Pour commencer, il choisira les endroits où il n'est pas connu, en sorte que ses gaucheries étant anonymes, elles n'auront pas le pouvoir de l'impressionner. Il lui serait même loisible, dans le cas où il aurait commis une maladresse, de changer de milieu, afin de n'être pas poursuivi par l'appréhension d'une rechute, vis à vis des mêmes personnes.
Les réunions publiques, les théâtres, les conférences seront autant de lieux où il pourra exercer ses tentatives.
Lorsqu'il aura pris l'habitude d'entrer avec naturel, de prendre place sans se déconcerter et de s'asseoir sans avoir à se reprocher une gaucherie, il pourra prendre l'initiative de quelques phrases de conversation, au cours desquelles il s'étudiera à conserver de l'aisance, en évitant à la fois la gêne ou la trop grande désinvolture, qui, étant donné son peu d'habitude de la mesure, ne tarderait pas à passer pour de l'outrecuidance; et c'est ce qu'il faut évitera tout prix.
Ce dont il doit surtout se garder, c'est de se sentir en disparité de sentiments avec les gens auxquels on s'adresse, car cette constatation ferait immédiatement naître la crainte de n'être
point compris, ce qui serait provoquer l'apparition de l'embarras.
Dès que le timide aura perdu le sentiment de son isolement moral, il n'aura plus de raisons pour rechercher la solitude et verra tout sous un jour plus riant ; les choses ne lui sembleront plus immuablement sombres et il pourra plus aisément éviter la maladie connue sous le nom de :


Pessimisme des timides.

Cette nuance de tristesse permanente, causée par les états de conscience du timide est encore augmentée par la notion de son infirmité, qui, s'il ne réagit pas, ne tarde pas à prendre les proportions d'une tare physique et apparente.
Il résulte de cette constatation une tendance à trouver dans tout une partie des défauts que l'on possède. Cela détermine une habitude de dénigrement qui s'étend du particulier au général et on trouve que tout va mal dans le monde, pour s'excuser d'être aussi imparfait soi-même.
C'est à travers ses défauts que le timide pessimiste aperçoit l'univers, aussi y trouve-t-il tout mauvais et déplorable, et finit par travestir la joie la plus franche en un motif de désenchantement.
Arrivé à ce point, le pessimiste touche à la neurasthénie et l'intervention du médecin du moral devient nécessaire.
C'est une erreur de penser que les distractions sont un remède toujours efficace. La plupart du temps, au contraire, le malade les repousse et s'entête dans sa misanthropie en niant les joies qui lui sont attribuées.
C'est au médecin à savoir opérer la diversion voulue, en étudiant le caractère et la nature du sujet.
On cite le cas d'un timide, poussant le pessimisme jusqu'à la neurasthénie, qui se trouva guéri par l'annonce de sa ruine imminente.
Les démarches qu'il dût faire à ce sujet le tirèrent de son habituelle torpeur et cet homme qui niait le pouvoir et les avantages de la richesse, se trouva si fort désolé d'être menacé de les perdre, qu'il tenta tout ce qu'il était possible d'entreprendre pour enrayer ce désastre.
Pendant ce temps, la maladie pessimiste, s'était envolée et il se réveilla de cette crise avec une fortune diminuée, mais riche d'un pouvoir inconnu jusque là : celui d'en jouir.
Le meilleur parti à prendre pour dissiper cette tendance des timides au pessimisme est de leur créer une diversion : joie, amour, haine, travail, etc., etc...
Un profond observateur a guéri un de ces malades en lui inspirant la passion de la collection et en le mettant au défi de trouver tel ou tel objet, dont la valeur d'origine était considérable.
D'autres ont su inspirer un sentiment de crainte et les facultés du timide tendues vers une appréhension spéciale, ont fait dériver les autres au profit de celle-là.
La condition essentielle est de sortir le timide de son apathie en lui prouvant qu'il peut encore prendre de l'intérêt à la vie.
Il serait cependant maladroit de lui démontrer son évolution avant qu'elle n'ait été entièrement accomplie, car le malade ne manquerait de nier les progrès et de s'empresser de les enrayer, ne serait-ce que pour prouver qu'il a raison.
Cette cure doit être entreprise avec un grand sens de la délicatesse et une grande connaissance des aspirations de celui que l'on veut guérir.


L'attitude factice.

