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jeudi 10 mai 2012

Devenir et être un homme, selon D. Welzer-Lang, 1994 et 2002


Le texte suivant est une recomposition visant à décrire ce qu'est l'expérience masculine à partir de deux textes produits par le sociologue Daniel Welzer-Lang
 
Le premier texte est extrait d'un article sur la virilité et le virilisme dans les quartiers populaires français (2002), largement complété par le second, constitué d'extraits (indiqués, ci-dessous, entre crochets) d'un article sur l'homophobie, paru en 1994.


[ Un masculin paradoxal.

(…) Le genre masculin est aujourd'hui « construit » de manière paradoxale. Tout se passe comme si les messages éducationnels disaient à chaque mâle, et de manière contradictoire : tu dois être comme ceci et en même temps tu ne dois pas être comme ceci, sinon. Prenons un exemple. On dit aux hommes : « tu dois être le maître chez toi », « tu dois porter la culotte », autrement dit tu dois être « L'homme » et en même temps « Tu ne dois pas frapper une femme, même avec une rose. » Le produit direct de cette double contrainte ? La violence masculine domestique et le silence/honte/culpabilité des hommes (violents) incapables de diriger la relation sans se sentir obligés d'utiliser des violences physiques.

Mais, on aurait tort de limiter l'analyse de ces messages aux seules modalités qui organisent l'oppression et la domination des femmes par les hommes. Les injonctions paradoxales, c'est ainsi que l'on appelle ce système de doubles messages contradictoires, concernent l'ensemble de l'univers masculin.

Autre exemple : on trouve aussi : « homme, tu dois savoir boire de l'alcool » et en même temps : « tu ne dois pas conduire en état d'ivresse ». Ainsi au Québec, toutes les rues sont fleuries de pancartes dénonçant : « L'alcool au volant, c'est criminel ! » J'aimerais bien qu'on m'explique un jour comment on peut tout à la fois, prendre sa voiture pour rejoindre un bar situé à l'extérieur de la ville, boire par plaisir et/ou pour montrer sa virilité, et en même temps, ne pas être égayé par l'alcool. D'ailleurs la problématique routière regorge de telles contradictions.

Ainsi dans la publicité française on trouve souvent des messages qui disent : « Homme, tu dois monter ta force virile au volant ! » Vitesse et puissance de la voiture en sont les signes extérieurs. Et en même temps, « homme tu dois respecter les limitations de vitesse ! » Comment voulez-vous qu'un homme, inondé de messages éducationnels qui assimilent vitesse-puissance-virilité et conquêtes (ou possessions) de femmes, s'y retrouve ? Les sociétés viriarcales participent de ce paradoxe. Il n'y a qu'à voir le nombre de voitures pouvant dépasser la vitesse limitée (toutes routes confondues) qui sont mises en vente sur le marché, et ce, tout à fait légalement.

Et on pourrait multiplier les exemples d'injonctions paradoxales :

- « Homme, tu sauras draguer les femmes, être celui qui est actif, qui décide, qui propose ! » Et en même temps : « Homme, tu respecteras les femmes, futures mères de tes enfants ! » 
 
- « Homme, tu ne montreras pas tes faiblesses, tu ne pleureras pas, tu seras dur avec toi-même, tes proches et tes ennemis ! » et « Homme, tu seras tendre avec les femmes et les enfants ! »

Certains de ces paradoxes ne sont pas nouveaux, certaines contradictions sont là depuis très longtemps. Ces injonctions sont traditionnelles du masculin. D'autres apparaissent depuis peu. Les injonctions paradoxales constitutives du masculin reflètent, comme bon nombre de messages éducationnels, les contradictions inhérentes aux systèmes sociaux. Elles traduisent à leur manière les luttes sociales qui se mènent entre hommes, et entre hommes et femmes, les transformations des rapports sociaux que génèrent les luttes entre genre masculin et féminin, en tant que genres différenciés et hiérarchisés. (...)

Mais ces injonctions paradoxales reflètent aussi très bien l'ensemble des contradictions sociales qui traversent nos sociétés. Hommes et femmes, dominants comme dominées les subissent : « Homme, tu seras le pourvoyeur de ta famille, tu seras leur sécurité matérielle et affective ! » et « Homme, tu es condamné au chômage comme perspective de créativité ! »

Sinon ...

Nous n'avons jusqu'ici examiné que les deux premiers termes de cette figure rhétorique qu'est l'injonction paradoxale. J'ai indiqué que la suite logique se trouve toute résumée par la conjonction « sinon » .

Sinon montre la double nature répressive des messages éducationnels transmis aux hommes. D'une part, la première proposition de l'« être homme » sous entend implicitement le fait de bénéficier de l'ensemble des privilèges accordés socialement aux êtres définis comme masculins, et d'autre part, sinon soulève la menace. Privilèges/menaces et injonctions paradoxales sont intimement mêlé-e-s et enchevêtré-e-s.

Dans de nombreux cas, « l'honneur » , la « virilité » sont les bénéfices symboliques de cette double injonction. Dans la publicité, dans les conseils aux hommes, dans les proverbes, c'est-à-dire dans les différentes épitaphes qui paraphent la construction de l'identité masculine, honneur et virilité sont associé-e-s à pouvoir, femmes dépendantes et soumises, honneurs (au pluriel). Leur pendant négatif est la honte, le « déshonneur » . On a souvent sous-estimé les effets que peuvent produire honneur/honte ou, honneur/déshonneur sur les hommes. La remise en cause de la virilité ou de l'honneur des hommes, représente souvent une véritable dégradation. Un peu comme dans l'armée, masculinité et virilité sont souvent évocateurs de grades successifs. Quant au terme « viril » , sa contrepartie négative, son antonyme social s'apparente au fait d'être assimilé à une femme.

En d'autres termes, même si certaines injonctions paradoxales semblent simplement référer au fait que l'homme, le vrai homme doit être différent des femmes (donc ne pas pleurer, donc se battre), l'ensemble de ces injonctions, de manière implicite, se situent dans une problématique de distinction hiérarchisée. Être homme – nous le verrons de suite – c'est être supérieur aux femmes ou à leurs équivalents symboliques, c'est-à-dire les hommes qui ne parviennent pas à prouver qu'ils en sont vraiment.

Car selon la formulation de l'injonction, les deux termes ne sont nullement équivalents. Le premier terme qui spécifie l'appartenance de genre, l'« être homme » , l'emporte toujours sur le second. Le premier terme connote la « nature » profonde que les hommes sont censés intégrer, ou mimétiser. Quant au second terme de l'injonction, en contradiction apparente avec le premier, il représente un ensemble de dispositifs sociaux qui transmettent une autre image du masculin. Sa fonction principale consiste bien souvent à venir minimiser les effets du premier.]

(…)

La maison-des-hommes. 

Dans nos sociétés, quand les enfants mâles quittent le monde des femmes (3), qu’ils commencent à se regrouper avec d’autres garçons de leur âge – en général cela commence à l’école –, ils traversent une phase d’homosocialité (4) lors de laquelle émergent de fortes tendances et/ou de grandes pressions pour y vivre des moments d’homosexualité.

Compétitions de zizis, marathons de « branlettes », jouer à qui pisse le plus loin, excitations sexuelles collectives à partir de pornographie feuilletée en groupe, voire même maintenant devant des strip-poker électroniques où l’enjeu consiste à déshabiller les femmes… À l’abri du regard des femmes, et de celui des hommes des autres générations, les petits hommes s’initient entre eux aux jeux de l’érotisme. Ils utilisent pour ce faire les clichés (la taille du sexe, les performances sexuelles) légués par les générations précédentes. Ils apprennent et reproduisent les mêmes modèles d’expression du désir (5).

