Rechercher dans ce blogue

mardi 30 août 2011

Les qualités du coeur, selon N.-V. de Latena, 1844.



§ I. — Bonté.

La bonté est un penchant naturel à prévenir ou à calmer la souffrance. C'est la plus féconde des qualités du cœur. Toutes les autres en dérivent plus ou moins, et lui doivent leur principal mérite. À l'opposé de l'égoïsme, qui songe uniquement à se satisfaire, la bonté s'occupe du bien-être des autres; et, quand elle excite l'homme à quelque retour sur lui-même, c'est pour lui faire deviner, par ses propres goûts, ce qui pourrait leur plaire.

1° En quoi la bonté diffère de la bienveillance.

La bonté réside dans le cœur, et peut rester inactive, sans cesser d'être réelle et permanente. Le caractère bienveillant est une bonté expansive : mais la simple bienveillance est une bonté circonspecte et tout accidentelle, un choix du cœur, ou seulement le témoignage d'un intérêt plus ou moins vrai, plus ou moins durable (1).

La bonté se refuse à contribuer, sans nécessité, à la souffrance d'un être animé ; la bienveillance, pour quelques personnes, n'exclut ni la dureté, ni même la cruauté envers d'autres.

La bonté prend quelquefois des dehors froids et sévères ; la bienveillance, jamais. L'une veut être utile; l'autre songe surtout à plaire.

La bonté appartient au naturel ; la bienveillance est l'effet des habitudes et des mœurs sociales.

La première oublie les rangs ; la seconde les marque, en s'adressant aux inférieurs.

L'une est toujours sincère, l'autre peut être simulée.

2° Comment la bonté se manifeste par la pitié, par la compassion, par la commisération et par la charité.

Ces divers sentiments sont inspirés par la vue des souffrances d'autrui. Ils expriment, pour ainsi dire, les différents degrés de la bonté.

La pitié est un élan de sympathie, excité, dans notre âme, par la faiblesse, ou par les maux d'une personne placée dans une situation plus fâcheuse que la nôtre. La pitié s'émeut, à l'aspect ou au récit des misères des autres, et voudrait y apporter remède; mais souvent elle s'éteint, après cette première impression; et quand elle y survit, c'est comme auxiliaire de la bienfaisance, ou seulement comme un stérile souvenir.

Une pitié plus profonde et plus durable devient de la compassion. Elle associe celui qui l'éprouve à la souffrance qui l'inspire, et confond, dans un seul sentiment, un intérêt sincère pour les maux d'autrui et un retour douloureux sur ceux que l'on a soi-même éprouvés.

La commisération est une compassion tendre pour des maux que l'on a, au moins, la volonté de soulager.

La charité est un sentiment de commisération que la religion vivifie et féconde, en lui donnant pour motif la fraternité, et pour but la bienfaisance.

On naît bon ou méchant, c'est-à-dire enclin à faire du bien ou du mal à autrui : mais l'éducation et l'expérience peuvent modifier la tendance primitive. Souvent on n'est méchant que par défaut de réflexion ; car le contentement de l'âme que donne la bonté suffit pour en prouver l'avantage.

Pour rester bon, il faut considérer les méchants comme des insensés.

L'homme le meilleur est celui qui s'occupe le moins de son bien-être, et le plus du bien-être des autres. Les élans de son âme l'entraînent loin du cercle étroit de l'égoïsme. Il cherche à faire des heureux, sans calcul, et sans songer qu'il accomplit un devoir. Une impulsion naturelle le porte au dévouement; et la satisfaction qu'il y trouve est le seul sentiment qui le ramène au souvenir de lui-même. Si cet homme n'est pas le plus vertueux des hommes, je le répète, il est le meilleur.

Ne pas faire de mal à un être sensible est la loi de l'humanité; faire du bien, par goût, est une preuve de bonté ; rendre le bien pour le mal, est l'héroïsme de la charité chrétienne.

Un homme bon, après le plus excusable emportement contre une personne qu'il aime, ne tarde pas à montrer son regret par une excessive indulgence. Confus et attristé de sa colère, il s'efforce de la faire oublier. Il gardera plus longtemps rancune d'un tort léger sur lequel il se tait, que d'un tort grave dont il ose se plaindre.

Dans les âmes vulgaires, la bonté n'est souvent qu'un des effets de la faiblesse. Dans les âmes élevées, elle est le désir de faire des heureux ; et quelquefois, cachée sous l'apparence de la sévérité, elle se révèle, moins par l'action même, que par des résultats éloignés. Il faut avoir de la raison et du cœur pour discerner la vraie bonté.

Pensez beaucoup à vous, et trop peu aux autres pour contrarier leurs mauvais penchants, on vous croira bon. Efforcez-vous d'éclairer ceux qui s'égarent, on vous croira chagrin, et peut-être méchant.

Est-on fondé à se croire bon, quand on éprouve, seulement de temps en temps, quelques sentiments de bienveillance ? Comme on est fondé à trouver beaux les jours de printemps où le soleil brille, par intervalles, entre la grêle, la neige et les tempêtes.

L'homme, qui mesure son obligeance sur les avantages qu'il en pourra tirer, est un spéculateur ; celui qui la proclame est vain ; celui qui ne sait rien refuser est faible ; celui qui n'accorde qu'au droit est juste ; celui qui donne, pour le plaisir de donner, est libéral ; mais celui qui donne, pour faire du bien, est seul véritablement bon.

La bienfaisance subjugue également les âmes basses et les âmes nobles, les unes, pour un instant, par l'intérêt, et les autres, pour toujours, par la reconnaissance.


Un bon cœur, attristé par l'ingratitude, se distrait, en faisant encore des ingrats.

L'esprit attire, la bonté fixe. Leur alliance est d'un charme irrésistible.

Il faut être bon, sans réfléchir à ce qu'il en adviendra, si l'on ne veut pas devenir égoïste.

La compassion véritable ne se trouve que chez les malheureux. Mais souvent ils se réservent, à leur insu, une assez large part dans la pitié qu'ils montrent.

L'homme le meilleur, quand il éprouve une violente souffrance, n'accorde sa pitié qu'aux douleurs semblables à la sienne. Sa sensibilité ne s'émeut plus que de celles-là, pour les autres, comme pour lui-même.

La compassion est une habitude chez les hommes bons, une distraction chez les autres.

Il n'est permis de blâmer un malheureux qu'après l'avoir secouru.