Nous avons dit quels sont les sentiments qui la produisent il s'agit donc de faire disparaître ces sentiments ou d'en montrer l'inanité.
La besogne n'est pas toujours simple, car l'isolement moral du timide lui a créé une mentalité spéciale et le manque de contrôle lui interdit de comprendre le ridicule de l'attitude qu'il a choisie.
Il est donc nécessaire de l'amener de lui-même à en voir les côtés ridicules ; cependant il faut bien se garder de les lui démontrer brutalement, car on n'obtiendrait de lui qu'une retraite, encore plus farouche, au cours de laquelle les idées déformatrices prendraient en lui des racines trop nombreuses et trop solides.
Le sentiment de la mesure devra être celui qu'il s'agira de faire naître en lui, avec celui du naturel et de la simplicité.
Pour y parvenir, la tactique employée sera complètement différente de celle dont on se servira vis-à-vis des timides par vanité.
Au lieu de paraître les ignorer, on s'appliquera au contraire à exalter leurs actes, mais leur actes simples seulement ; on affectera de passer sous silence les exagérations de sentiment et de ne pas remarquer l'artifice de leur attitude.
Peu à pou on les amènera à discuter et ils en arriveront ainsi à subir le contrôle des idées d'autrui ; au contact des idées saines, les leurs se modifieront sans qu'ils s'en aperçoivent et le soulagement qu'ils en ressentiront, les aidera à supprimer toute tendance exagérée vers un merveilleux, qui prend trop souvent la forme du ridicule.
Mais il est indispensable d'amener ce changement sans qu'ils s'en aperçoivent, car la vanité de la faiblesse aidant, ils ne manqueraient pas d'affirmer leur attitude défectueuse, ne serait-ce que pour ne pas convenir de leur tort.
Le meilleur moyen est donc de leur suggérer l'attitude de la simplicité et leur propension à l'artifice des attitudes sera le meilleur complice du médecin, qui parviendra ainsi à son but en produisant chez le sujet le minimum de résistance.


La haine de l'effort.

Cette maladie, si commune parmi les timides, provient souvent d'un pessimisme, niant toute efficacité de l'action.
Elle est encore la résultante de la veulerie, gisant au fond de l'âme de tous ceux qui souffrent des maladies de l'aplomb.
L'abstention, lorsqu'elle ne repose pas sur une résolution arrêtée, découle toujours d'une paresse d'agir ou de penser qui, lentement se transforme en une impossibilité ; il est plus simple de ne rien faire ou de ne faire que le minimum d'efforts et ainsi s'enliser dans une inaction que l'on vante volontiers, tout en en souffrant profondément, car l'atonie physique entraîne le néant des résultats.
Une sage répartition de quelques exercices physiques et mentaux sera donc nécessaire pour remédier à ce manque d'énergie ; quelques occasions devront être fournies au sujet de sortir de son apathie ordinaire, pour entrer dans la voie d'une activité, qui, pour commencer devra être très mesurée.
Peu à peu on augmentera la durée des exercices, on multipliera les occasions, on mettra le malade en face de quelque résolution, dépendant uniquement de lui-même et fournissant matière à réflexion et si ce régime est adroitement préparé, l'indolent ressentira bientôt un tel soulagement, il éprouvera un tel bien-être physique et moral que l'achèvement de la guérison ne sera plus qu'une question de temps.


La pusillanimité.

Rien n'est plus déprimant que cette perpétuelle crainte, qui range le timide parmi les êtres inférieurs.
Elle est faite d'émotion, d'appréhension, de scrupules, de honte et de peur.
Il s'agit de combattre tous ces sentiments à la fois et de prouver au malade que ces craintes sont vaines. Pour cela les discours sont superflus ; il est besoin d'un traitement physique et d'un entraînement moral à la fois.
Le traitement moral consistera donc à feindre de ne point voir son émotion et à agir comme si elle ne s'était point produite.
S'il paraît s'étonner de ce manque de clairvoyance, on lui objectera qu'en effet, on s'est bien aperçu de son embarras mais qu'on n'a pas en l'idée de l'attribuer à un sentiment qui ne pouvait pas exister. Et on le remettra en face de l'émotion qu'il vient de ressentir ; s'il est possible même, on la suscitera de nouveau, ne serait-ce que pour lui en démontrer l'inanité.
Il faut agir avec lui comme on le ferait avec ces enfants peureux que l'on rassure en leur faisant toucher du doigt l'oripeau qu'ils ont pris pour un fantôme.
Simultanément on entreprendra de faire suivre au malade un traitement physique destiné à fortifier ses muscles ; on lui fera faire de longues promenades, au cours desquelles on lui donnera souvent l'idée de prendre une décision, soit qu'il s'agisse d'un changement de direction, d'une halte ou du choix d'une route, lui donnant ainsi occasion de vaincre l'hésitation ordinaire à tous les timorés ; enfin on cherchera par tous les moyens à développer les qualités d'endurance qu'on désirerait lui voir posséder. 
 
(...).

Les impossibilités physiques.

Pour tout ce qui regarde les phobies qu'une timidité extrême apporte avec elle, aussi bien qu'en ce qui concerne tous les cas que nous venons de citer, il est essentiel de faite suivre au sujet deux traitements simultanés, l'un tout à fait physique, l'autre entièrement moral.

Nous allons les décrire tous deux dans leurs grandes lignes.

Traitement physique.