Dans cette maison-des-hommes, à chaque âge de la vie, à chaque étape de la construction du masculin, est affectée une « pièce » – une chambre, une cave, un café ou un stade. Bref, un lieu où l’homosocialité peut se vivre et s’expérimenter dans le groupe de pairs. Dans ces groupes, les plus vieux, ceux qui sont déjà initiés par les aînés, montrent, corrigent et modélisent les accédants à la virilité. Une fois quittée la première pièce, chaque homme devient tout à la fois initiateur et initié.

[ Sur ce thème, Godelier, l'anthropologue, a étudié les Baruyas en Nouvelle Guinée (Godelier, 1982). Chez eux « le sperme est la vie, la force, la nourriture qui donne la force à la vie ». Il montre comment, dans le secret de la maison des hommes, les jeunes hommes non encore mariés d'une part et les initiés d'autre part se transmettent par une ingestion buccale de sperme (fellation) les rudiments de la domination des femmes. Toute violation de ce secret est punie très sévèrement et ceux qui résistent à l'initiation y sont contraints par la force, dit le chercheur.] 

Apprendre à souffrir pour être un homme ; à accepter la loi des plus grands.

[Je me suis souvent demandé le sens que prennent dans nos sociétés dites évoluées, les apprentissages du sport pour les hommes. Lors de la présentation publique à Lyon du numéro spécial du BIEF, une revue féministe que nous avions consacrée aux hommes et au masculin (Welzer-Lang D., Filiod J.P., 1992a), une longue discussion a vu les hommes présents expliciter, avec fortes émotions, les premiers apprentissages du football. Les hommes décrivaient avec force détails les premiers échanges de balles (de football) qui rassemblent dans un quartier résidentiel ou dans l'espace public, quelques enfants-mâles du même âge.

Certains de ces hommes sont revenus par la suite sur cette discussion lors de conversations privées. « Ça a été un déclic, dira l'un d'eux, une période que j'avais complètement oubliée. » Quant aux femmes, par la suite, beaucoup d'amies m'ont demandé l'intérêt de cette discussion qu'elles assimilaient à de l'exhibitionnisme sans en comprendre d'autres sens. Et pourtant. ]

Apprendre à être avec des hommes ou à être avec des postulants au statut d’homme, comme lors des premiers apprentissages sportifs, à l’entrée de la maison-des-hommes, contraint le garçon à accepter la loi des plus grands, des anciens. Ceux qui lui apprennent et lui enseignent les règles et le savoir-faire, le savoir être homme. La manière dont certains hommes se rappellent cette époque et l’émotion qui transparaît alors semblent indiquer que ces périodes constituent une forme de rite de passage.

[ On pourra toujours objecter que dans ce type de groupes d'hommes, la différence d'âge est ténue. Eh bien justement, quand il n'existe pas encore de différentiation sociale ou de hiérarchie de savoirs et d'appartenance sociale, plus exactement quand ces différences ne sont pas encore discriminantes, p'tit homme apprend à respecter une hiérarchie - entre hommes - où la moindre différence d'âge est tout de même opérante.]

Apprendre à jouer au football, au rugby, au judo, etc., c’est d’abord une façon de dire : « Je veux être comme les autres gars. Je veux être un homme et donc je veux me distinguer de l’opposé (être une femme). Je veux me dissocier du monde des femmes et des enfants. »

Pour cela, il faut respecter les codes, les rites qui sont des opérateurs hiérarchiques. Assimiler codes et rites, en sport on dit les règles, oblige à intégrer corporellement (incorporer) des non-dits.

Un de ces non-dits, que relatent quelques années plus tard les garçons devenus hommes, est que l’apprentissage doit se faire dans la souffrance. Souffrances psychiques de ne pas arriver à jouer aussi bien que les autres. Souffrances des corps qui doivent se blinder pour pouvoir jouer correctement. Les pieds, les mains, les muscles… se forment, se modèlent, se rigidifient par une espèce de jeu sado-maso avec la douleur. P’tit homme doit apprendre à accepter la souffrance – sans rien dire – pour intégrer le cercle restreint des hommes. Dans ces groupes monosexués s’incorporent les gestes, les mouvements, les réactions masculines, tout le capital d’attitudes qui serviront à être un homme.

[ On a beaucoup parlé – en France comme dans les autres pays où la conscription est obligatoire – de l'armée. Il est souvent dit que le service militaire, rite de passage entre l'adolescence et l'âge adulte, correspond en quelque sorte à une école masculine de la guerre, un apprentissage de la lutte pour être le meilleur, et en même temps, une espèce d'antichambre du sexisme, de l'alcoolisme et de l'homophobie. Malheureusement une telle hypothèse ne perd rien de son actualité, du moins en France. A moins que l'armée ne soit qu'un facteur complémentaire, une suite logique dans le continuum de l'éducation des hommes. Une forme plus visible, simplement. ]

Dans les tout premiers groupes de garçons, on « entre » en lutte dite amicale (pas si amicale que cela, si l’on en croit les pleurs, les déceptions, les chagrins enfouis qui lui sont associés) pour être au même niveau que les autres, puis pour être le meilleur. Pour gagner le droit d’être avec les hommes ou d’être comme les autres hommes. Pour les hommes, comme pour les femmes, l’éducation se fait par mimétisme. Or le mimétisme des hommes est un mimétisme de violences.

De violence d’abord envers soi, contre soi. La guerre qu’apprennent les hommes dans leurs corps est d’abord une guerre contre eux-mêmes. Puis, dans une seconde étape, c’est une guerre contre les autres (6).

[ On peut toujours tenter d'aller observer in situ ces moments ou ces tranches d'éducation masculine, j'en ai eu l'intention, mais ces formes d'homosocialités se vivent souvent à l'abri du regard des autres. Les autres, qu'ils/elles soient des filles ou des garçons, extérieur-e-s « au milieu » sont exclu-e-s. Timidité, honte, tout ça dessine les murs de cette mini-maison-des-hommes. Ce lieu privilégié où chaque groupe d'hommes va reprendre à son compte les règles d'initiation à l'homosocialité.]

Articulant comme il peut plaisirs – plaisirs d’être entre hommes (ou hommes en devenir) et de se distinguer des femmes, plaisirs de pouvoir légitimement faire « comme les autres hommes » socialement valorisés (mimétisme) – et douleurs du corps qui se modélise, chaque homme va, individuellement et collectivement, faire son initiation. Par cette même initiation s’apprend la sexualité. Le message fondamental : être homme, c’est être différent de l’autre, différent d’une femme. [ Être homme, c'est être plus qu'une femme. Les souffrances d'une telle éducation en sont alors le prix à payer.]

J’ai montré, dans mes enquêtes sur le viol, comment l’analyse de « la première pièce » de la maison-des-hommes, ce que j’ai nommé le vestibule de la « cage à virilité », est un lieu à haut risque d’abus. Elle fonctionne, semble-t-il, comme un lieu de passage obligé qui est fortement fréquenté.

Un couloir où circulent tout à la fois de jeunes recrues de la masculinité, les petits hommes qui viennent juste de quitter les jupons de leurs mères (ou plus rarement les joggings de leurs pères), à côté d’autres p’tits hommes fraîchement initiés qui viennent – ainsi en convient la coutume de cette maison – transmettre une partie de leur savoirs et de leurs gestes.