La souffrance même a ses douceurs, quand on peut la confier à une femme qui sait y compatir.

Le pauvre, dans sa compassion, est ordinairement plus généreux que le riche : il comprend la misère.

Mais quelquefois l'exagération de la bienfaisance du pauvre n'est qu'une inspiration de sa vanité, ou qu'un blâme infligé à l'égoïsme du riche.

§ II. — Générosité.

La générosité est une bonté magnifique. Elle naît d'un penchant à faire le bien ; et va jusqu'à le rendre pour le mal. Mais elle ne parvient à ce sublime effort qu'en s'inspirant de la pensée de Dieu.

La générosité qui répand des bienfaits est moins rare que celle qui pardonne les injures. L'une est le mouvement d'un bon cœur, quelquefois une faiblesse ; l'autre est un triomphe de la force morale, un acte de vertu.

L'homme qui donne trouve son plaisir dans celui qu'il procure, et se préserve difficilement d'un peu de vanité. L'homme, qui dompte un juste ressentiment, fait taire sa vanité.

La véritable générosité, quelle qu'en soit la nature, ajoute au caractère et aux actions une noblesse dont la prodigalité insouciante, ou la dissimulation chercheraient vainement à se parer.

La prodigalité, qui passe trop souvent pour une sorte de générosité, n'est jamais qu'égoïsme, ou vanité. Un prodigue ne comprend ni ses devoirs, ni les droits d'autrui. Son caprice est sa loi. Tant qu'il répand de l'argent, il ne se croit que généreux. Quand il n'en a plus, il peut s'accuser d'imprévoyance; mais on l'étonnerait beaucoup, si on lui prouvait qu'il a manqué de délicatesse, peut-être de probité.

La générosité est très-compatible avec l'économie, et la lésinerie avec la prodigalité.

§. III. — Indulgence.

L'indulgence est une justice bienveillante qui, tout en condamnant l'infraction à la règle, tient compte de la faiblesse du coupable, et des circonstances de la faute.

La connaissance du cœur humain, la bonté, et surtout une haute raison produisent l'indulgence. Celui qui n'est point enclin à l'accorder est sévère, et quelquefois injuste.

L'indulgence pour autrui est souvent un pardon pour soi-même.

On doit être indulgent pour les fautes commises, et sévère pour le penchant qui peut y faire retomber.

§. IV. — Confiance.

La confiance est l'estime de soi étendue aux autres.

De la part de certaines gens, la confiance n'est qu'un besoin d'épanchement, un désir d'exciter l'intérêt. C'est une personnalité naïve.

La confiance trompée ne reprend jamais sa sécurité première.

§. V. — Reconnaissance.

La reconnaissance est le souvenir d'un bienfait ou d'une intention bienveillante. C'est une dette dont le cœur paye l'intérêt, même après s'être acquitté.

Des services réciproques ne se compensent pas ; car le mérite de l'initiative ne peut être effacé. Le bienfaiteur n'acquiert pas un droit absolu à la reconnaissance; mais elle est un devoir pour l'obligé. Aussi une âme fière est-elle beaucoup plus scrupuleuse sur le choix d'un bienfaiteur que sur celui d'un obligé.

L'ingratitude paraîtrait quelquefois excusable, si l'on pouvait apprécier les motifs du bienfait ; mais la pensée de les découvrir serait, de la part de l'obligé, un commencement d'ingratitude.

Le devoir seul (2) doit l'emporter sur la reconnaissance.

Quoique la reconnaissance ait son principe dans l'amour de soi, elle est presque l'opposé de l'égoïsme.

Le plaisir de recevoir un service s'ennoblit par l'affection qu'il inspire pour le bienfaiteur, et par le désir de le payer de retour. Dans les âmes généreuses, la reconnaissance n'est pas seulement le souvenir du bien qu'on a reçu : c'est un sentiment qui s'épure, en devenant presque étranger à son origine, et qui s'élève souvent jusqu'au dévouement le plus sublime. L'importance de la cause n'est rien alors pour l'effet. Le service n'est plus qu'un hasard qui a révélé l'une à l'autre deux âmes faites pour se comprendre et s'aimer. Il faut plaindre l'homme qui ne conçoit pas le désintéressement de la reconnaissance.

La reconnaissance fait naître l'affection, et l'affection fait vivre la reconnaissance. L'âme tire de leur union la plus noble et la plus douce de ses voluptés.

Un orgueilleux semble moins disposé à la reconnaissance, pour un service qu'il reçoit, que pour un service qu'il refuse. Dans le premier cas, ce sentiment lui pèse, comme un devoir ; dans le second, il s'en glorifie, comme d'un acte de générosité.

Celui qui se hâte de rendre un service pour un service, est souvent moins dirigé par la reconnaissance, que par l'envie d'en être dégagé.

La crainte d'être ingrat peut étouffer, dans un cœur délicat, les plaintes les plus légitimes. Aussi c'est une lâcheté d'abuser de la reconnaissance.

Les services reçus, comme les objets matériels, nous semblent moins grands, à mesure qu'ils sont plus loin de nous.

Celui qui pèse, avec soin, l'avantage qu'il a retiré d'un bienfait, pour y proportionner sa reconnaissance, est un acheteur qui, après avoir bien marchandé, paye avec de la fausse monnaie.

Il est très-habile d'exagérer sa reconnaissance pour de légers services, quand celui dont on les a reçus peut en rendre de plus grands.

Dans une reconnaissance calculée, on déduit ordinairement du prix des services qui l'imposent celui des autres services qu'on a vainement espérés. Certaines gens paraissent croire qu'un bienfait engage le bienfaiteur plus que l'obligé.

Tel service, en apparence désintéressé, n'-est souvent qu'un prêt dont on espère se faire rendre le centuple. Avant de recevoir, connaissez bien celui qui donne.

Les grands croient avoir payé le dévouement, quand ils ont daigné l'apercevoir.

Faire sentir ses droits à la reconnaissance, c'est changer en devoir un sentiment, en salaire un tribut du cœur.

Un bienfaiteur délicat ne rappelle jamais les services qu'il a rendus; mais il ne trouve pas mauvais qu'on s'en souvienne.


Notes.

(1) La bienveillance est un sentiment de l’homme social. (Voir le livre IV, chapitre IX, section 1, 2°.) Il a paru utile de la mettre ici en parallèle avec la bonté, pour faire comprendre exactement la nature de chacune d'elles, et les différences qui les distinguent.
(2) La véracité du témoin, l'impartialité du juge, la vertu de la femme.