L'hygiène bien entendue doit être le point de départ de ce traitement.
Il s'agira d'abord de pratiquer la respiration bien comprise, C'est le meilleur moyen de donner au cœur une impulsion plus ferme en facilitant l'action des poumons.
On s'exercera donc à respirer fortement et lentement, jusqu'au moment où les poumons sont emplis d'air, puis on conservera cet air pendant quelques secondes et on le rejettera lentement, en ayant soin d'élargir la cage thoracique en creusant l'abdomen,
Une dizaine de respirations profondes amènent un calme passager et si cet exercice est souvent renouvelé la propension à l'essoufflement et l'accélération des battements du cœur qui sont des malaises si fréquents chez les timides, ne tarderont pas à s'atténuer, diminuant ainsi les chances d'accès.
On s'exercera encore à conquérir l'assurance du regard, Il s'agit de développer la puissance du nôtre, en évitant de subir celle du regard d'autrui.
Il s'agira donc de fixer, d'abord des objets quelconques, avec la volonté exprimée tout haut d'assurer la puissance de son regard.
Ensuite on s'étudiera à regarder les gens auxquels on parle, non dans les yeux, de crainte de subir l'influence de leur regard, mais entre les deux yeux, à la racine du nez, afin d'éviter l'attirance de leurs regards, tout en leur faisant sentir la puissance du sien.
On s'appliquera encore à garder les paupières ouvertes, sans clignement et pendant cet exercice, on se gardera bien de penser à autre chose qu'à cette phrase que l'on répétera à haute voix :

« JE VEUX CONQUÉRIR L'APLOMB »

En même temps on entreprendra une lutte contre la gaucherie dont la conscience apporte un trouble certain dans la conduite, cri causant un désarroi qui se traduit toujours par la confusion.
On écartera le souvenir des exhibitions où l'on s'est couvert de ridicule, ou si l'on veut y penser, ce sera avec la ferme résolution d'en éviter le retour.
On s'exercera d'abord, après quelques exercices respiratoires, à ouvrir largement la poitrine en rejetant la tête en arrière et en étendant les bras, non par brusques saccades mais dans un mouvement très large et très rythmé.
C'est le défaut des timides de ne point accomplir leurs gestes, mais de les briser après les avoir ébauchés seulement.
Ensuite on se placera devant une glace et on cambrera les reins, en se donnant une attitude fière et aisée.
On fera quelques pas en conservant cette attitude et en contrôlant dans la glace son maintien absolu, puis on choisira une phrase et on la répétera en l'accompagnant de gestes sobres, mais toujours larges et non étriqués.
En répétant cette phrase — qui doit être prise dans le répertoire de celles que l'on emploie couramment — on s'observera soigneusement, en évitant tout balbutiement et en assurant son regard, ainsi que la correction de son maintien.
En même temps, dans tous les actes qu'on accomplira, on s'étudiera à éviter les mouvements carrés, étroits, qui sont ceux des timides ; dès qu'on se surprendra à en esquisser, on se mettra devant la glace et on répétera le mouvement en cherchant à lui donner de l'ampleur.
On s'appliquera encore à conserver une attitude harmonieuse dans tous les mouvements que l'on exécute, si simples soient-ils : en se coiffant, en nouant sa cravate ou en accomplissant toutes les menues besognes de la toilette, on aura soin de chercher à développer la grâce et l'harmonie du geste,
Dans la rue, on maintiendra cette attitude en portant (sans exagération, toutefois,) la tête haute, en marchant résolument et en regardant bien droit devant soi.
Si, dans les premiers temps, cette attitude semble trop difficile à conserver, on s'assignera un temps donné pour la garder et ce temps devra tous les jours être augmenté de quelques minutes, jusqu'à ce que ce maintien devienne naturel.
On ne doit pas oublier que le sentiment de leur gaucherie apparente est pour beaucoup dans les maladies de l'aplomb. En supprimant cette gaucherie, on parviendra donc à supprimer une des causes principales de la timidité.


Exercice raisonné (ou mental).

Le premier de tous doit être l'examen journalier, fait avec une sincérité qui ne laisse aucune place à la dissimulation,
Chaque phrase malheureuse sera reprise, chaque attitude commentée et ainsi se tracera le plan d'étude pour le lendemain.
On prévoira les entrevues que l'on doit avoir et les mots qu'il faudra prononcer et on s'endormira en se disant : Demain je ferai ou je dirai telle chose et je me promets d'avoir de l’aplomb.
Les mots ont une force attractive indéniable et s'endormir sur une résolution de ce genre, c'est créer une association d'idées qui ne peut qu'être favorable au plus haut degré.
L'exercice mental doit surtout se résoudre en une sorte d'affirmation de la volonté d'acquérir l'aplomb et cette volonté, renforcée par l'application et par les exercices physiques que nous avons décrits, ainsi que par les divers traitements que nous avons mentionnés, aura très vite raison de ces infirmités dont on sourit parfois, mais qui n'en sont pas moins de sérieux obstacles au bonheur de la vie : celles qu'on nomme : Les maladies de l'aplomb.

Clément Goth, Comment guérir les maladies de l'aplomb ?, Éditions Nilsson , Paris, 1914, p. 31-57.