Mais l’antichambre de la maison-des-hommes est aussi un lieu, un sas, fréquenté périodiquement par des hommes plus âgés. Des hommes qui font tout à la fois figures de grands frères, de modèles masculins à conquérir par p’tit homme, et d’agents chargés de contrôler la transmission des valeurs. Certains s’appellent pédagogues, d’autres moniteurs de sport, ou encore prêtres, responsables scouts… Certains sont présents physiquement. D’autres agissent par le biais de leurs messages sonores, de leurs images qui se manifestent dans le lieu. Ceux-là sont dénommés artistes, chanteurs, poètes.
En fait, parler de « la première pièce » de la maison-des-hommes constitue une forme d’abus de langage. Il faudrait dire : les premières pièces, tant est changeante la géographie de la maison-des-hommes. À chaque culture ou à chaque micro-culture, parfois à chaque ville ou à chaque village, à chaque classe sociale correspond une architecture particulière.

Le thème de l’initiation des hommes se conjugue de manière extrêmement variable. Le mot d’ordre est constant, mais les formes labiles.

Le masculin est tout à la fois soumission au modèle et obtention des privilèges du modèle. Certains aînés profitent de la crédulité des nouvelles recrues : cette première pièce de la maison est vécue par de nombreux garçons comme l’antichambre de l’abus. Et cela dans une proportion qui, à première vue, peut surprendre (7). Non seulement, je l’ai dit, p’tit homme commence à découvrir que pour être viril il faut souffrir, mais dans cette pièce (ou dans les autres, il ne s’agit ici que d’une métaphore), le jeune garçon est quelquefois initié sexuellement par un grand.

Initié sexuellement, cela peut aussi vouloir dire violé : être pénétré de manière anale par un sexe ou un objet quelconque, ou bien être obligé de caresser, de sucer, sous la contrainte ou la menace. Masturber l’autre. Se faire « caresser »…

On comprend que les hommes à qui une telle initiation est imposée en gardent souvent des marques indélébiles.

En ce qui concerne les quartiers populaires, une note particulière est à faire quant aux défoulements, rigolades, exécutoires – c’est ainsi qu’est souvent métaphorisé le viol. Reprenant à leur compte l’hypothèse de la sexualité substitutive, de nombreux témoignages font état de viols « sur le(s) plus jeune(s) », et plus tard de viols, encore, sur les émigrés qui viennent faire leur service militaire (en Algérie). Nous ne disposons pas, à l’heure actuelle, d’études comparatives pour savoir si la stricte division spatio-temporelle vécue parfois encore dans le monde arabo-musulman,la plus grande utilisation de l’espace public, sont plus propices à ce type de viol/initiation qu’ailleurs.

Tout semble indiquer, dans les interviews réalisées au cours de l’étude sur l’homophobie, puis dans celle sur la prison (cf. mon livre Violences et sexualités en prison, édité par l’Observatoire international des prisons), que beaucoup d’hommes qui ont été appropriés par un autre homme plus âgé n’ont de cesse que de reproduire cette forme particulière d’abus. Comme s’ils se répétaient : « Puisque j’y suis passé, qu’il y passe lui aussi. » Et l’abus, outre les bénéfices qu’il procure, revêt alors aussi une forme d’exorcisme, une conjuration du malheur vécu antérieurement. Puis, au fil des ans, quand le souvenir de la douleur et de la honte s’estompe enfin quelque peu, l’abus initial fonctionnerait comme élément de compensation, un peu comme l’ouverture imposée d’un compte bancaire ; les autres abus perpétrés représentant les intérêts que vient réclamer l’ex-homme abusé. Cela vaut tant pour les abus réalisés à l’encontre des hommes que pour ceux commis, dans d’autres lieux, à l’encontre des femmes.

D’autres se blindent. Ils intègrent une fois pour toutes (8) que la compétition entre hommes est une jungle dangereuse où il faut savoir se cacher, se débattre, et où in fine la meilleure défense est l’attaque.

Les abus (dits) sexuels (9) sont bien réels et en nombre très important. Les recherches futures nous en révéleront les formes, la fréquence et les effets à court, moyen et long terme. Avouons pour l’instant notre partielle incurie sur ce thème.

D’autres formes d’abus sont quotidiennes, complémentaires ou parallèles aux abus sexuels. Elles en constituent d’ailleurs souvent les prémices. Des abus individuels, mais aussi des abus collectifs. Qu’on pense aux différents coups : les coups de poing, les coups de pied, les « bousculades ». Les pseudo-bagarres « pour rigoler » où, dans les faits, le plus grand montre une nouvelle fois sa supériorité physique pour imposer ses désirs. Les insultes, le vol, le racket, la raillerie, le contrôle, la pression psychologique pour que p’tit homme obéisse et cède aux injonctions et aux désirs des autres… Il y a donc un ensemble multiforme d’abus de confiance violents, d’appropriation du territoire personnel, de stigmatisation de tout écart au modèle masculin dit convenable. Toutes formes de violences et d’abus que chaque homme va connaître, tant comme agresseur que comme victime.

Petit, faible, le jeune garçon est une victime désignée. Protégé par ses collègues, il peut maintenant faire subir aux autres ce qu’il a encore peur de subir lui-même. Conjurer la peur en agressant l’autre, et jouir alors des bénéfices du pouvoir sur l’autre, voilà la maxime qui semble inscrite au fronton de toutes ces pièces.

Ne nous y trompons pas. Cette union qui fait la force, cet apprentissage du collectif, de la solidarité, de la fraternité – les hommes d’un même groupe peuvent être assimilés à des frères – ne revêt pas que des côtés négatifs. Bien que, dans la maison-des-hommes, la solidarité masculine intervienne pour éviter la douleur d’être soi-même victime, cette maison est le lieu de transmission de valeurs qui – si elles n’étaient pas au service de la domination – sont des valeurs positives. Prendre du plaisir ensemble, découvrir l’intérêt du collectif sur l’individuel, voilà bien des valeurs humanistes qui fondent la solidarité humaine.

Toujours est-il que, dans la socialisation masculine, il faut, pour être un homme, ne pas pouvoir être assimilé à une femme. Le féminin devient même le pôle repoussoir central, l’ennemi intérieur à combattre sous peine d’être soi-même assimilé à une femme et d’être (mal)traité comme tel. (...) 

[ Quels sont les effets d'une telle éducation ?

Ils sont bien sûr multiples et variés. Deux conséquences peuvent apparaître comme majeures.

La peau de l'enfant doit se recouvrir d'un oxyde qui fasse frontière entre deux mondes : le monde intérieur : la pensée, les rêves, le jardin secret et le monde extérieur, celui du social, des contacts quotidiens : les groupes de copains, l'école, la rue. Non pas que les hommes ne soient pas sensibles, émotifs, vulnérables, et ce pour l'ensemble de leur vie. Mais ils doivent « simplement » le cacher, le dissimuler sous une cuirasse de guerrier. Certains arrivent presque à oublier ces traits de personnalité, d'autres l'investissent dans la création. Mais la majorité des futurs accédants à la virilité transforment leurs besoins de contacts sensibles, leurs nécessaires contacts - y compris physiques - avec les hommes et par suite avec les femmes, en violences.