Référence. 

Nicolas-Valentin de Latena, Étude de l'homme, Garnier Frères, Paris, 1854, p.295 - 307.

Les qualités et les vetus, le coeur et l'âme, selon N.-V. de Latena, 1844.



DIFFÉRENCES ORIGINELLES ENTRE LES QUALITÉS ET LES VERTUS, ENTRE LES QUALITÉS DU CŒUR ET LES QUALITÉS DE L’ÂME.

Un penchant à faire des choses utiles à l'humanité et conformes à la morale est une bonne qualité. II existe une différence essentielle entre les qualités et les vertus : les premières sont dues à la nature, et les dernières à nos efforts. Une volonté courageuse produit les vertus,

- soit en perfectionnant certaines qualités, telles que la bonté, le désintéressement, la force d'âme,

- soit en domptant certains vices, tels que l'égoïsme, le libertinage, la haine, l'envie. Le prix des vertus se règle sur les sacrifices qu'elles ont coûté.

Nous distinguons d'ailleurs, dans les qualités et dans les vertus, celles qui appartiennent au cœur de celles qui appartiennent à l'âme (1).

Le cœur est l'organe du sentiment. Chacune des impressions qu'il reçoit est un attrait, ou une répulsion. La bienveillance habituelle de l'homme pour ses semblables, est la preuve des bonnes qualités de son cœur. Ces qualités ont, dans les principes les plus élevés de la morale, leurs règles et leur sanction.

Toutes les qualités du cœur sont des penchants naturels ; et la volonté, qui pourrait les détruire, ne pourrait les donner.

L'âme est la partie immatérielle de notre être, le principe de la pensée, la puissance dont émane la volonté. La conscience est la lumière qui aide l'âme à reconnaître la limite entre le bien et le mal.

Les qualités de l'âme tendent à dégager l'homme des sentiments personnels, et à l'attacher aux principes du beau moral. Elles sont naturelles, ou acquises. Les dernières seules peuvent, en raison des efforts qu'elles coûtent, mériter le nom de vertus. Le cœur n'a que des qualités ; l'âme seule peut réunir des qualités et des vertus.

Note.

(1) On me demandera peut-être ce qu'est le. cœur sans l'âme et l'âme sans le cœur. Rien, répondrai-je : mais je crois sentir que mes dispositions affectueuses ou malveillantes envers autrui, n'ont pas la même source que la pensée abstraite de la sincérité, de la prudence, du désintéressement ; et j'attribue les unes au cœur, les autres à l’âme.
 
 Référence.

Nicolas-Valentin de Latena, Étude de l'homme, Garnier Frères, Paris, 1854, p.  293-295.

lundi 29 août 2011

Les sentiments de malaise du psychisme, selon N.-V. de Latena, 1844.



SECTION III.

DES DIVERSES IMPRESSIONS PRODUITES SUR UNE ÂME FAIBLE PAR L'APPARENCE OU L'IMMINENCE D'UN DANGER.


Crainte, inquiétude causée par la prévision d'un événement fâcheux, ou gène de l'âme en présence d'un pouvoir qui impose.

La crainte se règle sur la conviction de la grandeur et de l'imminence du danger, ou sur la sévérité de la personne dont on subit l'ascendant.

Appréhension, idée d'un danger encore incertain.

L'intelligence qui a conçu des motifs d'appréhension, cherche les moyens d'en détourner la cause, et conserve ordinairement assez de calme pour les trouver.

Alarme, émotion excitée par l'approche subite d'un péril réel, ou par un péril imaginaire.

L'alarme, effet de la surprise, laisse peu d'empire à la réflexion, et s'abandonne à des démonstrations qui la propagent.

Peur, défaillance de l'âme, à l'aspect, ou à la seule pensée d'un danger, sentiment intime que l'amour-propre parvient souvent à cacher ; mais qui n'en fait pas moins battre le cœur et chanceler la raison.

La peur rend cruel. Elle exagère les périls, se croit toujours en état de légitime défense, et frappe, les yeux fermés.

On parle, avec plaisir, de ses dangers passés, soit pour exciter l'intérêt, soit pour faire croire à son courage. Plus on a eu peur, plus ce plaisir est grand.

Frayeur, peur pénétrante, intime, expansive. Les organisations sensibles et délicates en sont subitement atteintes, à la vue, ou seulement à l'apparence d'un péril inopiné. La frayeur se manifeste par des exclamations, par des gestes désordonnés, et même par la fuite. Quand on devient un peu plus calme, souvent on rit de sa frayeur.

La frayeur est si insensée, que, pour vous faire éviter un danger imaginaire, elle vous précipite dans un danger réel.

Terreur, profond abattement de l'âme devant un grand péril ou quelque événement mystérieux qui peut le faire craindre; sorte de paralysie de l'esprit et des sens qui empêche également de combattre et de fuir.

Effroi, sentiment qui étreint et glace le cœur, quand on est témoin d'une catastrophe imprévue, ou d'un attentat horrible dont soi-même on se croit menacé (1).

8° L'Épouvante succède à l'effroi, quand on est atteint par l'événement qui l'avait inspiré, et quand on n'entrevoit plus aucun moyen de salut.

Le danger qui a donné l'alarme peut aussi, en se réalisant, faire naître l'épouvante, et la rendre contagieuse.

SECTION IV.

DES DIVERSES SORTES DE MALAISE ET DE SOUFFRANCE INTIME DE L’ ÂME.


Ennui. L'ennui est, chez l'homme, le vide du cœur et de l'esprit, le regret d'une âme abattue, ou le désir indéterminé d'un égoïsme apathique. C'est aussi la prostration morale qui suit l'abus des jouissances physiques. C'est quelquefois enfin le sentiment amer que laissent les déceptions de l'orgueil.

L'ennui devient une maladie chronique dans les cœurs froids et sans ressort. Le mouvement des passions peut produire la souffrance et le désespoir, jamais l'ennui.

Plaignez l'homme qui n'a pas un but ; car l'incertitude de sa marche doit, tôt ou tard, produire en lui la fatigue et le dégoût de la vie. Nous avons vu quelle est la pernicieuse influence de l'ennui sur le cœur de la femme. Les âmes bienfaisantes, par nature, ne connaissent jamais cette atonie morale. Le désir d'être utiles, et le bonheur d'y parvenir remplissent leur existence. Les autres ne peuvent éviter l'ennui que par le travail, l'ambition, ou de dangereux plaisirs.

On résiste plus facilement à la douleur qu'à l'ennui. Quand on lutte contre les souffrances, on ajoute à la vie le prix des efforts qu'elle coûte; et l'on veut ensuite conserver ce qu'on a défendu. Mais quand l'ennui s'empare d'une âme, il en détruit l'activité, les penchants, les affections; et, s'il ne parvient seul à tuer le corps, il a quelquefois recours au suicide.

On doit plus compter sur la bonté que sur l'esprit d'une personne que tout amuse : mais il n'est pas facile de savoir ce qui l'emporte de la sécheresse du cœur, ou de la stérilité de l'esprit de celle que tout ennuie.

Souci, préoccupation causée par de tristes réflexions, par la gêne d'une position difficile, ou par la crainte de quelque événement fâcheux.

Trouble, désordre momentané qu'excite, dans l'esprit et dans les sens, l'impression vive et inattendue d'un fait ou d'un mot accusateur, d'une nouvelle qui déconcerte des projets et des espérances.

Embarras, incertitude de l'esprit, dans une circonstance qui exigerait une prompte décision. La lenteur ou la mobilité, et le défaut de netteté de l'esprit sont les principales causes de l'embarras. La faiblesse et la crainte y ajoutent l'irrésolution. L'embarras se trahit par l'hésitation de la parole, par la fixité d'un regard sans but, et par la nonchalance, ou l'activité maladroite du corps. Un événement imprévu peut causer quelque embarras ; mais un esprit vif et une âme forte l'ont bientôt surmonté.

Perplexité, irrésolution pénible d'un esprit obligé de faire un choix entre deux partis, entre deux sentiments, et qui ne trouve que le doute au bout de l'examen.

La perplexité est souvent une lutte entre le cœur et la raison.

Regret, retour pénible vers le passé, serrement de cœur produit par le souvenir d'une faute, par la privation d'un plaisir, par une espérance, une illusion détruites et par la perte des objets de nos affections ou de nos goûts.

Peine

Tribulations, peines diverses et multiples dont le poids accable les âmes débiles [fragiles], et fait chanceler les âmes fortes.

Certaines existences paraissent vouées aux tribulations, et ne peuvent trouver le courage de les supporter que dans une pieuse résignation.

Chagrin, continuité d'une peine profonde, sentiment qui absorbe toutes les pensées, émousse tous les goûts et altère l'humeur. Le chagrin est sombre et taciturne. Il fuit les regards, et se complaît dans la solitude.

10° Tourment, profonde angoisse de l'âme, torture que lui causent le remords, la jalousie, l'ambition déçue, l'amour contrarié, et toute inquiétude vive et prolongée.

Les âmes froides ou légères ne connaissent guère le tourment ; les âmes trop sensibles l'éprouvent souvent sans raison ; les âmes fortes le dominent quelquefois, au point de l'oublier, ou l'aggravent, en voulant le cacher.

11° Douleur morale. La douleur physique frappe le corps, et réagit sur l'âme ; la douleur morale frappe l'âme, et réagit sur le corps. Ces deux sortes de douleurs sont presque inséparables, et sont, l'une à l'égard de l'autre, tantôt la cause et tantôt l'effet.

La douleur physique est une sensation : nous l'avons expliquée. La douleur morale est un sentiment : nous devons en indiquer les principaux effets.

La douleur morale est le profond regret, le vide affreux que produisent, en nous, la perte de nos plus chères affections et les déceptions du cœur, ou même de l'amour-propre. Quand l'âme est vaincue par le chagrin, elle se replie sur elle-même, et s'abandonne à la douleur morale. L'empire de ce sentiment est subordonné à l'âge, à la santé et au caractère de chaque individu. L'enfance est trop insensible pour y être soumise ; la jeunesse y échappe par sa légèreté ; et si, dans la vieillesse, la personnalité tend à l'accroître, l'affaiblissement de la sensibilité le tempère. Mais c'est sur l'âge mûr que la douleur morale sévit avec toute sa cruauté. (…).

L'immobilité matérielle semble assoupir la douleur physique ; et, quand une main cruellement secourable cherche à donner au malade une position meilleure, chaque mouvement excite en lui une souffrance aiguë, et lui arrache un cri de détresse. De même l'isolement permet à la douleur morale de ronger le cœur par une action lente et presque insensible ; tandis que les empressements d'un intérêt irréfléchi en remuent les fibres engourdies, et lui causent un déchirement affreux. Les âmes vivement affectées s'irritent des consolations, comme d'un sacrilège, ou en souffrent, comme d'un coup porté sur une plaie saignante. Elles ne reçoivent, avec reconnaissance, que le délicat hommage du silence et des larmes.

Les consolations du monde ne sont bonnes qu'à mettre plus à l'aise le respect humain. La douleur qu'elles soulagent aurait bien pu s'en passer. (…).

La douleur dispose à la personnalité. Mais quand celui qui souffre a le courage de travailler au bien-être des autres, il sent aussitôt réagir sur son cœur le bien qu'il leur a fait.

Pourquoi les âmes s'unissent-elles plus étroitement dans la douleur que dans le plaisir? Parce qu'on se soulage, en faisant partager l'une, et que l'on craint de se priver, en faisant partager l'autre.

La douleur comble la distance entre le grand qui souffre et l'humble qui pleure avec lui. (…).

Pour les âmes faibles, la plainte est un soulagement ; car elle fait espérer un secours : pour les âmes fortes, c'est une douleur de plus ; car c'est un aveu d'impuissance. (…).

Le monde n'estime que les heureux ; et les rieurs sont toujours contre ceux qui se plaignent. Il est donc sage et digne de garder pour soi le secret de ses douleurs ; mais elles pèsent moins, quand un ami nous aide à les porter. (…).

Les souffrances imaginaires sont réelles, pour celui qui les sent. Il est cruel de s'en moquer. Les effets en sont d'autant plus redoutables qu'ils ne s'arrêtent pas au possible. On espère guérir d'un mal dont la cause est connue ; mais on se tue pour échapper à des tourments qu'on ne saurait expliquer. Quand le secours d'une raison bienveillante ne parvient pas à les calmer, l'ironie, en piquant l'amour-propre, peut quelquefois inspirer le courage de les vaincre. Ce remède est dangereux ; car, s'il ne guérit, il peut pousser au désespoir.