Car l'éducation masculine et les apprentissages de p'tit homme autorisent le toucher, même physique, entre hommes. Mais l'impérieuse nécessité de se distinguer des femmes transforme le besoin de contacts en contacts violents. Observez les matchs de hockey, de football, de rugby, les hommes n'arrêtent pas de se toucher, que ce soit entre partenaires ou avec les membres de l'équipe adverse (on aurait envie d'écrire ennemie). Les caresses se sont transformées en coups.

Une autre conséquence pourtant importante est demeurée inexplorée. Il s'agit de cette capacité particulière qu'ont les hommes de mesurer a priori la dangerosité d'un individu. Que ce soit dans les groupes qu'ils fréquentent, dans la rue c'est-à-dire dans l'espace public ou dans les bars, au travail, p'tit homme devenu homme a acquis et inscrit dans son corps une méfiance généralisée. Il sait que toute personne étrangère ou inconnue, en particulier s'il s'agit d'un homme, peut se transformer en agresseur potentiel. Il observe alors les gestes, la démarche, la voix, l'habillement, l'ensemble de ces signes extérieurs qui sont facilement repérables. Lui -même doit montrer, et ceci sans cesse, qu'il est ou serait capable de se défendre. Tout homme sait bien que de laisser apparaître des signes de vulnérabilité constitue une situation à hauts risques.

J'en donnerai deux exemples. Le premier se passe dans un bar de mon quartier à Lyon. Un soir, alors qu'avec une amie de l'université nous étions sorti-e-s boire un verre, une bagarre éclate. Mais une drôle de bagarre. Un client manifestement un peu alcoolisé jetait ça et là invectives verbales, bouteilles, cendriers, le tout accompagné de grands cris. A un moment donné, dans un grand geste très lent, il prend un siège et le lance dans l'énorme miroir qui tapissait le fond du bar. Celui-ci se brisa alors dans un vacarme assourdissant. On imagine aisément les cris, la panique qui commence à s'emparer des personnes présentes dans ce bar. Mon amie est partie immédiatement se réfugier au 2e étage, alors que je me suis approché de cet homme. Et je n'étais pas le seul homme à le regarder de près. Je n'avais pas peur. J'ai observé les visages des autres garçons qui entouraient l'intrus, beaucoup souriaient et paraissaient détendus. Les hommes présents n'avaient pas peur, car ils savaient que la situation ne comportait aucun danger. L'observation de la scène était claire : cette volonté -pareille à celle des films- de montrer sa capacité virile, de mettre le trouble n'était nullement dirigée contre les personnes présentes.

Tout se passe comme si l'un des effets immédiat de l'éducation masculine était de pouvoir mesurer les signes extérieurs du danger. Comme si notre « mémoire corporelle » pouvait, à la manière d'un ordinateur très rapide, décoder les gestes d'une tierce personne pour nous dire si oui ou non, nous pourrions être en danger. Les réactions de mon amie ? Ou celle des autres femmes parties se réfugier elles aussi loin du bar ? Comme femmes, elles ne disposaient pas des mêmes informations. Elles ne savaient pas mesurer le danger et interprétaient tout écart aux attitudes et apparences normales (Goffman, 1975) comme une agression virtuelle. Bien plus, cette scène renforçait - selon elles - le message distribué aux femmes sur la dangerosité des hommes et leur besoin (sic) d'être protégées.

Pourtant cette mémoire corporelle, cette capacité masculine à mesurer le danger, ne sont pas inscrites dans nos gènes. Nous l'avons apprise. À notre corps défendant, il est vrai. Après des centaines d'agressions, de mini-conflits vécus dans la maison-des-hommes, le regard masculin se fait plus observateur et scrutateur. L'éducation à la violence crée des automatismes de défense. (…)

En France la rue est dangereuse, pour les femmes et pour les hommes. L'alcool, la pauvreté, la virilité sont autant de prétextes pour que des hommes - jeunes et moins jeunes - tentent de se mesurer et de se confronter à leurs congénères. Sans qu'on cherche forcément à vous voler, dans certaines rues, à certaines heures, vous risquez de vous faire agresser. Et pas uniquement verbalement. L'éducation des hommes a fait en sorte qu'ils ont développé des stratégies de défense qui préparent à cette éventualité. S'il se trouve dans la rue le soir, chacun va observer les attitudes des personnes étrangères qu'il rencontre. Et s'il le faut, il va changer de trottoir.

Mais les femmes aussi, me direz-vous. Oui, sauf qu'on n'a pas appris aux femmes à relativiser le danger. Certaines, suite à des agressions, ont peur de tous les hommes qu'elles rencontrent, d'autres n'ont peur de personne. De nombreux témoignages semblent démontrer que certaines femmes ne sont méfiantes qu'après une première agression.

L'autre différence, et elle est de taille, tient à ceci : même si hommes et femmes ont peur des mêmes personnes, à savoir les hommes, les risques ne sont pas les mêmes dans une nette majorité des cas. Violences physiques pour les garçons, violences sexuées ou sexuelles pour les femmes.

De fait, comme dans les différentes pièces de la maison-des-hommes, tout garçon qui donne des signes extérieurs qui pourraient le faire assimiler à un homosexuel risque, comme une femme, de subir agressions physiques et sexuelles. En ce sens, en tous cas certains aimeraient nous l'imposer, la rue est un territoire masculin, une excroissance de la maison-des-hommes.

Puis vient la mise en couple...

À l'adolescence et après, les garçons ne quittent pas totalement la maison-des-hommes. L'entrée dans la vie amoureuse, les contacts avec les femmes, l'installation en conjugalité (la mise en couple avec une femme), toutes ces étapes ne sont pas dépourvues de contacts avec le monde mâle. Tout homme va généralement continuer à passer certaines « périodes » régulières à la maison-des-hommes, des stages de (re)sensibilisation aux comportements masculins. L'éducation masculine est ainsi sans cesse réactivée.

Les excroissances de la maison-des-hommes, on les retrouve dans les espaces de travail, dans les cafés, dans les stades, dans les clubs. Bref, tous les endroits où les hommes s'attribuent - menaces à la clef - l'exclusivité d'un lieu ou d'un espace-temps. ]

Dans le monde du travail, notamment dans les métiers dits à risques (10) qu’étudie Christophe Dejours, les défenses collectives viriles mises en œuvre par les hommes pour conjurer leurs peurs, comme leurs résistances à la féminisation, s’expriment à travers des valeurs et des comportements liés à la maison-des-hommes. « Toute conduite qui s’écarte de la dramaturgie du courage viril est impitoyablement dénoncée, brocardée, ridiculisée et rattachée aux qualifications d’homosexuel, pédé, efféminé, « gonzesse », châtré, sans couilles au cul », dit Dejours (2000, p. 103).

Dans les quartiers populaires, les bas des immeubles et des tours, les interstices entre les rues sont aussi pour les jeunes mâles des espaces de la maison-des-hommes où est stigmatisé tout écart à la force et aux valeurs annexées à la virilité.

[ Maintenant certaines femmes osent y pénétrer. Certaines ont bravé les menaces de viol ou d'agression. On reconnaît bien là aussi l'évolution des rapports sociaux de sexe, la remise en cause du masculin hégémonique et prévalent. Ce ne sont d'ailleurs pas ces femmes là qui sont les plus agressées. J'ai montré en effet, dans mes études sur les hommes violeurs qu'ils agressent prioritairement, non pas - comme nous dit le mythe - les « belles femmes qui poussent les hommes à assumer leurs pulsions irrépressibles », mais bel et bien des femmes que le violeur estime faibles et fragiles, des femmes qui sont en situation de vulnérabilité. On retrouve ici un autre effet de cette éducation de l'homme à repérer la fragilité des personnes, hommes et femmes, qu'il rencontre.