La jeunesse pleure amèrement la perte d'un ami, et s'en console, parce qu'elle en a, ou en trouvera un autre; qu'elle est distraite de sa douleur par l'attrait des plaisirs et la mobilité de ses impressions ; et que la mort lui semble, pour elle-même, un accident invraisemblable.

Le vieillard, qui voit tomber autour de lui les amis de son enfance, sait qu'il ne les remplacera pas, et que le terme de sa vie ne peut être éloigné. À cette pensée, un frisson parcourt ses veines, et la peur de mourir lui fait oublier ses regrets.(…). 

Une âme en proie à la douleur morale s'irrite de tout ce qui n'est point en harmonie avec ses sentiments. Un accent de joie, l'éclat d'un beau ciel, le calme d'une riante nature, l'épanouissement des fleurs, et le chant des oiseaux la blessent, comme une amère dérision. (…).

12° Malheur. Le malheur est un ensemble de maux qui pèsent sur l'âme. Il s'empare quelquefois de toute une existence, au point de faire croire à la fatalité ; et l'on meurt sans arriver aux chances favorables. C'est le sort d'un joueur dont la fortune s'est épuisée, avant la fin de sa mauvaise veine. S'il eût pu prolonger la partie, l'équilibre se serait peut-être rétabli. Cependant il est trop ordinaire de méconnaître l'influence que l'on exerce sur sa propre destinée, et d'en accuser des causes occultes. Que chacun juge froidement toutes ses actions, et il se convaincra souvent qu'il doit la plus grande partie de ses maux à ses erreurs ou à ses fautes. (…). 

Une prévoyance excessive gâte le bonheur présent et anticipe les peines éloignées, quand elle n'en crée pas d'imaginaires. Si la force d'âme nous fait supporter des maux irréparables, ne peut-elle renfermer les craintes de l'avenir dans le cercle des probabilités, et nous permettre ainsi de jouir du bien sans nous désarmer contre le mal ?

Quand le malheur est la suite d'une faute, il est bien cruel ; car la résignation vient difficilement à son aide, et il s'exaspère sans cesse par le regret ou le remords.

Le devoir est la force du malheureux, et l'espérance, sa consolation. (…).


SECTION V.

EFFETS VISIBLES DES SOUFFRANCES DE L’ÂME.


§. I. — Manifestations silencieuses.

Stupeur, engourdissement momentané de l'âme et des sens, espèce de syncope de l'esprit causée par l'étonnement ou la terreur.

Consternation, profond accablement de l'âme, à la vue d'une grande calamité, ou d'une catastrophe. Dans une même conjoncture, la première impression peut être la stupeur, et la seconde, la consternation.

Tristesse et mélancolie. La tristesse est le deuil de l'âme, le voile sombre dont la couvre un sentiment douloureux, ou bien une disposition naturelle à redouter la souffrance et à la trouver autant dans la crainte que dans la réalité.

Les signes apparents de la tristesse sont l'abattement, la morne expression du regard, le silence et l'amour de la solitude.

La tristesse énerve [affaiblit] l'âme, éteint l'esprit et donne du dégoût pour la plupart des objets qui ont coutume d'exciter le désir. Elle attiédit toutes les affections,... toutes, excepté l'amour.

La mélancolie est la sensibilité concentrée dans une tristesse habituelle, le découragement d'un cœur sans espérance et le reflet d'un passé douloureux sur le présent et sur l'avenir.

La tristesse se laisse distraire. Elle cède insensiblement à l'action du temps ; et, quand elle disparaît, un regret, ou un simple souvenir en marque le passage.

La mélancolie ne comprend pas le plaisir, et s'isole au milieu de la joie. Elle aime la rêverie, ne voit qu'un repos dans l'affaissement de l'âme, et ne veut pas guérir. Si un bonheur inespéré peut l'affaiblir, il ne peut l'effacer.

La tristesse est tantôt un mal accidentel, tantôt un mal constitutif dont l'excès peut inspirer le désir de la mort. La mélancolie est une douleur résignée où l'âme trouve quelquefois une sorte de douceur, mais qui, creusant toujours la même pensée, peut finir par y abîmer la raison.


§. II. — Manifestations vives ou violentes.

Contrariété, mécontentement et déplaisir de l'âme, à l'aspect des difficultés qui retardent, ou des obstacles qui rendent impossible l'accomplissement de ses désirs.

La force intelligente et digne supporte, sans murmure, les contrariétés; mais la faiblesse, stimulée par la personnalité, en témoigne une impatience puérile qui va jusqu'à l'irritation contre les objets inanimés et les lois de la nature.

L'âme s'indigne des petites contrariétés dont elle eût pu se préserver par un peu d'adresse ou de prévoyance. Mais elle se courbe sous le poids des grands malheurs où elle sent une cause supérieure à la puissance humaine.

Inquiétude, appréhension d'un danger déterminé, mais souvent imaginaire.

Les âmes tendres ne sont jamais sans inquiétude sur le bonheur de ceux qu'elles aiment, ni les âmes jalouses sur les sentiments qu'elles inspirent.

Anxiété, violente agitation d'une âme qui se croit menacée de quelque malheur prochain, sans s'expliquer par quel côté elle sera frappée. Quand, par hasard, un événement fâcheux vient justifier l'anxiété, on ne manque guère de l'appeler pressentiment.

Avec une grande sensibilité et une imagination mobile, on a toujours quelque motif d'anxiété; car on trouve probable tout ce qui est possible.

Affliction, état d'une âme tendre que le chagrin accable, et qui n'a plus la force de se relever. L'abattement que l'affliction produit est entretenu par le respect des souvenirs. La volonté n'y cherche point d'adoucissement; mais le temps, qui crée et détruit toutes choses, l'apporte, tôt ou tard, et sait le faire accepter.

Désolation, vive expansion des grandes souffrances de l'âme.

Lorsqu'une âme sensible et faible est frappée d'un malheur imprévu, toutes ses facultés s'exaltent, et font éclater, par la désolation, sa peine et ses regrets. La violence de cet état en fait pressentir le terme ; et bientôt, au milieu des larmes et des sanglots, la nature épuisée retombe dans un calme qu'elle aurait longtemps attendu de la seule raison.