D'autres métastases de la maison-des-hommes ont été peu explorées. Certaines féministes ont, avec raison, dénoncé le sexisme des publicités et de certains messages médiatiques qui polluent notre esthétisme et notre environnement. Elles en ont décrit les contours : comment les femmes sont assimilées à des animaux. Comment elles deviennent des faire-valoir de voitures, de bières, quand elles ne sont pas - comme on a vu en France récemment - métaphorisées en serpillières. Une autre fonction est donc dévolue à la publicité : servir de réassurance à la virilité. « Soyez forts et vous aurez de la bière et des femmes » ; « Soyez violents, car non seulement ce comportement est parfaitement normal mais en plus les femmes aiment ça ». La publicité, mais aussi une bonne partie de la production cinématographique ou télévisuelle viennent réactiver sans cesse les injonctions apprises aux hommes. Elles font de ces arts une véritable excroissance de la maison-des-hommes.

Et ceci reste vrai, même si les représentations masculines évoluent. Pourtant l'apparition de l'homme-objet, l'androgynisation du corps masculin voire son homosexualisation, sont autant de phénomènes récents qu'on croirait en opposition avec l'éducation masculine traditionnelle. Peut-être faut-il les comprendre comme des traces tangibles de l'évolution de nos perceptions collectives face au machisme et à l'homophobie. 

Les femmes : pivôt central du discours masculin et intermédiaires entre les hommes.

Si l'on s'arrête un instant sur les messages éducationnels livrés aux hommes, par des hommes, ce qui est appris aux novices par les aînés, les litanies récitées à longueur de temps par les hommes qui veulent s'affirmer « comme les autres » c'est-à-dire normaux, on voit d'abord que les femmes sont le pivôt central du discours masculin, puis qu'elles représentent bien souvent l'intermédiaire privilégie, le média entre les hommes.

Que ce soit ou non de façon explicite, une grande partie des messages éducationnels apprend aux hommes comment « être avec » les femmes et/ou comment « faire avec » les filles. Ils établissent une « carte du tendre » très particulière. Ces messages somment les hommes de savoir « tenir » une femme. Ils leur enseignent « comment » les désirer (pornographie), les parties du corps à aimer, les formes de corps à observer. C'est ainsi que l'on apprend aux hommes l'art du désir et de l'amour.

Le désir et l'amour affirment et confirment la distinction. Ils réitèrent les messages sur la différence. Être homme, le montrer (par la virilité), l'affirmer (par la drague), le vivre, c'est montrer de manière tautologique la différence. Et, notamment c'est savoir exclure la sensibilité.

L'appris masculin intègre une vision très fonctionnelle de l'amour. L'éducation féminine étant parallèle à celle des hommes, la coutume veut que certaines femmes soient « faites » ou construites pour l'érotisme : les maîtresses, les prostituées, les danseuses nues, les mannequins. Elles existent pour alimenter de manière permanente le désir des hommes. D'autres femmes sont réservées à la maternité, éduquées pour élever les enfants (garçons et filles). On leur enseigne à préparer les bonnes conditions qui font que les petits hommes seront dirigés vers la maison-des-hommes. Certaines d'entre elles ne connaissent même pas ce qui a trait à leur propre désir sexuel. On voit que les éducations masculines et féminines sont complémentaires des mêmes rapports sociaux de sexe.

Et les femmes, dans l'éducation masculine, signent la différence et servent de récompense. Je passe rapidement sur cette image du Tour de France, ou de n'importe quelle autre compétition sportive masculine : la belle femme qui remet les fleurs et les bises au gagnant. Elle est devenue si caricaturale de cette éducation sexiste et homophobe qu'elle passe presque inaperçue. Pourtant, bien avant d'espérer gagner le tour de France ou n'importe quelle compétition sportive pour adultes, p'tit homme apprend dans le regard des femmes les vertus de l'homophobie. Il peut y déceler toute la fascination que les garçons dits virils, ceux conformes à l'image du guerrier protecteur, éveillent chez les adolescentes. C'est du moins ce que semblent suggérer de nombreux hommes en interviews. À l'époque où une grande partie des activités fantasmatiques et personnelles de p'tit homme est consacrée à la recherche de ses premières partenaires féminines, il apprendrait, par les femmes, la différence. Et un homme rencontré, devant le trouble que provoquait cette proposition, de rajouter : « Qu'on le regrette ou pas, il suffit de se promener dans les fêtes foraines, ces lieux à drague et sensations fortes, pour s'apercevoir que le macho a toujours la cote auprès de la gente féminine ». Ailleurs, un adolescent disait : « T'as l'impression que plus t'es un salaud, plus ça marche ». Ce discours possède sa propre logique ; comment pourrait-il en être autrement au vu des héros de films, de séries américaines ou des romans Harlequin ? Mais ce discours est incomplet.

La fête foraine, les cafés, la rue, le bal ou la salle de danse sont pour la jeunesse des espaces de trafic, des lieux de confrontations entre hommes et femmes, ou plus exactement entre apprentis hommes et apprenties femmes. L'observation de ces lieux, l'écoute de témoignages d'hommes et de femmes obligent à nuancer les assertions masculines sur cette période. D'un côté, à la frontière de la maison-des-hommes, comme s'il s'agissait d'un exercice pratique, les accédants à la virilité chassent, draguent, assiègent, traquent, en cherchant à conquérir des femmes. Portant et affichant haut et fort les valeurs dites masculines, ils miment leurs héros. De l'autre, des femmes imprégnées d'un discours sur l'homme idéal, le preux chevalier qu'elles ont à séduire. On imagine très bien les effets de cette double construction : des relations inégalitaires où les femmes apprennent - si ce n'était déjà fait- la violence des hommes, et des hommes qui se voient confirmer l'intérêt de jouer aux mâles.

Bien évidemment, toutes les femmes ne fréquentent pas ces espaces de trafic. Certaines se réfugient dans leurs études et n'en sortent pas, d'autres sont recluses dans les cuisines de leurs mères. Des fractions minoritaires de la bourgeoisie sont même « gardées » par des congrégations religieuses. On comprend alors que l'évocation de ces scènes puisse laisser dubitatives ou béates [sans jeux de mots] certaines femmes. Dans certains milieux, on traitera même de « filles faciles », de dépravées, les femmes qui fréquentent les bars et les discothèques.

Mais, à la différence des filles, la quasi-totalité des hommes se doivent de fréquenter très tôt de tels espaces de trafic. Chaque milieu social organise ses propres zones de rencontres pour adolescents et adolescentes, ces territoires de chasse pour mâles qui expérimentent leurs ruts. Peu de rapport a priori entre les rallyes lyonnais, ces soirées pour les enfants de la bourgeoisie lyonnaise, chaperonnés par des adultes et une boum dans les caves d'une HLM de banlieue. Peu de rapports si ce n'est que chaque milieu social oblige les hommes à faire les preuves de leur virilité, à conquérir des filles.