Désespoir, état produit par le dernier degré de la souffrance, convulsion de l'âme, qui brise tous les liens de l'affection et du devoir, répugnance profonde pour toute espérance, excepté celle de la mort.


Note.

(1) Si nous sommes à l'abri du danger, nous n'éprouvons que de l'horreur.

Référence. 

Nicolas-Valentin de Latena, Étude de l'homme, Garnier Frères, Paris, 1854, p. 275-293.

Les sentiments de bien -être du corps et du psychisme, selon N.-V. de Latena, 1844.



§ I. — États et sentiments intimes.

Tranquillité, état naturel d'une âme où tous les sentiments se trouvent en parfait équilibre, soit par l'effet d'une heureuse organisation, soit par le pouvoir de la volonté.

Calme, cessation du mouvement, repos qui a pu être précédé et qui pourra être suivi d'un orage.

L'âme est calme, quand elle n'est émue ni par le plaisir, ni par la peine. On ne peut apprécier les douceurs du calme, si l'on n'a été agité par quelque passion douloureuse.

Quiétude, tranquillité produite par une confiance bien ou mal fondée, par l'ignorance du danger, ou par l'imprévoyance d'un esprit borné.

Sécurité, conviction raisonnée de l'absence du danger.

Satisfaction, impression que fait éprouver la possession de l'objet d'un désir, ou l'accomplissement d'un projet, et même d'un devoir. La satisfaction est le but de nos penchants, de nos goûts et de nos besoins. Ce but en détermine la moralité. Le bien satisfait les âmes vertueuses; le mal, les âmes perverses. Les passions cherchent, dans la satisfaction, le bonheur, ou du moins le plaisir : le plus souvent, elles n'y trouvent que souffrances et regrets.

Contentement, jouissance calme, absence de désirs qui pourraient la troubler.

La satisfaction est surtout une perception des sens ; le contentement, surtout une perception de l'âme. L'une est variable, comme la cause qui la fait naître; l'autre repose sur des bases moins mobiles, sur la modération et sur le raisonnement.

Bien-être, état doux et tranquille qui résulte de la bonne santé, des paisibles satisfactions des sens et du contentement de l'âme. C'est le bonheur du sage ; ce devrait être celui de l'égoïste.

Plaisir, impression agréable que produisent, en nous, les rapports de nos sens, et de notre âme avec les objets de nos goûts.

Le plaisir est si ennemi de la contrainte, qu'on le rencontre rarement où il est attendu. Il ne se trouve pur et durable que là où on le cherche le moins, dans l'accomplissement des devoirs.

L'homme est né pour lutter; car il n'attache aucun prix aux plaisirs obtenus sans efforts.

Bonheur, état que nous procure la complète satisfaction de nos besoins, de nos penchants, de nos désirs. C'est la plénitude de la vie fonctionnant sans obstacles ; c'est une harmonie constante entre notre âme, nos sens et les objets qui les attirent.

Le bonheur ne pouvant exister qu'avec probabilité de durée, et contentement de l'âme, où le chercher, si ce n'est dans la vertu ?

L'homme le plus heureux n'est pas celui qui peut se procurer le plus de jouissances : c'est celui qui est le plus satisfait de son sort.

Il entre, dans le bonheur, deux éléments essentiels que l'or ne peut donner : la santé du corps et le contentement de l'âme. On les obtiendrait peut-être par la tempérance et la vertu ; mais peu de gens veulent les acheter à ce prix.

Nul ne comprend bien le bonheur dont il jouit qu'à la vue du danger de le perdre, ou de l'envie qu'il excite.

Nous osons assurer qu'un tel événement nous rendrait heureux ! Regardons en arrière, et voyons si la plupart de nos malheurs n'ont pas eu, pour cause directe ou indirecte, nécessaire ou fortuite, l'accomplissement de nos plus chers désirs!

Le bonheur est rare, parce que peu de gens savent le trouver où il est, dans le devoir, les affections, la bienfaisance, l'étude. Beaucoup de malheureux ne sont que des ingrats envers la Providence.

10° Félicité, bonheur suprême. Comme nous n'en jouissons jamais qu'en espérance, elle se réduit, pour nous, à une idée abstraite et poétique. Chacun se représente la félicité sous l'image qu'il préfère. C'est le rêve de l'amour ; c'est celui de la gloire ; c'est le tableau idéal des délices d'une autre vie.


§ II. — Manifestations.

Joie, sentiment de plaisir que l'âme éprouve, à l'occasion d'un événement heureux, et qui peut aller jusqu'à l'ivresse, jusqu'aux transports insensés, jusqu'à la folie.

La joie est expansive, dans les caractères francs, ouverts et mobiles ; timide, dans les caractères faibles et indécis, et à peine apparente, dans les caractères habitués à la réserve ou à la dissimulation, à l'exercice de la force ou à la résignation de la souffrance.

Gaieté, état d'une âme éloignée des sentiments et des idées tristes par la bonne disposition des organes, par la satisfaction des désirs, par l'effet sympathique de la joie d'autrui, et souvent aussi par la légèreté de l'esprit.

Les personnes gaies n'aperçoivent que le côté plaisant des choses, et trouvent souvent un motif de rire où d'autres en trouvent un de s'attrister. Si elles sont forcées de reconnaître des douleurs qu'elles ne peuvent soulager, elles en détournent leur regard, avec un empressement où l'on est tenté de voir autre chose que de la raison.

Hilarité, expansion de la gaieté provoquée par des causes subites et imprévues, telles que la vue de certains ridicules, les raisonnements niais ou absurdes d'un esprit prétentieux, les saillies d'un esprit original.

Il est rare que l'hilarité ne soit pas mêlée d'un peu de raillerie.

Ravissement, exaltation d'une âme que le plaisir enivre, transport causé par les pures jouissances du cœur ou de l'esprit, plutôt que par celles des sens.

Extase, ravissement parvenu à son plus haut degré, interruption apparente de l'activité des sens et concentration de toutes les facultés dans un seul sentiment de joie ou d'admiration.


Référence. 

Nicolas-Valentin de Latena, Étude de l'homme, Garnier Frères, Paris, 1854, p. 269-274. 

La jalousie et l'envie, du point de vie social, selon N.-V. de Latena, 1844.


 La jalousie, déjà classée parmi les défauts, et l’envie parmi les vices de l'âme, doivent reparaître parmi les sentiments de la vie sociale qui seule peut les faire éclore. Le penchant pour l'une ou l'autre sommeille, tant qu'il n'est pas aiguillonné par la crainte de perdre ce qu'on a, ou par le désir d'avoir ce dont on est privé.