Et le nombre de femmes tombées dans les filets des hommes sont autant de médailles à mettre en exergue dans les discours. Que les conquêtes soient réelles ou pas, le message véhiculé dans les espaces de trafics est clair : pour être un homme, il faut draguer. Et la liste des femmes séduites constitue la preuve qu'on est bien un homme. Mais qu'advient-il des autres, ceux qui n'entrent pas dans le moule : les p'tits hommes qui ne sont pas capables d'être aussi machos que leurs aînés, les garçons encore impubères, les moins-beaux, les poètes et les gars sensibles ? En s'excluant de ces rituels collectifs, en ne tenant pas leur place d'homme, en n'affichant pas un tableau de chasse glorieux, ils signent leur différence. Ils sont alors mûrs pour la culpabilité et la honte. En tous cas, ils doivent dorénavant se taire. Les femmes représentent l'intermédiaire, le média, entre hommes.

Il n'en va pas autrement pour les belles femmes qui se produisent dans les clubs de danseuses nues, ou les jeunes épouses des hommes célèbres (comédiens, intellectuels, hommes politiques, artistes). En dehors de tout débat sur la sincérité des sentiments – tel n'est pas mon propos – elles démontrent qu'avoir du pouvoir, de l'argent, être arrivé parmi les premiers dans les courses du masculin, tout cela offre des privilèges certains. Notamment dans la gestion de son érotique personnelle.

L'homosocialité ou du plaisir d'être entre hommes.

Il ne faut pas non plus avoir une image caricaturale de l'éducation masculine. Le passage dans la maison-des-hommes, les périodes successives entre hommes, forgent la solidarité des hommes, développent l'habitude d'être entre gars et de s'y trouver bien.

Et les souffrances me direz-vous? Les douleurs entrevues plus haut, dans la majorité des cas, ne sont pas permanentes. Un peu comme les violences masculines domestiques elles sont des bornes régulières, mais non permanentes. Seuls les effets sont rémanents. Intégrées dans la mémoire corporelle des futurs mâles, elles sont, par un processus d'occultation commun à de nombreux phénomènes sociaux, vite oubliées au profit des « bons » souvenirs. Les souffrances sont comparables à des paliers du rituel d'initiation, du rite de passage que constitue le vécu au sein de la maison-des-hommes. En regard des promesses d'un avenir meilleur que constitue l'éducation masculine, et sur une échelle coûts/bénéfices, elles sont minorées et enfouies dans l'armoire de l'inconscient. Observez attentivement des anciens élèves d'une école pourtant stricte et éminemment répressive parlant de leur internat, des hommes qui se racontent les souvenirs du service militaire. Les rires, les blagues, les bons souvenirs ont l'air de largement dominer. Qui parle des pleurs, des humiliations, des abus vécus ? Personne ou presque. La mémoire est sélective.

Quant à ceux qui n'ont pas du tout pu ou voulu vivre ces rituels, les réfractaires, ceux qui ont servi sans cesse de bouc émissaire aux autres hommes, ceux qui ont refusé de se battre ou d'agresser les autres, on n'en sait, bien sûr, que peu de choses. L'histoire de l'Homme n'est bien souvent que celle des hommes qui gagnent, de ceux qui savent se battre. Sans doute, de nombreux réfractaires ont été exclus symboliquement de la communauté masculine « normale ». Un peu comme dans la logique sacrificielle de l'inceste que vivent les femmes, ils sont affectés à des tâches périphériques du masculin. On les retrouve vraisemblablement chez les violeurs pour certains, parmi les hommes prostitués pour d'autres, que la prostitution ait lieu en homme ou en femme. On peut aussi sans doute les rechercher parmi les mannequins, les danseurs nus ou dans les métiers de création où leur sensibilité conservée, voire exacerbée, peut être mise en valeur.

Des hommes quittent aussi la maison-des-hommes convaincus que leur orientation sexuelle est différentes des orientations hétérosexuelles inculquées. Ils savent désormais que pour vivre facilement leur homosexualité, ils doivent en délaisser les signes de repérabilité, du moins ceux qui sont stigmatisés (Goffman, 1983) par la communauté masculine dite hétérosexuelle.

Mais revenons pour l'instant à notre idée de départ : les hommes prennent du plaisir à être ensemble. Et si ce n'était lié à des rapports de domination, qui s'en plaindrait ? À notre époque, où nous vivons une marche sans précèdent vers l'égalité des genres, la question est peut-être la nature, ou la structure, de l'injonction paradoxale inhérente à « être entre hommes ». Que dit-elle ? Le premier terme de l'injonction clame : Soyez ensemble et prenez du plaisir. Le second, forcément opposé au premier (cf. le début du texte) stipule : Prendre du plaisir entre hommes est interdit, il faut se battre pour être le meilleur. Et l'unité de mesure de cette lutte (et son bénéfice) en est le nombre de femmes conquises. Autrement dit, les relations entre hommes sont toujours médiatisées à travers les femmes. Ne prennent du plaisir, entre hommes, sans autre finalité, que les pédés, les tapettes, les fifis, les « tantes », les homosexuels. Cette injonction paradoxale structure d'une part les rapports entre homosocialités et plaisirs d'être entre hommes, et d'autre part l'homophobie qui illustre le paradoxe de l'identité masculine exaltée dans ces injonctions ou maximes. Les liens entre les deux sont évidents.

Dans cette perspective, l'homophobie n'a rien à voir avec le sexe ou la sexualité. Mais ce qui sous-tend cette violence faite aux hommes est parallèle et alimentée par nos constructions hiérarchisées actuelles des genres. Telles qu'on les vit actuellement, homophobie et domination des femmes sont les deux faces du même modèle viriarcal.

Alors quels rapports entre l'homophobie et l'homosexualité ? Pourquoi associer les deux ? Nous allons le voir, l'homophobie constitue une sorte de garde-fou pour sauvegarder les apparences viriles, un préservatif psychique comme le dit Gentaz dans ce même ouvrage, mais aussi social de la virilité.

Homophobie et repérabilité/désignation des homosexuel-le-s.

Une partie de la recherche sur l'homophobie menée à Lyon en 1992 est surprenante. Des quelques 500 personnes que nous avons interrogées avec Pierre Dutey par questionnaire, plus de 95 % peuvent dire qu'elles ont identifié des homosexuel-le-s dans la rue et en décrire les critères de repérabilité. Parmi ceux-ci : le vêtement, les gestes, le ton du langage, qui chacun à leur manière décrivent des formes de féminisation. Alors que la question restait ouverte à la possibilité d'avoir rencontré aussi bien des femmes homosexuelles que des hommes, plus de 90 % répondent à la question en ne signalant que les hommes homosexuels. Les personnes interrogées, hommes et femmes, appartiennent à tous les milieux (étudiant-e-s, employé-e-s, travailleurs/euses sociaux/ales, médecins, infirmières, ouvrier-e-s, cadres supérieur-e-s, intellectuel-le-s). Certain-e-s affirment leurs idéologies de droite, d'autres de gauche ou se déclarent non concerné-e-s par les partitions politiques ; quelques un-e-s sont même militant-e-s d'associations contre le S.ID.A (Aides), alors que d'autres sont des responsables féministes (Mouvement Français pour le Planning Familial) ou des cadres d'associations humanitaires (Croix Rouge Française). Les répondant-e-s ont entre 20 et 65 ans. On retrouve également des personnes vivant dans des milieux urbains, alors que d'autres habitent les zones rurales. Que faut-il en déduire ? Que les critères de repérabilité qui servent à désigner l'homosexualité sont éminemment partagés au sein de la culture française actuelle. C'est bien de cela dont il est question. Peu de personnes ont pu donner comme traits identificatoires le fait que les hommes se tenaient par la main, qu'ils s'embrassaient ou se qu'ils se caressaient dans l'espace public. Ce sont pourtant autant de signes qui pourraient légitimer davantage l'identification.