Il est une sorte de jalousie inspirée par l'amour, ou par tout autre sentiment affectueux que l'on croit menacé d'une rivalité. Mouvement passager de l'âme, cette jalousie peut être excusable et même légitime ; habitude, elle devient un défaut.

L'amour-propre est la source d'une autre espèce de jalousie qui, formant avec lui un trait de caractère, est un danger permanent pour la morale et pour les rapports sociaux ; car c'est un premier pas vers l'envie.

L'envie est l'angoisse que ressent une âme égoïste, à la vue des avantages dont elle est privée, et qu'elle ne peut espérer. C'est le désir d'un bien, et la haine de celui qui le possède.

L'envie est souvent aussi suggérée par l'amour-propre ; et cependant on pourrait l'y croire étrangère ; car l'envieux n'est jamais satisfait de ce qu'il a, et n'aime que ce qu'il voit aux autres.

Référence. 

Nicolas-Valentin de Latena, Étude de l'homme, Garnier Frères, Paris, 1854, p. 467-468.

Les sentiments nés de jugements favorables et défavorables, selon N.-V. de Latena, 1844.



SECTION III.


SENTIMENTS NÉS DE JUGEMENTS FAVORABLES.

Estime, bonne opinion d'autrui, fondée sur le caractère, la conduite et les talents.

L'estime s'attache bien plus aux qualités solides qu'aux qualités brillantes. Elle sent avec délicatesse, se forme avec réflexion, se défie des passions et fuit le désordre, entouré même de l'éclat du génie, pour suivre paisiblement l'honnêteté qu'accompagne un mérite modeste.

L’estime apprécie le bien ou la conformité à la règle commune ; mais elle a besoin de s'échauffer un peu, pour s'élever jusqu'au sentiment du beau.

Nous donnons une grande preuve d'estime au dépositaire de nos secrets ou de nos intérêts, quand nous le traitons comme si nous n'avions rien à craindre de de lui.

Confiance (1), foi entière en la probité, la justice, la discrétion et la bonté d'autrui.

La confiance naît ordinairement de longues relations et d'un jugement éclairé. Mais quelquefois le cœur l'éprouve d'instinct et par une impression soudaine. Alors le tact, d'un côté, et la loyauté, de l'autre, la mûrissent sans le secours du temps.

Se confier, avec prudence, se défier, avec mesure, deux règles essentielles dans les rapports sociaux.

Considération. L’estime est, comme nous l'avons expliqué, la conviction des bonnes qualités d'autrui ; et la considération est un jugement favorable sur le mérite, le crédit, la dignité extérieure, enfin sur l'attitude sociale d'une personne avec qui l'on n'a pas eu des rapports bien étroits. L'estime s'adresse aux sentiments; la considération, à la position. La confiance, qui suit hardiment l'estime, est plus circonspecte avec la considération; mais dès que les faits l'encouragent, elle donne à celle-ci le caractère de l'autre.

Respect, hommage rendu à la vertu, au mérite éminent, à l'âge, au pouvoir, au rang, et trop souvent à la seule fortune. Une âme timide respecte tout ce qui lui impose ; une âme droite et ferme, tout ce qui lui semble bien. Mais il y a toujours, dans le respect, un peu de crainte de le témoigner trop ou trop peu.

On donne encore le nom de respect à un autre sentiment qui lui ressemble par les effets, mais qui découle d'une source contraire : c'est celui qu'une âme généreuse accorde aux êtres faibles. Sa soumission n'est que de la condescendance, et ses égards couvrent une délicate protection. Tels sont les caractères de notre respect pour les femmes, pour la vieillesse et pour l'enfance.

Vénération. Après l'adoration qui n'appartient qu'à Dieu, la vénération est le plus profond sentiment de respect que l'homme puisse éprouver. C'est un pieux hommage à la perfection morale. Il s'adresse surtout aux qualités et aux vertus pratiques. La vénération s'accroît avec l'âge de la personne qui en est l'objet; mais elle ne tient aucun compte du pouvoir ni de la fortune, si ce n'est pour le bon emploi qu'on en fait. Elle est humble sans abaissement, et chaleureuse sans exagération. Pure comme la vertu qui l'inspire, elle s'affaiblit, au moindre doute, et ne tolère pas la plus légère tâche. Ce scrupule de la vénération prépare celui qui est capable de la ressentir à la mériter à son tour.

Soumission. L'homme qui accepte pour règle la volonté d'un autre, fait preuve de soumission. Il la puise dans le sentiment de son infériorité, dans une modestie sincère, ou dans le désir d'accomplir un devoir.

Une âme sage se soumet, avec résignation, à la force injuste qu'elle ne peut vaincre ; avec respect, à l'autorité régulièrement établie ; avec empressement, à une supériorité incontestable, et avec joie, aux conseils d'une raison bienveillante.

Une âme humble et tendre trouve une douceur infinie dans sa soumission aux personnes qu'elle aime.

Une âme fière se cabre contre la force, et trouve du plaisir à se soumettre à la faiblesse.

Une âme vaine ne comprend pas combien de calme, de véritable dignité, et même de bonheur on peut trouver dans la soumission. Jamais elle ne s'y résigne que par impuissance, par crainte, ou pour attendre l'heure de la révolte.

Admiration, vive satisfaction de l'âme, à la vue de certaines actions, ou de certaines qualités dont la sublimité l'étonne (3). Notre admiration est d'autant plus grande, que la personne qui l'excite s'approche plus de notre idéal, et probablement aussi de nos goûts, de nos sentiments, de notre caractère. On n'admire franchement que ce qu'on voudrait posséder, ou avoir fait.

L'admiration est le prix du génie et des vertus sociales, le lien des siècles, et la plus noble ambition de l'homme, après le désir du bien et de la perfection.

(3) C'est l'admiration que l'homme perçoit surtout par le cœur ; nous avons parlé, à la page 243, de celle qu'il perçoit surtout par l'esprit.


SECTION IV.

SENTIMENTS NÉS DE JUGEMENTS DÉFAVORABLES.