Bien sûr, les médias reproduisent la symbolique dominante, c'est-à-dire ici masculine et hétérosexuelle : télévision, cinéma, radios présentent à profusion des plaisanteries et des attitudes sexistes décrivant les critères de repérabilité connus et admis de l'homosexualité. Les exemples de mise en scène des tantes, des tapette, des folles sont nombreux. La follitude fait recette et maintient l'homosexualité parmi les déviances et les excentricités. On comprend alors aisément le message distillé aux personnes homosexuel-le-s, tant hommes que femmes : pour vivre heureux/euses, vivez caché-e-s ! Et de nombreux hommes, de nombreuses femmes, se cachent effectivement. Voilà à quoi aboutit l'homophobie particulière.

Avant l'apparition du S.I.D.A., l'homophobie particulière légitimait et organisait la sanction à la repérabilité, et ceci de manière curieuse. En voici un exemple qui témoigne de notre myopie collective, en tous cas de la mienne. Durant les années 1975, j'ai été éducateur de rue à Paris pendant plusieurs années. Mon travail éducatif consistait à m'occuper de manière plus ou moins informelle de « jeunes de la rue », éviter autant que faire se peut leur exclusion et permettre à ceux/celles qui en avaient le désir de « s'en sortir » (le tout dit entre guillemets aux vues des conditions que nos sociétés réservent aux jeunes démuni-e-s de capital scolaire). Territorialisé, je travaillais à l'époque « sur » la Porte d'Asnières et le quartier des Batignolles avec des bandes de délinquants ; des « zonards » en blouson de cuir et grosses motos qui, outre un certain nombre d'activités illégales, pratiquaient régulièrement « la chasse aux pédés » au square des Batignolles et sur les lieux de drague utilisés par les homosexuels. Je passe rapidement ici sur la nature profondément homosociale de ce type de regroupements masculins : un groupe d'hommes, en cuir et moto, fortement hiérarchisé. « La chasse aux pédés » consistait, du moins nous le croyions à l'époque, à les repérer et les dépouiller : leur voler vêtements, argents et objets de valeurs.

Ce n'est que beaucoup plus tard, lors de mes travaux sur le viol, lors d'une entrevue avec un homosexuel qui avait été agressé à cette époque par les jeunes « des Batignolles », que j'ai réalisé que « la chasse aux pédés » consistait aussi, parfois, pour une part de la bande, au viol collectif de ces derniers. Avouez qu'il y a de quoi s'y perdre. Des jeunes qui agressent des homosexuels et qui, pour les punir de leur homosexualité, les violent.

L'homophobie particulière s'intéresse aux homosexuels repérés, ceux qui sont assimilés à des pédés, à des passifs, donc à des femmes. Dans le code homophobe, la sanction est logique : les traiter comme des femmes et se les approprier sexuellement. Bien plus, le viol collectif des homos, phénomène appartenant au secret collectif qui pour partie fonde la bande comme mini-société masculine, permet de vivre son homosexualité de manière dégagée de culpabilité.

De la même manière, j'ai pu approcher le dossier d'instruction de cours d'assises d'un homme détenu, violeur et meurtrier d'un jeune de 17 ans qui auparavant lui avait servi de main d'œuvre domestique (l'adolescent était obligé sous la menace de coups, de laver son linge et de nettoyer la cellule) et de main d'œuvre sexuelle. L'adolescent est mort des suites d'une nuit d'horreur où il fut sodomisé par son codétenu avec différents objets. Quelles ont été les premières déclarations du meurtrier ? Je ne suis pas un homosexuel. Pour un homme dit hétérosexuel et actif, « un trou c'est un trou ». Ce qu'on retrouve dans une maxime lancée régulièrement par un groupe d'adolescents que j'avais rencontré: « Pourvu qu'il y ait un trou, des poils et que ça pue ! » ]

Le masculin, les rapports entre hommes sont structurés à l’image hiérarchisée des rapports hommes-femmes. Ceux qui ne peuvent pas prouver qu’ils « en ont » sont alors menacés d’être déclassés et considérés comme les dominées, comme les femmes. « Ils en sont » dira-t-on à leur propos. Et ils seront traités comme des femmes ; violentés par les autres hommes, ils serviront de boucs émissaires. Le fait d’être « pris » comme une femme, y compris d’être abusé sexuellement, est une menace qui s’exerce sur tous les hommes qui ne veulent pas ou n’arrivent pas à faire croire à leur virilité.

C’est ainsi que, en prison, un segment particulier de la maison-des-hommes, les jeunes hommes, les hommes repérés ou désignés comme homosexuels (hommes dits efféminés, travestis…), hommes qui refusent de se battre, voire ceux qui se sont fait prendre à violer des dominées (11), sont traités comme des femmes, appropriés sexuellement par les « grands hommes » que sont les caïds, rackettés, violentés. Souvent même, ils sont tout simplement mis en position de « femme à tout faire » et doivent assumer le service de ceux qui les contrôlent, notamment le travail domestique (nettoyage de la cellule, du linge…) et les services sexuels.

Les rapports sociaux de sexe sont transversaux à l’ensemble de la société, et hommes et femmes en sont traversé(e)s. Dans cette perspective, j’ai proposé de définir l’homophobie comme la discrimination envers les personnes qui montrent, ou à qui l’on prête, certaines qualités (ou défauts) attribuées à l’autre genre. L’homophobie bétonne les frontières de genre. Lorsque, dans une enquête, nous avons demandé à quelque cinq cents personnes à quoi elles reconnaissaient des personnes homosexuelles dans la rue, celles-ci, à une écrasante majorité, ne parlent que des hommes homosexuels (le lesbianisme est invisible). Et, qui plus est, elles assimilent aux homosexuels les hommes qui présentent des signes de féminité (voix, vêtements, postures corporelles). Les hommes qui ne montrent pas des signes répétitifs de virilité sont assimilés aux femmes et/ou à leurs équivalents symboliques : les homosexuels. 

Les « Grands-Hommes.

Je viens d’invoquer les caïds en prison, et d’évoquer à leur propos les « Grands-Hommes ». Il se peut que la prégnance de l’analyse marxiste qui a privilégié les classes sociales, ou que celle féministe « marxienne » (pour reprendre le terme de Christine Delphy), qui nous a fait adopter une analyse analogue pour étudier la domination masculine, doublées du peu d’études sur les hommes et le masculin, aient occulté ce que chaque homme sait : on a beau être un homme, un dominant, chaque homme est lui-même soumis aux hiérarchies masculines.

Tous les hommes n’ont pas le même pouvoir ou les mêmes privilèges. Certains, que je qualifie de Grands-Hommes, ont (comme tous les hommes) des privilèges qui s’exercent aux dépens des femmes, mais aussi aux dépens des hommes.

Qui sont les Grands-Hommes ? Comment leur statut est-il rétribué ? En argent, honneur (confortant la virilité) et en statuts de pouvoir. Empiriquement (cf. mes études sur l’échangisme et le commerce du sexe), on sait que, pour un homme, le fait d’être vu avec des « belles » femmes lui permet d’être classé parmi les Grands-Hommes ; au même titre que celui qui a de l’argent et/ou du pouvoir manifeste sur les hommes et les femmes. Chaque homme a ou peut avoir, s’il accepte les codes de virilité, du pouvoir sur les femmes (qu’il reste d’ailleurs à quantifier) ; certains (chefs, Grands-Hommes divers) ont en plus du pouvoir sur les hommes. C’est bel et bien dans ce double pouvoir que se structurent les hiérarchies masculines.