Défiance, attitude défensive d'une âme qui craint d'être trompée. On peut être défiant à l'égard d'une personne, ou dans une circonstance, sans l'être par caractère: La défiance n'est quelquefois que de la prudence, et qu'une preuve de pénétration. Mais les gens expérimentés, et surtout les vieillards, qui ont pu voir toutes les ruses de l'intérêt, portent souvent la défiance jusqu'à l'excès, et en font un défaut.

La défiance veut en vain se cacher : on la reconnaît à sa vigilance, tantôt réservée, tantôt agressive. Le fripon habile devine sa marche, et sait où lui tendre ses pièges. L'homme le plus défiant est bien forcé de se confier à quelqu'un, et il ne manque guère de s'adresser d'abord au plus rusé.

La défiance met une barrière de glace entre celui qui soupçonne et celui qui se voit soupçonné. Un tort connu laisse plus de chances à un rapprochement que le soupçon. Le premier montre tout ce qu'on doit pardonner, et le second exagère ce qu'on doit craindre.

Dédain, hautaine et fastueuse indifférence, conviction du peu de valeur des autres, et déclaration implicite de l'estime de soi.

On laisse à peine tomber un regard distrait sur la personne que l'on dédaigne.

L'homme supérieur se fait remarquer par sa réserve et le sot, par son dédain.

Il est toutefois un dédain majestueux qui peut devenir la plus noble vengeance des injures imméritées ; mais c'est l'arme des forts, et ne s'en sert pas qui veut.

Mépris. C'est l'opposé de l'estime; c'est le profond dégoût que les vices, les sentiments bas, et les actions ignobles font éprouver à une âme délicate. L'aspect d'un homme méprisable lui cause la même répugnance que l'aspect d'un animal immonde.

Le mépris est ordinairement silencieux, et se manifeste par un froid accueil, par un sourire amer, par un geste répulsif; mais quand il passe dans le langage, il devient presque toujours une insulte sanglante.

Le mépris frappe d'autant plus rudement, qu'il tombe de plus haut.

Note.
(1) Nous avons défini, à la page 303, la confiance comme une disposition de celui qui l'éprouve, comme une qualité du cœur : nous la définissons ici comme un jugement fondé sur les qualités de celui qui en est l'objet, comme un sentiment qu'elles inspirent.
 
Référence. 

Nicolas-Valentin de Latena, Étude de l'homme, Garnier Frères, Paris, 1854, p. 462-467.

Les sentiments de répulsion, selon N.-V. de Latena, 1844.


Antipathie, éloignement naturel, répugnance pour une personne dont l'extérieur, les manières, l'humeur choquent nos habitudes ou nos penchants. Ce sentiment instinctif n'est jamais tout à fait exempt de partialité. On l'éprouve, à la première vue; mais des relations fréquentes l'affaiblissent, ou bien, en l'augmentant, lui donnent un autre caractère. L'admiration et la reconnaissance peuvent le dompter sans le détruire. Tout en laissant la plus large place à l'estime, au respect et même au dévouement, il les enveloppe d'une certaine réserve, qui s'«oppose à la fusion des âmes. Il permet de tolérer ce qui a déplu, mais non pas de l'aimer.

Aversion. Lorsque l'antipathie, fortifiée par des faits, cesse d'être une vague répugnance, elle se change en aversion. Celle-ci peut être inspirée, tantôt par des vices ou de mauvais procédés, tantôt par des qualités ou des succès qui la font naître avec l'envie. L'antipathie se fonde donc sur l'apparence, et l'aversion, sur la réalité. L'une est spontanée et permanente; l'autre est réfléchie, et peut n'être qu'un effet passager comme la cause qui l'a produite.

Inimitié. Les atteintes portées à !'amour-propre,. aux intérêts, aux affections, excitent, dans les âmes impatientes, un vif déplaisir d'où naît l'inimitié. Elle se manifeste par une franche hostilité. Mais elle n'exclut ni l'équité, ni la noblesse des procédés; et n'empêche point un cœur généreux d'estimer la personne qui l'a offensé, ni même quelquefois de la servir.

On adopte volontiers l'inimitié des gens que l'on aime ; et quand ils pardonnent, on se sent un peu honteux d'être forcé de pardonner aussi, sans savoir exactement pourquoi.

L'inimitié a peu d'ardeur pour la vengeance; mais elle applaudit souvent, avec une maligne joie, aux coups que le sort semble frapper pour elle. Le temps la calme, ou la fait aller jusqu'à la haine.

Animosité. Quand l'inimitié s'aigrit et s'exaspère, elle devient de l'animosité. Celle-ci n'est donc qu'une exaltation éphémère de l'inimitié; et, dès qu'elle s'affaisse sur elle-même, par fatigue ou par raison, elle ne tarde pas à retomber au-dessous de son point de départ. Le regret, que l'animosité laisse souvent après elle, peut apaiser l'inimitié.

Rancune, ressentiment silencieux d'une offense ou d'un mauvais procédé. Elle se repaît d'un passé qui la blesse, et met un soin scrupuleux à en conserver les plus vives images. Défaut des âmes sensibles et réservées, elle n'exclut ni la fermeté, ni le courage; mais elle est incompatible avec la légèreté de l'esprit, comme avec la franchise du caractère. Le temps l'adoucit ; une expiation l'efface et un service rendu peut la transformer en amitié.

Celui qui cache sous la rancune son mécontentement ou sa colère, y ajoute, en durée, tout ce qu'il en ôte en violence, et croit faire une sage transaction avec sa dignité.

Les rancunes les plus profondes sont inspirées par les torts des personnes que l'on a le plus sincèrement aimées.

Haine. Ce vice de l'âme, si funeste à l'homme moral (1), exerce aussi, sur l'homme social, une dangereuse influence. Il le rend hostile à ses semblables, et le pousse à se venger sur eux des mécomptes de son égoïsme ou de son orgueil.

Dans la jeunesse, on sent plus vivement l'affection que la haine; c'est le contraire dans l'âge mûr.

La vengeance est la haine en action.

Quand la résistance a provoqué la haine, une soumission la change en mépris, dans une âme vaine, en bienveillance, ou même en affection, dans une âme généreuse.

Le respect humain conseille la haine; le respect de Dieu commande de pardon.

La haine est une souffrance : pour en guérir, il suffit de bien comprendre l'amour de soi.


Note. 

(1) Voir le livre III, chapitre IV, section III, § 2, deuxième catégorie, page 373.
 
Référence. 

Nicolas-Valentin de Latena, Étude de l'homme, Garnier Frères, Paris, 1854, p. 459-462.