On peut, on doit aussi articuler ces divisions avec les classes sociales. Un(e) cadre, un(e) patron(ne) a – de fait – du pouvoir dans l’espace professionnel sur d’autres hommes et d’autres femmes. Sans doute n’est-il pas indifférent d’être à ce moment-là un homme ou une femme. (...).

[ Aliénation des hommes et oppression des femmes.

(...) Nous l'avons vu, la maison-des-hommes enseigne une logique de gestionnaire, une échelle coûts/bénéfices pour visionner et appréhender le social. La domination des femmes accorde au groupe des hommes des privilèges collectifs, et le groupe rétrocède à chaque homme des privilèges individuels : être servi et avoir une compagne soumise, avoir pour ses enfants une mère qui veille à leur éducation, bénéficier des emplois les mieux payés, pouvoir disposer sexuellement des femmes à sa guise – les culpabilisant même parfois individuellement pour chaque situation d'abus qu'elles subissent –, utiliser à son service les hommes considérés comme plus faibles. Bref, dominer et contrôler le monde, femmes et enfants compris.

Une telle situation possède sa propre contrepartie. Rien n'est gratuit en ce bas monde, tout se paye et interagit. Pour être détenteur des privilèges masculins, l'homme doit prouver et réaffirmer sans cesse son appartenance au groupe. Il doit montrer qu'il est capable de veiller sur les intérêts masculins, de les capitaliser et de les faire fructifier. Cela passe, en grande partie, par l'homophobie que l'on peut alors comparer au rejet des hommes-traîtres. ]


Notes.


(3) Ou celui des quelques hommes qui s’occupent des enfants en bas âges.

(4) L’homosocialité regroupe les relations sociales entre les personnes de même sexe, à savoir les relations entre hommes ou les relations entre femmes.

(5) Dès la prime enfance, à travers les revues pornographiques, les jeunes mâles apprennent que l’on peut fantasmer, s’exciter seul ou en groupe devant des figures de femmes, et que ces figures, ces représentations de personnes réelles (payées pour cela, mais les jeunes n’en ont pas toujours conscience) sont disponibles à leurs scripts sexuels. Ces images, de par leurs poses, les propos ou scenarii sexuels qu’on leur prête, aident à structurer un imaginaire sexuel dans lequel l’achat de la revue ouvre également, de fait, le droit à la possession sexuelle. Les jeunes garçons apprennent alors à être « clients ». La question du type d’imaginaire ne nous intéresse pas ici. Mais on retiendra qu’à travers cette socialisation pornographique les mâles apprennent à dissocier affects (produits de la rencontre entre deux personnes et des liens sociaux créés) et excitation sexuelle. On peut, et dans la maison-des-hommes on doit, être excité par les figures représentant des femmes disponibles à la sexualité du consommateur. Et cette sollicitation à la dissociation est renforcée par l’ensemble de nos mass-médias qui, à longueur de temps, nous signalent la « beauté » des femmes (parfois définies par leur seul prénom) présentes sur les plateaux de T.V., dans les films, les pubs… Remarquons qu’en même temps que les mâles sont socialisés en clients, ils le sont dans un paradigme hétéro-normatif où l’objet de désir est centré sur les femmes, leur pénétration ; ce qui dans l’idéel masculin signifie possession et soumission. Hétéronormativité intégrée au sein d’un fort vécu homosocial. Jean-Jean (2000) explique les difficultés qu’ont par la suite les hommes qui aiment les hommes à investir toute leur sexualité ; comment les homosexuels ou les bisexuels doivent se débrouiller seuls pour traduire la socialisation masculine hétérocentrée dans leurs goûts sexuels. Plus tard, tout mâle sait qu’il peut, pour une somme modique, louer ou acheter les services sexuels d’une femme, d’un homme, ou d’un transgenre. Quand on observe les mâles en bandes qui rodent autour des personnes prostituées, on retrouve au sein de leur groupe cette ambiance homosociale particulière : ils chassent ! Seulement, le secret qui lie les dominants entre eux (Godelier, 1982, 1991, Mathieu, 1985, Welzer-Lang, 2000) leur demande le silence. Dans un système viriarcal, à domination masculine, la sexualité extra-conjugale de l’homme n’est aucunement contradictoire avec le contrat de fidélité du mariage.

(6) Je n’insiste pas ici sur l’ineptie du discours qui tend à prouver que les mères sont responsables des violences commises par leurs enfants mâles sous prétexte qu’elles les auraient éduqués ainsi. Ce ne sont pas les femmes qui contrôlent la maison-des-hommes, mais bel et bien les hommes eux-mêmes. Ce qui n’empêche pas certaines mères de cautionner ce système, quand d’autres font tout pour protéger leurs enfants mâles de ce type de pratiques.

(7) Au Québec, en 1984, un comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes (la commission Badgley) signalait, en se basant sur une étude canadienne, qu’en dépit du nombre extrêmement limité de plaintes d’hommes pour viol, une femme sur deux et un homme sur trois (soit 42,1 % des personnes au Canada et 40,2 au Québec) reconnaissent avoir été victimes d’actes sexuels non désirés. La plupart des personnes ont été agressées pendant leur enfance ou leur adolescence. Pour une discussion
sur les données françaises, non contradictoires avec l’étude québécoise, on se référera à mon texte sur l’homophobie (1994).

(8) Ou, plus exactement, pour un temps plus ou moins long dépendant de la capacité à les écouter et à leur rendre justice. Tout homme abusé est culpabilisé et se responsabilise de ce qu’il a vécu. Il a été incapable de se défendre. Il a échoué face à la règle première des hommes qui commande de ne pas se faire mettre, ou se faire avoir. Outre les traumatismes physiques, la honte est grande d’avoir été piégé, d’avoir été pris « comme une femme ».

(9) Il faudrait plus exactement parler d’abus sexués. C’est-à-dire d’abus qui réfèrent à la domination inhérente aux rapports sociaux de sexe, à la construction sociale des sexes. Pour les victimes de viols, l’agression est rarement sexuelle dans la mesure où l’acte est totalement étranger à leur désir. Même si j’ai entendu quelques hommes me dire que le premier abus vécu leur a révélé leur homosexualité, les mêmes sont unanimes à dire qu’ils auraient préféré être « initiés » autrement. Bien plus, à cause de l’abus, certains s’interdisent pendant un laps de temps plus ou moins long d’accepter leurs désirs sexuels pour d’autres hommes.

(10) Risques d’échec, risques pour l’intégrité du corps comme ceux des métiers du bâtiment, des mines, de la police, de la marine, de l’aviation, de l’agriculture et forêts, etc.

(11) Idéalement, dans l’idéologie masculine, on doit pouvoir s’approprier des femmes en respectant l’injonction qui dit qu’ « on ne doit pas battre une femme, même avec une rose ». Le charme et la séduction naturelle du mâle supérieur devraient suffire. Même si cette « séduction » peut elle-même être de l’ordre du harcèlement, plus ou moins poussé.


Références.


1) Daniel WELZER-LANG, « Virilité et virilisme dans les quartiers populaires en France », V.E.I. Enjeux, n° 128, mars 2002.

2) entre crochets ([]) : Daniel WELZER-LANG, « L'homophobie, la face cachée du masculin », in Daniel WELZER-LANG, Pierre DUTEY et Michel DORAIS, La peur de l'autre en soi, du sexisme à l'homophobie, VLB Éditeur, Québec, 1994.